[Extrait de Folia
Electronica Classica,
t. 27, janvier-juin 2014]
La Chute des Idoles dans l’épisode égyptien des Enfances de Jésus.
Le témoignage de la littérature médiévale
par
Jacques Poucet
Membre de l’Académie royale de Belgique
Professeur émérite de l’Université de Louvain
[ Résumé ] [ Plan général ] [ Intro ] [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]
L’introduction
(p. 4-8) situera la
question. On y apprendra que le voyage de la Sainte-Famille vers l’Égypte,
le séjour dans ce pays et le retour en Palestine sont marqués dans les
apocryphes chrétiens par de nombreux événements merveilleux ou miraculeux, dont
l’un est le « motif de la chute des idoles » ; que ce motif a
été beaucoup plus étudié dans l’histoire de l’art que dans la littérature ;
que le présent travail sera consacré à sa présence et à son utilisation dans
les textes du Moyen Âge.
Ces textes attestent l’existence de deux visions
des choses différentes. L’une est centrée sur la chute des idoles, voire de
leurs temples, lorsque Jésus et sa mère entrent en contact avec eux. Cet
événement miraculeux est généralement présenté comme la réalisation d’une
prophétie d’Isaïe et entraîne parfois la conversion des assistants. Son attestation
ancienne la plus significative apparaît dans l’Évangile du pseudo-Matthieu. L’étude de cette version, à laquelle nous
avons donné le nom de « Jésus et les idoles égyptiennes », constitue
notre premier chapitre (p.
9-17).
Le deuxième chapitre (p. 18-25) sera consacré à l’examen de l’autre vision
des choses, intitulée « Jérémie et les prêtres égyptiens ». Celle-ci ne
décrit pas, comme la précédente, la chute des idoles et leurs conséquences,
mais elle y fait nettement référence. Elle met en scène un autre prophète,
Jérémie, qui, en Égypte même, annonce à des prêtres égyptiens que leurs idoles
seront détruites par une « Vierge Mère ». Elle présente ensuite ce
qui pourrait passer comme des tentatives de ces prêtres pour déjouer la
prédiction, et fait état d’un dialogue entre eux et le roi d’Égypte, tout cela
sans même citer le nom d’Isaïe. Elle est attestée d’abord dans les différentes
recensions grecques des
Vitae Prophetarum.
Dans la suite de la littérature médiévale, chacune
de ces deux visions a connu des développements propres qui seront successivement
examinés.
Ainsi, le troisième chapitre (p. 26-43) est
consacré aux attestations du motif de « Jésus et les idoles égyptiennes ».
On le retrouve sous une forme proche de celle de
l’Évangile du pseudo-Matthieu
chez Vincent de Beauvais et
dans une version latine du XIIIe, sous des formes romancées dans des
versions orientales faisant appel sans scrupules à l’amplification, comme par
exemple l’Évangile arabe de l’Enfance, ou le
Livre arménien de l’Enfance ou la
Vision de Théophile (en syriaque) ; sous des formes
davantage condensées, comme dans
La légende dorée de Jacques de Voragine (XIIIe), ou dans la
Chronique de Martin d’Opava
(XIIIe), ou dans
Ly Myreur des Histors
de Jean d’Outremeuse (XIVe).
Le
quatrième chapitre
(p. 44-53) discute des
différents traitements du motif de « Jérémie et les prêtres égyptiens ». On en retrouve des traces
plus ou moins nettes dans le
Libellus Sancti Epiphanii episcopi (avant le VIIe), dans la
Chronique en syriaque de Michel le Syrien (XIIe), dans
l’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur (avant 1173), dans le Dolopathos
de Jean de Haute-Seille (fin du XIIe), dans La légende dorée de Jacques
de Voragine (milieu du XIIIe) et dans Ly Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse
(XIVe).
La conclusion (p. 55-57), après un bref résumé des chapitres
précédents,
présente un nouvel élément, en guise d’introduction
à des recherches ultérieures. C’est le motif de la « prédiction d’éternité ».
Totalement absent des anecdotes précédentes sur les chutes d’idoles et de
temples dans l’épisode égyptien, il prendra toute son importance en milieu
romain. Il existe en effet,
concernant Rome cette fois et non plus l’Égypte, de nombreux récits de
statues ou de bâtiments emblématiques (dont des temples) qui s’effondrent à la naissance du Christ.
La conclusion est suivie de trois appendices abordant toujours le motif de la chute des idoles, le premier (p. 58-62), dans la littérature arabe, le second (p. 63-65), dans un écrit chrétien apocryphe appelé Comparution de Pilate, et le troisième (p. 66-67), dans la légende de saint Longin.
[ Résumé ] [ Plan général ] [ Intro ] [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]
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Introduction (p. 4-8)
Les événements oubliés de l’épisode égyptien (p. 5)
La chute des idoles, voire des temples (p. 5)
La littérature apocryphe ( p. 5)
Les représentations iconographiques ( p. 6)
Le plan du travail ( p. 7)
Chapitre I : Jésus, les idoles et les temples égyptiens
(p. 9-17)
Le récit de l’Évangile du pseudo-Matthieu ( p. 9)
La prophétie d’Isaïe
(p. 11)
La datation du récit ( p. 13)
Sozomène et Cassiodore (p. 14)
L’Historia monachorum in Aegypto
(p. 15)
Chapitre II : Jérémie et les prêtres égyptiens (p. 18-25)
Les « Vies des Prophètes » (Vitae Prophetarum) (p. 18)
Les recensions grecques
(p. 20)
Leur contenu : trois récits (p. 20)
Le récit de Jérémie et des prêtres égyptiens (p. 21)
L’intervention de Jérémie (p. 22)
Le contenu du récit (p. 23)
Chapitre III : Les développements du récit de la chute
des idoles au passage de Jésus (p. 26-43)
A. La fidélité au récit du pseudo-Matthieu (p. 26)
Vincent de Beauvais (XIIIe) résume légèrement le texte (p. 26)
Une version latine du XIIIe du pseudo-Matthieu (famille Q) (p. 28)
B. Les versions romancées des apocryphes orientaux (p. 29)
L’Évangile arabe de l’Enfance (date indéterminée) (p. 30)
Le
Livre arménien
de l’Enfance (date indéterminée)
(p. 33)
La Vision de Théophile (XIe) (p. 37)
C. Des versions plus sobres (p. 39)
Jacques de Voragine et sa
Légende
dorée (vers 1261-1266) (p. 39)
Martin d’Opava et sa Chronique (XIIIe) (p. 41)
Jean d’Outremeuse et Ly Myreur des Histors (XIVe) (p. 42)
Chapitre IV : Les développements de la notice sur Jérémie
et les prêtres égyptiens (p. 44-53)
A. Les recensions médiévales des Vitae Prophetarum (p. 44)
Le
Libellus sancti Epiphanii
episcopi (avant Isidore de Séville) (p. 44)
Les Vitae Prophetarum dans des langues orientales (p. 46)
B. Les utilisations de la notice ailleurs que dans les « Vies des
Prophètes » (p. 46)
La Chronique en syriaque de Michel le Syrien (XIIe) (p. 46)
L’Histoire scholastique de
Pierre le Mangeur (achevée avant 1173) (p. 47)
Le Dolopathos de Jean de Haute-Seille (1184-1212) (p. 48)
La légende dorée de Jacques de Voragine (vers 1261-1266) (p. 50)
Ly Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse (XIVe) (p. 51)
Conclusion (p. 55-57)
Appendices (p. 58-66)
I. Les « Histoires des Prophètes » et
l’historiographie arabe (p.
58)
II. La Comparution de Pilate (p. 63)
III. Le martyre de saint Longin dans La légende dorée (p. 66)
[ Résumé ] [ Plan général ] [ Intro ] [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]
...oussitoist
que Jhesus entrat en la terre [...] chaïrent les ymages à terre et debrisarent
en piches.
Adont
avoit en Egipte I juys qui astoit mult saige, qui dest à peuple qu'ilh avoit
veyut en la scripture que quant Dieu nasqueroit de virgue, qui debriseroit les
ydolles.
...dès que Jésus entra dans la terre <d’Égypte>, les idoles tombèrent au sol et se brisèrent en morceaux. Il y avait alors en Égypte un Juif très sage, qui dit au peuple qu’il avait vu dans l’Écriture que quand Dieu naîtrait d’une vierge, il briserait les idoles. (Jean d’Outremeuse, Myreur des Histors, I, p. 357-358, éd. A. Borgnet, 1864)
Comme c’est généralement le cas dans
les biographies de grands fondateurs d’empires ou de religions, la conception,
la naissance et l’enfance du Christ apparaissent marquées
par toute une série d’événements merveilleux, qui – faut-il le dire ? – ne
relèvent pas de l’histoire, mais du mythe, de la légende, ou de la foi.
Certains sont largement connus et
font encore aujourd’hui partie de l’imaginaire du monde chrétien. C’est le cas
de la virginité de Marie qui n’aurait été affectée ni par la conception ni par la
naissance de Jésus ; le cas des premiers adorateurs de l’enfant, d’abord
des bergers appelés par une cohorte d’anges, ensuite des rois venus d’Orient et
guidés par une mystérieuse étoile ; le cas du massacre des
Saints-Innocents sur l’ordre d’Hérode ; le cas aussi de la Fuite et du
séjour de la Sainte-Famille en Égypte qui mettront l’Enfant Jésus à l’abri des
menaces d’Hérode. La Sainte-Famille ne reviendra au pays qu’après la mort
d’Hérode.
C’est essentiellement cet épisode
égyptien qui va nous retenir. Il n’est évoqué que par un seul des quatre
évangélistes, Matthieu (2, 13-15), et d’une manière très brève :
Après leur départ [= des rois mages], voici qu’un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : « Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, fuis en Égypte, et restes-y jusqu’à ce que je t’avertisse ; car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr. » Et lui se leva, prit l’enfant et sa mère de nuit et se retira en Égypte. Et il y resta jusqu’à la mort d’Hérode.
Les Évangiles canoniques ne diront rien
de plus. Ils sont muets sur les nombreux faits merveilleux – pour ne pas dire
miraculeux – qui se sont passés durant le voyage aller, pendant le séjour en
Égypte et lors du retour en Palestine. Seuls quelques spécialistes en ont
conservé de nos jours un souvenir précis.
Parmi les événements oubliés de
l’épisode égyptien, ...
Ainsi, par exemple, qui sait encore à
notre époque que des dragons sont sortis de leur grotte pour venir adorer
l’enfant au passage ; que des lions et des léopards l’ont escorté et lui ont
montré le chemin, « inclinant la tête avec une profonde révérence et
remuant gentiment la queue » ; qu’un palmier, à l’ombre duquel Marie
se reposait, a fait jaillir de ses racines une source d’eau et s’est incliné
pour lui offrir ses fruits ; que l’enfant Jésus a ramené à une seule journée
de voyage un trajet qui devait normalement durer trente jours ?
Des larrons, venus pour dévaliser
les voyageurs, les ont traités correctement, allant même parfois jusqu’à les
mettre sur la bonne route. Un champ de blé, semé par un paysan lors du passage
de la Sainte-Famille, s’est mis à pousser et à mûrir instantanément pour
égarer les sbires d’Hérode lancés à la recherche des fugitifs.
... celui de la chute des idoles,
voire des temples
Et il y a encore les récits
d’idoles, voire de temples entiers, qui se brisent en Égypte lorsque l’enfant
et sa mère entrent dans le pays ou passent par une ville. C’est précisément à
la présentation et à l’étude de ce motif – celui de la chute des idoles et des
temples – que sera consacré le présent travail. Un motif presque oublié de nos
jours, comme le sont beaucoup de ceux qui viennent d’être cités.
La littérature apocryphe
La raison en est que ces récits ne
figurent que dans les textes « apocryphes », terme servant aujourd’hui
à désigner les ouvrages qui ne font pas partie du « canon » des 27
livres du Nouveau Testament officiellement reconnus depuis le IVe siècle par
les chrétiens comme leurs écritures sacrées. Ces écrits apocryphes sont
pourtant très nombreux : ainsi leur traduction française occupe plusieurs
milliers de pages dans deux volumes récents de La Pléiade.
* Les apocryphes :
Écrits apocryphes chrétiens. Édition publiée sous la direction de
Fr. Bovon et de P. Geoltrain [e.a.], 2 vol., Paris, 1997 et 2005 p. 1782 et
2156. (Bibliothèque de la Pléiade, 442 et 516). Comme on s’en rendra compte à
la lecture de ces deux volumes, la littérature moderne sur les apocryphes est
immense. Le lecteur pressé qui souhaiterait se faire une idée rapide du sujet pourra
toujours recourir à des présentations de synthèse, comme par exemple celle de
J.-M. Prieur, Apocryphes chrétiens.
Un regard inattendu sur le christianisme ancien, Éditions du Moulin, 1995, 89 p., reprise
dans une version un peu différente et plus récente, sous le titre : Les
écrits apocryphes chrétiens, dans Cahiers Évangile, n° 148, 2009, p.
1-72.
Leur influence au Moyen Âge fut pourtant considérable. Ils contribuèrent
notamment à la ferveur populaire de cette époque.
C’est qu’ils contiennent, sur la
naissance et l’enfance de Jésus, de nombreux récits censés amplifier et
embellir les rares passages que les Évangiles canoniques consacrent à cette
partie de la vie du Christ. Faisant une large part à l’imaginaire, au
merveilleux et au romanesque, ils relatent souvent un nombre impressionnant de
prodiges et de miracles. Ces caractéristiques expliquent probablement, en
partie au moins, la défiance manifestée à leur égard par l’Église officielle.
Au fur et à mesure des besoins de la
démonstration, nous serons ainsi amené à évoquer des titres qui seront brièvement
présentés : comme l’Évangile du pseudo-Matthieu ; comme l’Évangile arabe
de l’Enfance, récemment rebaptisé Vie de Jésus en arabe ; comme
le Livre arménien de l’Enfance ; comme la Vision de Théophile ;
comme aussi certains recueils anciens de Vitae Prophetarum (« Les
Vies des Prophètes »).
Dans la masse des
écrits non canoniques, nous n’avons retenu que ceux qui sont en rapport direct
avec notre sujet, parce qu’ils intègrent le motif de la « chute des idoles ». Les quelques textes ainsi
exploités ne suffisent évidemment pas à donner une vision correcte du genre
multiforme des apocryphes.
Les représentations iconographiques
Un
autre point important doit être souligné. Il a été question jusqu’ici de textes
littéraires. Mais il ne faudrait pas oublier que les légendes centrées sur
le thème de la Fuite en Égypte ont également donné naissance au Moyen Âge
(surtout depuis le XIIIe) à une foule de représentations iconographiques.
C’était notamment vrai de la
légende des idoles égyptiennes se brisant dans leur temple à l’arrivée de la
Vierge et de l’Enfant. Émile Mâle est très clair sur ce point : « On
la retrouve dans toutes les séries peintes ou sculptées consacrées à l’enfance.
Le XIIIe siècle donna à la légende une forme abrégée, presque hiéroglyphique.
On ne voit ni la ville, ni les prêtres, ni le temple, comme dans quelques
œuvres d'art des hautes époques : deux statues tombant de leur piédestal et se
brisant par le milieu suffisent à rappeler le miracle. » (L'art religieux
du XIIIe siècle en France, Paris, 1925, p. 218). Mais d’autres chercheurs
ont approfondi la question.
La liste ci-dessous signale quelques ouvrages plus récents qui mettent
l’accent sur le thème de la Fuite en Égypte, et particulièrement sur le motif
des idoles. Les lecteurs intéressés y trouveront une imposante bibliographie.
* La dimension iconographique : Parmi
beaucoup d’autres travaux, on citera : L. Réau, Iconographie
de l'art chrétien. Tome II : Iconographie de la Bible. II. Nouveau Testament,
Paris, 1957, p. 273-283. – M.L. Dufey-Haeck, Le thème du Repos
pendant la fuite en Égypte dans la peinture flamande, de la seconde moitié du
XVe siècle au début du XVIe siècle, dans Revue belge d’Archéologie et d’Histoire de l’Art, t. 48, 1979, p.
45-76. – L.
Valensi, La fuite en Égypte. Histoires d'Orient et d'Occident. Essai
d'histoire comparée, Paris, Seuil, 2002, 330 p. (avec un recueil de 51
illustrations regroupées en un cahier central). – G. de
Mûelenaere, Analyse iconologique du thème de la chute de l'idole lors de la
fuite en Égypte, Louvain-la-Neuve, UCL, 2 vol., 2009, 104 p. + 71 p. d’ill.
[Mémoire de fin d'études], qui a donné lieu à un très bel article, largement
illustré, dans Koregos. Revue et
encyclopédie multimedia des arts, sous le titre : La chute des idoles lors de la Fuite en Égypte. Analyse
iconologique d'un récit apocryphe,
accessible sur la Toile.
Mais – répétons-le – l’iconographie
comme telle ne sera pas abordée dans le présent travail qui n’explorera que les
textes littéraires. Il ne traitera en outre – répétons-le aussi – qu’un
seul des événements miraculeux liés à l’épisode du voyage et du séjour de la
Sainte-Famille en Égypte : celui où des idoles et/ou des temples sont
censés se briser au passage de Jésus et de Marie. Nous tenions toutefois dans
cette introduction à replacer notre étude dans un cadre un peu plus large.
Le plan du
travail
En
ce qui concerne le motif de la chute des idoles dans l’épisode égyptien, les
témoignages conservés attestent l’existence de deux visions différentes qui semblent
avoir existé assez tôt, indépendamment l’une de l’autre, et dont voici les
caractéristiques essentielles.
L’une
est centrée sur la chute d’idoles, voire de temples, lorsque Jésus et de sa
mère entrent en contact avec eux au cours de leurs déplacements. Cet événement
miraculeux est présenté comme la réalisation d’une prophétie d’Isaïe, et entraîne
parfois la conversion massive des assistants. Sous le titre de « Jésus et
les idoles égyptiennes », son étude constituera la matière du premier
chapitre (p. 9-17).
La
seconde vision, intitulée « Jérémie et les prêtres égyptiens », ne
décrit pas, comme la précédente, la chute des idoles, mais elle y fait
nettement référence. Elle met en scène un autre prophète, Jérémie, qui annonce
à des prêtres égyptiens que leurs idoles seront détruites par une « Vierge
Mère ». Elle présente ensuite ce qui pourrait passer comme des tentatives
de ces prêtres pour déjouer la prédiction, et fait état d’un dialogue entre eux
et le roi d’Égypte, tout cela sans même citer le nom d’Isaïe. Cette seconde vision
sera présentée dans le deuxième chapitre (p. 18-25).
Dans
la suite de la littérature médiévale, chacune de ces visions a connu des
développements propres. Ils seront examinés dans les troisième (p.
26-43) et quatrième (p. 44-54) chapitres.
La
conclusion (p. 55-57), après
un bref résumé des chapitres précédents, présentera un nouvel
élément, en guise d’introduction à des recherches ultérieures. C’est celui de
la « prédiction d’éternité ». Totalement absent des anecdotes
précédentes sur les chutes d’idoles et de temples dans l’épisode égyptien, ce
motif prendra une grande importance en milieu romain. Il existe en effet, concernant Rome et non plus
l’Égypte, de nombreux récits de statues ou de bâtiments emblématiques
(dont des temples) qui s’effondrent, cette fois à la naissance du Christ.
