FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 27 - janvier-juin 2014
dans la pensée antique et chrétienne
© Paul-Augustin Deproost, 2014
Ce texte a été prononcé lors d’une séance du séminaire transfrontalier « Esthétique et spiritualité » coorganisé par l’École doctorale en Langues et Lettres de la Communauté française de Belgique (ED3) et l’École doctorale SHS Lille-Nord de France. Cette séance, qui s’est tenue le 22 mai 2013 à l’Université Libre de Bruxelles, était consacrée aux « Espaces de l’intériorité ». La communication paraît ici en preprint, en attendant par ailleurs une publication allégée en version papier dans les actes de cette journée aux Éditions Modulaires Européennes.
Avant d’évoquer le cas spécifique des actes et voyages d’Ulysse,
il n’est peut-être pas inutile de rappeler d’emblée que les rapports entre la
pensée mythique et la pensée philosophique ou théologique n’ont pas toujours
été très harmonieux, et cela dès l’antiquité païenne. Et il est vrai que les
choses ne vont pas de soi, en tout cas si l’on accorde au mythe une vérité
littérale qui a été pendant longtemps au centre du débat : peut-on
admettre que le mythe entre dans un discours prétendument rationnel sur Dieu,
l’homme et le monde, dès l’instant où il véhicule une histoire mensongère, reconnue
comme telle, ou à tout le moins incontrôlable ? En particulier, dès
l’antiquité, les philosophes ont été très critiques à l’égard d’Homère et de
ses épopées, qui ont véritablement cristallisé le débat à cause de leur
importance dans le programme éducatif grec, au sens où Eustathe de
Thessalonique parlera bien plus tard de l’ὁμηρικὴ
παιδεία
[1]
.
D'une part, en effet, Hérodote reconnaissait déjà à Homère et Hésiode d’avoir « fixé pour les Grecs une théogonie, attribué aux dieux leurs qualificatifs, partagé entre eux les honneurs et les compétences, dessiné leurs figures », jetant ainsi les bases d’un « catéchisme » où le jeune grec apprenait à connaître ses dieux et donc à mettre un visage sur les divinités auxquelles il était invité par ailleurs à rendre un culte ; de son côté, non sans une certaine grandiloquence, Héraclite le rhéteur confirme cette promotion théologique du poète en qui il perçoit jusqu’à « un être divin », qu’il définit comme « le grand hiérophante du ciel et des dieux, l’homme qui a ouvert les sentiers menant aux cieux, jusque là inaccessibles et fermés aux âmes humaines » [2] . D’autre part, ils ne sont pas rares ceux qui déplorent que ces divinités apparaissent souvent sous un jour peu glorieux dans les poèmes homériques, lorsqu’elles se rendent coupables de faiblesses inacceptables pour un esprit authentiquement religieux. De ce point de vue, aux yeux de la postérité, le plus grand adversaire d’Homère a été Platon qui regrettait précisément que certains admirateurs eussent élevé le poète au rang d’instituteur de la Grèce [3] . Comme on le sait, dans la République, le philosophe bannit les poètes de sa cité idéale, au premier rang desquels précisément Homère. Nonobstant une condamnation plus générale de la poésie comme art de l’imitation, Platon accuse l’Iliade et l’Odyssée de contenir de fausses conceptions théologiques et de présenter des exemples d’immoralité, de parjure sinon d’injustice nuisibles à la jeunesse : selon le philosophe, Homère dénature le vrai visage de la divinité et des héros au profit de fictions immorales.
Cela étant, Platon avoue que la lecture d’Homère a enchanté son enfance et il continue de la recommander à des esprits éclairés, reconnaissant qu’il éprouve pour cette poésie « un amour que l’éducation de nos belles républiques a fait naître en nos cœurs » ; il se plaît même à reconnaître qu’« elle est très bonne et très amie de la vérité » [4] . D’autre part, il n’a pas non plus hésité à recourir lui-même au mythe pour expliquer certains point de sa pensée : le mythe de la Caverne ou le mythe d’Er dans la République, le mythe de l’androgyne dans le Banquet, les mythes eschatologiques du Gorgias ou du Phédon, le mythe des ailes et de l’attelage de l’âme dans le Phèdre. Faut-il y voir une contradiction ? Non, car il s’agit alors de mythes dont le contenu fabuleux est en lui-même moral ; ce sont des mythes à valeur pédagogique, qui se veulent « mensongers d’une belle manière », selon la formule de Pierre Boyancé [5] . Platon reste, en effet, convaincu que le mythe n’est pas une fiction gratuite et qu’il peut, au contraire, véhiculer un récit lourd de signification, même s’il ne permet pas d’accéder à la connaissance de l’immuable, comme le permet la science. Le mythe relève de « l’opinion vraie », qui n’est pas la science, mais qui peut dire quelque chose de véridique dans le domaine du probable et en procure alors le meilleur mode d’expression. Platon condamne donc Homère pour la raison qu’il ne saurait révéler un message philosophique, moral, théologique ou civique à travers les mensonges de sa poésie ; en revanche, il admet que le mythe puisse être, par le biais de l’allégorie, un moyen d’expression efficace de réalités, notamment spirituelles ou humaines, que l’on ne saurait exprimer en dehors de lui [6] . Cette attitude explique sans doute aussi le paradoxe selon lequel les philosophes néoplatoniciens figurent en bonne place parmi les thuriféraires du poète.
Le philosophe jette ainsi sur le récit mythique un regard qui s’est avéré décisif pour l’avenir de l’interprétation du mythe, fût-il immoral et scandaleux, car il est réhabilité comme langage symbolique qui peut accompagner efficacement l’enseignement philosophique. À son corps défendant, Platon a ainsi donné une nouvelle légitimité au mensonge mythologique ; il recoupe même, à certains égards, les interprétations allégoriques de ses prédécesseurs, qu’il refusait également. Car, la question n’est plus désormais de mettre au jour derrière le voile poétique un message ésotérique qui y serait caché, mais d’exprimer, par le biais d’une langue seconde, une vérité que le langage courant n’est pas capable d’exprimer à propos de réalités mystérieuses, inaccessibles à l’entendement humain. Dès cet instant, tous les récits mythiques, jusque dans leurs turpitudes et leurs contradictions, sont susceptibles d’être utilisés dans un commentaire philosophique où l’allégorie libère le mythe de sa littéralité mensongère ou immorale car, comme le déclare Héraclite le rhéteur, « tout chez le poète n’est qu’impiété, si rien n’est allégorique » [7] .
C’est la voie que choisiront les néoplatoniciens pour réconcilier Homère et Platon dans la recherche du « vrai savoir », persuadés que, si le mythe est un mensonge, il est « un mensonge qui dit la vérité », pour reprendre la célèbre formule de Jean Cocteau [8] . Car, pour être pleinement reçue, la vérité ne peut pas se dire clairement ; elle doit passer par le biais de l’énigme ou de la « parabole ». Pour des raisons d’ordre religieux : il n’est pas permis de révéler les mystères divins aux profanes dont l’âme n’a pas été purifiée ; la vérité n’est accessible qu’à des initiés, à ceux qui entendent et voient ce que ne peut percevoir un esprit plongé dans l’épaisseur de l’ignorance [9] . Pour des raisons d’ordre psychologique : les énigmes posées par le mythe excitent les esprits curieux à en rechercher le sens profond. Ou, tout simplement, pour des raisons d’ordre esthétique : la « pénombre » du mythe rend la vérité plus belle. Parmi les ouvrages philosophiques qui s’inscrivent dans cette réhabilitation exégétique des mythes d’Homère, on citera les Allégories d’Homère ou Problèmes homériques d’Héraclite le rhéteur (Ier siècle A/PCN), les Questions homériques et l’Antre des Nymphes de Porphyre (IIIe siècle PCN), la Théologie du stoïcien Cornutus (Ier siècle PCN), la Vie et Poésie d’Homère du pseudo-Plutarque (IIe siècle PCN), les recueils de scolies, et les Commentaires de l’archevêque Eustathe de Thessalonique au XIIe siècle [10] .
Au départ, l’attitude des chrétiens est elle aussi très critique à l’égard des mythes du paganisme, essentiellement pour des raisons morales et théologiques, qui sont, finalement, très proches de la critique platonicienne. Dans les premiers temps, les chrétiens ont adopté un discours très dur à l’égard des dieux païens assimilés à des démons, notamment en raison de leur immoralité. Ce discours critique s’est étendu à la poésie elle-même, qui était le vecteur littéraire privilégié de la mythologie, en conséquence de quoi, pendant les trois premiers siècles de leur histoire, les chrétiens se sont interdits de pratiquer les genres poétiques de l’antiquité, au premier rang desquels l’épopée. Cette attitude a évolué dès l’instant où, à partir de l’édit de tolérance de 313, antiquité et christianisme ont commencé de se rapprocher, encourageant ainsi un mouvement de conversion mutuelle d’autant plus aisé que les chrétiens lettrés n’ont jamais pu se résigner complètement à l’idée de devoir abandonner leur culture profane après leur conversion au christianisme.