Trois appendices consacrés au motif de la chute des idoles clôtureront le travail. Il y sera successivement question de la littérature arabe (p. 58-62), d’un apocryphe chrétien appelé la Comparution de Pilate (p. 63-65) et d’un détail de la légende de saint Longin dans La légende dorée de Jacques de Voragine (p. 66-67.
[ Résumé ] [ Plan général ] [ Intro ] [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]
Jésus, les
idoles et les temples égyptiens
C’est l’Évangile du pseudo-Matthieu
qui fournit l’attestation ancienne la mieux formulée et la plus explicite de la
première vision, celle où l’entrée de Jésus dans un temple égyptien provoque la
chute de toutes les idoles qu’il abrite, événement qui amène les spectateurs à
se convertir à la nouvelle religion.
Le récit de l’Évangile
du pseudo-Matthieu
De cet Évangile du pseudo-Matthieu,
Jan Gijsel a donné en 1997 dans le Corpus Christianorum une édition
monumentale, basée sur la collation exhaustive de plus de 180 témoins
directs.
Il place la composition de l’œuvre entre le milieu du VIe et la fin du VIIIe, en
manifestant toutefois une préférence pour le premier quart du VIIe. Son édition est accompagnée
d’un commentaire et d’une traduction française. Jan Gijsel est également à
l’origine de la traduction et de la notice sur le pseudo-Matthieu dans le
volume de La Pléiade.
* Édition
critique complète : Pseudo-Matthaei Evangelium. Textus et
commentarius cura Jan Gijsel, Turnhout, 1997, 520 p. (Corpus Christianorum.
Series apocryphorum, 9).
* Traduction
française, avec introduction et notes, du même Jan Gijsel, Évangile de
l’Enfance du pseudo-Matthieu, dans Écrits apocryphes chrétiens, t.
1, Paris, 1997, p. 105-140 (Bibliothèque de la Pléiade, 442).
Son édition dans le Corpus
Christianorum est particulière.
Les
spécificités de la tradition manuscrite l’ont en fait amené à fournir une édition
séparée pour chacune des deux principales familles carolingiennes, A et P,
« à la base de la quasi-totalité des remaniements en latin et des
traductions en langue vulgaire » (p. 266). Pour chaque chapitre, le lecteur
trouve ainsi une Forma textus A, puis une Forma textus P.
Les
autres familles, en l’espèce Q et R, « ne sont d’aucune utilité pour la
constitution du texte sous sa forme ancienne » (ibidem). Ce qui ne signifie pas qu’elles manquent d’intérêt lorsqu’on prend en
considération des formes plus récentes du texte. Nous en aurons la preuve plus
loin (p. 28).
Le miracle de la chute des idoles –
pour en venir à notre sujet – figure dans les chapitres XXII à XXIV traitant de la Fuite
en Égypte. Arrivés au terme de leur voyage, les membres de la Sainte-Famille aperçoivent
« les montagnes de l’Égypte et ses plaines », ce qui les remplit d’allégresse.
La traduction française ci-dessous, reprise à l’édition de J. Gijsel,
correspond à la Forma textus A. Nous y avons intégré entre crochets
droits les variantes les plus importantes de la Forma textus P.
(XXII, 2) Et remplis de joie et d’allégresse, ils entrèrent dans une des villes nommée Sohennen [Sotinen pour P]. Et comme ils n’y connaissaient personne chez qui loger, ils entrèrent dans un temple qui était appelé le capitole (capitolium) de cette ville d’Égypte. Dans ce temple étaient placées 365 idoles auxquelles chaque jour (singulis diebus) les honneurs divins étaient rendus par les impies.
(XXIII) Or, aussitôt que Marie entra dans le temple avec le petit enfant, il advint que toutes les statues se renversèrent, et toutes ces idoles gisant face contre terre révélèrent clairement qu’elles n’étaient rien. Alors fut accomplie la parole du prophète : « Voici que le Seigneur viendra sur une nuée légère, et tous les ouvrages des Égyptiens s’écarteront devant sa face (Ecce dominus ueniet super nubem leuem et mouebuntur a facie eius omnia manufacta Aegyptiorum). »
(XXIV) Quand on eut porté cette nouvelle à Afrodisius [P lui donne le titre de chef de la ville : duci ciuitatis], il vint au temple avec toute son armée et avec tous ses amis et compagnons. Tous les grands prêtres du temple espéraient qu’il ne dirait rien contre ceux qui avaient causé la chute (= des idoles) [Dans la famille P, les grands prêtres pensent que le gouverneur va sévir contre ceux qui avaient causé la chute des statues]. Et lui, étant entré dans le temple et voyant que ce qu’il avait entendu était vrai, s’approcha aussitôt de Marie et adora l’enfant que Marie portait dans son giron tel un maître. Et après l’avoir adoré, il s’adressa à toute son armée et à tous ses amis, et il dit : « Si celui-ci n’était pas le seigneur de nos dieux que voici, ceux-ci ne se seraient pas prosternés devant lui, et étendus par terre en sa présence, ils ne témoigneraient pas qu’il est leur Seigneur. Nous autres donc, si nous ne prenons pas la précaution de faire ce que nous voyons nos dieux en train de faire, nous courons tous le risque de provoquer son indignation et nous périrons tous, comme cela est arrivé au Pharaon, roi des Égyptiens, qui régnait en ces jours où Dieu fit de grands miracles en Égypte et fit sortir son peuple par la force de sa main. (trad. J. Gijsel, 1997, p. 472-480 passim)
Il
est exclu de reprendre ici, à fortiori de développer, les nombreuses observations
de l’éditeur. Ainsi il est relativement secondaire pour notre sujet de savoir
que la ville égyptienne, non identifiable par ailleurs, est orthographiée dans
les manuscrits de 33 manières différentes (p. 472, n. 2) ; d’entrer dans les
discussions sur le nom du gouverneur de la cité (p. 476, n. 1) ou de gloser sur
les variantes de la tradition manuscrite à propos des réactions des prêtres à
l’arrivée du gouverneur (p. 476, n. 2).
Il
est peut-être plus intéressant d’apprendre que le motif de « la destruction des
idoles par les serviteurs de Dieu se rencontre dans un grand nombre de
textes » (p. 474, n. 2, avec quelques références, not. Deut.
7, 5 ; II Chr 34, 5-7 ; I Sam 5, 2-5).
C’est vrai. Mais, à la différence de ces récits parallèles qui mettent en scène
des êtres humains, ici, dans le cas du temple égyptien, c’est le Vrai Dieu qui
agit et qui, par sa seule arrivée sur place, sans prononcer un mot, jette à bas
les idoles.
Bref,
à l’entrée de l’enfant dans le temple, les 365 idoles présentes se brisent et
sont réduites en pièces. Dans l’esprit du rédacteur médiéval, les symboles sont
clairs : le nombre de 365 idoles – une pour chacun des 365 jours de
l’année – et le terme même de Capitolium, très caractéristique,
renvoient à l’ensemble de la religion égyptienne ; leur chute montre que la
nouvelle religion écrase l’ancienne et va prendre sa place. L’Égypte d’ailleurs
se convertit : les Égyptiens, gouverneur en tête, ne se mettent-ils pas à
adorer le seul et véritable Dieu dans les bras de Marie
La prophétie d’Isaïe
La
chute des idoles est censée marquer la réalisation d’une prophétie d’Isaïe (ch.
19, verset 1), qui vécut au VIIIe a.C. En fait, le pseudo-Matthieu n’a pas
donné le texte complet du verset. Il l’a amputé de sa dernière partie. Comme il
sera souvent question de cette prophétie dans la suite, il n’est pas inutile de
s’y arrêter quelques instants.
En
voici d’abord deux traductions françaises modernes, celle de la Bible de
Crampon et celle de la Bible de Jérusalem :
Oracle
sur l’Égypte
« Voici que Yahweh, porté sur une
nuée légère,
entre en Égypte
;
les idoles de
l’Égypte tremblent en sa présence,
et le cœur de
l’Égypte se fond au dedans d’elle. » (Bible de Crampon)
« Voici que Yahweh, monté sur un
nuage léger,
vient en Égypte.
Les faux dieux d’Égypte chancellent
devant lui
et le cœur de
l’Égypte défaille en elle. » (Bible de Jérusalem)
Il est clair que le verset de
l’oracle comportait à l’origine quatre parties : (a) le Seigneur est sur
une nuée légère ; (b) il arrive en Égypte ; (c) les idoles
égyptiennes tremblent en sa présence ; (d) le cœur de l’Égypte s’effondre.
Les
exégètes modernes mettent cette prophétie en rapport avec « l’expédition
de Sargon en 720 et la défaite des Égyptiens à Raphia » (Crampon, p.
1060). L’attaque assyrienne sur l’Égypte, contemporaine d’Isaïe, n’a évidemment
rien à voir avec l’arrivée de Jésus en Égypte, mais on sait que les
réinterprétations chrétiennes des anciennes prophéties sont choses courantes et
que les rédacteurs antiques n’ont pas la même notion que nous de la conformité.
Voyons
maintenant d’autres traductions. Celle des Septante est la
suivante : ἰδοὺ κύριος κάθηται ἐπὶ νεφέλης κούφης καὶ ἥξει είς Αἴγυπτον, καὶ σεισθήσονται τὰ χειροποιητὰ Αἰγύπτου ἀπὸ προσώπου αὐτοῦ,
καὶ ἡ καρδία
αὐτῶν
ἡττηθήσεται
ἐν αὐτοῖς (éd. J. Ziegler, 1939, p. 188), ce qui peut se
traduire par : « (a) Voici le Seigneur assis sur une nuée
légère ; (b) il ira en Égypte, (c) les idoles de l’Égypte [litt.
« les choses faites de main d’homme »] seront secouées en sa présence
[ou seront écartées de sa face], (d) et leur cœur sera diminué [affaibli] chez
eux. » Les quatre éléments du verset sont bien conservés.
C’est
le cas aussi dans les plus anciennes traductions latines, celle de la Vulgate
latine de saint Jérôme (405 p.C.), traduite sur l’hébreu, et celle de la Vetus
Latina, traduite sur la version grecque des Septante :
Vulgate latine : (a) Ecce Dominus ascendet super nubem levem (b) et ingredietur Aegyptum (c) et movebuntur [var. commovebuntur] simulacra Aegypti a facie eius (d) et cor Aegypti tabescet in medio eius.
Vetus Latina : (a) Ecce dominus sedet super nubem levem, (b) et venit in Aegyptum, (c) et comminuentur manufacta Aegypti a facie illius, (d) et cor ipsorum minorabitur in illis.
Il est donc clair, comme nous le
signalions en commençant, que le pseudo-Matthieu a modifié le texte de la
prophétie, et surtout qu’il en a laissé tomber la dernière partie. Sous sa
plume, cela devient en effet :
(b) Ecce dominus ueniet (a) super nubem leuem (c) et mouebuntur a facie eius omnia manufacta Aegyptiorum.
(b) Voici que le Seigneur viendra (a) sur une nuée légère, (c) et tous les ouvrages des Égyptiens s’écarteront devant sa face.
L’absence du nom de l’Égypte ne surprend guère : compte
tenu du contexte, elle n’était pas nécessaire. Plus curieuse est la disparition
de la quatrième partie de la prophétie. Mais il faut bien avouer que l’allusion
au « cœur » (cor, καρδία)
de l’Égypte ou des Égyptiens, une allusion par ailleurs difficile à comprendre,
ne correspondait guère à la situation provoquée par l’arrivée de la
Sainte-Famille. Dans la troisième partie, le pseudo-Matthieu utilise la formule
mouebuntur a facie, traduite par l’éditeur « ils
s’écarteront devant sa face », et qui pourrait aussi se traduire
littéralement « seront mis en mouvement par sa face ». Les
traductions françaises varient aussi : tremblent, chancellent.
Ces données nous seront utiles lorsque nous analyserons les
autres citations médiévales de la prophétie d’Isaïe. Venons-en maintenant, en
ce qui concerne le pseudo-Évangile de Matthieu, aux questions de date.
La datation du
récit
La
proposition de J. Gijsel (probablement le premier quart du VIIe) concerne la
date de la composition de l’œuvre.
Mais ce qui nous intéresse davantage, c’est la date du
récit du prodige qui s’y trouve inséré. Or ce dernier est
manifestement beaucoup plus ancien.
Sozomène et Cassiodore
En
effet il est déjà connu dans la première moitié du Ve puisque Sozomène, dans
son Histoire ecclésiastique, l’évoque brièvement (V, 21, 10 ; Sources
chrétiennes, n° 495, 2005, p. 213, avec quelques notes), dans son récit de
la Fuite en Égypte.
L’écrivain
vient de raconter assez longuement l’histoire d’un arbre très grand « qui
se trouvait à Hermoupolis de Thébaïde » et qui, au passage de la
Sainte-Famille, « incapable de soutenir la venue du Christ, s'inclina
jusqu'au sol et se prosterna ». Peut-être, explique l’historien chrétien,
était-il vénéré par les habitants pour sa taille et sa beauté et fut-il pris de
tremblement (ἐσείσθη) : « le démon
honoré à travers lui aurait frissonné (φρίξαντος) à la vue du destructeur
des démons ».
C’est
arrivé à cet endroit qu’en guise d’explication ou de comparaison, Sozomène
rappelle à ses lecteurs le miracle des statues égyptiennes : « Aussi
bien, dit-on, toutes les statues des Égyptiens tremblèrent d'elles-mêmes (αὐτομάτως σεισθῆναι καὶ πάντα τὰ ξοάνα τῶν Αἰγυπτίων) lorsque le Christ vint
chez eux, selon la prophétie d'Isaïe. »
Le verbe σεισθῆναι, s’il
est bien conforme au texte de la prophétie d’Isaïe, ne correspond pas
parfaitement à ce qui, d’après le pseudo-Matthieu, se serait passé. Dans le pseudo-Évangile
en effet, les
statues font plus que « trembler », puisqu’elles tombent face contre
terre et se brisent. Ce verbe « trembler » (σείω) a-t-il été suggéré à
Sozomène par le texte même de la prophétie d’Isaïe ou a-t-il été amené par
l’épisode de l’arbre, on ne le sait pas.
À
la fin du VIe, dans son Historia Tripartita (VI, 42, 6-8), Cassiodore reprendra à Sozomène, en
les résumant, l’histoire de l’arbre « qui s’était incliné jusqu’à terre
pour adorer le Christ » et l’allusion, à titre de comparaison, à toutes
les statues des Égyptiens qui avaient agi « selon la prophétie
d’Isaïe ».
Mais de toute manière, en ce qui concerne la date de l’anecdote, on peut remonter plus haut encore puisqu’on dispose, avec l’Historia monachorum in Aegypto, d’une attestation qui nous mène à l’extrême fin du IVe, bien avant Sozomène et à fortiori Cassiodore.
L’Historia
monachorum in Aegypto
En
effet, un texte de cette époque qui fait allusion à la chute des statues figure
dans l’Historia monachorum in Aegypto (8, 1, éd. A.-J. Festugière, dans Subsidia
hagiographica, 53, Bruxelles, 1971).
C’est
le récit du pèlerinage d’un groupe de sept personnes, effectué en Égypte pendant
l’hiver 394-395 pour visiter les moines illustres du pays. On y trouve
notamment des portraits – hagiographiques certes mais souvent pittoresques – de
quelque 25 moines égyptiens, dont chacun donne son nom à un chapitre. Le moine
Apollô, qui va nous intéresser, occupe ainsi le chapitre 8.
Le texte édité en grec par A.-J.
Festugière a été traduit par l’éditeur lui-même dans Les moines d’Orient.
IV/1. Enquête sur les moines d’Égypte, Paris, 1964. Voici le texte grec
et la traduction :
Ἐθεασάμεθα δὲ καὶ ἕτερον ἄνδρα ἅγιον, ὀνόματι Ἀπολλῶ, ἐν Θηβαῖδι ἐν ὁρίοις τῆς Ἑρμουπόλεως, ἐν ᾗ ὁ σωτὴρ μετὰ Μαρίας καὶ τοῦ Ἰωσὴφ παρέγενετο Ἡσαίου τὴν προφητείαν ἀναπληρῶν λέγοντος · ἰδοὺ κύριος κάθηται ἐπὶ νεφέλης κούφης καὶ ἥξει είς Αἴγυπτον καὶ σεισθήσονται τὰ χειροποιητὰ Αἰγύπτου ἀπὸ προσώπου αὐτοῦ καὶ πεσοῦνται ἐπὶ τὴν γῆν. Εἴδομεν γὰρ ἐκεῖ τὸν ναὸν ἔνθα εἰσελθόντος τοῦ σωτῆρος ἐν τῇ πόλει τὰ εἴδωλα πάντα κατέπεσεν ἐπὶ πρόσωπον ἐπὶ τὴν γῆν.
Nous avons vu aussi un autre saint homme du nom d’Apollô, aux confins d’Hermoupolis en Thébaïde, où le Sauveur est allé avec Marie et Joseph, en accomplissement de la prophétie d’Isaïe (Is. 19,1) : « Voici, le Seigneur est assis sur une nuée légère, il ira en Égypte, les idoles de l’Égypte faites de main d’homme s’ébranleront en sa présence et s’écraseront sur le sol. » De fait, nous avons vu là le temple où, à l’entrée du Sauveur dans la ville, toutes les idoles tombèrent face contre terre.
La
ville citée ici ne correspond pas à celle du pseudo-Matthieu, mais l’essentiel
est qu’à la fin du IVe déjà, l’histoire des idoles d’Égypte brisées à l’arrivée
de l’enfant Jésus était solidement ancrée, puisque les « guides »
montraient déjà aux pèlerins et aux visiteurs les ruines d’un temple où s’était
produit le miracle.
Ici
aussi, l’effondrement des idoles est présenté comme une réalisation de la
prophétie d’Isaïe. Celle-ci est transmise dans un texte qui ne
correspond pas strictement à celui des versions présentées plus haut (pseudo-Matthieu,
Bible de Crampon et de Jérusalem, Vulgate de saint Jérôme et
Vetus Latina). Celles-ci ne signalent jamais que les idoles de l’Égypte
« s’écraseront sur le sol ». Le καὶ
πεσοῦνται ἐπὶ τὴν γῆν du
rédacteur de l’Historia monachorum n’a aucun rapport avec le quatrième
élément de la prophétie,
qui, on s’en souvient, était rendu en français par :
« et le
cœur de l’Égypte défaille en elle » (Bible de Jérusalem) ou, en latin, par
« cor Aegypti tabescet in medio eius » (saint Jérôme). On a
l’impression que le membre de phrase où figurait la mention du « cœur de
l’Égypte » a été librement interprété et adapté.
Mais
l’essentiel du message reste : en tombant face contre terre et en se
brisant en morceaux, les idoles manifestent toujours avec évidence leur néant.
Le vrai Dieu réduit à rien les idoles étrangères. Aucune allusion n’est faite
ici à une quelconque « conversion » de l’Égypte, mais c’est peut-être
dû au caractère trop bref du passage.
*
Ainsi, le motif de la chute des
idoles égyptiennes dans le temple où s’arrête la Sainte-Famille est beaucoup
plus ancien que la date de composition de l’Évangile du pseudo-Matthieu.
Comme le prouve l’Historia monachorum, il était déjà solidement installé
au IVe dans le milieu égyptien où il était déjà interprété comme une
réalisation de la prophétie d’Isaïe ou, plus exactement, comme une
interprétation de celle-ci. En effet, le rédacteur de l’Historia ne cite
textuellement que trois éléments de la prophétie sur quatre, Isaïe n’ayant pas
prophétisé que les statues s’écrouleraient sur le sol et se briseraient en morceaux.