Par ailleurs, quel que soit le degré de vérité qu’ils leur reconnaissent, les chrétiens et les philosophes partagent une même attitude intellectuelle par rapport aux histoires de leur passé, qu’il s’agisse des mythes de l’épopée ou des récits de l’Ancien Testament, en les considérant comme autant de « figures » d’autres réalités actuellement vécues par celui qui les lit, les commente ou les médite. Que le récit mythique soit vrai ou mensonger, peu importe ; pour autant que le mensonge soit clairement assumé, ce récit devient, au moins « en immergence », un langage véridique pour raconter certains mystères difficilement accessibles à l’intelligence, ce qui fait dire à saint Augustin que « la fable du vol de Dédale ne peut pas être vraie s’il n’est pas faux que Dédale ait volé » [11] . Sans compter que le néoplatonisme de Plotin et, plus encore, de Porphyre règne à ce point sur les esprits des penseurs de l’antiquité tardive que la philosophie paraît s’être unifiée en un système capable d’intégrer toutes les aspirations de l’homme, qu’il soit chrétien ou païen, en particulier quand il s’est agi de réfléchir sur les mystères de l’au-delà et des fins dernières.
Or, de ce point de vue précisément, le mythe d’Ulysse apportait aux uns et aux autres un très riche répertoire d’images, car le voyage dans la survie a souvent été conçu sous la forme d’une navigation et d’un retour chez soi. Pour autant, le héros grec n’a pas laissé un portrait unanime dans les traditions qui s’en sont emparées : les philosophes et les adeptes de l’allégorie morale ont vu en Ulysse un modèle positif de sagesse et de vertu, qui illustrait les vicissitudes de l’âme humaine dans son errance charnelle ; les tragiques, relayés par la tradition virgilienne et ovidienne du personnage, ont surtout dégagé une vision très négative d’un homme cruel qui s’est rendu coupable de crimes effroyables lors de la chute de Troie. Les chrétiens s’inspireront de cette double tradition : la première essentiellement, dans le cadre du « réarmement philosophique » de la foi chrétienne, soucieuse d’accompagner sa spiritualité et son éthique d’un système de pensée cohérent et structuré ; la deuxième accessoirement, dans la poésie chrétienne lorsqu’Ulysse apparaîtra, en immergence, comme une des figures du Mal.
A. La tradition philosophique du héros positif
1.
Ulysse, un idéal d’humanité
Dans l’exégèse philosophique des mythes homériques, Ulysse présente de nombreux visages successifs. À l’époque des sophistes, sa sincérité et sa franchise sont mises en doute, dans le prolongement même, faut-il le dire, des propos du poète sur le « pauvre éternel brodeur, qui n’a faim que de ruses [12] ». Chez Platon, Hippias fait d’Ulysse un menteur et un fourbe, en se basant sur son épithète polýtropos. En revanche, Antisthène, fondateur de l’école cynique, défend quant à lui les qualités et les vertus du héros, sur la base du même adjectif qui renverrait non pas à sa duplicité mais à son industrie, à sa capacité d’accorder à son auditoire l’expression de sa pensée [13] .
Dès lors, la cause d’Ulysse est gagnée dans la tradition philosophique, où il devient un idéal d’humanité et de sagesse, et on ne s’étonnera pas que, selon Aristote, le sophiste Alcidamas avait défini l’Odyssée comme « un miroir fidèle de la vie humaine » [14] . Du reste, dès l’épopée homérique, à l’inverse d’Achille ou Ajax, Ulysse compte parmi les héros qui se distinguent par leur dimension humaine, avec tout ce que cette proximité peut aussi induire de faiblesses ou de défaillances, par exemple en présence de l’or ou des femmes, mais aussi d’aléas ou de fragilités physiques, par exemple sous les traits peu glorieux d’un naufragé nu devant la fille d’un roi ou d’un mendiant chauve en guenilles dans son propre palais [15] . Ulysse a partagé, un moment, le destin des grands héros morts sous les murs de Troie, mais il n’est pas l’un d’eux et n’est pas tombé devant Troie : il est « l’homme d’Ithaque » et toute la quête de l’Odyssée est le chemin qui doit l’amener à le redevenir au titre d’une humanité reconquise grâce à l’expérience d’une victoire quotidienne sur les monstres, l’animalité, la souffrance, l’humiliation, la peur, les larmes. Cette identité humaine revendiquée au plus profond de lui-même conduit même Ulysse à renoncer à l’immortalité promise par la nymphe Calypso pour lui préférer l’amour d’une épouse simple mortelle [16] .
Par son indifférence à la douleur et son entraînement aux plus dures fatigues, Ulysse apparaît comme un modèle de vertu exploité par les moralistes de toute obédience. Dans cette optique, les monstres qu’Ulysse doit affronter représentent les plaisirs et les vices, vaincus par la sagesse. Dans les Tusculanes, Cicéron rend hommage à la prudence d’Ulysse et il le cite comme le modèle du sage aux temps héroïques, qui ne se laisse vaincre par aucun piège de la mauvaise fortune [17] . Horace le présente comme « un exemple utile de ce que peuvent la vertu et la sagesse », avant de traduire librement les premiers vers de l’Odyssée [18] . Sénèque affirme que les stoïciens avaient fixé en Ulysse le type même du sage tel qu’ils le concevaient au sommet de leur éthique, au même titre qu’Hercule, capables tous les deux « de surmonter les épreuves, de mépriser la volupté et de conquérir la terre entière » [19] . Je rappellerai, au passage, que, comme Ulysse, Hercule a connu une expérience de l’au-delà, et ce n’est sans doute pas un hasard si, sur l’image d’un sarcophage du Vatican, aujourd’hui perdu, mais dont nous avons gardé une copie de la Renaissance, l’épisode d’Ulysse et des Sirènes apparaît au centre d’une composition où l’on voit aussi Hermès saisissant le défunt et Hercule aux enfers tenant Cerbère en laisse [20] . La convergence morale entre les deux héros se double ici d’une complicité dans le voyage de l’âme vers l’au-delà, le renoncement d’Ulysse au chant des Sirènes étant un motif particulièrement prégnant de ce symbolisme funéraire, comme nous le verrons bientôt.
Dans le même ordre d’idées, lorsqu’il explique aux jeunes gens la manière de tirer profit des lettres grecques, le chrétien Basile de Césarée, prend, pour exemple de la vertu, Ulysse jeté nu sur le rivage des Phéaciens ; bien loin d’inspirer de la honte à Nausicaa qui le trouve dans cet état, il inspire du respect à la princesse, car le poète lui a donné « la vertu pour parure » : « Cultivez la vertu qui surnage avec le naufragé et le fera paraître plus honorable dans sa nudité que les honorables Phéaciens » [21] .
2. L'Odyssée, une histoire de l'âme humaine
Avant même de susciter nombre de réinterprétations philosophiques et allégoriques, l’Odyssée suggère d’emblée une construction symbolique où la géographie des voyages d’Ulysse ponctue autant d’étapes d’un périple moins centré sur l’histoire que sur le récit, sur la description du monde que sur sa mise en images. Comme l’a bien montré Mary Aguer-Sanchiz, l’épopée fixe, en l’occurrence, des rituels d’initiation qui conduisent le héros à la conquête de soi, à l’affirmation de sa différence et à la juste perception de son temps personnel dans le franchissement de lieux marqués par une menace contre son cheminement identitaire : le figement et l’ennui chez les Éoliens, l’immortalité dans la grotte de Calypso, l’oubli chez les Lotophages, la perte d’identité et d’humanité chez la magicienne Circé, le fantasme de la dévoration ou du démembrement chez les Cyclopes, les Lestrygons, dans les écueils de Charybde et Scylla, le vertige suicidaire et l’appel de la mort au chant des Sirènes [22] . Et l’on observera que tous ces lieux sont des îles, espaces d’utopie par excellence où le héros explore et déjoue, à travers les configurations symboliques du non-lieu, les épreuves qui construisent sa géographie intérieure.
Au terme du voyage, encore une île, mais non plus une île d’utopie. Nonobstant ses virtualités symboliques, Ithaque est une île bien réelle, qui occupe un espace précis sur la carte de la Grèce et dans la mémoire du héros : c’est une île de la mer ionienne, c’est l’île où Ulysse est né et a vécu sa première vie d’enfant, d’homme et de roi, c’est l’île de la naissance, de la vieillesse et de la mort, c’est l’île d’où l’on est parti et où l’on revient après avoir connu toutes les fragilités de la mer, de la magie et des enchantements, l’île familière où tout commence et tout finit. Ithaque est l’île-mère, la matrice insulaire, où Ulysse recouvre la stabilité de son origine après la dispersion de ses errances. Au centre du monde, après en avoir parcouru les confins monstrueux, Ulysse aborde enfin au cœur de lui-même ; en ce territoire connu, mais oublié pour un temps, il retrouve littéralement son propre centre, qui le relie définitivement à sa vraie vie d’homme. Il a renoncé à l’île de Calypso, et donc au monde inhumain des dieux immortels, pour retrouver, sur le rocher d’Ithaque, les figures de femmes qui le réintègrent dans le cycle humain des vivants et des morts : sa défunte mère, Anticlée, à qui il a pu parler dans les enfers ; la vieille nourrice, Euryclée, son substitut maternel, qui a reconnu, sans l’aide des dieux, l’antique cicatrice sur la cuisse du héros en haillons, et Pénélope, la mère de son fils, qui reconnaît définitivement son époux à la description du lit conjugal taillé dans la racine vivante d’un olivier comme ultime symbole de tous les attachements et de toutes les reliances d’Ithaque. Après s’être éloigné du « nombril de la mer » en quittant l’antre de Calypso « aux extrémités du monde », Ulysse rejoint en Ithaque, de l’île au lit en passant par le palais, puis la chambre, dans la sécurité enveloppante des centres qui l’éloignent des franges de l’inconnu, la stabilité de l’ordre humain, social et familial, tant il est vrai, que, selon les mots de Pietro Citati, le héros redécouvre, en ce lit profondément enraciné dans les entrailles de la terre, « l’ombilic de la réalité » [23] .
En appui à ce complexe symbolique, les philosophes ont construit
un système allégorique qui promeut, dans les aventures d’Ulysse, un
enseignement sur l’âme humaine. Ils la reconnaissent, du reste, dès le prologue
de l’Odyssée quand Homère écrit qu’il
chantera « celui qui sur la mer souffrit tant de douleurs en son cœur, en
luttant pour sa propre “vie” et pour le retour de ses compagnons »
[24]
. Très rapidement, la « vie » ou la psyché d’Ulysse est devenue son
« âme », et ses errances sont devenues les lieux d’un combat
spirituel que le héros engage contre la matière et la mort, dans un voyage aux
confins du monde et parmi ses monstres, pour gagner son salut éternel lorsqu’il
revient en Ithaque.
Pour
autant, il ne reconnaît pas d’emblée son pays natal, le regard encore obscurci
par « sa longue absence », car, même si l’île d’Ithaque est un
lieu parfaitement identifié « dont le nom est allé jusqu’à Troie »,
elle apparaît d’abord à Ulysse, qui émerge du sommeil des Phéaciens, comme un
lieu inconnu où « tout n’est que sites étrangers, les mouillages des
ports, les rocs inaccessibles, les sentes en lacets et les arbres
touffus »
[25]
.
Aux limites du rêve et du réel, le héros n’y aperçoit alors qu’un « autre
monde » qui s’ajoute à tous les précédents, avant qu’Athéna ne lui
explique où il est, en l’occurrence « au-delà » de ces mondes
entropiques, en une terre familière et ordinaire, qui est celle de sa patrie où
« il revient après tant d’aventures », une terre qui est son vrai
monde et donc « l’autre monde », puisqu’Ulysse avait reçu de Circé
l’ordre de ne pas chercher à y retourner avant d’avoir traversé les
enfers : « Le premier de tes voyages à faire, c’est chez Hadès et la
terrible Perséphone, pour demander conseil à l’ombre du divin Tirésias »
[26]
.
Or,
dans la topographie homérique, les enfers sont « au-delà de l’Océan, de la
Roche Blanche, des portes du Soleil et du Peuple des Songes », tous lieux
des confins que les philosophes pythagoriciens ou les chrétiens gnostiques ont
commentés comme un circuit astral, stellaire, céleste conduisant à la vraie vie
dans l’au-delà
[27]
.
Ithaque est donc au bout de l’enfer, dans tous les sens du terme ; elle
est un lieu idéal, « au centre » du réel, et donc plus réel que tous
les autres, mais, en même temps, « au-delà » de ceux-ci, car elle est
un séjour de salut, où Ulysse réalise son destin qui était de rentrer, sauvé,
dans sa patrie ; pour les philosophes, elle est le terme métaphysique à
l’errance de l’âme à travers les épreuves de la « génération ». Si
l’on en croit Jérôme Carcopino, la scène du retour d’Ulysse à Ithaque pourrait
même crypter le thème gnostique du retour de l’âme dans le Plérôme sur une
fresque célèbre qui orne un des murs de l’hypogée des Aurelii sur le Viale
Manzoni à Rome ; en tout état de cause, quel que soit le motif narratif
illustré par cette image odysséenne — Ulysse chez Circé, Ulysse dans à l’entrée
de l’antre des Nymphes ou Ulysse à Ithaque —, sa
présence dans un tombeau, dont tous les critiques s’accordent pour reconnaître
l’obédience gnostique, confirme le lien symbolique du voyage d’Ulysse avec les mystères
de l’au-delà, le pré sur lequel est assis le personnage à droite de la
composition étant interprété comme « la prairie d’asphodèle » qui
accueille les ombres des défunts, et notamment celle d'Achille au chant XI de l'Odyssée, bientôt rejointe par celles des prétendants au chant XXIV de l’OdysséeIV V sous
la conduite d’Hermès
[28]
.
Entre temps, la nymphe
Calypso qui retient Ulysse dans son île « entre deux flots et couverte de
bois », est, dans la tradition philosophique relayée par Eustathe, une
image du corps qui retient l’âme captive et battue de toutes parts par les vagues
des passions et des séductions charnelles ; et les forêts qui la
recouvrent y sont le symbole de la matière brute, là où les noms du bois et de
la matière sont les mêmes en grec (hýlè)
comme en latin (materia)
[29]
.
Quels que soient les délices et les promesses de cette prison fortunée, dont la
geôlière porte bien son nom en y « cachant » ses captifs, l’âme
souffre de ne pas pouvoir rentrer au pays, tel Ulysse « promenant ses
regards sur la mer inféconde » et « perdant sa douce vie à pleurer le
retour »
[30]
.
Quant à l’énigme du vers de Tirésias annonçant à Ulysse qu’il mourra « de » ou « hors de » la mer (ex halós), Porphyre n’hésite pas un instant et explique, bien sûr, que cette mort lui viendra « hors de la mer, loin de la mer » : mourir c’est échapper aux flots agités de cette vie d’ici-bas, échapper au flux et aux remous de la matière [33] . En tous les cas, il s’agit, comme Ulysse fuyant la tempête à la nage et abordant au sec à l’île des Phéaciens, de s’éloigner des turbulences et de « l’écume des jours », celles dont l’âme de Plotin s’est définitivement débarrassée selon l’oracle d’Apollon rapporté par Porphyre à l’occasion du décès du philosophe : « Démon, toi qui fus un homme, mais qui maintenant partages le sort plus divin des démons, après t’être délivré des liens de la Nécessité qui enchaîne les hommes, tu as trouvé en ton cœur la force d’échapper à la tempête écumante des passions du corps, et d’atteindre à la nage, loin du peuple des criminels, un rivage sec, où assurer, à ton âme purifiée, une marche droite [34] . »
Dans le Perì kaloû, Plotin voit également en Ulysse le symbole du sage selon Platon, qui fuit la beauté matérielle de Circé et Calypso pour progresser ou, mieux « remonter » vers la beauté intelligible : « Enfuyons-nous donc vers notre chère patrie, voilà le vrai conseil qu’on pourrait nous donner. Mais qu’est cette fuite ? Comment remonter ? Comme Ulysse qui échappa, dit-on, à Circé la magicienne, à Calypso, et aux Sirènes, c’est-à-dire qui ne consentit pas à rester auprès d’elles, malgré les plaisirs des yeux et toutes les beautés sensibles qu’il y trouvait. Notre patrie est le lieu d’où nous venons et notre père est là-bas [35] . » En contraste, l’épouse qu’Ulysse appelle lui-même la « sage » Pénélope n’a certes ni « la grandeur » ni « la beauté » de la divine Calypso, mais elle garde la préférence du héros qui l’associe, dès les premiers vers du poème, au désir du retour ; pour les exégètes, Ulysse retrouve en elle, dans l’œuvre de sa toile, le travail du philosophe, qui « tisse » les idées et en « parfile » ou « dénoue » les syllogismes, et, dans sa sagesse, la force et la vertu nécessaires pour transporter son âme auprès de la divinité [36] .
L’inventaire est loin d’être exhaustif, mais plutôt que de dresser un catalogue des philosophes et des écoles philosophiques qui ont lu dans les épreuves d’Ulysse les figures des tribulations de l’âme humaine, je ne retiendrai que quelques moments clés de cette histoire : une œuvre emblématique de la lecture philosophique de l’Odyssée : L’Antre des Nymphes de Porphyre, et deux épisodes souvent commentés par les philosophes : le mythe de Circé et l’épisode des Sirènes.