Il est donc clair que, dès le IVe déjà, le motif n’envisageait pas un
simple « tremblement » de statues qui « se seraient
détournées » de Jésus, mais une véritable « chute » aboutissant
à leur totale « destruction ». Le passage de l’Historia monachorum,
très bref, ne permet pas de dire en toute certitude que, dès cette époque, le
motif était accompagné de celui de la conversion de l’Égypte au christianisme.
C’est toutefois vraisemblable.
En tout cas au VIIe, date probable
de sa constitution, le texte de l’Évangile du pseudo-Matthieu prouve non
seulement que le récit était déjà bien développé et bien structuré et qu’il
marquait le début de la conversion du pays. Les rédacteurs anciens toutefois ne
s’accordaient pas sur les réactions des prêtres égyptiens à l’arrivée des
forces d’Aphrodisius.
Qu’en est-il maintenant de la
seconde vision, celle de « Jérémie et les prêtres égyptiens » ?
[ Résumé ] [ Plan général ] [ Intro ] [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]
Jérémie et les prêtres égyptiens
La seconde vision des choses figure
dans un autre genre d’apocryphes,
celui des Vitae prophetarum (« Vies des prophètes »). Né,
semble-t-il, dans les milieux juifs de l’époque hellénistique, ce genre passera
dans la littérature chrétienne médiévale sous la forme d’opuscules du type de
ortu et obitu prophetarum (« De la naissance et de la mort des
Prophètes ») et se prolongera dans les traités arabes intitulés qisas
al-anbiyâ, c’est-à-dire « Histoires des prophètes ».
Au cours de cette très longue évolution,
le genre a connu d’importantes transformations. À l’origine, il ne traitait que
des grands et des petits prophètes de l’Ancien Testament. Les ouvrages
chrétiens du Moyen Âge s’intéresseront non seulement aux prophètes, mais aussi
aux apôtres (12) et aux disciples (généralement 70 ou 72) du Christ. Quant aux auteurs arabes, ils présenteront la Vie de Jésus
aux côtés de celle des autres prophètes de l’Islam, Jésus n’étant pour eux
qu’un prophète parmi les autres.
Les
« Vies des Prophètes » (Vitae Prophetarum)
* Édition :
La seule édition critique d’ensemble est toujours celle de Th. Schermann, Prophetarum
vitae fabulosae. Indices apostolorum discipulorumque domini Dorotheo,
Epiphanio, Hippolyto, aliisque vindicata, Teubner, 1907, LXXI + 255 p. On
estime qu’elle n’est plus entièrement satisfaisante, mais elle a été réimprimée
anastatiquement en 2010.
* Introductions :
A.-M. Denis, Introduction aux pseudépigraphes grecs d’Ancien
Testament, Leyde, 1970, p. 85-90 (Studia in Veteris Testamenti
pseudepigrapha, 1), et surtout A.-M. Denis et alii, Introduction à la
littérature religieuse judéo-hellénistique, Tome I, Brepols, 2000, p.
577-605 (17. Les Vies des Prophètes). Ce dernier livre n’est ni une
édition critique ni une traduction, mais une synthèse assez technique, présentant
notamment toutes les recensions existantes (en grec, syriaque, latin, hébreu,
arabe, éthiopien et arménien), avec l’indication précise des manuscrits où
elles sont attestées. Il contient toutefois un résumé en français d’une des
recensions grecques.
* Présentation
générale avec traduction française des textes : Écrits apocryphes
chrétiens, t. 2, Paris, 2005 (Bibliothèque de la Pléiade, 516), p.
417-480 : Vies des prophètes et des apôtres, par M. Petit
(pour les prophètes) et Fr. Dolbeau (pour les apôtres et les disciples). Comme
on le voit, cette présentation englobe aussi les vies (ou listes) des apôtres
et des disciples.
* Études
sur les Vitae grecques : L’étude la plus approfondie sur les Vitae
Prophetarum anciennes est celle, en allemand, d’A.M. Schwemer, Studien
zu den frühjüdischen Prophetenlegenden « Vitae Prophetarum », 2
vol., Tübingen, 1995-1996 (Texte
und Studien zum antiken Judentum, 49-50). Le premier volume traite des grands
prophètes (Isaïe, Jérémie, Ézéchiel et Daniel). Les p. 159-237 sont consacrées
à la Vie de Jérémie : édition avec traduction allemande (p.
159-165) suivie d’un commentaire approfondi (p. 165-237), où le développement
sur les statues égyptiennes occupe les p. 194-202. Le second tome étudie les
petits prophètes et les prophètes qui interviennent dans les livres
historiques.
* Études
sur les recensions latines : Pour ce qui est des versions latines les plus anciennes, on se
reportera surtout à Fr. Dolbeau, Deux opuscules latins relatifs aux
personnages de la Bible et antérieurs à Isidore de Séville, dans Revue
d'Histoire des Textes, t. 16, 1986, p. 83-139.
Selon
la position « que soutiennent majoritairement les spécialistes des
traditions vétéro-testamentaires » (Fr. Dolbeau, La Pléiade, II,
2005, p. 456), l’original juif qui a donné naissance au genre littéraire des Vies
de Prophètes remonterait à la fin de la période hellénistique, peut-être au
premier siècle de notre ère. Toutefois certains chercheurs envisagent des dates
plus récentes (IVe-Ve).
Comme
le précise A.-M. Denis (Introduction aux pseudépigraphes grecs, 1970, p.
85), il s’agit fondamentalement d’un « florilège de légendes destinées,
non à reproduire mais à compléter, souvent selon l’ancienne tradition, les
données de la Bible sur chaque prophète ». L’insistance est souvent mise
sur leur naissance, leur mort, leur tombeau et éventuellement leur martyre,
mais il y naturellement place aussi pour d’autres récits.
Il
est toutefois très difficile, sinon impossible, de reconstituer cet original,
tant la tradition en est complexe. Il n’en existe plus en effet que des recensions
postérieures, superficiellement christianisées, rédigées dans diverses langues
et au contenu variable (longueur de l’opuscule, nombre de prophètes retenus,
nombre et contenu des légendes attribuées, présence plus ou moins grande
d’additions chrétiennes).
Les
plus anciennes interpolations chrétiennes pourraient
remonter aux IIIe-IVe après J.-C. Plusieurs passages sont liés à des noms comme
ceux de saint Épiphane de Salamine (IVe) et de Dorothée, évêque de Tyr (fin
IIIe), mais ces attributions sont loin d’être garanties. Quoi qu’il en soit, ces
recensions de Vies de Prophètes ne sont pas faciles à dater.
Les
recensions grecques les plus anciennes se trouvent dans l’édition de Th.
Schermann intitulée Prophetarum Vitae Fabulosae (Teubner, 1907, anastatique
2010). L’éditeur les présente à la suite l’une de l’autre, et leurs titres
révèlent bien leur caractère anonyme. En voici quelques-uns traduits en
français : « Liste attribuée à Épiphane des 72 prophètes et
prophétesses » ; « De la vie et de la mort des prophètes. Première
recension du livre attribué à Épiphane » ; « De la vie et de la mort
des prophètes. Livre attribué à un certain Dorothée » ; « De la vie
et de la mort des prophètes. Deuxième recension du livre attribué à Épiphane » ;
« De la vie et de la mort des prophètes. Livre rédigé par un anonyme »,
etc.
Quatre d’entre elles seulement contiennent l’anecdote du prophète Jérémie en rapport avec la chute des idoles égyptiennes. Ce sont dans l’ordre de présentation de Th. Schermann : la Première recension d’Épiphane (Epi1), la Recension de Dorothée (Dor), la Seconde recension d’Épiphane (Epi2) et la Recension anonyme (An1).
Leur contenu : trois récits
Dans les quatre recensions, la notice consacrée à Jérémie
a le même contenu et la même structure, en l’occurrence trois récits très
proches les uns des autres et se succédant dans le même ordre, signe évident de
leur étroite correspondance. La Recension de Dorothée est la seule à les
faire précéder d’une introduction. Que disent-ils ?
Le
premier récit signale en substance que Jérémie aurait délivré les Égyptiens des
vipères et des crocodiles, ce qui lui aurait valu dans son pays d’exil beaucoup
d’honneurs, et une réputation telle qu’Alexandre, de passage à l’endroit où
reposait le prophète, aurait fait transporter ses os à Alexandrie, protégeant
ainsi cette région de ces animaux nuisibles.
Vient
ensuite, en deuxième position, l’anecdote à laquelle nous avons donné plus haut
le titre de « Jérémie et les
prêtres égyptiens ». Rappelons qu’elle évoque Jérémie censé avoir annoncé à
des prêtres égyptiens que leurs idoles seraient détruites par une « Vierge
Mère » ; qu’elle présente ensuite les tentatives de ces prêtres pour éviter
ce désastre et qu’elle se termine par un dialogue entre eux et le roi d’Égypte.
Mais elle ne raconte pas la destruction proprement dite et ne cite même pas le
nom d’Isaïe.
Après les deux récits
traitant explicitement de l’Égypte, le troisième discute d’un point fort
important pour le judaïsme. Jérémie, qui savait que le temple de Jérusalem
allait être pris et détruit par les envahisseurs, en aurait retiré l’arche
d’alliance et son contenu. Il aurait caché le tout dans un rocher,
« scellé du nom de Dieu » : ce rocher, recouvert d’une nuée,
aurait été transporté dans le désert où reposent Moïse et Aaron, d’où il ne
réapparaîtra qu’à la Résurrection.
Commenter le premier et le troisième récit nous entraînerait trop loin et dépasserait d’ailleurs nos compétences (les lecteurs intéressés pourront se reporter à l’analyse d’A.M. Schwemer, respectivement aux p. 164-193 et 202-235). Nous ne nous intéresserons qu’au deuxième récit, celui de « Jérémie et des prêtres égyptiens » (A.M. Schwemer, p. 194-202).
Le récit
de Jérémie et des prêtres égyptiens
La recension anonyme (An1) est aujourd’hui considérée comme « celle
qui transmet la tradition la plus ancienne » (M. Petit, La Pléiade,
II, 2005, p. 423). C’est son texte qu’a édité et traduit A.M. Schwemer, c’est
son texte aussi qu’a retenu M. Petit pour sa présentation et sa traduction de
la Vie des Prophètes dans La Pléiade. Il repose sur un Vaticanus
du VIIe ou VIIIe (M. Petit, 2005, p. 426), mais il pourrait remonter aux Ve-VIe
(Fr. Dolbeau, La Pléiade, II, 2005, p. 458). Voici le texte d’A.M.
Schwemer et la traduction française de M. Petit :
(7) Οὗτος ὁ Ἱερεμίας σημεῖον δέδωκε τοῖς ἱερεῦσιν Αἰγύπτου, ὅτι δεῖ σεισθῆναι τὰ εἴδωλα αὐτῶν καὶ συμπεσεῖν. (8) Δι‘ ὃ καὶ ἕως νῦν τιμῶσι παρθένος λοχὸν καὶ βρέφος ἐν φάτνῃ τιθέντες προσκυνοῦσιν, καὶ Πτολεμαίῳ τῷ βασιλεῖ τὴν αἰτίαν πυνθανομένῳ ἔλεγον, ὅτι πατροπαράδοτόν ἐστι μυστήριον ὑπὸ ὁσίου προφήτου τοῖς πατράσιν ἡμῶν παραδοθέν, καὶ ἐκδεχόμεθα τὸ πέρας, φησίν, τοῦ μυστηρίου αὐτοῦ. (éd. A.M. Schwemer, I, 1995, p. 160)
7. Ce Jérémie a donné aux prêtres d’Égypte un signe selon lequel leurs statues devaient être ébranlées et abattues. 8. C’est pourquoi, jusqu’à maintenant, ils révèrent une vierge venant d’accoucher et se prosternent devant un nouveau-né qu’ils ont placé dans une mangeoire. Et au roi Ptolémée qui leur demandait la cause, ils répondirent : « C’est un mystère ancestral, transmis à nos pères par un saint prophète et nous attendons, disent-ils, l’accomplissement de son mystère ». (trad. M. Petit, La Pléiade, II, 2005, p. 431-432)
Le § 7 de An1 renvoie
à la prophétie d’Isaïe. Sa présentation en est si brève que les recensions plus
récentes ont éprouvé, semble-t-il, le besoin de la développer et de préciser les
modalités de sa réalisation. Ainsi les deux recensions d’Épiphane (Epi1
et Epi2) notent respectivement avant le début du § 8 :
...un signe selon lequel toutes leurs statues devaient être ébranlées (σεισθῆναι πάντα τὰ εἴδωλα αὐτῶν) et toutes les réalisations de leurs mains devaient s’écrouler (καὶ συμπεσεῖν τὰ χειροποίητα πάντα) lorsqu’arriverait en Égypte une vierge mère (παρθένος λοχεύουσα) avec un nourrisson divin (σὺν βρέφει θεοειδεῖ).
...un signe selon lequel leurs statues devaient être ébranlées (σεισθῆναι τὰ εἴδωλα αὐτῶν) et les réalisations de leurs mains devaient s’écrouler (καὶ συμπεσεῖν τὰ χειροποίητα αὐτῶν) lorsqu’arriverait en Égypte une vierge ayant mis au monde un nourrisson divin (παρθένος λοχεύουσα βρέφος θεοειδές).
tandis que la Recension de
Dorothée (Dor) propose de son côté :
...un signe selon lequel leurs statues devaient être ébranlées (σεισθῆναι τὰ εἴδωλα αὐτῶν) et s’écrouler (καὶ συμπεσεῖν) à cause d’un enfant sauveur (διὰ σωτῆρος παιδὸς) né d’une vierge (ἐκ παρθένου γεννωμένου) et couché dans une crèche (ἐν φάτνῃ δὲ κειμένου).
On
est indiscutablement dans le contexte de la prophétie d’Isaïe, encore que
certaines précisions ne soient pas vraiment en situation. C’est le cas de la mention
« couché dans une crèche » de Dor. Lorsque la Sainte-Famille
entre en Égypte, l’Enfant divin n’était évidemment plus dans une crèche.
Avant
d’examiner le contenu plus à fond, quelques autres observations peuvent être utiles.
L’intervention de
Jérémie
Une
chose qui surprend, si on compare ces recensions au passage du pseudo-Matthieu,
est le rôle important qu’y joue le prophète Jérémie. Elles se réfèrent pourtant
toutes à la prophétie d’Isaïe, dont il a été longuement question plus haut, mais
aucune ne cite le nom de ce dernier. Comment expliquer cette intervention de Jérémie,
né vers 650 a.C., un siècle environ après Isaïe ?
Il
est difficile de penser dans le chef des rédacteurs à une confusion entre les
deux prophètes. Mais le fait est que ces derniers semblent avoir confié à
Jérémie le soin de transmettre aux Égyptiens le message d’Isaïe. C’est
peut-être parce qu’Isaïe n’a jamais été en Égypte, tandis que les liens de
Jérémie avec ce pays sont bien attestés. Pour le comprendre il faut remonter aux
événements liés à Nabuchodonosor et à l’invasion de 586.
La
Bible nous apprend en effet que Jérémie avait conseillé à ses concitoyens de se
soumettre au roi de Babylone qui les attaquait. Ces positions avaient valu au
prophète de sérieux ennuis avec les siens, mais elles lui avaient aussi évité,
après la prise de Jérusalem, d’être déporté en exil en Babylonie avec beaucoup de
ses compatriotes, dont le roi. Resté au pays, le prophète s’était rapproché de
Godolias, le gouverneur que Nabuchodonosor avait imposé à la Judée. Mais
lorsque ce Godolias fut tué par le nationaliste Ismaël, le peuple, craignant la
vengeance du roi de Babylone, voulut fuir en Égypte. Jérémie déconseilla le
départ. Mais ses concitoyens s’obstinèrent dans leur projet, obligeant d’ailleurs
le prophète à les accompagner en Égypte, où il mourut vers 580 a.C.
Son séjour dans ce pays ne dura donc
que peu de temps, mais manifestement ces quelques années suffirent à la légende
pour s’emparer du « Jérémie égyptien ». La preuve, si l’on peut dire,
c’est que l’anecdote racontant les avertissements adressés aux prêtres
d’Égypte, est précédée du rôle apotropaïque joué par Jérémie en Égypte et de
l’intervention d’Alexandre. Épisode accessoire pour notre sujet bien sûr, mais
qui montre que les rédacteurs ont eu le souci de faire jouer au prophète juif
un rôle relativement important dans la vie de l’Égypte. Mais revenons au
contenu.
À
la différence du pseudo-Matthieu, qui part lui aussi de la prophétie d’Isaïe,
les rédacteurs des notices de la Vita de Jérémie ne racontent ni la
destruction des idoles égyptiennes, ni l’intervention d’une autorité (comme le
gouverneur de la ville) qui aurait en quelque sorte forcé le peuple à se
convertir. La destruction est simplement annoncée aux prêtres par Jérémie.
Concernant
cette annonce d’ailleurs, certaines différences séparent la version du pseudo-Matthieu
de celles des recensions grecques. La plus ancienne de celles-ci ne donne aucun
détail sur les modalités de destruction des idoles. Chez Isaïe, ce qui doit la provoquer,
c’est simplement « l’arrivée du Seigneur » en Égypte. Les autres
recensions sont plus prolixes, faisant intervenir, qui une « Vierge-Mère
avec un nourrisson divin », qui « un sauveur né d’une vierge dans une
crèche ». Ces allusions explicites à la parturition d’une vierge sont
importantes, on le verra plus loin.
La
suite (§ 8) est caractéristique et plutôt originale. Pour déjouer en quelque
sorte la prédiction, les prêtres égyptiens vont élever la statue d’une
Vierge-Mère, installer un nourrisson dans une crèche, leur rendre des honneurs
qui vont jusqu’à l’adoration. Allusion au culte égyptien d’Isis et d’Horus, son
fils ? Ou influence du christianisme ? La chose est discutée (umstritten,
pour A.M. Schwemer, p. 194-195). Nous aurions pour notre part tendance à
adopter la seconde solution.
En
tout cas, comme chez le pseudo-Matthieu, une autorité intervient dans le récit,
mais ce n’est pas pour convertir le peuple : ici c’est le roi d’Égypte qui
vient visiter le temple. Il questionne les prêtres sur la raison de ce culte
particulier, n’obtenant de ceux-ci qu’une réponse peu précise et fort
embarrassée. « C’est un saint homme qui est passé un jour, qui nous a
annoncé une chose bien mystérieuse, et – l’aveu est d’importance – nous croyons
qu’elle se réalisera. » Ils confessent n’en savoir pas davantage.
Cette seconde vision des choses est
donc très différente de la première, d’abord par le genre littéraire auquel il
appartient. On n’est plus dans le cadre des Évangiles apocryphes mais dans
celui des « Vie des Prophètes ».
Elle
en diffère aussi par le contenu. L’anecdote met en scène Jérémie, un prophète
postérieur de près d’un siècle à Isaïe et qui passa en Égypte la fin de sa vie.
Ce Jérémie annonce aux prêtres égyptiens la chute de leurs idoles à l’arrivée
d’une « Vierge-Mère » et, pour conjurer en quelque sorte cette
prédiction, les prêtres d’Égypte se mettent à adorer dans leur temple une
vierge et son enfant. Ils expliquent même au roi de leur pays qu’ils agissent
sous l’influence d’une tradition ancestrale qu’ils ne comprennent pas mais qui,
pensent-ils, se réalisera un jour. À la différence des précédents, ce récit ne
décrit pas de destruction de statues et ne cite pas le nom d’Isaïe.