3. L'Antre des Nymphes de Porphyre
Dans L’Antre des Nymphes, Porphyre de Batanée en Syrie (233-304) développe toute une interprétation symbolique de la grotte d’Ithaque où Ulysse cacha les cadeaux des Phéaciens. Ses deux sources directes sont Numénius, dont j’ai parlé plus haut, et Cronius, dont les ouvrages étaient lus dans l’école de Plotin. Le passage de l’Odyssée décrivant la grotte ne compte que onze vers : « À la tête du port, un olivier s’éploie et l’on trouve tout près la sainte grotte obscure et charmante des Nymphes, qu’on appelle Naïades. On y voit leurs cratères, leurs amphores de pierre, où vient rucher l’abeille, et, sur leurs grands métiers de pierre, les tissus peints en pourpre de mer que fabriquent leurs mains, — enchantement des yeux — et leurs sources d’eaux vives. La grotte a deux entrées : par l’une, ouverte au nord, descendent les humains ; l’autre s’ouvre au midi, mais c’est l’entrée des dieux ; jamais homme ne prend ce chemin d’immortels [37] . »
De ces onze vers, nos exégètes tirent une allégorie très élaborée. La grotte représente le monde ; les Nymphes Naïades qui y habitent sont les âmes qui descendent sur terre et s’alourdissent en aspirant des vapeurs humides ; ces âmes tissent un corps autour d’elles, ce que symbolisent les métiers à tisser des Nymphes. Tout un symbolisme affecte également les abeilles présentes dans la grotte : le miel est l’image du plaisir que les âmes recherchent en s’incarnant ; les abeilles elles-mêmes, espèce souverainement juste et modèle de vie sociale souvent célébré dans l’antiquité, représentent les meilleures âmes qui désirent retourner dans leur vraie patrie. Pour les deux entrées, Numénius et Cronius ont vu dans ces portes les constellations du Cancer et du Capricorne, étapes des âmes, l’une dans leur descente sur terre, quand elles deviennent humaines, l’autre dans leur remontée au ciel, quand elles retrouvent leur vie immortelle et divine. Selon Porphyre, Numénius avait, du reste, accordé cette explication avec d’autres textes, parmi lesquels les « deux bouches du ciel » dans le mythe d’Er de Platon, au livre X de la République, et les « portes du soleil » au chant XXIV de l’Odyssée, elles aussi identifiées aux deux tropiques. Quant à l’orientation des portes, au nord et au sud, ou, plus exactement « du côté de Borée et du côté de Notos », elle mérite aussi d’être commentée par Porphyre : Borée est le vent froid qui solidifie les eaux et qui exerce une action analogue sur les âmes alourdies par leurs vapeurs ; Notos est le vent chaud qui fait évaporer l’eau des âmes lourdes. La porte elle-même, qui signifie entrée et commencement, est un symbole divin ; et la dualité des portes entraîne aussi Porphyre à de multiples considérations symboliques autour du nombre deux.
4. Le mythe de Circé ou la roue des réincarnations
Pythagoriciens et Platoniciens ont lu dans les mythes homériques la trace d’une de leurs doctrines fondamentales : la transmigration des âmes. Les discours d’Hector ou d’Antiloque à leurs chevaux, le dialogue d’Achille avec son cheval Xanthos, l’épisode du chien d’Ulysse reconnaissant son maître sont invoqués comme preuves de l’intelligence des animaux et donc de la connaturalité des âmes. Plus particulièrement, le mythe de la magicienne Circé transformant les compagnons d’Ulysse en animaux a été compris comme une allégorie de la métempsycose : les philosophes, mythographes et moralistes de l’antiquité y ont lu les prolégomènes mythiques des déchéances de l’âme et de la chute de l’homme dans l’animalité. « La transformation des compagnons d’Ulysse en porcs et animaux de ce genre », explique le pseudo-Plutarque, « signifie que les âmes des hommes insensés passent dans les formes de corps de bêtes » [38] .
À la fin de l’antiquité, Boèce commente encore le mythe en ce sens dans un poème de sa Consolation de Philosophie. Il souligne même que « devenus pourceaux, ils (= les compagnons d’Ulysse) avaient échangé pour les glands les nourritures de Cérès [39] » ; de mangeurs de pain, ils sont devenus mangeurs de glands, perdant ainsi une des qualités majeures de l’humanité civilisée, comme ce fut aussi le cas lors du séjour d’Ulysse chez les Lotophages. Si les compagnons d’Ulysse sont réincarnés dans des porcs, c’est que leur vie les y disposait, selon une théorie que Platon avait déjà développée dans le Phédon, le mythe d’Er ou le Timée et qui prétendait qu’au moment de la mort, les âmes se réincarnent dans des corps d’animaux correspondant aux passions ou aux vices cultivés dans leur vie antérieure, cette réincarnation induisant un oubli de leur condition humaine. On sait que les Pythagoriciens ont interprété à la lettre les conséquences de ce mythe, ce qui les a notamment convaincus de pratiquer le végétarisme.
En latin, selon une étymologie fantaisiste, le nom de Circé contient la racine du mot cercle (circus, circulus). Fort de cette étymologie, Tertullien a fait de la magicienne la fondatrice éponyme des jeux du cirque au service des démons [40] . Mais ce nom prépare aussi la théorie des « générations successives » ou de « la roue des réincarnations ». Le nom de son île, Aiaié ou « l’Île des sanglots » semble être l’écho du cri de détresse des âmes qui ont migré dans des corps d’animaux et qui sont effrayées par la déchéance de leur nouveau séjour : « Leur âme gémit sur les prodiges dont elle souffre », écrit Boèce à propos de l’âme des compagnons d’Ulysse enfermée dans les corps de cochons [41] .
Philosophes et chrétiens s’accordent sur l’interprétation du mythe : pour les uns et pour les autres, les vices plongent l’homme dans « les régions de dissemblance » animales, selon la formule plusieurs fois utilisée par saint Ambroise ou saint Augustin qui l’avaient sans doute déjà trouvée chez Platon ; Augustin précise même que ce lieu est une regio gemendi, « une région de gémissement », qui semble retentir des plaintes de l’île de Circé, non sans recouper des lieux parallèles dans le livre biblique des Psaumes [42] .
Ulysse a cependant été préservé de cette métamorphose animale grâce à une herbe magique, le môly, que lui a remise Hermès. Dans la tradition philosophique, cette herbe est le symbole de la raison, qui discrimine précisément l’homme de l’animal et qui permet à l’âme de se soustraire au processus de réincarnations en se souvenant de son humanité. Dans la tradition chrétienne, cette herbe devient le symbole du Lógos divin qui rachète la condition humaine déchue par le mal et les passions [43] . Car, contrairement aux philosophes païens, les chrétiens refusent le concept littéral de transmigration des âmes dans des corps de bête, dans la mesure où leur foi affirme l’intégrité de l’âme malgré les vicissitudes de sa condition charnelle. Et, en cela, ils respectent, paradoxalement, davantage le détail mythique des métamorphoses incomplètes, puisque, selon l’Odyssée, les sortilèges de Circé n’avaient pas détruit l’esprit humain de ses victimes. L’allégorisation chrétienne du mythe, telle qu’elle apparaît notamment dans le poème de Boèce, aboutit alors à l’interprétation suivante : les poisons de Circé sont la figure des vices ; les compagnons d’Ulysse sont la figure de la mens, qui, selon Boèce et la tradition platonicienne, est le siège du uigor humanus ; et donc, de la même manière que les drogues de Circé ont préservé une part d’humanité dans les hommes métamorphosés, les vices ne détruisent pas complètement l’âme ; ils la blessent gravement sans transformer irrémédiablement sa nature.
L’épisode des Sirènes est lui aussi un des hauts lieux de l’interprétation philosophique des mythes homériques [44] . Avant de l’examiner de plus près, il faut observer que la tradition philosophique n’a pas toujours compris ces personnages comme les êtres négatifs qu’ils sont dans la page célèbre de l’Odyssée. Ainsi, les Pythagoriciens, rejoints en cela par Platon dans le mythe d’Er au livre X de la République, ont fait des Sirènes des êtres qui symbolisent l’harmonie céleste dans la rotation des sphères : elles guident les âmes vers leur séjour ultime lorsqu’elles se séparent du corps. Plutarque subvertit même le sens de l’épisode homérique : selon lui, la musique des Sirènes éveille dans les âmes encore incarnées la nostalgie de la patrie perdue à laquelle aspire Ulysse avec ferveur, alors que les hommes vulgaires ont de la cire dans les oreilles et sont assourdis par leurs passions : « Telle âme, d’un naturel meilleur, entend et se souvient : et ce qu’elle éprouve ressemble aux plus furieuses amours : elle désire, elle aspire, et ne peut s’arracher au corps [45] . »
Cela étant, si l’on suit le texte d’Homère, il est clair que les Sirènes sont bien des êtres redoutables, cruels et sanguinaires, et que le poète souligne plutôt, nonobstant sa curiosité, la méfiance d’Ulysse que son éveil à la musique céleste des Sirènes. De ce point de vue, comme l’a bien montré Pierre Courcelle, il est notable que l’épisode est souvent représenté sur des sarcophages romains à partir du IIIe siècle PCN, laissant entendre que ce mythe crypte un symbolisme funéraire. La composition de ces sarcophages est récurrente : on y voit d’un côté Ulysse, vêtu de l’exômís, la tunique des philosophes qui laissait nu un côté de la poitrine, et coiffé du pileus, le bonnet phrygien que portaient les affranchis et qui est un symbole de liberté ; le personnage est lié au mât du bateau et entouré de deux ou trois compagnons ; il passe le long d’un rivage où se dressent trois femmes à pattes d’oiseau, les Sirènes, deux musiciennes avec la cithare et la flûte, et une chanteuse, qui porte dans ses mains un uolumen, conformément à la tradition mythographique, notamment relayée par Servius, le commentateur de Virgile [46] . Sur le registre symétrique de ces sarcophages, on trouve régulièrement une scène de la vie intellectuelle : une recitatio, un enseignement, une conversation, etc. Sur un sarcophage conservé à Rome au Musée des Thermes, on observe même la présence d’un Triton qui souffle dans une conque marine, entre les Sirènes et le bateau d’Ulysse.
Le sens de l’image est clair si on l’analyse à la lumière des théories néoplatoniciennes sur l’âme humaine. Par une conduite qui a su l’écarter de la musique charnelle des Sirènes, le défunt échappe au cercle de la génération symbolisée par les dangers de la mer et il peut poursuivre sa route vers sa patrie céleste. En somme, le symbolisme des Sirènes n’est pas très éloigné de celui de Circé ou de Calypso. Le rôle joué par les Sirènes dans cette scène nous fait même comprendre certaines particularités de leur figuration : elles portent l’aigrette à deux plumes qui les assimile aux Parques, également au nombre de trois, ces sinistres déesses qui étirent et tranchent le fil de la destinée des hommes ; la Sirène chanteuse tient un rouleau de papyrus, qui l’assimile à l’une des trois Parques, Atropos, celle qui tient habituellement le livre du Destin. Or, pour Plotin, s’évader de la génération, c’est précisément dominer le Destin, se soustraire à l’empire des trois filles de la Nécessité, car « l’être privé d’une âme supérieure a une vie assujettie au Destin » [47] . Quant au Triton, il est un symbole funéraire bien connu : il personnifie la brise marine (aura uelificans) qui soulève l’âme défunte dans son ascension vers les astres et facilite ainsi son retour dans sa demeure céleste.
C’est aussi ce qu’illustre la scène symétrique de l’épisode d’Ulysse, notamment sur le sarcophage d’Aurelius, également conservé au Musée des Thermes : le buste du défunt, une palme à la main, se détache au centre d’un voile tendu par deux génies ailés, comme pour découvrir le visage du mort ; de part et d’autre sont assis deux personnages, graves, barbus et revêtus du pallium, qui se font face : celui de gauche tient un uolumen, celui de droite paraît réfléchir et l’écouter. Ce motif a clairement été identifié comme un motif d’origine pythagoricienne illustrant le dépouillement de l’âme qui laisse tomber son vêtement de chair pour entrer dans la gloire des cieux grâce à l’œuvre de la raison, de la philosophie ou de la culture.
Mais, en l’occurrence, le symbole recoupe une autre image mythique. Dans le contexte d’un sarcophage illustré par l’épisode odysséen des Sirènes, ce voile renvoie aussi à l’écharpe qu’Ino, émergeant soudain du fond de la mer sous la forme d’une mouette, a jetée à Ulysse pour le sauver de la tempête et du naufrage, et lui permettre d’aborder sain et sauf au rivage des Phéaciens, avant de rentrer à Ithaque [48] . De la même façon qu’Ulysse a dû se dévêtir pour affronter la tempête dans une nudité que recouvrait seulement, noué autour du cœur, le talisman d’Ino, l’âme doit se dépouiller de son vêtement de chair pour rejoindre sa patrie : au XIIe siècle, en glosant ce passage de l’Odyssée, Eustathe définit ce talisman comme un « symbole de la sagesse » (φρονήσεως σύμβολον), qui permet à l’âme d’atteindre son salut éternel après s’être débarrassée des scories charnelles [49] . Avec le Triton, ce voile complète la panoplie pythagoricienne des aurae uelificantes qui aident l’âme humaine à traverser les tempêtes du monde et de la chair dans son voyage vers le ciel. On pourrait dès lors résumer ainsi l’interprétation philosophique de l’épisode homérique des Sirènes figuré sur ces sarcophages : en répandant leur musique charnelle, ces êtres y sont les figures néfastes de la génération, double monstrueux des trois Parques qui maintiennent l’âme humaine sous le poids de la Destinée et la détournent de sa patrie céleste ; pour conquérir son apothéose, elle doit recourir à l’ascèse ou à la sagesse philosophiques qui l’aident à se dépouiller des vêtements ou séductions du monde et de la matière pour retourner dans le pays de son Père.
Dans la foulée de la tradition philosophique, les chrétiens ont repris ce complexe symbolique. Ainsi, en 386, dans le prologue du De beata uita, saint Augustin développe une longue allégorie sur le voyage vers le port de la sagesse, où il explique que la Nécessité a embarqué les hommes dans la vie et que leur conduite y varie, selon qu’ils naviguent vers la terre ferme de la vie bienheureuse ou qu’ils s’en détournent pour s’aventurer en pleine mer, voyager loin de leur patrie et se laisser prendre à différentes séductions avant de retrouver les bons vents. Il applique notamment à sa propre existence cette allégorie d’une navigation chaotique, qu’il conclut ainsi : « Ne pouvant supporter plus longtemps le fardeau d’une profession qui me faisait peut-être voyager vers les Sirènes, je lâchai tout et conduisis ma barque, bien mal en point et faisant eau, vers la tranquillité tant désirée [50] ». Outre que les Parques sont les filles de la Nécessité, Augustin fait une application personnelle du mythe des Sirènes qui ont été pour lui les attraits d’un métier voué à la culture rhétorique et qui ont failli l’arrêter sur la voie de la recherche philosophique.
Dix ans plus tard, Paulin de Nole radicalise l’interprétation philosophique et augustinienne du mythe dans sa lettre à Jovius, en incluant dans sa mise en garde contre les Sirènes, qui provoquent l’oubli de la patrie et le naufrage du salut, la « douceur perverse des lettres inutiles », en ce compris celles des philosophes précisément. Il faut être à leur égard plus prudent encore qu’Ulysse, se boucher non seulement les oreilles, mais aussi les yeux, et faire en sorte que l’âme les dépasse en volant et les yeux fermés, désormais, contrairement au regard ouvert des néoplatoniciens [51] . La lecture philosophique est ici proscrite ; l’héroïsation par la culture est une erreur funeste. En l’occurrence, Paulin de Nole se fait l’écho d’une vieille condamnation des Sirènes, dénoncées par Cicéron comme les symboles de la concupiscence de l’esprit, discendi cupiditas, qui détourne le sage de sa patrie par une vaine curiosité [52] . Sur les sarcophages, la Sirène au uolumen représenterait alors les philosophes et les lettrés en général, à l’enseignement desquels le défunt a renoncé pour naviguer vers le ciel, sa vraie patrie.
Lorsque ce symbolisme philosophique n’a plus été compris, le jeu de l’allégorie a néanmoins permis à l’épisode des Sirènes de se maintenir dans la tradition chrétienne. C’est que les Sirènes sont mentionnées dans les Écritures, entre autres animaux fantastiques, notamment dans les Psaumes et les textes prophétiques, ce qui a amené les commentateurs chrétiens à leur reconnaître une existence et à les décrire : ainsi, par exemple, Ambroise de Milan ou saint Jérôme qui, dans ses Commentaires sur le prophète Isaïe, les représente notamment comme des oiseaux pourvus d’une aigrette, telles qu’elles apparaissent sur les sarcophages [53] . L’idée fondamentale que l’on retient de l’épisode est celle du naufrage dans le péché qui détourne l’âme de son salut. Dès lors, toute la scène doit être interprétée en fonction du Sauveur. Dans l’exégèse chrétienne, le bateau était déjà depuis longtemps une figure de l’Église, et le mât, traversé par l’antenne à son sommet, une figure de la Croix. Ulysse attaché au mât devient alors une figure du Crucifié ; la cire qui bouche les oreilles est l’enseignement des Écritures qui prémunit contre les tentations ; les Sirènes désignent la luxure ; leur rocher est le corps qui émousse la vigueur de l’âme à l’égard des réalités spirituelles [54] .
Au total, tradition philosophique et réception chrétienne du mythe d’Ulysse ou plutôt de l’Odyssée s’accordent donc pour lire dans ce mythe une allégorie des vicissitudes de l’âme humaine dans son voyage vers la patrie céleste. Philosophes et chrétiens découvrent une convenance entre les errances d’Ulysse et les épreuves de l’âme en lutte avec les séductions du monde symbolisées par la mer et ses habitants monstrueux. À chaque fois, le mythe est clairement associé à l’inquiétude de l’homme par rapport à l’énigme de l’au-delà : le retour d’Ulysse à Ithaque, les métamorphoses animales chez Circé, le chant des Sirènes, ces trois grands lieux philosophiques posent, chacun à leur manière, la question de la mort et de la survie sur le mode du retour, de la migration ou du salut. Sans compter que, comme Orphée, Thésée, Énée ou Hercule, Ulysse est aussi descendu dans le royaume des morts, au chant XI de l’Odyssée, toutes catabases dont se souviennent les chrétiens lorsqu’ils racontent le séjour du Christ aux enfers et en décrivent la géographie.