*
Telles sont les deux plus anciennes visions des choses que nous
puissions atteindre.
La première, celle de la destruction
des statues à l’arrivée de Jésus dans le temple égyptien se retrouve dans l’Historia
Monachorum, chez Sozomène, chez Cassiodore et surtout dans l’Évangile du
pseudo-Matthieu, qui nous en livre un récit bien structuré et – par rapport
à ceux qu’on rencontrera plus loin – relativement sobre.
La seconde est celle des recensions
les plus anciennes des Vitae Prophetarum grecques. Elle contient,
toujours dans le contexte du temple égyptien, l’annonce faite par Jérémie de la
destruction des statues à l’arrivée d’une Vierge-Mère, éventuellement
développée par le récit des contre-mesures des prêtres égyptiens et de leurs
échanges avec Ptolémée.
Il restera à suivre les développements
de ces deux visions dans la littérature médiévale. Et d’abord l’histoire de l’arrivée
de Jésus dans le temple égyptien. Qu’est donc devenu chez les auteurs
ultérieurs le récit du pseudo-Matthieu sur la chute des idoles au passage de
Jésus ?
[ Résumé ] [ Plan général ] [ Intro ] [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]
Les développements du récit de la chute des idoles au
passage de Jésus
Dans la forme que lui donnaient les deux
familles carolingiennes A et P (supra,
p. 9),
le récit du pseudo-Matthieu était relativement sobre et bien structuré. Qu’en
est-il des développements ultérieurs ? On en trouvera ci-dessous un
certain nombre qui seront classés en trois groupes, en fonction de leurs
contenus plutôt que de leurs datations, pas toujours très précises.
Le premier groupe présentera deux
textes du XIIIe, très étroitement liés au récit du pseudo-Matthieu. Le deuxième
mettra en avant trois auteurs chrétiens orientaux qui se caractérisent par une
amplification systématique de la matière. Le troisième rassemblera plusieurs
attestations d’origine diverse et marquées au contraire par leur brièveté.
A. La fidélité au récit du pseudo-Matthieu
Le premier groupe est constitué de deux textes du XIIIe, étroitement
fidèles, mais avec certaines différences, au pseudo-Matthieu. L’un est de
Vincent de Beauvais, l’autre est un témoin représentatif de la famille Q du pseudo-Évangile
de Matthieu.
Vincent de Beauvais (XIIIe) résume légèrement le texte
Dans
son Speculum historiale
(VI [ou VII], 94-95), écrit au XIIIe, Vincent de
Beauvais a enregistré le motif de la chute des idoles en résumant très
légèrement le texte du pseudo-Matthieu qui n’a été que très peu
modifié.
* Édition : Vincentius
Bellovacensis, Speculum
historiale, Douai 1624 (réimpression en fac-similé Graz,
1964). Le § 94 traite de fuga Domini in Egyptum et
eventibus itineris et le § 95 de ruina ydolorum Egypti ad
eius ingressum. On les trouvera
ci-dessous, repris au site des Bases Textuelles de l'Atelier Vincent de Beauvais
(94) ...viderunt montes Egypti. Et gaudentes in unam ex civitatibus nomine Syenem intraverunt. Et quia nullus erat in ea notus apud quem hospitarentur, ingressi sunt templum, quod capitolium eiusdem civitatis vocabatur, in quo CCC et LXV ydola erant posita, quibus singulis diebus honor deitatis a sacrilegis prebebatur.
(95) Vt autem Maria ingressa est Egyptum cum infantulo, universa ydola corruerunt, et in faciem iacentia nichil se esse evidenter ostenderunt. Tunc impletum est quod ait Ysaias : Ecce dominus ascendet super nubem levem, et ingressus est et cetera. Cum hoc nunciatum esset Affrodisio, venit ad templum cum omni exercitu suo. Ingressusque est. Et videns vera esse que audierat, statim accessit ad Mariam, et adoravit infantem, quem ipsa in sinu suo portabat. Deinde allocutus est omnem exercitum suum dicens : Hic nisi esset dominus horum deorum nostrorum, non isti coram eo se prosternerent, et in conspectu eius prostrati, dominum suum iacentes protestarentur. Nos ergo quod deos nostros facere videmus, nisi cautius fecerimus, omnes potius periculum incurremus, sicut pharao in diebus illis quibus fecit mirabilia magna deus in Egypto.
(94) ...Ils aperçurent alors les montagnes d’Égypte. Et tout joyeux ils entrèrent dans une ville du nom de Syènes. Et parce qu’ils n’y connaissaient personne à qui demander l’hospitalité, ils entrèrent dans un temple qui était appelé le Capitole de cette cité, où se trouvaient placées 365 idoles auxquelles ces sacrilèges rendaient les honneurs divins ; chacune avait son jour.
(95) Et dès que Marie entra en Égypte avec l’enfant, toutes les idoles s’effondrèrent et en tombant face contre terre elles montrèrent qu’à l’évidence elles n’étaient rien. Alors fut accomplie la parole d’Isaïe : « Voici que le Seigneur montera sur une nuée légère, et il est entré, etc. » Et lorsqu’on annonça cela à Aphrodisius, il se rendit au temple avec toute son armée. Et voyant que ce qu’on lui avait raconté était vrai, il s’approcha aussitôt de Marie et adora l’enfant qu’elle portait sur son sein. Ensuite il s’adressa à toute son armée en disant : « Si celui-ci n’était pas le maître de nos dieux, ces derniers ne se seraient pas prosternés devant lui, et couchés en sa présence, ils n’auraient pas manifesté qu’il était leur Maître. C’est pourquoi nous autres, si nous ne faisons pas avec plus de précautions encore ce que nous avons vu nos dieux faire, nous courrons tous rapidement au danger comme Pharaon en ce jour où Dieu fit de grands miracles en Égypte ». (trad. personnelle)
On
peut considérer ce texte comme un résumé fidèle du pseudo-Matthieu, avec
quelques différences minimes (ainsi par exemple le nom de la ville). Un élément
toutefois a été laissé de côté, à savoir les réactions des prêtres égyptiens à
l’arrivée d’Aphrodisius et ses troupes. On se souviendra que les deux principales familles
carolingiennes, à savoir A et P
différaient sur ce point.
Le second texte condense
moins le récit du pseudo-Matthieu.
Une version latine du pseudo-Matthieu (famille Q) datée du
XIIIe
Dans
son œuvre monumentale sur le pseudo-Matthieu, on l’a dit plus haut (p. 9),
J. Gijsel donnait en fait l’édition séparée de A et de P, estimant que les
autres grandes familles, en l’espèce Q et R, n’étaient guère utiles pour
établir le texte ancien. Il trouvait toutefois qu’elles ne manquaient pas
d’intérêt, si on s’intéressait à son évolution.
Dans
cette perspective, Catherine Dimier-Paupert a publié récemment (2006)
l’édition, avec traduction et commentaire, d’un manuscrit latin inédit (fin
XIIIe, début XIVe) provenant de l’abbaye de Marmoutier, conservé actuellement à
la Bibliothèque nationale de Paris (n° 11867) et appartenant précisément à la
famille Q.
* Édition
et traduction :
C. Dimier-Paupert, Livre de l'Enfance du Sauveur. Une version médiévale de
l'Évangile de l'Enfance du pseudo-Matthieu (XIIIe siècle). Introduction,
traduction, commentaire et notes, Paris, Cerf, 2006, 192 p. (Sagesses
chrétiennes).
Nous retiendrons l’anecdote de la chute des idoles à
l’arrivée de la Sainte Famille en Égypte. En voici la traduction
française :
34. Ce disant, à leurs regards commencèrent à apparaître les montagnes et les villes égyptiennes. Joyeux et enthousiastes, ils arrivèrent aux confins de la ville égyptienne d'Eccinopolis. Et comme il n'y avait là personne à qui ils puissent demander l'hospitalité, ils entrèrent dans un temple qu'on appelait le Capitole de l'Égypte. Il y avait là trois cent quatorze idoles auxquelles chaque jour étaient présentés les honneurs et le sacrifice dus aux dieux. Les Égyptiens de cette ville étaient donc sortis en direction du capitole où les conviaient leurs prêtres afin qu'à chacun des dieux ils offrent un sacrifice.
35. Lorsque Marie fut entrée dans le temple avec Jésus, il advint que toutes les idoles furent précipitées face contre terre et toutes gisaient la tête complètement fracassée, manifestant ainsi à l'évidence leur totale défaite. Ainsi fut accompli ce qui avait été dit par le prophète Isaïe : « Voici que vient le Seigneur sur un léger nuage, il passe par l'Égypte et toutes les œuvres des mains des Égyptiens seront ébranlées. » Lorsqu'on apporta la nouvelle à Affrodisius, duc de cette ville, il s'en vint avec toute son armée et on pensait qu'ils se hâtaient vers le temple seulement pour tirer vengeance de ceux par la faute de qui ces choses étaient arrivées.
36. Affrodisius, dès qu'il fut entré dans le temple et qu'il eut vu tout le peuple et toutes les idoles gisant face contre terre, s'approcha de Marie qui portait Jésus sur ses genoux, se prosterna devant elle et dit à toute son armée et à ses amis : « Si celui-ci n'était le Dieu des dieux, les nôtres ne seraient pas tombés face contre terre devant lui et ne seraient pas gisants, terrassés en sa présence ; par leur silence, ils affirment qu'il est leur Dieu. Et nous, si nous ne faisons pas moins brutalement ce que nous voyons faire à nos dieux, nous risquons d'encourir le danger de son indignation et de tomber dans l'épouvante ainsi qu'il advint à Pharaon, roi des Égyptiens, qui, pour n'avoir pas cru malgré tant de prodiges, avec toute son armée, fut englouti dans la mer. » Alors, tous les gens de cette ville crurent au Seigneur notre Dieu grâce à Jésus-Christ. (trad. de C. Dimier-Paupert, 2005, p. 77-78)
Les différences avec les deux formes du texte (A et P) de
l’époque carolingienne sont, comme on le voit, minimes : la ville
égyptienne s’appelle Eccinopolis ; les idoles sont au nombre de 314 ;
un grand nombre de personnes se trouvent dans le temple. Les prêtres pensent –
c’était déjà la version de la famille Q – que le gouverneur et ses hommes
viennent punir les responsables de l’effondrement des statues. Mais à ces menus
détails près, ce texte du XIIIe reste très proche des versions anciennes. La
tradition semble solidement installée.
B.
Les versions romancées des apocryphes orientaux
Les
textes chrétiens apocryphes du deuxième groupe sont d’origine orientale
(syriaque, ou arabe, ou arménienne). Les liens avec l’Égypte y sont toujours
bien présents : la Sainte-Famille est en route vers ce pays, ou y
séjourne, ou entame le voyage de retour. Les idoles s’effondrent toujours en
présence du Seigneur, mais le prodige se répète dans différentes villes, presque
systématiquement oserait-on dire.
Sur ces textes écrits dans des
langues que nous ne maîtrisons pas (arabe, arménien, syriaque), nous avons dû travailler
de seconde main et faire confiance aux traductions des spécialistes.
Parmi
les apocryphes disponibles, trois nous ont paru particulièrement intéressants :
l’Évangile arabe de l’Enfance (un texte arabe), le Livre arménien de
l’Enfance (un texte arménien) et la Vision de Théophile (un texte
syriaque).
L’Évangile
arabe de l’Enfance
(date indéterminée)
Ce
qu’on appelle communément l’Évangile arabe de l’Enfance a été récemment
(Ch. Genequand, La Pléiade, 1997) rebaptisé Vie de Jésus en arabe,
parce que la plupart des recensions de ce texte contiennent des épisodes qui ne
traitent pas de l’Enfance de Jésus. On ne se méprendra donc pas sur le mot
« Enfance ». On ne se méprendra pas non plus sur l’adjectif
« arabe ». Si ce texte est aujourd’hui connu par des manuscrits
arabes et syriaques, il repose, pour la plus grande partie, sur un modèle syriaque
dont la rédaction pourrait remonter au VIe. Il en existe une traduction
latine dans l’édition bilingue de H. Silke (Utrecht, 1697).
Cet
Évangile relate les événements de la vie de Jésus avec beaucoup de
merveilleux. Ce dernier y apparaît comme un exorciste et un thaumaturge,
multipliant guérisons, prodiges et miracles. C’est vrai notamment du récit de
la Fuite en Égypte et de celui décrivant le séjour de la Sainte-Famille dans le
pays, tous les deux très détaillés. Celui qui raconte la
chute des idoles égyptiennes notamment est très particulier et fort éloigné de
celui du pseudo-Matthieu.
* Traduction
française, avec introduction et notes, de Ch. Genequand, Vie de
Jésus en arabe, dans Écrits apocryphes chrétiens, t. 1, Paris, 1997
(Bibliothèque de la Pléiade, 442), p. 205-238. Les p. 215 à 221 décrivent les
épisodes égyptiens. Sa traduction a été faite pour l’essentiel sur un manuscrit
arabe de Florence, le Laurentianus codex orientalis 32.
* D’autres
traductions françaises sont accessibles sur la Toile, en particulier celle
de P.G. Brunet, Paris,
1848 ou une autre, sans mention d’origine, sur le site seigneurjesus.
Avant
d’en donner le texte, qui est assez long, précisons que ce pseudo-évangile est connu
pour rassembler un grand nombre de traditions fabuleuses sur l’enfance de Jésus.
Pendant son séjour en Égypte (du ch. 9 au ch. 25), Jésus n’arrête pas (si l’on
ose dire) de faire des miracles et ceux-ci continueront après son retour au
pays, aussi bien à Bethléem qu’à Nazareth (du ch. 26 au ch. 53).
Cet évangile fait en particulier la
part belle aux guérisons de malades ou de possédés (c’est souvent la même
chose). Ce sera le cas de l’enfant qui sera guéri par le lange de l’Enfant
Jésus. Son histoire figure dans les chapitres qui racontent la chute des statues
dont voici une traduction :
Ch. 10. l. Et, tandis qu’il [= Joseph qui a reçu l’ordre de fuir en Égypte] réfléchissait sur la route à prendre, le matin le surprit alors qu’il avait déjà parcouru la moitié du chemin. Il arriva à proximité d’un grand village, dans lequel se trouvait un démon rebelle, qui habitait dans une idole.
2. Toutes les autres idoles et divinités d’Égypte lui apportaient des offrandes et des ex-voto ; un imam était à son service et, chaque fois que le démon parlait de l’intérieur de cette idole, il s’adressait à lui et c’était lui qui transmettait <le message> aux habitants de l’Égypte des environs, car c’était vers lui que ces derniers se rendaient et ils subissaient sa tyrannie.
3. Il avait un fils de trois ans possédé de nombreux démons et qui proférait toutes sortes de paroles. Lorsqu’on réprimandait ce fils, il déchirait ses vêtements et restait nu, jetant des pierres contre les gens. Dans le village se trouvait un hospice dédié à cette idole.
4. Lorsque Joseph et Marie arrivèrent dans ce village, la Terre trembla et l’idole tomba avec tous les autres dieux. Les prêtres et les docteurs se réunirent alors vers l’idole disant : « Quel est ce tremblement qui s’est produit dans notre Terre ? »
5. Elle leur répondit : « Il y a un Dieu caché qui a un fils semblable caché auprès de lui ; à cause du passage de ce dernier dans cette terre, celle-ci a été secouée et a tremblé ; et, à cause de l’intensité de sa lumière, les dieux sont tombés. »
6. Les Égyptiens se rassemblèrent alors chez l’imam et lui demandèrent ce qu’il pensait de l’idée de fabriquer un dieu et de l’appeler « le caché », « le mystérieux ».
Ch. 11. 1. La crise habituelle survint chez le fils de ce prêtre et il entra dans l’hospice alors que Joseph et Marie s’y trouvaient. Les gens fuyaient devant lui, mais il prit un lange de Jésus que Marie avait lavé et déposé sur le mur et se le mit sur la tête.
2. À l’instant même les démons se mirent à sortir de son corps comme des corbeaux et à s’enfuir ; certains sortaient sous la forme de serpents. Aussitôt, l’enfant fut guéri et se mit à glorifier Dieu.
3. Lorsque son père le vit, il lui demanda : « Que t’est-il arrivé et comment as-tu guéri ? Dis-le-moi. » Il répondit : « J’ai mis sur ma tête le lange d’un enfant qui se trouve à l’hospice avec une femme, et les démons m’ont quitté et se sont enfuis. » <Le père> dit : « Mon fils, peut-être est-ce le fils de Dieu qui a passé chez nous, a brisé l’idole et a détruit les dieux. » Ainsi s’accomplit la prophétie qui dit : « D’Égypte, j’ai appelé mon fils. »
Ch. 12. Lorsque Joseph et Marie apprirent cela, ils eurent peur et dirent : « Dans la terre d’Israël, Hérode voulait tuer Jésus ; à cause de lui, il a tué les nouveau-nés à Bethléem et dans ses environs. Sans doute, lorsque les Égyptiens apprendront comment l’idole a été brisée, ils nous brûleront par le feu. »
Ch. 13. 1. Ils partirent de là et arrivèrent en un lieu où des brigands avaient capturé quelques personnes et les avait dépouillées, etc. (Trad. Ch. Genequand, Pléiade, 1997, p. 216)
Si l’on fait abstraction de la maladie et de la guérison de l’enfant, on
retrouve une certaine forme d’actualisation du schéma du pseudo-Évangile de Matthieu.
Tout près d’un gros village se
trouve une idole qu’on peut considérer comme une idole principale car elle
bénéficie d’un statut particulier. Toutes les autres divinités d’Égypte lui
sont subordonnées, et les messages délivrés par le démon qui l’habite sont
transmis « aux habitants de l’Égypte et des environs ». Elle est
desservie par un prêtre (« un imam ») dont le fils est possédé.
Quand la Sainte-Famille, qui arrive
dans la région, trouve accueil, non pas dans le temple même, comme chez le pseudo-Matthieu,
mais dans « l’hospice » dépendant de l’idole, un phénomène effrayant
se produit qui plonge les gens dans l’épouvante : non seulement la terre
tremble, mais « l’idole tombe avec tous les autres dieux ». Interrogée, l’idole
jetée au sol annonce, en termes sibyllins, la venue d’un nouveau Dieu, un
« dieu caché » : « C’est son passage qui a secoué la terre
et fait tomber tous les autres ».
Le père va chercher à l’hospice son
fils qui avait eu une de ses crises habituelles et qu’il trouve guéri. L’enfant
lui raconte ce qui s’est passé et le père, qui a entendu la révélation de
l’idole, comprend. Il est bien possible, pense-t-il, que ce petit garçon soit
le fils du Dieu annoncé. Lorsqu’il est passé, « il a brisé l'idole et a
détruit les dieux ».
Le pseudo-Matthieu envisageait la
chute de toutes les idoles du temple où sont entrés Jésus et Marie. Ici, le
temple ne semble contenir qu’une seule idole, mais il est clair qu’elle
représente les autres dieux du pays. Des deux côtés aussi se manifeste ce qu’on
pourrait appeler la reconnaissance explicite de la supériorité du nouveau Dieu sur
les divinités de l’Égypte : elle est faite, ici par le prêtre de l’idole
principale, là-bas par le gouverneur de la cité.
Mais, à la différence du pseudo-Matthieu,
n’est pas envisagée ici la conversion de tout le peuple. L’histoire, peut-on
penser, se serait trop vite terminée. Dans cette Vie de Jésus en arabe,
les membres de la Sainte-Famille prennent peur et quittent l’endroit. Ils pourront
continuer leur voyage égyptien et multiplier ailleurs les miracles. Le chapitre
25 précise « qu’ils virent Pharaon et demeurèrent dans le pays de Misr
durant trois ans ».
On notera l’allusion à une
prophétie : « C'est de l'Égypte que j'ai appelé mon fils » (Matth.
2, 15, citant librement Osée, XI, 1,). Comme chez le pseudo-Matthieu, on reste donc dans le registre des références scripturaires,
mais si une allusion est faite à la prophétie d’Isaïe, elle ne l’est que d’une
manière voilée (cfr « À cause du passage de ce dernier [= le dieu caché]
dans cette terre, celle-ci a été secouée et a tremblé »).
Bref,
la scène se passe toujours en Égypte à l’arrivée de la
Sainte-Famille ; il est toujours question d’idole secouée et jetée à
terre. Beaucoup de détails varient par rapport au récit du pseudo-Matthieu. La
reconnaissance de la divinité de l’enfant Jésus notamment ne se fait pas du tout
de la même manière. Mais on reste fondamentalement dans le même cadre.
Le Livre arménien de
l’Enfance (date indéterminée)
La
rédaction primitive du Livre arménien de l’Enfance, « ne serait pas
postérieure au Ve siècle » (L. Valensi, La fuite en Égypte. Histoires
d'Orient et d'Occident. Essai d'histoire comparée, Paris, 2002, p. 39),
mais le texte a subi au fil du temps de nombreux développements dont on a
beaucoup de mal à déterminer les étapes. Il est ainsi très difficile de dater
avec précision le chapitre XV (1-28) consacré à la Fuite en Égypte et le
chapitre XVI qui entame l’histoire du retour de la Sainte-Famille vers la
Palestine. On se trouve vraisemblablement devant des ajouts relativement
récents à la rédaction primitive.
* Traduction de la rédaction arménienne : P. Peeters, Évangiles
apocryphes, Paris, 1914, vol. 2, p. 69-289. La traduction des passages
retenus se trouve aux p. 161-179. Le Livre arménien de l’Enfance ne
semble pas repris dans le tome I de La Pléiade, mais l’édition de P.
Peeters est accessible sur la Toile.
Le chapitre XV contient des récits de
destruction de statues ne reculant pas devant la fantaisie romanesque. Ainsi la
ville égyptienne de Mesrin a une entrée gardée par des statues magiques qui
hurlent chaque fois qu’un ennemi menace la cité :
À la première porte du mur se trouvaient placés deux aigles de fer, aux serres de cuivre, un mâle et une femelle ; l’un à droite, l’autre à gauche. À la seconde porte, des bêtes de proie en argile et en terre cuite, d’un côté un ours, de l’autre un lion, et d’autres bêtes féroces (représentées) en pierre et en bois. À la troisième porte, un cheval de cuivre, et, sur ce cheval de cuivre, se trouvait la statue en cuivre d’un roi, qui avait sur la main un aigle de cuivre. (§ 6 ; trad. Peeters, 1914, p. 166)
Quand Jésus s’approche de la porte, les
cris de cette ménagerie déclenchent ceux des autres statues inanimées de faux
dieux et de toutes les idoles des temples « si bien que la ville entière
en était ébranlée jusqu'aux fondements ». Le peuple, accouru en armes aux
remparts pour défendre la ville, n’aperçoit aucune armée ennemie à l’extérieur.
L’enquête aboutit à la découverte d’un tout petit groupe de nouveaux venus. On
interroge l’homme, en l’occurrence Joseph, qui déclare n’avoir aperçu pendant
son voyage aucun ennemi marchant contre la ville. On le laisse en paix, mais les
gens sont perplexes, parce qu’ils ne s’expliquent pas ce qui s’est passé (§ 7-9).
Un
peu plus tard dans le récit se place un épisode mettant en scène un temple bourré
d'idoles et consacré à Apollon, près duquel Joseph s’était installé avec sa
famille. Un jour, Jésus annonce à sa mère qu’il se rend au temple pour voir à
quoi il ressemble. Son entrée déclenche à nouveau les hurlements des statues de
la ville. Les gens se précipitent dans le sanctuaire et n’y trouvent qu’un
petit garçon, qu’ils laissent partir, toujours sans comprendre (§ 10-12).
Un
second événement est lié à ce temple. Le jour de la fête d’Apollon, toute une
foule se presse aux portes du bâtiment pour offrir au dieu libations et
victimes. L’arrivée, pourtant discrète, de Jésus est saluée par de nouveaux hurlements
des statues. Le peuple, profondément inquiet, se demande si le responsable ne
serait pas en définitive le petit enfant.
À
ce moment précis, Jésus regarde l’inscription sur la statue d’Apollon : « Ceci
est Apollon, le dieu créateur du ciel et de la terre, celui qui donne la vie à
tout le genre humain. » Ce texte suscite son indignation. Il invoque alors son
père (§ 13-15) :
À l’instant [...] le sol trembla et tous les bâtiments du temple s’écroulèrent de fond en comble. L’idole d’Apollon, les prêtres des temples et les pontifes des faux dieux furent ensevelis à l’intérieur de l’édifice et périrent. Le reste de la population de la ville qui se trouvait là, s’enfuit [...]. Toutes les idoles et tous les autels des démons [...] dans la ville s’écroulèrent en ruines. Et tous les édifices et les statues magiques qui entouraient la ville, images inanimées d’hommes, de fauves et d’animaux, furent jetés à bas. (§ 16 ; trad. Peeters, 1914, p. 171)
Les plaintes, les lamentations mêlées
aux cris des démons attirent la foule sur les ruines où chacun pleure ses
morts. Joseph est arrêté, il comparaît devant un tribunal et on exige de lui
qu’il livre son fils (§ 17). Marie intervient et demande à Jésus de ressusciter
ceux dont il a causé la perte. Ainsi, dit-elle : « tous ceux qui verront les
miracles que vous faites, croiront en votre nom ». Jésus accepte « par égard
pour votre prière, […] afin que ces gens reconnaissent que je suis fils de
Dieu. » (§ 18-19)
20. Ayant ainsi parlé, Jésus se leva et traversa la foule [...]. Et quand (les assistants) virent cet enfant en bas âge et tout petit – il avait trois ans et quatre mois –, ils se dirent les uns aux autres : « Est-ce lui qui a renversé le temple des idoles et détruit la statue d’Apollon ? » Les (autres) dirent : « Oui, c’est lui. » En entendant cela, (tous) admiraient, dans la stupeur, les œuvres qu’il avait faites. Ils le dévisageaient fixement et disaient : « Que veut-il faire ? »
Et Jésus, s’étant indigné dans son âme, s’avança au milieu de la place par-dessus les cadavres, et prenant de la poussière du sol, il la répandit sur eux et s’écria à haute voix en disant : « Je vous le dis à tous, prêtres, qui gisez ici, frappés de mort à l’intérieur de cet édifice, relevez-vous promptement du désastre qui vous a anéantis et venez (ici) dehors ».
21. Et au moment où il disait ces paroles, tout à coup, le lieu où ils se trouvaient trembla. La poussière se souleva, en faisant tourbillonner les pierres, et 182 personnes environ se relevèrent d’entre les morts et se dressèrent sur leurs pieds. Mais d’autres ministres et archiprêtres d’Apollon, au nombre de 109, ne se relevèrent pas. La crainte et la terreur s’emparèrent de tout le monde, et saisis de crainte, ils disaient : « C’est lui le Dieu du ciel et de la terre, qui donne la vie à tout le genre humain. » Et tous les prêtres ressuscités d’entre les morts vinrent se prosterner devant lui et ils confessaient leur faute et disaient : « Véritablement, il est le fils de Dieu et le sauveur du monde, qui est venu pour nous donner la vie. » (trad. Peeters, 1914, p. 174-175)
Le chapitre suivant (XVI) entame le
récit du retour de la Sainte-Famille dans son pays. Le groupe arrive sur le
territoire d’une « ville des Arabes ». La route longeait une haute
montagne sur laquelle se dressait un grand temple, splendidement orné de toutes
sortes d'images et consacré au culte des démons.
Ceux-ci
sont inquiets parce qu'ils savent qu'approche un ennemi de leur race, capable
de les détruire tous. L'un d'eux explique d'ailleurs aux autres qu’il se
trouvait précisément en Égypte, dans le temple d'Apollon, quand ce même enfant
avait détruit l'édifice sacré, pulvérisé les statues des dieux et tout ruiné de
fond en comble.
Quand
ils voient arriver Jésus, les démons décident d'alerter tous les habitants en
lançant dans la ville un cri d'alarme. « Peut-être ainsi s'emparera-t-on de
l'enfant : on le tuera et nous resterons en paix dans notre demeure. » Mais au
moment où Jésus passe la porte de la ville, tous les temples sont subitement
ébranlés ; ils s’effondrent en ruines et il n'en demeure pas un seul (XVI,
1-4 ; p. 179-181).
La Vision de Théophile (XIe)
Le
troisième exemple est tiré de la Vision de Théophile, attribuée au grand
patriarche d’Alexandrie des IVe-Ve mais probablement rédigée par un évêque
copte et arabophone du XIe. L’original était en arabe mais il en existe des
versions dérivées en syriaque et en éthiopien. Celle qui sera présentée ici est
en syriaque. Elle est éditée et traduite en anglais par A. Mingana. Son récit de
la Fuite en Égypte rappelle, avec des modifications de détail, la Vie de
Jésus en arabe.
* Texte
syriaque et traduction anglaise : La Vision de Théophile ne
semble pas reprise dans l’édition de La Pléiade. On trouvera le texte
syriaque et la traduction anglaise chez A. Mingana, Vision of Theophilus,
dans Woodbrooke Studies : Christian Documents in Syriac, Arabic, and
Garshûni, edited and translated with a Critical Apparatus, fasc. 3,
Cambridge, 1931 [449 p.], p. 1-92. Les citations qui suivent ont été traduites
de l’anglais en français par nos soins.
Il faut préciser que, dans cette Vision, c’est la
Vierge elle-même qui fait à Théophile le récit du voyage. Elle raconte ainsi
l’effondrement d’idoles et de temples. Voici quelques exemples de ce type de miracles.
Le
premier est rapidement présenté. Il a lieu dans une ville où Marie, assoiffée,
va demander un peu d’eau, que les habitants lui refusent. Les temples, avec
leurs idoles, tombent alors en pièces (A. Mingana, p. 21).
Deuxième
miracle, plus détaillé cette fois, dans une autre ville. Des chevaux sont représentés
aux quatre coins de la porte d’entrée. Il n’est pas précisé explicitement qu’il
s’agit d’idoles, mais eux aussi s’effondrent (A. Mingana, p. 21). À propos de
cette même ville, on apprendra un peu plus loin que « toutes les autres idoles
qui étaient là tombèrent et se brisèrent, et que tous les prêtres qui les
desservaient, pris de peur, allèrent se cacher dans un endroit retiré de leurs
demeures » (A. Mingana, p. 22-23). Les notables de la cité convoquent
alors les prêtres et leur demandent pourquoi ils ont abandonné leurs
temples pour se terrer ainsi dans leurs maisons. Leur réponse est claire :
« Le jour où cette femme qui porte avec elle un enfant est entrée dans la
ville, les idoles se sont brisées et leurs temples se sont effondrés. Nous
avions pourtant accompli correctement les cérémonies pendant la nuit, mais le
matin nous avons tout trouvé démoli » (A. Mingana, p. 24).
Dans une troisième ville, le miracle
est raconté avec plus d’emphase :
Dans cette ville se trouvait un temple avec beaucoup d’idoles, dont une sur le toit qui portait sept voiles. Les prêtres du temple accomplissaient le service. Personne d’autre que les chefs de la cité ne pouvait leur rendre hommage et, une fois que ceux-ci l’avaient fait, les prêtres devaient présenter aux idoles les offrandes nécessaires.
Lorsque nous atteignîmes la porte de la ville, les sept voiles de la statue furent jetés à terre, et l’idole tomba sur le sol et fut mise en pièces. Alors les démons qui se trouvaient dans les autres idoles se mirent à crier aux prêtres : « Si vous ne recherchez pas la femme et l’enfant qui est avec elle et le vieil homme qui les accompagne ainsi que l’autre femme avec eux, si vous ne les chassez pas, si vous les laissez entrer dans la cité, ce sera la fin du culte et nous quitterons la ville. Voilà, nous vous en avons informés avant que ce groupe n’entre dans la cité ».
Alors ils allèrent à travers les autres villes d’Égypte pour dire à leur habitants : « Si jamais cette femme entre dans votre ville, tous les temples qui s’y trouvent s’effondreront, la religion de la ville cessera, nos ennemis se dresseront contre nous, notre ville périra, et toute cette grande prospérité que vous voyez disparaîtra. Voilà, nous vous en avons informés avant que cela n’arrive ». Après avoir dit cela, les idoles se calmèrent.
Quand les prêtres qui étaient au nombre de cent eurent entendu ce discours de leurs idoles, ils nous recherchèrent avec des bâtons et des haches pour nous frapper. Ils affichaient de mauvais visages et nous criaient : « Où allez-vous, que voulez-vous de nous, quelles sont vos intentions ? Voilà, nos dieux nous ont dit comment vous leur avez fait du tort. Quittez cette ville de peur que les enfants ne vous en chassent et ne vous tuent, car vous désirez entrer dans notre ville pour la détruire. »
C’est ce qu’ils nous dirent, cela et d’autres choses encore tandis que les femmes, les enfants et les hommes adultes nous chassèrent. (A. Mingana, p. 24-25)
Nous n’avons retenu ici que le
miracle de la chute des idoles, qui, on le voit, se répète plusieurs fois, mais
la Vision fait aussi état de la guérison d’un fils (ici, le fils d’un
charpentier ; dans l’Évangile arabe, c’était le fils d’un « imam »),
de la rencontre avec les brigands (à savoir les larrons qui seront plus tard
crucifiés avec le Christ). La conclusion de L. Valensi (Fuite en Égypte,
2002, p. 47-48) est nette : « Tout enfant qu’il est, Jésus ébranle à
chaque étape les idoles païennes et christianise tout le pays parcouru ».
*
Avec ces trois exemples orientaux,
on est loin du récit, relativement sobre, de la chute des idoles du pseudo-Matthieu.
Certains épisodes se présentent comme de petits romans fantastiques. Des
statues crient, des démons en sortent pour jeter l’alarme et exciter la
population contre la Sainte-Famille.
On est toujours devant le même motif
(la présence de Jésus provoque la chute des idoles), mais le motif est
systématiquement amplifié. La chute des idoles s’accompagne parfois de
l’effondrement de leurs temples, de la mort par écrasement de leurs prêtres, de
la résurrection même de certains d’entre eux. Les visites dans les temples et
les miracles qui les accompagnent se multiplient. Les rédacteurs affectionnent
les ambiances fantastiques et les descriptions romanesques détaillées. Ce sont
là des caractéristiques qui ne sont propres à l’épisode de la chute des idoles
; on les retrouve dans l’ensemble des apocryphes orientaux.
C.
Des versions plus sobres
D’autres versions sont plus sobres, davantage condensées et, dans l’ensemble, plus proches du texte du pseudo-Matthieu, dont elles sont vraisemblablement inspirées, directement ou non.
Jacques
de
Voragine et sa Légende dorée (vers 1261-1266)
* Édition critique :
Iacopo da Varazze. Legenda aurea. Edizione critica a cura di G.P.
Maggioni, 2e éd. revue par l’auteur, Florence, 2 vol., 1998, LXVI- 1366 p.
(Millennio medievale, 6. Testi,
3).
* Présentation et traduction
française : Jacques de Voragine. La légende dorée. Édition publiée
sous la direction de A. Boureau, Paris, 2004, 1549 p. (Bibliothèque de la
Pléiade, 504).
C’est
le cas de Jacques de Voragine, dans sa Légende dorée (publiée vers 1261-1266), dont
le chapitre 10 traite de la fête des Saints-Innocents à la date du 28 décembre.
Voici l’histoire.
Hérode,
n’ayant pas de nouvelles des mages, envisage le massacre de tous les enfants de
Bethléem :
(29) Ad admonitionem autem angeli Ioseph cum puero et matre in Egyptum, in ciuitatem Hermopolim, fugit ibique septem annis usque ad obitum Herodis permansit. (30) Ingrediente igitur domino Egyptum secundum Ysaie uaticinium uniuersa ydola corruerunt. (31) Tradunt quodque quod sicut in exitu filiorum Israel de Egypto non fuit domus in Egypto in qua procurante deo non iaceret mortuum primogenitum, ita nec tunc fuit templum in quo non corruisset ydolum. (éd. G.P. Maggioni, I, p. 98-99)
(29) Mais Joseph, prévenu par un ange, s’enfuit avec l’enfant et sa mère en Égypte, dans la ville d’Hermopolis, et il demeura là pendant sept ans, jusqu’à la mort d’Hérode. (30) Et quand le Seigneur entra en Égypte, conformément à la prophétie d’Isaïe, toutes les idoles tombèrent en morceaux. (31) On dit aussi ceci : de même que, lors de la sortie d’Égypte des fils d’Israël, il n’y eut aucune maison en Égypte où, par la volonté divine, ne mourût le fils aîné, de même il n’y eut alors de temple où l’idole ne se brisât. (trad. A. Boureau dans La Pléiade, p. 78-79)
Dans
la suite du texte, Jacques de Voragine renvoie formellement au passage de
Cassiodore (Histoire
tripartite, VI, 42) dont il a été
question plus haut (p. 14). Il racontait comment un arbre s’était
incliné jusqu’à terre devant Marie et faisait allusion, à titre de comparaison,
à toutes les statues des Égyptiens qui avaient agi selon la prophétie d’Isaïe.
L’auteur de La légende dorée a-t-il utilisé ici Cassiodore ou est-il
remonté jusqu’au pseudo-Matthieu ? C’est difficile à dire. Il connaissait
en tout cas le pseudo-Matthieu.
Jacques
de Voragine s’écarte toutefois de ce dernier, lorsqu’il fait état d’un développement
particulier (§ 31), mettant les événements qui accompagnèrent la sortie
d’Égypte des fils d’Israël en rapport avec ceux qui se produisirent à l’entrée
de Jésus en Égypte. Ainsi, si on lit bien Jacques de Voragine, l’arrivée de
Jésus en Égypte aurait été marquée par la destruction des statues des dieux dans
chacun des temples de ce pays. Ce développement introduit par un tradunt pourrait signaler une autre source. Mais peu
importe pour nous ici.
On
retrouvera Jacques de Voragine plus loin (p. 50) parce qu’il a
aussi accueilli le récit de Jérémie en contact avec les prêtres d’Égypte. Rares
sont les auteurs médiévaux à avoir présenté dans leur œuvre ce que nous avons
appelé les deux visions de la chute des idoles.
Martin
d’Opava et sa Chronique (XIIIe)
Il
a souvent été question dans nos articles précédents (p. ex. FEC, 25, 2013) de la Chronique des
Pontifes et des Empereurs de Martin d’Opava, un ouvrage du XIIIe, qui fut
très célèbre pendant la dernière partie du Moyen Âge.
Martini Oppaviensis Chronicon Pontificum et
Imperatorum, éd. L. Weiland, dans Monumenta
Germaniae Historica, S.S. 22, Hanovre, 1872, p. 377-475.