B. La tradition littéraire du héros négatif
Nonobstant les épreuves du navigateur sur la Méditerranée, qui ont inspiré la tradition philosophique du héros sage et vertueux, Ulysse a laissé un souvenir beaucoup moins favorable dans la tradition littéraire héritée des récits virgiliens de la dernière nuit et de la destruction de Troie au deuxième chant de l’Énéide. Cela étant, il s’agit ici d’un regard oblique sur le personnage, puisque ce n’est pas Virgile qui parle à cet endroit, mais Énée, et donc un vaincu de la guerre de Troie, un ancien ennemi d’Ulysse. Qui plus est, il en parle dans un moment de grande souffrance : à la demande de la reine Didon, Énée fait effectivement le récit de ses errances, en commençant par cette nuit d’épouvante dont il est amené à revivre les épisodes les plus douloureux et les plus sanglants, notamment les sacrilèges et les crimes dont Ulysse s’est rendu coupable. Et même alors, on ne peut pas imputer à Énée personnellement la haine dont il fait preuve contre lui, puisque ce qu’il dit d’Ulysse, il ne le dit pas en son propre nom, mais il rapporte les paroles d’un traître, Sinon, que les Grecs ont envoyé aux Troyens pour désamorcer leur méfiance à l’égard du cheval abandonné sur le rivage. En effet, c’est par une mise en abyme qu’il revient au traître Sinon d’évoquer la perfidie du pellax Vlixes — « Ulysse le fourbe » —, mais toute sa haine est feinte et a pour seul but de mettre les Troyens en confiance. Sinon est en réalité un double d’Ulysse qu’il trahit faussement en le dénonçant comme le scelerum inuentor — « le fauteur de crimes » —, figure mythique de l’empereur persécuteur pour le chrétien Lactance [55] . Pour convaincre les Troyens de sa bonne foi, Sinon évoque notamment le projet qu’avait fait Ulysse, de connivence avec le devin Calchas, de le sacrifier pour permettre aux Grecs de rentrer chez eux ; il rappelle aussi le sacrilège dont s’est rendu coupable « l’homme d’Ithaque » en arrachant au temple de Minerve la statue de la déesse, le Palladium, outrage que le cheval de Troie était censé réparer [56] . Mais le Sinon virgilien n’a eu aucune peine à tromper les Troyens, convaincus dès longtemps des perfidies du « beau parleur » [57] .
Dans la foulée de ce personnage négatif, Ovide, au livre XIII des Métamorphoses, évoque de façon très complète tous les griefs que la mythologie avait formulés contre Ulysse, et la défense de l’accusé par lui-même, toute en subtilité et en humour. Sénèque représente les deux traditions d’Ulysse, philosophique et virgilienne : dans les Lettres à Lucilius et autres traités théoriques, il propose un Ulysse positif, dont il fait, comme on l’a vu précédemment, un sage, un modèle stoïcien de tempérance et de constance ; dans sa tragédie Les Troyennes, en revanche, Sénèque met en scène un traître et un odieux assassin, responsable et acteur du double meurtre de la jeune Polyxène, sacrifiée aux mânes d’Achille, et du petit Astyanax pour exterminer la lignée d’Hector, en n’épargnant aucun détail sanglant des mises à mort à propos desquelles Euripide s’était montré plus discret [58] .
C’est aussi cet Ulysse négatif, fourbe et sacrilège, qui inspire les poètes chrétiens latins quand ils veulent dénoncer l’action néfaste du mal ou de ses agents dans le monde et dans le cœur de l’homme. Il ne s’agit pas alors de reprendre explicitement la figure d’Ulysse et de la commenter, comme l’ont fait les philosophes, mais d’y renvoyer implicitement, dans le filigrane des remplois poétiques. Le mythe est alors totalement « en immergence » dans une culture poétique partagée par le poète et son lecteur, à l’intérieur d’un poème qui célèbre un mystère chrétien, mais dans une langue et un imaginaire empruntés à la tradition profane, notamment virgilienne.
Le modèle le plus abouti sinon le plus caricatural de cette récriture est le Centon biblique de la poétesse Proba, à la fin du IVe siècle, lorsqu’elle est amenée à paraphraser, en des vers exclusivement virgiliens, le récit de la Passion et de la Crucifixion de Jésus. Fidèle à une tradition antisémite bien établie à Rome depuis longtemps, elle évoque à cet endroit la haine des juifs contre le Christ, en des images d’une rare violence, dans un texte où il n’est évidemment jamais question explicite ni de juifs, ni de Jésus, ni du Christ, ni de croix, tous personnages et objet étrangers au monde virgilien. En particulier, pour souligner le sacrilège du peuple juif, la poétesse remploie précisément le vers de Virgile qui rapportait le sacrilège d’Ulysse contre la statue d’Athéna [59] . Jésus y devient une « sainte effigie », maltraitée cette fois non pas par Ulysse, mais par un peuple tout entier qui endosse, par le biais d’un sujet anonyme emprunté à un autre hémistiche de Virgile, la responsabilité collective de l’acte impie commis par le héros grec dans le texte d’origine. Il faut, du reste, observer que, tout au long des vingt-quatre vers que Proba consacre à cette péricope biblique, la poétesse fait une utilisation soutenue des vers que Virgile avait consacrés à l’épisode du cheval de Troie, considéré par les anciens comme l’archétype légendaire de la scène de trahison.
À peu près à la même époque, dans son recueil Sur la couronne des martyrs ou Peristephanon, au moment de chanter la passion de la jeune Eulalie, le poète Prudence se souvient de la marche au supplice de l’enfant Astyanax dans les Troyennes de Sénèque, présenté comme un paradigme du sapiens qui, malgré son jeune âge, affronte la mort avec superbia, au point de faire trembler ses bourreaux, au premier rang desquels le cruel Ulysse [60] . Ailleurs, quand les poètes chrétiens exhortent leurs lecteurs à se détourner des ennemis de la foi, ils se souviennent du cri angoissé du pauvre Achéménide, recueilli par les Troyens alors qu’il avait été oublié par Ulysse et ses compagnons dans la grotte des Cyclopes : Sed fugite, o miseri,… — « Mais fuyez, malheureux,... » [61] .
Enfin, à la périphérie de mon propos, Nicole Fick vient de montrer comment la référence à Ulysse participe au « découronnement » de l’univers héroïque dans les romans latins du Satyricon de Pétrone et des Métamorphoses d’Apulée. Au pire, les exploits du héros grec y sont complètement dévalorisés et tournés en dérision, comme plusieurs fois au cours du festin de Trimalcion où les fragments de la mémoire odysséenne des convives servent uniquement à saluer les performances et excentricités culinaires du maître des lieux ; au mieux, l’idéal héroïque d’Ulysse y est réduit au modèle d’une « humanité moyenne » ou d’un homo modicus dans le roman initiatique d’Apulée qui a oublié la grandeur du héros grec pour lui préférer le paradigme d’un « héros du quotidien », soucieux de se sortir le moins mal possible des contingences ou des accidents de l’existence [62] .
*
Je n’ai pas le temps de poursuivre ici ce type d’enquête, qui relève d’un long travail à l’aiguille pour dénouer les ressources de la mémoire poétique des anciens, mais il est clair que, dès l’antiquité, à côté d’une tradition philosophique très largement favorable, Ulysse a aussi laissé le souvenir d’un personnage ambigu, partagé entre lumière et ombre, quand il n’entre pas dans la galerie des figures maléfiques, à l’image, en définitive, de la complexité humaine dont il est, sans doute, un des modèles les plus aboutis. À cet égard, la réception philosophique de l’homme d’Ithaque ne lui a pas évité de finalement payer très cher l’odium dont l’a chargé une part de la tradition ancienne, puisqu’il séjourne pour l’éternité au huitième cercle de l’Enfer de Dante, parmi les conseillers perfides de la huitième bolge [63] . Sous les traits d’une flamme double, en compagnie de Diomède, son complice dans le sacrilège du temple de Minerve, « il y pleure l'embûche frauduleuse du cheval de bois qui amena la ruine d'Ilion, dont un descendant fut l'honorable tige des Romains. Ces deux ombres y pleurent aussi la ruse employée contre Déidamie, qui, dans le tombeau, se plaint encore d'Achille ; elles gémissent encore de l'enlèvement de la statue de Pallas ». Dante connaissait Ulysse par des sources latines et les versions médiévales du Roman de Troie. Mais, pour le poète de la Divine Comédie, la plus grande faute d’Ulysse est d’un autre ordre. Précurseur de Faust, il a voulu « acquérir l’expérience du monde, des vices des hommes et de leurs vertus », à laquelle il a finalement sacrifié tous ses liens d’affection en repartant sur la mer, « la haute mer sans bornes », le lieu de toutes les turbulences [64] . Il a voulu tenter le dernier voyage qui est celui du savoir et de la connaissance, et la mer s’est refermée sur lui. Pour Dante, Ulysse et ses derniers compagnons ont aussi payé d’avoir été philosophes ou, tout simplement, de s’être souvenus jusqu’au bout de leur dignité d’homme qui « n’ont pas été appelés à vivre comme des bêtes, mais à suivre la vertu et la science » [65] . Car, au total, l’homme d’Ithaque est, avant toutes choses, le héros qui, dans les pires dangers, « n’oublie pas qui il est », avec toutes les promesses mais aussi tous les risques que cette mémoire peut induire lorsque chacun s’affronte à sa conscience dans les tribulations de la vie, ou, pour reprendre les mots d’Augustin quand il commente ce trait du héros, lorsque « l’âme est présente à elle-même » [66] . Non plus celle qui aspire à fuir ce monde et à retourner dans une patrie qu’elle aurait quittée, mais celle qui ne cesse d’explorer les mystères de son voyage en humanité.
M. AGUER-SANCHIZ, D’Homère à Kazantzaki. Pour une typologie de l’imaginaire odysséen. Prolongements comparatifs, perspectives didactiques, Paris, L’Harmattan, 2008 (Coll. Structures et pouvoirs des imaginaires).
F. BUFFIÈRE, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris, Belles Lettres, 1956.
J. CARCOPINO, De Pythagore aux apôtres. Études sur la conversion du Monde Romain, Paris, Flammarion, 1956.
P. CITATI, La pensée chatoyante. Ulysse et l’Odyssée, Paris, Gallimard, 2004 (traduit de l’italien par Brigitte Pérol) (Coll. L’Arpenteur).
P. COURCELLE, Quelques symboles funéraires du néo-platonisme latin. Le vol de Dédale — Ulysse et les Sirènes, dans Revue des études anciennes, t. 46 (1944), p. 65-93.
P.-A. DEPROOST, « Ficta et facta ». La condamnation du « mensonge des poètes » dans la poésie latine chrétienne, dans Revue des Études Augustiniennes, t. 44 (1998), p. 101-121.
J. DOIGNON, La tradition latine (Cicéron, Sénèque) de l’épisode des Sirènes entre les mains d’Ambroise de Milan, dans Hommages à Jean Cousin. Rencontres avec l’antiquité classique, Paris, Belles Lettres, 1983, p. 271-278 (Coll. Annales littéraires de l’Université de Besançon, 273).
J. PÉPIN, Mythe et allégorie. Les origines grecques et les contestations judéo-chrétiennes, Paris, Études Augustiniennes, 1976.
H. RAHNER, Mythes grecs et mystère chrétien, Paris, Payot, 1954.
H. RAHNER, Symbole der Kirche. Die Ekklesiologie der Väter, Salzburg, O. Müller Verlag, 1964.
W. B. STANFORD, The Ulysses Theme. A Study in the
Adaptability of a Traditional Hero, Oxford, Blackwell, 1954 (2e édition 1968).
[1]
Voir EUSTATHE DE THESSALONIQUE, Commentaires sur l’Odyssée, III, 49
(Leipzig, 1825, t. 1, p. 112, 11). Sur « Homère
éducateur de la Grèce »,
voir H.-I. MARROU, Histoire de l’éducation dans l’antiquité, Paris, Seuil, 1948, p. 39-44 (Coll. L’Univers
historique).
[2]
HÉRODOTE, Histoires, II, 53; HÉRACLITE LE RHÉTEUR, Allégories d’Homère, 76, 1 ; 3, 1.
[3]
Voir PLATON, République, X, 606e.
[4]
PLATON, République, X, 607e-608a.
[5] P. BOYANCÉ, Le culte des Muses chez les philosophes grecs. Études d’histoire et de psychologie religieuses, Paris, de Boccard, 1972, p. 158 (Coll. Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome, t. 141).
[6]
Sur
l’attitude de Platon par rapport aux poètes et aux mythes, voir les deux
ouvrages collectifs récents : P. DESTRÉE, F. G. HERRMANN (éd.), Plato and
the Poets, Leiden-Boston, Brill, 2011 (Coll. Mnemosyne. Supplements.
Monographs on Greek and Latin Language and Literature, t. 328) ; C. COLLOBERT, P. DESTRÉE, F. J. GONZALEZ (éd.), Plato and Myth. Studies on the Use
and Status of Platonic Myths, Leiden-Boston, Brill, 2012 (Coll. Mnemosyne. Supplements. Monographs on Greek
and Latin Language and Literature, t. 337).
[7] HÉRACLITE LE RHÉTEUR, Allégories d’Homère, 1, 1.
[8] J. COCTEAU, Le paquet rouge, dans Opéra, 1927.
[9] Cf. Mt, 13, 10 sq.
[10] Tous textes dont on peut trouver une compilation partielle en traduction française, augmentée de commentaires chrétiens et même alchimiques, anciens et contemporains, dans H. VAN KASTEEL, Questions homériques. Physique et métaphysique chez Homère, Grez-Doiceau, Beya, 2012. Sur ces auteurs et leur interprétation allégorique des mythes homériques, l’ouvrage de base reste F. BUFFIÈRE, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris, Belles Lettres, 1956.
[11] AUGUSTIN, Soliloques, II, 11, 20.
[12] Voir e.g. HOMÈRE, Odyssée, XIII, 293.
[13] Dans l’Hippias mineur de Platon, Ulysse et Achille sont au cœur du dialogue entre Socrate et le sophiste lorsqu’il s’agit de déterminer la supériorité morale de l’un des deux héros par rapport au mensonge. Pour la position d’Antisthène, voir A. BRANCACCI, Antisthène. Le discours propre, Paris, Vrin, 2005 (Coll. Tradition de la pensée classique) (surtout le chapitre II : « La signification des noms », p. 41 sq, où l’auteur confronte notamment les argumentations respectives d’Hippias et d’Antisthène autour de la polytropía d’Ulysse).
[14] ARISTOTE, Rhétorique, III, 3, 5.
[15] Voir e.g. HOMÈRE, Odyssée, IX, 41-42, où Ulysse pille et massacre les Cicones dans le seul but de s’emparer de leurs femmes et de leurs richesses ; XIII, 200-217, où, arrivé en Ithaque, Ulysse ne reconnaît pas son pays, accuse les Phéaciens de l’avoir trompé et se préoccupe seulement de cacher ses trésors ; voir aussi les tentations féminines de Circé, Calypso ou des Sirènes. Pour l’épisode de la rencontre entre Ulysse et Nausicaa après la tempête, voir VI, 127 sq ; enfin, comme on le sait, avant d’exercer sa vengeance contre les prétendants, Ulysse subit l’humiliation de leurs insultes sous les traits d’un mendiant implorant leur hospitalité (XVII, 336 sq).
[16] HOMÈRE, Odyssée, V, 215-224.
[17] CICÉRON, Tusculanes, I, 41, 98 et V, 3, 7.
[18] HORACE, Épîtres, I, 2, 18-26.
[19] SÉNÈQUE, Sur la constance du sage, II, 1.
[20]
Voir P. COURCELLE, Quelques symboles funéraires du néo-platonisme latin. Le vol de Dédale
— Ulysse et les Sirènes, dans Revue
des études anciennes, t. 46 (1944), p. 65-93 (surtout p. 74).
[21] BASILE DE CÉSARÉE, Discours aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des lettres grecques, 5.
[22]
Voir M. AGUER-SANCHIZ, D’Homère à Kazantzaki. Pour une typologie de l’imaginaire odysséen.
Prolongements comparatifs, perspectives didactiques, Paris, L’Harmattan,
2008 (Coll. Structures et pouvoirs des
imaginaires).
[23] P. CITATI, La pensée chatoyante. Ulysse et l’Odyssée, Paris, Gallimard, 2004, p. 340 (Coll. L’Arpenteur). Cf. Odyssée, I, 50, où l’île de Calypso est désignée comme l’omphalós de la mer ; et V, 55, où elle est située « au loin ».
[24] HOMÈRE, Odyssée, I, 1-5.
[25] HOMÈRE, Odyssée, XIII, 194-196. Pour la renommée d’Ithaque jusqu’à Troie et dans le monde entier, voir la célèbre description qu’en fait Athéna à Ulysse en Odyssée, XIII, 237-249. Pour une interprétation symbolique des étapes du voyage d’Ulysse, voir A. LUKINOVICH, Le cercle des douze étapes du voyage d’Ulysse aux confins du monde, dans Gaia, t. 3 (1998), p. 9-26.
[26] HOMÈRE, Odyssée, X, 490-492.
[27] Cf. HOMÈRE, Odyssée, XXIV, 11-13 ; J. CARCOPINO, De Pythagore aux apôtres. Études sur la conversion du Monde Romain, Paris, Flammarion, 1956 (surtout le chapitre V : « Le symbolisme gnostique et ses origines pythagoriciennes », p. 189-221, spécialement p. 213-221). Sur l’interprétation allégorique d’Homère et plus particulièrement d’Ulysse dans la pensée chrétienne et gnostique, voir J. DANIÉLOU, Message évangélique et culture hellénistique aux IIe et IIIe siècles, Paris, Desclée/Cerf, 1961 (Coll. Bibliothèque de théologie. Histoire des doctrines chrétiennes avant Nicée, t. 2) (voir surtout le chapitre III : « Homère chez les Pères de l’Église », p. 73-101) ; M. SCOPELLO, Les penseurs gnostiques face à l’allégorie, dans M.-A. VANNIER, O. WERMELINGER, G. WURST (éd.), Anthropos laïkos. Mélanges Alexandre Faivre, Fribourg, Éditions universitaires, 2000, p. 287-303.