Le chroniqueur y mentionne
la chute des idoles, mais d’une manière très schématique :
Eodem anno, quo natus est, tulit eum Ioseph in Egyptum. Quo ingrediente corruerunt ydola Egypti iuxta vaticinium Ysaye. Et sicut traditur, non fuit in Egypto templum in quo non corruisset ydolum. (éd. Weiland, p. 408)
L’année de la naissance du Christ, Joseph l’amena en Égypte. Et à son arrivée, les idoles d’Égypte s’effondrèrent, selon la prédiction d’Isaïe. Et à ce qu’on raconte, il n’y eut pas en Égypte de temple dans lequel une idole ne s’effondra pas.
Dans les lignes qui suivent
immédiatement, Martin d’Opava déclare s’être inspiré de l’Évangile de
l’Enfance du pseudo-Matthieu. Il lui a même repris, d’une manière moins
prolixe toutefois, des détails comme celui des animaux escortant le convoi ou
celui du palmier nourrissant de ses fruits la Vierge Marie.
Mais le pseudo-Matthieu n’est manifestement
pas sa seule source d’inspiration. Son texte contient en effet un élargissement
absent du pseudo-Matthieu et que nous n’avons rencontré jusqu’ici que chez
Jacques de Voragine, à savoir que les
statues des idoles se seraient brisées dans tous les temples égyptiens. Le sicut traditur de Martin, qui introduit cette précision, rappelle le tradunt de
l’auteur de La légende dorée (cfr supra, p. 40) et renvoie
vraisemblablement à une version marginale, difficile toutefois à déterminer.
Jean
d’Outremeuse et Ly Myreur des Histors (XIVe)
On
sait que Martin d’Opava est une des sources de Jean d’Outremeuse. Comment le
chroniqueur liégeois voit-il la Fuite en Égypte ?
* Édition :
Ly Myreur des Histors. Chronique de Jean des Preis dit d'Outremeuse,
publiée par A. Borgnet, T. I, Bruxelles, 1864, 684 p. (Publications de la
Commission Royale d'Histoire de Belgique. Collection
des chroniques belges inédites. Corps des chroniques liégeoises)
Il présente l’histoire d’une manière qui n’a rien à voir
avec le pseudo-Matthieu, et ses modèles restent d’ailleurs difficiles à
identifier. Il intègre notamment « la légende du champ de blé » à
laquelle nous n’avons fait qu’une allusion rapide dans l’Introduction (p. 5) et
qui mériterait d’être développé ailleurs.
En ce qui concerne en particulier l’entrée
du petit groupe en Égypte, son récit ne rappelle que de très loin la chute des
idoles du temple égyptien. Le voici :
Item à cel temps n’avoit dammes en Egipte qu’elle n’awist en sa chambre ydolles faites d’or ou d’argent, de coevre ou d’erain, que elles adoroient tous les jours à matin et al vesprée ; mains oussitoist que Jhesus entrat en la terre, toutes les ydols criarent si fort que ly peuple en fut tout enbahis, et puis chaïrent les ymages à terre et debrisarent en piches. (Myreur, I, p . 357-358)
À cette époque il n’y avait aucune dame en Égypte qui n’ait dans sa chambre une idole faite d’or ou d’argent, de cuivre ou d’airain, qu’elle adorait chaque jour, matin et soir ; mais dès que Jésus entra en la terre <d’Égypte>, toutes les idoles crièrent si fort que le peuple en fut tout étonné ; puis les statues tombèrent à terre et se brisèrent en morceaux.
Les
différences entre Jean d’Outremeuse et le pseudo-Matthieu sont importantes. Pas
question ici de statues de divinités rassemblées dans un temple particulier
d’Égypte, mais de statues vénérées dans des maisons particulières, plus
exactement même dans des chambres de dames, et cela dans l’ensemble du pays.
Les phénomènes merveilleux se produisent d’ailleurs tous en même temps, au
moment même où l’Enfant Jésus entre dans le pays, et en deux phases : les
statues crient d’abord, puis tombent en morceaux. On se souviendra que Jacques
de Voragine (supra, p. 40) et Martin
d’Opava (supra, p. 41) avaient déjà
élargi à toute l’Égypte la zone des manifestations, mais ils n’envisageaient pas
de cris avant la chute, ce qui figurait par contre dans les récits de certains apocryphes
orientaux.
On
aura remarqué au passage chez Jean d’Outremeuse les détails concrets de vie
quotidienne : les chambres des dames ; des statuettes en toute sorte
de matière ; les prières deux fois par jour, matin et soir.
Mais
l’essentiel n’est pas là. Nous n’avons cité que le début du texte du
chroniqueur ; nous en retrouverons la suite dans le chapitre IV, où nous
aurons la surprise de rencontrer une utilisation de la notice de Jérémie et des
prêtres égyptiens (p. 51ss).
*
Jacques de Voragine, Martin d’Opava
et Jean d’Outremeuse sont évidemment beaucoup plus sobres que les récits
orientaux qui précèdent, moins pittoresques aussi parce que moins chargés d’événements
prodigieux et spectaculaires. On retiendra toutefois, sous la plume de Jean
d’Outremeuse, cette brève plongée – totalement fictive bien sûr – dans le
quotidien des dames d’Égypte, dans les chambres desquelles les petites idoles,
objets deux fois par jour de leurs dévotions, se mettent à crier avant de
tomber en morceaux, lorsque Jésus entre en terre d’Égypte.
[ Résumé ] [ Plan général ] [ Intro ] [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]
Les développements de la notice sur Jérémie et les
prêtres égyptiens
Nous avons présenté plus haut (p. 20-24) les recensions grecques des Vitae Prophetarum et analysé les passages qu’elles consacraient au prophète Jérémie et à ses rapports avec les prêtres des temples égyptiens. Qu’en est-il des développements médiévaux de cette vision des choses, d’abord dans le genre littéraire des Vitae Prophetarum, ensuite dans le reste de la littérature médiévale ?
A. Les recensions médiévales des Vitae Prophetarum
En
ce qui concerne les recensions latines, la plus importante, celle d’Isidore de
Séville (vers 560-636), est connue depuis très longtemps. C’est le de ortu
et obitu patrum. Née dans un milieu chrétien, elle ne se limite toutefois pas
aux prophètes ; ses 85 notices présentent en effet un large ensemble de
figures bibliques (prophètes, mais aussi apôtres et disciples).
* Édition
critique récente : Isidoro de Sevilla. De ortu et obitu
patrum : vida y muerte de los santos. Introducción, edición crítica y
traducción por C. Chaparro Gomez, Paris, Les Belles Lettres, 1985, 233 p.
(Auteurs latins du Moyen Âge).
L’extension aux figures du Nouveau Testament caractérise
également les trois recensions latines que Fr. Dolbeau a découvertes récemment
(Deux opuscules latins, dans Revue d’histoire des textes, t. 16,
1986, p. 83-139) : elles non plus ne se limitent pas aux prophètes, et
deux d’entre elles sont d’ailleurs antérieures au traité d’Isidore. D’après le
spécialiste français, on devrait même s’attendre à d’autres trouvailles.
Le Libellus sancti Epiphanii
episcopi priorum prophetarum (avant Isidore de Séville)
Comme
le de ortu et obitu patrum d’Isidore de Séville ne contient pas le récit
de Jérémie et des statues égyptiennes et que celui-ci n’apparaît pas non plus
dans deux des trois recensions nouvellement découvertes par Fr. Dolbeau, une seule
recension latine connue concerne Jérémie et les idoles égyptiennes.
Il
s’agit d’un opuscule anonyme intitulé Libellus sancti Epiphanii episcopi
priorum prophetarum, etc. Il est attribué
à saint Épiphane comme certaines recensions grecques présentées plus haut (p. 19-20), mais nous
avons dit combien cette attribution était incertaine. Quoi qu’il en soit, cet
opuscule est datable de la seconde moitié du VIe et il est donc antérieur à
Isidore de Séville.
On trouvera ci-dessous le passage qui
nous concerne, mais avant de le transcrire et de le traduire, il importe de
signaler que la notice de ce Libellus sancti Epiphanii sur Jérémie contient,
comme les recensions grecques, les trois récits et dans le même ordre. On est
manifestement dans la même tradition.
Idem Iheremias Aegypti regibus signum dedit quod ydola eorum euerti oporteret atque corruere ; signum uero erat quando uirgo puerum genuerit. Vnde hactenus sacerdotes eorum in quodam templi loco uirginem ponentes et puerum in presepe constituentes adorant. Dum uero Ptolomeus rex interrogaret eos qua hec agerent ratione, dixerunt paternae traditionis esse misterium quod a sancto, inquiunt, propheta nostri accepere maiores, quod etiam sustinemus in rebus ita fore uenturum. (éd. Fr. Dolbeau, Opuscules latins, 1986, p. 116)
Ce même Jérémie donna un signe aux rois d’Égypte disant que leurs idoles devaient se renverser et s’écrouler : le signe était qu’une vierge ait un enfant. D’où jusqu’aujourd’hui, dans un certain endroit d’un temple, leurs prêtres adorent une vierge dont ils ont dressé <la statue> et un enfant qu’ils ont placé dans une crèche. Et comme le roi Ptolémée les interrogeait sur les raisons de tout cela, ils dirent que c’était là un mystère venu d’une tradition ancestrale : « Nos ancêtres, disaient-ils, ont reçu cette information d’un saint prophète et nous croyons même que cela se produira un jour ».
Outre le fait que Jérémie est censé
s’être adressé, non pas aux prêtres d’un temple, mais aux « rois »
d’Égypte (Aegypti regibus), une autre différence sépare cette recension latine
des textes grecs précédemment vus. Le « signe » annonçant la
destruction des statues n’est plus l’arrivée en Égypte d’une Vierge-Mère avec
son enfant ; ni l’existence d’un enfant sauveur né d’une vierge et couché
dans une crèche, mais le fait « qu’une vierge ait accouché » (quando
uirgo puerum genuerit). Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point (infra, p. 54-55).
Les
Vitae Prophetarum dans dest langues orientales
Il existe aussi des Vitae Prophetarum chrétiennes dans d’autres langues orientales (syriaque, arménien, arabe, éthiopien, vieux slave). On en trouvera une liste chez A.-M. Denis (Introduction à la littérature religieuse judéo-hellénistique, I, Turnhout, 2000, p. 577-605). Faute de compétences, nous ne pourrons pas les examiner.
B. Les utilisations de la
notice ailleurs que dans les « Vies des
Prophètes »
Jusqu’ici
il n’a été question que des Vitae Prophetarum, comme telles. Mais d’autres
ouvrages du Moyen Âge ont intégré la notice sur Jérémie sans appartenir à ce
genre littéraire. Ce sont ces attestations que nous allons maintenant passer en
revue.
La
Chronique en syriaque de Michel le Syrien (XIIe)
Au XIIe, Michel le Syrien, patriarche jacobite
d’Antioche, dans une Chronique d’histoire universelle rédigée en
syriaque (IV, 9), a conservé un passage qu’il attribue à Épiphane et qui
concerne les statues égyptiennes. La référence à Épiphane est courante, on l’a
régulièrement rencontrée. Quant à la notice de Michel sur Jérémie elle-même,
elle propose « très classiquement », c’est-à-dire dans le même ordre
et quasi textuellement, les trois récits habituels (cfr supra, p. 20-21) : le premier sur le rôle
apotropaïque du prophète, le deuxième sur les rapports de Jérémie avec les
prêtres égyptiens, le troisième sur l’Arche d’Alliance.
* Traduction
française :
Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d'Antioche (1166-1199).
Éditée pour la première fois et traduite en français par J.-B. Chabot, Tome I,
1899, 325 p.
Voici la traduction française du
récit sur Jérémie et les prêtres égyptiens :
Il [= Jérémie] donna un signe aux prêtres égyptiens, à savoir que leurs idoles seraient ébranlées et renversées par le fils de la Vierge. C'est pourquoi, jusqu'à ce jour, ils honorent la Vierge Mère, et ils placent un enfant dans une crèche pour l'adorer. Le roi Ptolémée les interrogea à ce sujet, et ils lui répondirent : « C'est une tradition que nous avons reçue du prophète Jérémie, qui l'a apprise à nos pères ; et nous attendons l'accomplissement de ce mystère. » (trad. J.-B. Chabot, p. 89-90)
Il contient l’essentiel de ce qui figurait dans les recensions grecques analysées plus haut. L’annonce par Jérémie de la destruction des statues ; ce que nous avons appelé les « contre-mesures » des prêtres égyptiens ; le dialogue entre ces derniers et le roi Ptolémée.
L’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur (achevée avant 1173)
Une
autre citation figure dans l’œuvre principale du théologien Pierre le Mangeur,
à savoir son Histoire scolastique achevée avant
1173. C’est un abrégé commenté de tous les livres de la Bible, destiné à la
formation du clergé et des prédicateurs. L’œuvre a connu en son temps un énorme
succès (plus de 800 manuscrits connus datant du XIIe au XVIe), mais elle n’a
pas encore fait l’objet d’une édition scientifique d’ensemble.
* Édition : Petrus Comestor. Historia
Scholastica super Novum Testamentum, dans J.-P. Migne, Patrologia
Latina, t. 198, Paris, 1855, col. 1053-1722. Le passage qui nous intéresse
figure dans le livre de Tobie (col. 1440).
Plaçant
lui aussi son texte sous la garantie d’Épiphane, Pierre le Mangeur adopte
également la structure en trois récits. Le deuxième évoque l’affaire des idoles
égyptiennes. En voici le texte :
Hic est Jeremias, qui regibus Aegypti signum dedit, quod eorum idola everti oporteret, cum virgo pareret. Vnde et sacerdotes eorum in secreto templi loco, imaginem virginis et pueri statuentes, adorabant. Dum vero Ptolemaeus rex interrogaret eos, qua haec facerent ratione, dixerunt paternae traditionis esse mysterium, quod a sancto propheta acceperant maiores et credebant in rebus ita fore venturum. (éd. Migne, PL, 198, col. 1440)
C’est ce Jérémie qui donna un signe aux rois d’Égypte selon lequel leurs statues devraient s’effondrer, lorsqu’une vierge enfanterait. À la suite de quoi, leurs prêtres placèrent dans un coin secret du temple la statue d’une vierge et d’un enfant et l’adorèrent. Et quand le roi Ptolémée leur demanda pourquoi ils agissaient ainsi, ils dirent que c’était là une tradition mystérieuse que leurs ancêtres avaient reçue d’un saint prophète et qu’ils croyaient qu’elle trouverait un jour sa réalisation. (trad. personnelle)
Ici aussi, comme dans le Libellus sancti Epiphani
présenté plus haut (p. 46-47), la réalisation de la « prophétie »
n’est pas liée à l’arrivée de la Vierge-Mère ; elle n’est pas due non plus
« à un sauveur né d’une vierge et couché dans une crèche » ; elle est
censée se produire « lorsqu’une vierge enfantera » (cum virgo
pareret). Ce n’est pas tout à fait la même chose. On se souviendra que dans
la version du pseudo-Matthieu, les idoles se brisent lorsque l’enfant Jésus,
fils de la Vierge, entre dans le temple, et non lorsque la Vierge accouche de
l’enfant Jésus.
Si nous insistons sur la formule cum virgo pareret, c’est précisément parce qu’elle se retrouve à plusieurs reprises chez les auteurs du Moyen Âge, mais dans des contextes différents de l’épisode des idoles d’Égypte. En effet de très nombreux événements merveilleux sont censés se produire « lorsqu’une vierge a un enfant » et surviennent effectivement la nuit de Noël, au moment de la naissance du Christ. Probablement Pierre le Mangeur et l’auteur anonyme du Libellus sont-ils plus influencés par les textes de leur époque que par ce qu’ils lisaient dans les recensions attribuées à Épiphane.
Le Dolopathos de Jean
de Haute-Seille (1184-1212)
Le
Roman de Dolopathos a
intégré un récit qui ne manque pas d’intérêt. Il est certainement inspiré de la
notice sur Jérémie dans les Vitae
Prophetarum, mais n’en reflète pas
avec fidélité le contenu. Voyons cela de plus près.
Le témoin le plus ancien de la
tradition du Roman de Dolopathos est un ouvrage en prose latine, dû à Jean de
Haute-Seille et intitulé Dolopathos, sive Opusculum de Rege et Septem
Sapientibus, qu’on estime pouvoir dater entre 1184 et 1212. Gaston
Paris, pour sa part, optait pour 1190.
* Édition
et traduction française : Jean de Haute-Seille. Dolopathos ou Le
roi et les sept sages. Traduction et présentation de Y. Foehr-Janssens et
E. Métry, d'après le texte latin édité par A. Hilka, Turnhout, 2000, 237 p.
(Miroir du Moyen Âge).
Dans l’extrait retenu, Lucinien,
devenu roi de Sicile à la mort de son père Dolopathos, se fait expliquer la
nouvelle religion qu’est le christianisme par un de ses adeptes. Ce dernier lui
fournit une série d’arguments censés prouver la supériorité du Dieu des
chrétiens. L’un d’eux est précisément le miracle des statues égyptiennes.
Le lecteur ne sera certainement pas
dépaysé à la lecture de l’extrait qui va suivre. Il n’y rencontrera toutefois
aucune trace d’un quelconque prophète biblique (ni Isaïe, ni Jérémie), et
l’absence de Jérémie a un effet curieux : ce sont les prêtres
égyptiens eux-mêmes qui – sans qu’on ne nous en donne la raison –
semblent avoir dressé dans leur temple la statue d’une vierge à l’enfant et
annoncé à leurs descendants l’écroulement des statues de leurs propres dieux,
au moment où « la Vierge
qui aurait enfanté un fils entrerait dans ce temple ». Ce qui eut lieu
lors de la fuite de la Sainte-Famille en Égypte. Voici le texte :
En Égypte aussi, dans une très haute antiquité, des prêtres d’Héliopolis, en érigeant dans leur temple la statue d’une vierge tenant un enfant sur le bras gauche, avaient légué un présage à leurs descendants : les idoles d’Égypte s’écrouleraient au moment où la Vierge qui aurait enfanté un fils entrerait dans ce temple.
Après la naissance du Christ, lorsque la Vierge sa mère, pour fuir Hérode, roi de la province de Judée, qui voulait tuer son enfant, descendit en Égypte et entra dans le temple, aussitôt les idoles dont il était rempli s’écroulèrent à ses pieds. À ce spectacle, les prêtres et les citoyens examinèrent avec attention la vierge et l’enfant et furent frappés de la ressemblance qu’ils y trouvaient avec l’image de leur vierge à l’enfant. Ils se mirent alors à vénérer la vierge et l’enfant comme s’ils adoraient un dieu. (Trad. d’Y. Foehr-Janssens et E. Métry, 2000, p. 231)
C’est
donc en voyant l’effondrement de leurs propres idoles que les assistants
réalisent que les traits des nouveaux-venus correspondent à ceux de la statue
de la Vierge à l’Enfant, qui se trouvait dans leur temple. Sans qu’intervienne
un gouverneur ou un roi, « prêtres et citoyens » se mettent alors à
adorer « la vierge et l’enfant comme s’ils adoraient un dieu ». Manifestement,
on se trouve devant une actualisation du récit des Vitae Prophetarum,
actualisation réorientée et qui, malgré l’absence de Jérémie dans le récit, présente
une certaine cohérence interne.
La légende dorée de Jacques de Voragine (vers 1261-1266)
* Édition critique :
Iacopo da Varazze. Legenda aurea. Edizione critica a cura di G.P.
Maggioni, 2e éd. revue par l’auteur, Florence, 2 vol., 1998, LXVI-1366 p.
(Millennio medievale, 6. Testi,
3).
* Présentation et traduction
française : Jacques de Voragine. La légende dorée. Édition publiée
sous la direction de A. Boureau, Paris, 2004, 1549 p. (Bibliothèque de la
Pléiade, 504).
On a vu plus haut (p. 39-40)
que l’auteur de La
légende dorée s’était inspiré du texte
du pseudo-Matthieu, dans son développement sur la fête des Saints-Innocents. En
réalité, dans un autre passage de la même œuvre (De nativitate Domini, VI,
§ 78-80), il a également conservé le récit des Vitae Prophetarum, mais
d’une manière fidèle, sans le retravailler comme Jean de la Haute-Seille. En
fait, comme Jacques de Voragine le déclare lui-même, il a utilisé le
texte de Pierre le Mangeur :
78. Legitur enim in hystoria scholastica quod Ieremias propheta in Aegyptm descendens post mortem Godolie regibus Aegypti signum dedit quod eorum ydola corruerent cum virgo filium parturiret. 79. Quapropter sacerdotes ydolorum ymaginem uirginis puerum in gremio baiulantis in secreto loco templi statuerunt et eam ibi adorabant. 80. Sed a Ptolomeo rege interrogati quid hoc sibi uellet dixerunt paterne traditionis hoc esse misterium quod a sancto propheta eorum maiores acceperant et sic in rebus uenturum credebant. (VI, § 78-80 ; éd. G.P. Maggioni, I, p. 68)
On lit en effet, dans l’Histoire scolastique que le prophète Jérémie, descendant en Égypte après la mort de Godolias, apprit au roi du pays que leurs idoles s’écrouleraient quand une vierge enfanterait un fils. C’est pourquoi les prêtres des idoles avaient placé dans un coin secret de leur temple la statue d’une vierge portant un enfant sur ses genoux et l’adoraient. Mais lorsque le roi Ptolémée les interrogea sur la signification de la chose, ils dirent qu’il s’agissait d’un mystère transmis de père en fils : leurs ancêtres avaient reçu l’information d’un saint prophète et croyaient qu’elle deviendrait un jour réalité. (d’après trad. A. Boureau dans La Pléiade, p. 53-54)
Ce texte de La légende dorée et celui de l’Histoire scholastique se ressemblent beaucoup, mis à part peut-être un détail : selon Jacques de Voragine, Jérémie, en Égypte, aurait communiqué l’information sur la destruction des idoles non aux prêtres mais au roi. On se souviendra (cfr p. 45) que la mention des rois d’Égypte figurait déjà dans la recension latine du VIe découverte récemment par François Dolbeau. Pareille variation n’a évidemment qu’une importance très relative.
Ly Myreur des
Histors de Jean d’Outremeuse (XIVe)
Nous
terminerons cette revue des actualisations du motif de Jérémie et les prêtres
égyptiens par des citations du Myreur
des Histors.
Nous avons vu plus haut (p. 42-43) Jean
d’Outremeuse rapporter qu’à l’arrivée de Jésus en Égypte, toutes les idoles
vénérées par les dammes en Egipte s’étaient mises à crier avant de
tomber en morceaux (Myreur, I, p. 357-358). Nous avions signalé alors l’intérêt
que présentait la suite immédiate de ce passage. La voici :
Adont avoit en Egipte I juys qui astoit mult saige, qui dest à peuple qu'ilh avoit veyut en la scripture que quant Dieu nasqueroit de virgue, qui debriseroit les ydolles. « Et portant ons puet clerement veioir que ilh est neeis ; se priiés à li dévoltement qu'ilh soy lasse veioir. » Atant priarent tout la nuit à Dieu que ilh se vosist à eaux demonstreir. Chu fut en une citeit qui oit nom Cayr, qui siet en Egipte. (Myreur, I, p. 358)
Il y avait alors en Égypte un Juif très sage, qui dit au peuple qu’il avait lu dans l’Écriture que quand Dieu naîtrait d’une vierge, il briserait les idoles. « Et c’est pourquoi on peut voir clairement qu’il est né ; priez-le dévotement pour qu’il se manifeste. » Alors ils prièrent Dieu toute la nuit, pour qu’il veuille se manifester à eux. Cela se passa dans une cité, appelée Le Caire, qui se trouve en Égypte.
Il
est difficile de ne pas voir dans ce texte une adaptation du motif de Jérémie
annonçant aux prêtres égyptiens la chute de leurs idoles lors de la naissance
du vrai Dieu ex Maria virgine. Il n’est cependant pas question de
Jérémie mais simplement d’un « Juif très sage » qui vivait en Égypte.
Ce qui se passe dans les maisons d’Égypte le convainc que Dieu est maintenant
né, et il fait prier le peuple pour qu’il se manifeste à eux.
La
suite nous apprend que la Sainte-Famille se trouve précisément à ce moment-là
aux portes de la ville, qui sont fermées pour la nuit. Mais un homme récemment
enterré ressuscite (on songe à Lazare) pour demander qu’on la fasse entrer. Il
ira lui-même ouvrir la porte aux voyageurs.
Nostre-Damme et Jhesu-Crist awec Joseph vinrent à la porte de celle citeit, droit à meynuit ; mains elle astoit fermée, sique ons ne voloit dedens lassier entreir nulle personne jusqu'al jour, ne oussi issir por I guere qu'ilh avoient à I hault prinche.
Dedens celle citeit avoit-ons novellement ensevelit I mors hons, qui soy relevat de sa sepulture et appellat le peuple, et leur dest : « Saingnours, porquoy ratendeis-vos de ovrir la porte où Dieu atent ? Que ons le laisse dedens entreir, qui m'at fait resusciteir pour chu nunchier. » Quant ilh oit chu dit, ilh meisme alat defermeir la porte et Dies y entrat. (Myreur, I, p. 358)
Notre-Dame et Jésus-Christ avec Joseph arrivèrent à la porte de cette cité à minuit exactement ; mais la porte était fermée, car on ne voulait laisser pénétrer personne à l’intérieur avant le lever du jour, ni non plus en sortir à cause d’une guerre qu’ils menaient contre un grand prince.
Dans cette ville, on avait récemment enseveli un homme décédé, qui se releva de son tombeau, puis appela le peuple et dit : « Messieurs, pourquoi attendez-vous pour ouvrir la porte où Dieu attend. Qu’on le laisse entrer, lui qui m’a ressuscité pour l’annoncer ». Quand il eut dit cela, il alla lui-même ouvrir la porte et Dieu entra.
Selon Jean d’Outremeuse, la Sainte-Famille
s’installe alors un certain temps au Caire. Plusieurs mois apparemment, car
elle arrive dans la ville en l’an IV et elle la quitte le 12 octobre de l’an V
(Myreur, I, p. 360). Mais à part la
chute des idoles et la résurrection d’un mort, aucun autre miracle n’est censé
s’y être déroulé.
*
Les voyageurs reprennent donc la route le 12
octobre de l’an V. Le voyage ne fut pas sans danger. Ainsi par exemple, le
quatrième jour, ils tombent sur une bande de brigands, au nombre desquels se
trouvait Dismas, celui « qui plus tard fut pendu à la droite du Christ et
lui demanda grâce » (Myreur, I, p. 360). La rencontre se passe
toutefois très bien, au point que Dismas les accueille pendant trois jours dans
sa maison où sa femme et son enfant bénéficient de divers miracles.
D’autres incidents émaillent encore la route de la Sainte-Famille,
jusqu’au 22 octobre, jour où, « juste à none, elle arriva au
Casteal
d’Orient, où Elizabeth sa cusine demoroit. Cette
dernière « lui fit grande fête et la reçut avec grande joie,
car elle [= Marie] était la fleur de son lignage ». Elle y restera deux
ans, jusqu’en janvier de l’an VII, lorsque « Dieu envoya un ange à Joseph pour
lui faire savoir de retourner à Bethléem, ce qu’il fit » (Myreur,
I, p. 378).
Nous ne détaillerons pas ici les nombreux miracles qui furent accomplis
dans ce fameux Castel d’Orient, dont la localisation n’est pas formellement
précisée par le chroniqueur liégeois mais qui est indiscutablement lié à
l’épisode égyptien. Nous nous intéresserons moins aux miracles eux-mêmes qu’à
un passage de Jean d’Outremeuse qui apparaît comme une reprise un peu
transformée de l’annonce de la naissance du Vrai Dieu faite par le vieux sage
juif du Caire.
C’est en effet entre deux
miracles que l’auteur du Myreur place le texte suivant qu’il attribue à saint
Jérôme :
Item, saint Jerome nous racompt que en marchiet de chi casteal avoit une mahomerie que les Juys adoroient, mains toutes les ymages qui astoient là dedens soy debrisarent toutes ; là avait I viel juys qui veit chu, se dest : « Unc Dieu doit naistre d'une virgue pucelle qui ches ymaiges doit debrisier. Si est neeis, chu moy semble bien ; je ne sçay où ilh est. » Quant les Juys oirent chu, si furent esperdus et dient entre eaux que chu astoit contre la venue Marie ; enssi furent-ilh en grant debat. (Myreur, I, p. 362)
Saint Jérôme nous raconte que sur la place de ce castel se trouvait un temple païen où les Juifs venaient prier. Toutes les statues qui s’y trouvaient se brisèrent. Il y avait là un vieux Juif qui en voyant cela dit : « Un Dieu doit naître d’une vierge pucelle, qui doit briser ces statues. Il me semble bien qu’il est né ; mais je ne sais pas où il est. » Quand les Juifs entendirent ces mots, ils furent perturbés et se dirent que c’était lié à l’arrivée de Marie ; et il y eut une grande agitation.
Nous n’avons pas réussi à retrouver le texte
de saint Jérôme, mais ce passage fait clairement songer à une adaptation –
assez peu réussie – de l’anecdote de Jérémie et des prêtres égyptiens annonçant
la chute de leurs idoles à l’arrivée d’une Vierge-Mère. Jean
d’Outremeuse réintroduit ici la notice, un peu comme s’il avait « oublié » qu’elle lui avait déjà servi à présenter
l’arrivée de la Sainte-Famille au Caire. Le contexte est évidemment différent,
mais nous sommes toujours en Égypte.
En
milieu juif toutefois, ce qui peut paraître curieux. Mais il est pourtant bien
question d’un temple où viennent prier les Juifs. Le mot mahomerie, pour Jean d’Outremeuse,
signifie « temple non chrétien » et non « mosquée ». En
tout cas, dans cette mahomerie, on ne prie pas le Dieu véritable, celui qui,
selon le vieux sage Juif – le correspondant du vieux prophète Jérémie –
doit naître d’une vierge pucelle et faire tomber à son arrivée les statues des
faux dieux.
L’élément
curieux est que les synagogues ne proposent pas de statues à la vénération de
leurs fidèles. Et ce détail pourrait bien montrer que l’anecdote reprise par
Jean d’Outremeuse pouvait difficilement s’appliquer au départ à des sanctuaires
fréquentés par des Juifs : il devait s’agir de temples égyptiens. Jean
d’Outremeuse aurait-il mal interprété ou mal retravaillé le texte de sa
source ?
Quoi
qu’il en soit, et pour en revenir au sujet précis de la chute des idoles,
Jacques de Voragine n’a pas été le seul auteur médiéval à avoir intégré dans
son œuvre les deux visions, celle de « Jésus et les idoles égyptiennes »
et celle de « Jérémie et les prêtres égyptiens ». Jean d’Outremeuse semble
également l’avoir fait – deux fois d’ailleurs –, mais dans les deux cas en
dissimulant assez soigneusement son emprunt à la notice de Jérémie, puisque le
nom même du vieux prophète n’est pas exprimé.
*
Il
apparaît ainsi que l’histoire de Jérémie et des prêtres égyptiens a été
reproduite à de nombreuses reprises. Une seule fois dans la série des Vitae Prophetarum :
c’est en latin chez l’auteur anonyme du Libellus sancti Epiphanii (avant le VIIe). Plusieurs
fois dans des ouvrages relevant d’autres genres littéraires : (a) en latin,
dans l’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur (avant 1173), dans le Dolopathos de Jean de Haute-Seille
(fin du XIIe), et dans La
légende dorée de Jacques de Voragine
(milieu du XIIIe) ; (b) en syriaque dans la Chronique de Michel le Syrien (XIIe) ;
et en français dans Ly Myreur
des Histors (XIVe).
Si
l’on fait abstraction de Jean de Haute-Seille et de Jean d’Outremeuse, ces
reprises se sont généralement faites sans modifications substantielles et l’influence
de la notice des Vitae reste évidente.
[ Résumé ] [ Plan général ] [ Intro ] [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]
En guise de conclusion
Les
deux visions – « Jésus et les idoles égyptiennes » et « Jérémie
et les prêtres égyptiens » – ont connu au fil des siècles un assez large développement.
On aura tendance à considérer la première comme la plus ancienne. Dans la forme
que lui donne le pseudo-Évangile de Matthieu, elle est la plus simple,
la plus puissante aussi. Pour elle, l’entrée de Jésus dans un temple égyptien
provoque la chute de toutes les idoles qu’il abrite, et cet événement, qui
avait été annoncé par une prophétie d’Isaïe, amène les spectateurs à se convertir
à la nouvelle religion. Cette vision a connu des attestations nombreuses,
particulièrement étoffées et fantaisistes dans les milieux chrétiens orientaux.
La seconde vision abandonne Isaïe et
la nette référence biblique au profit de Jérémie, probablement parce que
celui-ci a séjourné en Égypte. Elle complique toutefois les choses, en
imaginant notamment de la part du clergé égyptien des tentatives pour échapper
à la destruction annoncée, tentatives vaines d’ailleurs puisque les prêtres
eux-mêmes semblent très conscients qu’elle se produira. Sans parler aussi de ce
dialogue avec le roi d’Égypte, qui ne fait que mettre en évidence la grande
ignorance des prêtres de ce pays.
En ce qui concerne la chute des idoles proprement dite, une différence
sensible sépare les deux visions. Dans la première, qu’il s’agisse de formes
anciennes (comme le pseudo-Évangile
de Matthieu) ou de formes orientales
plus récentes et fort retravaillées (comme le Livre arménien de l’Enfance), les idoles s’effondrent toujours
lorsque l’enfant Jésus entre en contact avec elles.
Les
attestations de la seconde vision ne présentent pas la même uniformité. Les
recensions grecques des Vitae
Prophetarum signalent que les idoles
égyptiennes doivent s’effondrer lorsqu’elles seront en contact « avec une
Vierge qui aurait mis au monde un enfant ». Dans les formes latines, seuls
certains récits, comme celui du Dolopathos, continuent de préciser « que les idoles
s’écrouleraient au moment où la Vierge qui aurait enfanté un fils entrerait
dans ce temple ». Mais les autres adoptent une formulation différente.
Aussi bien dans le Libellus
sancti Epiphanii que chez des auteurs postérieurs
(comme Pierre le Mangeur ou Jacques de Voragine ou Jean d’Outremeuse), les
idoles sont censées tomber en pièces « lorsqu’une vierge enfantera »,
ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Nous avons déjà évoqué cette
question plus haut (p. 48).
*
Le moment est maintenant venu,
semble-t-il, d’annoncer d’une façon plus précise la perspective qui sera la
nôtre dans une série de travaux en préparation.
Il se fait que la littérature
médiévale connaît un certain nombre d’exemples d’objets emblématiques du
pouvoir romain (statue ou temple notamment) qui sont censés durer
« jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant ». Cette formule est
comprise par les auditeurs comme voulant dire « éternellement ». Elle
est perçue comme un « présage d’éternité ». Mais, dans ces exemples, ce
« présage d’éternité » est réduit à rien la nuit de Noël : les
monuments en question s’effondrent lors de la naissance du Christ ex Maria
Virgine.
Or
si certaines actualisations de la seconde vision évoquent, parfois très
nettement, l’accouchement de la Vierge, aucun des textes vus qui mettent en
scène ou annoncent la destruction des statues égyptiennes ne contient le motif qui
sera au centre de l’étude que nous annonçons, à savoir le « présage
d’éternité lié à la parturition d’une Vierge ».
Ce
nouveau motif comporte plusieurs éléments : (1) on pose une question sur
la durabilité d’une construction (statue ou bâtiment); (2) un devin répond
qu’elle durera « jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant » ; (3) l’assistance
interprète la réponse et comprend que la construction durera
éternellement ; (4) le présage est réduit à néant par la naissance
miraculeuse du Christ. La construction s’écroule alors lamentablement.
La
destruction des statues égyptiennes ne relève évidemment pas de ce motif.
Dans
les textes les plus anciens qui la décrivent ou l’annoncent, aucune question
n’est posée sur leur durée ; et quand un « devin/prophète »
intervient, leur durée est liée à l’arrivée du Seigneur d’un côté (Isaïe),
d’une vierge avec un enfant de l’autre (Jérémie). Il n’est pas dit
explicitement que les statues des dieux égyptiens dureront « jusqu’au
moment où une vierge aura un enfant ». En règle générale d’ailleurs, ces
statues ne se brisent ni à la conception du Christ, ni à sa naissance, mais
seulement lorsque le Vrai Dieu entre dans le temple.
Bien
sûr, certains récits récents utilisent une expression comme « lorsqu’une
Vierge enfantera », mais ces auteurs sont probablement influencés par les multiples
récits qui circulaient à leur époque et qui mettent précisément en scène
« le présage d’éternité lié à la parturition d’une vierge ». Ce sont
ces récits que nous aurons tout loisir d’examiner ailleurs.
[ Résumé ] [ Plan général ] [ Intro ] [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]
Les
« Histoires des prophètes » et l’historiographie
arabe :
Ce
premier appendice présentera rapidement le genre littéraire des qisas
al-anbiyâ (littéralement « Histoires des prophètes »). Dans la
littérature arabe, il correspond à celui des Vitae Prophetarum des
littératures grecque et latine. Il nous intéresse parce qu’il a également accueilli
le motif de la chute des idoles. Cela n’a rien d’étonnant.
Il
ne faut pas perdre de vue en effet que les Arabes, avant même la naissance de Muhammad,
avaient connaissance de la Bible ainsi que des textes apocryphes, et que, pour
ceux qui avaient accueilli la révélation coranique, Jésus était un de leurs
prophètes, le dernier paru sur terre avant que Muhammad ne vienne, pour
reprendre l’expression consacrée, « sceller le sceau de la
prophétie ».
Comme
telle, la Fuite en Égypte est absente du Coran, où elle n’apparaît qu’en
filigrane, pourrait-on dire, avec le miracle du palmier, mais elle figure
explicitement dans les qisas, dont certains peuvent être très riches en
détails. On comprendra toutefois que notre intérêt essentiel se porte sur le
motif de la chute des idoles.
Et sur ce point précis, quand on connaît l’hostilité fondamentale de la religion islamique envers toutes les idoles, on conçoit que les musulmans aient pu être attirés par la présence de ce motif dans les textes d’inspiration chrétienne qu’ils côtoyaient. Pour des chrétiens comme pour des musulmans, la chute des idoles des païens ou des infidèles est évidemment le signe du triomphe du monothéisme.
Deux
livres
Deux livres
récents nous ont guidé dans cette recherche où, une
fois de plus, nous avons dû nous résigner à utiliser des travaux de seconde
main.