[28]
Cf. HOMÈRE, Odyssée, XI, 538-539 ; XXIV, 1-18. CARCOPINO (n. 27) a longuement analysé les
peintures de ce célèbre hypogée gnostique dans la deuxième partie de son livre,
intitulée « Le
pythagorisme des gnostiques. Le tombeau du Viale Manzoni » (p. 83-221). Pour un récent état de la question sur ce bâtiment, voir A. LOGAN, The Gnostics : Identifying an Early
Christian Cult, London, T & T Clark, 2006, en particulier le chapitre
5 : « A Gnostic Burial Site ? The Hypogeum of the Aurelii in Rome », p. 89 sq, où l'auteur se rallie à la thèse de Jérôme Carcopino concernant l'interprétation « odysséenne » de la peinture du mur est. Non sans s'accorder sur l'ancrage odysséen de la scène, Ch. PICARD, La grande peinture de l'hypogée funéraire dit du Viale Manzoni à Rome, et les tentations d'Ulysse, dans Comptes-rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, t. 89 (1945), p. 26-51, y lit plutôt la transcription du séjour d'Ulysse chez la magicienne Circé ; avant eux, V. DANIEL, Une fresque du Viale Manzoni expliquée par un texte de Porphyre, dans Revue belge de philologie et d'histoire, t. 3 (1924), p. 703-711 y voyait une représentation de la conversation entre Ulysse et Athéna à l'entrée de l'antre des nymphes, en lien avec l'interprétation allégorique de l'épisode par Numénius.
[29] Voir HOMÈRE, Odyssée, I, 50-51.
[30] Voir HOMÈRE, Odyssée, V, 151-158. Sur l’allégorie de Calypso dans la tradition philosophique, voir BUFFIÈRE, (n. 10), p. 388-391 ; 461-464. Étymologiquement, Calypso est « celle qui cache ».
[31] Cf. HOMÈRE, Odyssée, XI, 121-125 ; NUMÉNIUS, Fragments, 33 (É. des Places, CUF, p. 84).
[32] Voir PLATON, Politique, 273d, où les manuscrits attestent tópon (« la région », qui deviendra la regio dissimilitudinis chez saint Augustin) là où Simplicius et Proclus lisent pónton (« l’océan »). Sur ce lieu critique, voir P. COURCELLE, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, Paris, de Boccard, 1968, p. 405-440 (et la bibliographie adossée à ces pages) ; on ajoutera É. dES PLACES, Syngeneia. La parenté de l’homme avec Dieu d’Homère à la patristique, Paris, Klincksieck, 1964, p. 83-85 (Coll. Études et commentaires, t. 51) ; M. SCHMIDT, « Regio dissimilitudinis », dans Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, t. 15 (1968), p. 63-108.
[33] Cf. HOMÈRE, Odyssée, XI, 134 ; PORPHYRE, L’Antre des Nymphes, 35.
[34] PORPHYRE, Vie de Plotin, 22, 23-28, qui réinterprète HOMÈRE, Odyssée, V, 423 sq (dans É. BRÉHIER, PLOTIN. Ennéades, t. 1, p. 25 [CUF]).
[35]
PLOTIN, Ennéades, I, 6, 8, 16-23 (cf. HERMIAS, Commentaire sur le Phèdre de Platon, 259a, cité par COURCELLE [n. 20], p. 81 n. 2). En Odyssée, I, 13, Homère rapporte le désarroi d’Ulysse qui est le
dernier héros de la guerre de Troie à « toujours désirer le retour et sa
femme. »
[36] Cf. HOMÈRE, Odyssée, V, 216-217, et les scholies relatives à ces vers dans W. DINDORF, Scholia graeca in Homeri Odysseum, t. 1, Oxford, 1855, p. 264 ; περίφρων (« très sage ») est une épithète de nature de Pénélope dans l’Odyssée. Sur le métier de Pénélope, voir BUFFIÈRE (n. 10), p. 389-391. Voir aussi PORPHYRE, Questions homériques à l’Odyssée, éd. A. H. Schrader, Leipzig, Teubner, 1890, p. 69, 7-10 (scholie à Odyssée, VII, 258). Voir aussi CARCOPINO (n. 27), p. 208-210.
[37] HOMÈRE, Odyssée, XIII, 102 sq.
[38] PSEUDO-PLUTARQUE, De Homero, II, 126 (ed. Kindstrand, 1990, p. 63).
[39] BOÈCE, Consolation de Philosophie, IV, metr. 3, 23-24.
[40] TERTULLIEN, Des spectacles, VIII, 2.
[41] BOÈCE, Consolation de Philosophie, IV, metr. 3, 28.
[42] Voir supra n. 32. L’appendice VII de COURCELLE sur « La “région de dissemblance” dans la tradition néo-platonisante » propose un abondant dossier de textes, notamment en rapport avec l’exégèse des psaumes 31, 9 et 48, 13 ; en particulier, pour le texte de Proclus, voir le paragraphe III, « Le “lieu de dissemblance” chez Proclus : Circé et les métensomatoses » (p. 428-440). — Pour la regio gemendi, voir AUGUSTIN, Commentaires sur les Psaumes, LIV, 3 (après les citations de Ps 31, 9 et 48, 21).
[43] Voir H. RAHNER, Mythes grecs et mystère chrétien, Paris, Payot, 1954, p. 196-240.
[44] Ce paragraphe doit beaucoup aux développements de l’article de COURCELLE (n. 20), p. 73-93.
[45]
PLUTARQUE, Propos de table, IX, 14, 6.
[46] SERVIUS, Commentaires sur l’Énéide, V, 864.
[47]
PLOTIN, Ennéades, II, 3, 9.
[48] HOMÈRE, Odyssée, V, 333-353.
[49] Voir EUSTATHE DE THESSALONIQUE, Commentaires sur l’Odyssée, V, 346 (Leipzig, 1825, t. 1, p. 229, 6).
[50]
AUGUSTIN, De la vie heureuse, I, 1-4.
[51] PAULIN DE NOLE, Lettres, XVI, 7-8.
[52]
CICÉRON, Des termes extrêmes des biens et des maux, V, 18, 49.
[53]
JÉRÔME, Commentaires sur le prophète Isaïe, V, 13, 20-22.
[54] Pour quelques textes qui illustrent ce complexe exégétique, voir e.g. CLÉMENT D'ALEXANDRIE, Protreptique, XII, 4 ; MAXIME DE TURIN, Sermons, XLIX, 1-2 ; et surtout le texte fameux d’AMBROISE DE MILAN, Commentaires sur l’évangile de saint Luc, IV, 2, qui rassemble toutes les composantes de l’allégorie. Voir aussi une analyse détaillée du réinvestissement patristique de ces images, dans H. RAHNER, Symbole der Kirche. Die Ekklesiologie der Väter, Salzburg, O. Müller Verlag, 1964, p. 239-271.
[55]
Voir LACTANCE, De la mort des persécuteurs, VII, 1, qui désigne ainsi Dioclétien.
[56] Pour les propos de Sinon sur Ulysse, voir VIRGILE, Énéide, II, 90. 163-171.
[57] VIRGILE, Énéide, IX, 602 : « Fandi fictor Vlixes. »
[58] Du reste, dans les Troyennes d’Euripide, Ulysse n’est pas physiquement présent au moment où il arrache aux Grecs la décision, politiquement indispensable, d'anéantir le dernier représentant de la race troyenne. Son intervention, toute cruelle qu'elle apparaisse, n'est donc pas aussi dramatique que dans la tragédie d'Hécube, où il assume pleinement, et devant le spectateur, son rôle d'exécuteur des basses œuvres. En mêlant les deux situations dans ses Troyennes, Sénèque noircit davantage les traits de l’assassin.
[59] PROBA, Centon, 614-615 : « Cunctique repente/ corripuere sacram effigiem manibusque cruentis » (= VIRGILE, Énéide, I, 594/ II, 167).
[60] Voir P.-A. DEPROOST, Le martyre chez Prudence : sagesse et tragédie. La réception de Sénèque dans le « Peristephanon Liber », dans Philologus. Zeitschrift für antike Literatur und ihre Rezeption, t. 143 (1999), p. 161-180 (en particulier p. 166-167 pour le parallèle implicite entre Astyanax et Eulalie dans l’hymne III de Prudence).
[61] Cf. VIRGILE, Énéide, III, 639 ; et e.g. PRUDENCE, Sur la couronne des martyrs, XI, 29-30 (contre le schisme de Novat) ; Arator, La geste des apôtres, I, 188 (attaque antijuive).
[62] Voir N. FICK, Le personnage d’Ulysse dans le roman latin, dans S. DAVID — É. GENY (éd.), Troïka. Parcours antiques (Mélanges offerts à Michel Woronoff, t. 2), Presses universitaires de Franche-Comté, 2012, p. 299-313.
[63]
Voir DANTE ALIGHIERI, La Divine Comédie. Enfer, XXVI, 49-142. Sur la place d’Ulysse dans
la Divine Comédie, voir le chapitre
« Ulysse, figure de philosophe », dans R. IMBACH, Dante, la
philosophie et les laïcs. Initiations à la philosophie médiévale 1, Paris, Cerf — Éditions
universitaires de Fribourg, 1996, p. 215-245.
[64] DANTE ALIGHIERI,La Divine Comédie. Enfer, XXVI, 97-99.
[65] DANTE ALIGHIERI,La Divine Comédie. Enfer, XXVI, 118-120.
[66] Cf. VIRGILE, Énéide, III, 628-629 : « Nec talia passus Vlixes/ oblitusue sui est Ithacus discrimine tanto » ; AUGUSTIN, La Trinité, XIV, 11, 14, qui fait valoir cet éloge d’Ulysse pour montrer qu’il existe une mémoire du présent.
[Déposé sur la Toile le 13 janvier 2014]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 27 - janvier-juin 2014