Le
premier est celui de : Roberto Tottoli, Biblical Prophets in the Qur'ān
and Muslim Literature, Richmond, Curzon, 2002, 213 p. (Curzon Studies in
the Qur'ān). C’est une synthèse fouillée et précise, quoiqu’adaptée à un public
cultivé de non-spécialistes. Elle présente et analyse le traitement que la
littérature musulmane médiévale et moderne a réservé aux figures des prophètes
bibliques, dont Jésus bien sûr fait partie. L’auteur y passe successivement en
revue le Coran, les premiers conteurs (appelés qussas), la littérature des
qisas al-anbiyā, l’exégèse coranique, la littérature des hadiths
(« les faits et gestes du prophète »), l’historiographie et même la
littérature moderne. Cette synthèse de très haut niveau, fort accessible et
riche également en informations bibliographiques, ne propose toutefois aucun
texte, ni en arabe ni en traduction. Précisons encore que cette édition en
anglais se base sur l’original italien publié en 1999 (Roberto Tottoli, I
profeti Biblici nella Tradizione Islamica, Brescia, Paideia, 1999, 225 p.).
Le
second guide a déjà été cité plus haut (p. 6) : Lucette Valensi, La
fuite en Égypte. Histoires d’Orient et d’Occident. Essai d’histoire comparée,
Paris, Seuil, 2002, 330 p. Un de ses intérêts majeurs est
qu’il a pris en compte, outre le monde occidental, le monde chrétien oriental
et le monde arabe, à la fois sur le plan littéraire et sur le plan
iconographique. Son auteur, directrice d’études à
l’EHESS, a pu profiter de la compétence de spécialistes orientaux, dont Gabriel
Martinez-Gros, qui dirige avec elle l’Institut d’études de l’islam et des
sociétés du monde musulman.
Parlant de ce genre littéraire
particulier des qisas al-anbiyâ, dont l’objet propre est précisément
l’histoire des prophètes, elle note qu’il s’agit d’une « littérature
foisonnante », qui circula d’abord sous forme orale, avant d’être reprise
sous forme écrite dans l’historiographie, et par des savants illustres (L.
Valensi, p. 61).
À la différence du livre de R. Tottoli qui embrasse l’ensemble de la littérature musulmane et toutes les figures bibliques, celui de L. Valensi – on l’a déjà dit – est centré sur un élément seulement, celui de la fuite en Égypte.
Wahb
ben Munabbih (mort entre 728 et 732) et al-Fârisî (mort en 902)
Wahb ben Munabbih (mort entre 728 et
732) passe pour le fondateur du genre littéraire des qisas al-anbiyâ. Ce
que l’on connaît de son œuvre « comporte une séquence sur les rois mages et sur
le roi Hérode, suivie de la fuite en Égypte ». On n’en a pas la preuve
formelle, mais on peut supposer qu’elle intégrait également le motif de la
chute des idoles.
En
tout cas, ce motif est formellement attesté chez al-Fârisî (mort en Égypte en 902), dans son récit du séjour de la
Sainte-Famille dans ce pays. Elle y est toutefois liée à la Nativité et
introduit le motif dit de « la confusion du Diable ». C’est que la
naissance de Jésus comme telle a provoqué la chute générale des idoles :
les démons, profondément inquiets, sont venus trouver le Diable, Iblîs, pour l’informer
de cet événement qui risque d’ébranler leur pouvoir, car les démons résident
précisément dans les idoles. En fait, Iblîs ne pourra rien faire et sera mis en
déroute. Nous retrouverons cette histoire plus loin (p. 60-61).
L.
Valensi note à ce sujet que : « le thème des idoles est récurrent
dans le Coran et reste majeur dans la littérature post-coranique. [...] La
conception d’Abraham avait eu le même effet : chute des idoles et colère, non
d’Iblîs, mais du roi Nimrod ». Muhammad de son côté renverse les idoles de
la Kaaba. La chute des idoles, continue L. Valensi, « dont la portée
théologique est [...] centrale, gardera désormais la même place et la même
fonction dans les autres Vies des Prophètes » (L. Valensi, p.
66-67).
On
comprend que, vu sa grande importance, le motif de la chute des idoles soit attesté
non seulement chez les conteurs et dans le genre littéraire des qisas al-anbiyâ,
mais qu’il ait été accueilli aussi dans l’historiographie. Nous prendrons
l’exemple d’al-Tabarî.
al-Tabarî
(839-923)
Deux
livres surtout ont fait la renommée de ce grand historien arabe : son Commentaire
du Coran et son Histoire Universelle, connue sous le nom d’Annales.
C’est dans ce dernier ouvrage qu’il rapporte la vie du Christ.
Pour une présentation
de l’histoire du texte, on verra l’article d’A. Ferré, La vie de Jésus
d’après les annales de Tabarî, dans Islamochristiana, t. 5, 1979, p.
7-29. On en trouvera aussi une traduction anglaise annotée chez M.
Perlmann : The History of al-Tabarî. IV. The Ancient Kingdoms, New York, 1987, p. 112-125.
Avec Tabarî, dit L. Valensi (p. 71), « la Fuite en
Égypte et le roman de l’enfance de Jésus entrent par la grande porte dans la
haute tradition arabe et islamique ». Il sera la référence des récits plus
tardifs, comme Wahb ben Munabbih le fut pour les auteurs de qisas qui l’avaient
suivi. Voyons cela de plus près.
L’historien
Tabarî envisage, non pas deux fuites en Égypte, mais deux déplacements vers
l’Égypte. Le premier eut lieu avant la naissance, pour cacher au voisinage la
grossesse de Marie. Dieu lui-même est censé avoir dit à Marie lorsque sa
délivrance fut proche : « Sors de ton pays, car si les tiens se saisissent
de toi, ils te couvriront d’opprobre et mettront à mort ton fils ». Joseph la
transporta alors en direction de l’Égypte sur un âne à lui et l’accompagna. Le voyage,
dit le texte, porta le couple aux confins de l’Égypte, dans la région où
habitait la famille de Marie. Marie s’abrita dans une crèche en plein hiver, où
elle accoucha en serrant dans ses bras un palmier, en présence des anges et en
recevant une nourriture miraculeuse (des dattes en plein hiver !).
C’est
précisément au moment de la nativité que se place chez al-Tabarî, comme chez al-Fârisî, l’épisode de la chute des idoles.
Voici
le récit qu’en donne Tabarî et que nous reprenons à L. Valensi (p. 73-74), qui
s’inspire d’A. Ferré. Ce texte laisse apparaître fort bien l’importance des
idoles dans la religion polythéiste : c’est parce qu’ils ont investi les
statues des dieux que les démons peuvent diriger les affaires des hommes. Leur
destruction est donc essentielle à l’instauration du monothéisme.
Au moment de l’enfantement, les idoles qui étaient objet de culte en dehors de Dieu se renversèrent et tombèrent sur la tête en tous lieux. Les démons, effrayés par la vertu de Marie et ignorant la cause de l’événement, partirent en hâte et allèrent trouver Iblîs. [...]
Les démons arrivèrent auprès de lui [...]. À la vue de leurs troupes, Iblîs fut pris de frayeur, car il ne les avait plus revus ensemble depuis qu’il les avait divisés : il les voyait seulement en groupes séparés. Iblîs les interrogea et les démons l’informèrent : « Il s’est produit sur terre un événement inouï : les idoles se sont renversées sur la tête ; or, il n’y avait rien qui fût plus efficace qu’elles pour perdre les fils d’Adam. Nous pénétrions dans leur partie creuse, nous parlions aux hommes et nous dirigions leurs affaires, et ils s’imaginaient que c’étaient elles qui leur parlaient. Cet événement, en se produisant, a ridiculisé les idoles, les a rabaissées et rendues méprisables aux yeux des fils d’Adam ; aussi avons-nous craint qu’après cela ils ne leur rendent plus jamais de culte. Sache que nous ne sommes venus te trouver qu’après avoir passé en revue la terre entière, retourné les mers et avoir fait tout ce que nous pouvions ; mais cela n’a eu pour résultat que d’augmenter notre ignorance ! »
Il s’agit donc d’une question essentielle pour la défense
du polythéisme, et l’on comprend l’inquiétude d’Iblîs. Le Diable va alors partir
immédiatement, prendre son envol pour tenter de savoir ce qui s’est passé. En
trois heures de temps, il a repéré l’endroit de la naissance de Jésus et compris
ce qui s’était passé. Comme aucune femme n’a jamais enfanté sans qu’il n’ait
piqué le nourrisson et ne l’ait fait ainsi crier, il a voulu s’approcher du
nouveau-né. Mais un rempart d’anges a bloqué toutes ses tentatives d’approche.
Force lui fut alors de reconnaître qu’il se trouvait devant un prophète plus
dangereux pour lui que ne l’avaient été tous les autres et que sa position était
en grand danger. Revenu auprès des autres démons, il a dû leur avouer : « Aucun
prophète, avant celui-ci, n’a été plus acharné que lui contre moi et contre
vous ».
Le
second déplacement vers l’Égypte eut lieu après la visite des mages et la
menace d’Hérode. « Marie, accompagnée de Joseph, transporta Jésus sur
l’âne ; ils atteignirent ainsi le pays d’Égypte », où leur séjour
durera 12 ans et s’accompagna de divers prodiges et guérisons.
D’autres auteurs
Pour
ce qui est de la chute des idoles, nous nous bornerons à noter, en faisant
confiance à L. Valensi (tableaux des p. 82-85), que ce motif, éventuellement
accompagné de celui de la confusion du diable, se rencontre également chez al-Tha’labî (mort en 1035), al-Kisâ’î (XIIe) et Ibn al-Kathîr (XIVe), auteurs tous les
trois de qisas al-anbiyā. Il est intéressant de noter que ces
motifs peuvent être traités à des moments différents de l’histoire : lors
de la Nativité dans le troisième cas, lors du séjour en Égypte dans le
deuxième, au retour d’Égypte dans le premier.
Nous
en resterons là. Les lecteurs qui s’intéressent à l’ensemble du récit de la
fuite en Égypte, pourront se reporter au livre de L. Valensi et en particulier à
son chapitre 2 (p. 55-85 : Maryam et ‘Îsâ enfant dans la tradition
islamique) où le sujet est étudié en profondeur.
Appendice II
La Comparution de Pilate
Dans l’histoire, Ponce Pilate fut
gouverneur de Judée de 26 à 37 de notre ère. Il fut mis en scène dans une série
de textes apocryphes. Un des plus célèbres est l’Évangile de Nicodème,
connu aussi sous le nom d’Actes de Pilate. Composé en grec au
quatrième siècle, cet Évangile a fait l’objet de multiples traductions
et remaniements. Plus de 500 manuscrits ont survécu et il est presque impossible
de reconstituer avec précision leur histoire.
Dans le sillage de ces Actes de
Pilate ont circulé plusieurs autres apocryphes, parfois désignés sous le
nom de « Cycle de Pilate ». Le deuxième tome des Écrits apocryphes
chrétiens dans La Pléiade rassemble (p. 241-411), sous la plume de
Jean-Daniel Dubois et de Rémi Gounelle, un certain nombre de pièces de ce
dossier très complexe. Leur ensemble donne du personnage une vue très
contrastée : responsable de la crucifixion ou martyr chrétien. Certaines
églises orientales en ont même fait un saint.
Nous ne retiendrons ici qu’un seul
de ces textes. Intitulé Comparution de Pilate et composé probablement en
grec au plus tôt au IVe, il a circulé en syriaque, en arabe, en arménien, en
slave (R. Gounelle, La Pléiade, II, p. 308). Il raconte l’interrogatoire
et le jugement de l’ancien gouverneur, à Rome, par un empereur que le texte désigne
comme « le César » et qui est Tibère.
Ce dernier a appris par des messages
que Pilate avait fait crucifier à Jérusalem un personnage très important qui, au
vu d’une part des miracles qu’il avait réalisés pendant sa vie et d’autre part
de l’obscurité et du tremblement de terre qui avaient
marqué sa mort, était manifestement un Dieu. Tibère a envoyé des soldats à
Jérusalem avec ordre d’amener Pilate prisonnier.
L’empereur fait comparaître l’ancien
gouverneur devant lui pour le juger solennellement « dans le temple des
dieux, en présence du sénat avec tout son peuple et avec tout le déploiement de
ses troupes » (§ 2). L’accusé se défend en rejetant la faute de l’exécution sur
les notables : « Hérode, Archélaüs, Philippe, Anne, Caïphe, et toute
la multitude des Juifs » (§ 3). César objecte que les miracles accomplis par
le crucifié auraient dû ouvrir l’esprit du gouverneur : « au vu de tels miracles, il était clair
que Jésus était le Christ, le roi des Juifs. » (§ 3) C’est à ce moment précis que
se produit un prodige, la chute des idoles :
(4) Comme le César parlait ainsi, après qu’il eut prononcé le nom de Christ, toute la multitude des idoles des dieux s’écroula et devint comme de la poussière ; le lieu dans lequel le César siégeait avec tout son sénat s’écroula aussi. Le peuple qui se tenait auprès du César, tous les membres de son sénat se mirent à trembler comme le César à cause du nom qui avait été prononcé et de la chute de leurs dieux. Tous, saisis de peur, rentrèrent chez eux, s’étonnant de ce qui s’était passé. (trad. R. Gounelle, La Pléiade, 2005, p. 323-324)
Le temple en question n’est pas
nommé, on songe assez naturellement au Panthéon, « le temple de tous les
dieux ». En tout cas les statues qu’il abrite s’écroulent et tombent en
poussière.
Quand le procès reprend le
lendemain, c’est ailleurs – au Capitole, dit-on, sans autre précision de lieu –
mais toujours en présence du sénat. Tibère reprend l’interrogatoire de l’accusé :
(5) Ici même a été montrée la conséquence de tes méfaits : les dieux sont tombés et se sont effondrés. Parle donc : qui est cet homme qui a été crucifié, car son nom a même provoqué la ruine des dieux ? – « Assurément, ses Mémoires sont véridiques et de fait, moi-même, j’ai été persuadé, au vu de ses actes, qu’il était plus grand que tous les dieux que nous vénérons. » (trad. R. Gounelle, La Pléiade, 2005, p. 324)
Tibère promulgue alors un décret
contre les Juifs pour punir leur conduite : « Ils ont contraint
Pilate à crucifier un dieu nommé Jésus » et charge Licinius de le faire
appliquer (§ 6-7). Puis l’empereur ordonne à l’un de ses officiers, nommé
Albius, de décapiter Pilate (§ 8). Arrivé sur le lieu de l’exécution, Pilate
prie silencieusement le Seigneur et lui demande son pardon : « J’ai
dû agir contre toi à cause des Juifs, qui avaient suscité une émeute contre
moi. Pardonne mon ignorance. Aie pitié de moi et de mon épouse » (§ 9). Sort
alors du ciel une voix pour le proclamer bienheureux tandis qu’un ange du seigneur
vient recueillir sa tête. Á ce spectacle, son épouse Procla « fut remplie
de joie, rendit aussitôt son esprit et fut ensevelie avec Pilate » (§
10).
Manifestement l’auteur de la Comparution
appartient à la tradition favorable au gouverneur romain. Cela n’a rien
d’étonnant. « On constate que, d’une manière générale, les chrétiens de
langue grecque et les chrétiens orientaux ont eu tendance à présenter le
gouverneur romain sous un jour favorable et à reporter sur les Juifs toute la
responsabilité de la crucifixion » (J.-D. Dubois, La Pléiade, II,
p. 245).
Si nous avons tenu à citer ce texte,
ce n’est pas pour illustrer la complexité du personnage de Pilate dans la
tradition, mais simplement pour présenter une nouvelle actualisation du motif
de la « chute des idoles ». Elle semble évoquer certains éléments liés
à l’épisode égyptien.
On songe en particulier aux chutes
d’idoles, voire à l’effondrement de sanctuaires, qui marquent le passage de la
Sainte-Famille en Égypte, et tout particulièrement aux événements
impressionnants qui se produisirent dans le temple d’Apollon et qui sont
racontés au chapitre XV du Livre arménien de l’Enfance. Mais les
correspondances, il est vrai, restent générales.
En tout cas, en Égypte, le simple
passage de Jésus provoquait l’effondrement des idoles ; ici, à Rome, dans
un cas bien précis, simplement prononcer le nom du Christ a produit un effet
identique.
Appendice III
Le martyre de saint Longin dans La Légende dorée
Il y aurait moyen d’élargir encore le sujet en examinant les
cas où des personnalités chrétiennes détruisent les statues des païens pour
assurer la suprématie de la nouvelle religion. Nous ne donnerons qu’un seul
exemple, lié à la vie de saint Longin, telle qu’elle apparaît dans La
légende dorée, à la date du 15 mars, aux p. 244-245 de la traduction
française d’A. Boureau dans La Pléiade (2004) :
Longin était un centurion qui fut présent, avec d'autres soldats, devant la croix du Seigneur et qui, sur ordre de Pilate, perça d'un coup de lance le flanc du Seigneur [cfr Jean, 19, 34]. En voyant les prodiges qui se produisirent alors, c'est-à-dire l'obscurcissement du soleil et le tremblement de terre, il crut dans le Christ [cfr Matthieu, 27, 34], mais surtout, disent certains, parce que, touchant, sans le vouloir, ses yeux voilés par la maladie ou la vieillesse avec le sang du Christ, qui coulait le long de sa lance, il put immédiatement retrouver une claire vision.
Puis il renonça à la vie militaire et, instruit par les apôtres, il mena une vie monastique à Césarée de Cappadoce durant vingt-huit ans et convertit de très nombreuses personnes par son exemple et par sa parole.
Comme il avait été arrêté par un gouverneur et qu'il refusait de sacrifier aux dieux, ce gouverneur lui fit arracher toutes les dents et couper la langue. Pourtant Longin n'en perdit pas l'usage de la parole, mais il saisit une hache, mit en pièces et brisa toutes les idoles en disant : « Nous allons voir s'il s'agit de dieux ! » Des démons sortirent des idoles et entrèrent dans le gouverneur et dans tous les gens de sa suite ; en proie aux délires et aux aboiements, ils se prosternèrent aux pieds de Longin. Et Longin dit aux démons : « Pourquoi habitez-vous dans les idoles? » Ils répondirent : « Là où le Christ n'est pas nommé et où son signe n'est pas installé, là nous habitons ! » Alors, comme le gouverneur délirait et avait perdu la vue, Longin lui dit : « Sache que tu ne pourras guérir que quand tu m'auras tué ; en effet, dès que tu m'auras fait mourir, je prierai pour toi et je t'obtiendrai la santé du corps et de l'âme. » Et aussitôt le gouverneur ordonna qu'on le décapite.
Et ensuite, il alla vers le corps, se jeta à terre en larmes et fit pénitence. Et immédiatement, il recouvra la vue et la santé, puis il acheva sa vie dans les bonnes œuvres.
Il y aurait bien d’autres exemples à repérer dans la littérature hagiographique, mais ce n’était pas le but de cette série d’articles. Avec ce troisième appendice, nous avons déjà dépassé de beaucoup l’objectif que nous nous étions assigné, c’est-à-dire l’étude des attestations littéraires du motif de la chute des idoles, lié au voyage de la Sainte-Famille en Égypte, à son séjour dans ce pays et à son retour en Palestine.
[ Résumé ] [ Plan général ] [ Intro ] [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]
[Extrait de Folia
Electronica Classica,
t. 27, janvier-juin 2014]