[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 27, janvier-juin 2014]

 

 

La Chute des Idoles dans l’épisode égyptien des Enfances de Jésus.

 

Le témoignage de la littérature médiévale

 

par

Jacques Poucet

Membre de l’Académie royale de Belgique

Professeur émérite de l’Université de Louvain

 


[ Résumé ] [ Plan général ]  [ Intro ]  [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]


Bruxelles, 30 avril 2014

 


Résumé

 

L’introduction (p. 4-8) situera la question. On y apprendra que le voyage de la Sainte-Famille vers l’Égypte, le séjour dans ce pays et le retour en Palestine sont marqués dans les apocryphes chrétiens par de nombreux événements merveilleux ou miraculeux, dont l’un est le « motif de la chute des idoles » ; que ce motif a été beaucoup plus étudié dans l’histoire de l’art que dans la littérature ; que le présent travail sera consacré à sa présence et à son utilisation dans les textes du Moyen Âge.

Ces textes attestent l’existence de deux visions des choses différentes. L’une est centrée sur la chute des idoles, voire de leurs temples, lorsque Jésus et sa mère entrent en contact avec eux. Cet événement miraculeux est généralement présenté comme la réalisation d’une prophétie d’Isaïe et entraîne parfois la conversion des assistants. Son attestation ancienne la plus significative apparaît dans l’Évangile du pseudo-Matthieu. L’étude de cette version, à laquelle nous avons donné le nom de « Jésus et les idoles égyptiennes », constitue notre premier chapitre (p. 9-17).

Le deuxième chapitre (p. 18-25) sera consacré à l’examen de l’autre vision des choses, intitulée « Jérémie et les prêtres égyptiens ». Celle-ci ne décrit pas, comme la précédente, la chute des idoles et leurs conséquences, mais elle y fait nettement référence. Elle met en scène un autre prophète, Jérémie, qui, en Égypte même, annonce à des prêtres égyptiens que leurs idoles seront détruites par une « Vierge Mère ». Elle présente ensuite ce qui pourrait passer comme des tentatives de ces prêtres pour déjouer la prédiction, et fait état d’un dialogue entre eux et le roi d’Égypte, tout cela sans même citer le nom d’Isaïe. Elle est attestée d’abord dans les différentes recensions grecques des Vitae Prophetarum.

Dans la suite de la littérature médiévale, chacune de ces deux visions a connu des développements propres qui seront successivement examinés.

Ainsi, le troisième chapitre (p. 26-43) est consacré aux attestations du motif de « Jésus et les idoles égyptiennes ». On le retrouve sous une forme proche de celle de l’Évangile du pseudo-Matthieu chez Vincent de Beauvais et dans une version latine du XIIIe, sous des formes romancées dans des versions orientales faisant appel sans scrupules à l’amplification, comme par exemple l’Évangile arabe de l’Enfance, ou le Livre arménien de l’Enfance ou la Vision de Théophile (en syriaque) ; sous des formes davantage condensées, comme dans La légende dorée de Jacques de Voragine (XIIIe), ou dans la Chronique de Martin d’Opava (XIIIe), ou dans Ly Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse (XIVe).

Le quatrième chapitre (p. 44-53) discute des différents traitements du motif de « Jérémie et les prêtres égyptiens ». On en retrouve des traces plus ou moins nettes dans le Libellus Sancti Epiphanii episcopi (avant le VIIe), dans la Chronique en syriaque de Michel le Syrien (XIIe), dans l’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur (avant 1173), dans le Dolopathos de Jean de Haute-Seille (fin du XIIe), dans La légende dorée de Jacques de Voragine (milieu du XIIIe) et dans Ly Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse (XIVe).

La conclusion (p. 55-57), après un bref résumé des chapitres précédents, présente un nouvel élément, en guise d’introduction à des recherches ultérieures. C’est le motif de la « prédiction d’éternité ». Totalement absent des anecdotes précédentes sur les chutes d’idoles et de temples dans l’épisode égyptien, il prendra toute son importance en milieu romain. Il existe en effet, concernant Rome cette fois et non plus l’Égypte, de nombreux récits de statues ou de bâtiments emblématiques (dont des temples) qui s’effondrent  à la naissance du Christ.

La conclusion est suivie de trois appendices abordant toujours le motif de la chute des idoles, le premier (p. 58-62), dans la littérature arabe, le second (p. 63-65), dans un écrit chrétien apocryphe appelé Comparution de Pilate, et le troisième (p. 66-67), dans la légende de saint Longin.

 


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Table des Matières

 

 

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Introduction (p. 4-8)                                                                                                                                                              

Les événements oubliés de l’épisode égyptien (p. 5) 

La chute des idoles, voire des temples (p. 5)

La littérature apocryphe ( p. 5)

Les représentations iconographiques ( p. 6)

Le plan du travail ( p. 7)

 

Chapitre I : Jésus, les idoles et les temples égyptiens (p. 9-17)

Le récit de l’Évangile du pseudo-Matthieu ( p. 9)

La prophétie d’Isaïe (p. 11)

La datation du récit ( p. 13)

Sozomène et Cassiodore  (p. 14)

L’Historia monachorum in Aegypto (p. 15)

 

Chapitre II : Jérémie et les prêtres égyptiens (p. 18-25)

Les « Vies des Prophètes » (Vitae Prophetarum) (p. 18)

Les recensions grecques (p. 20)

Leur contenu : trois récits  (p. 20)

Le récit de Jérémie et des prêtres égyptiens (p. 21)

L’intervention de Jérémie (p. 22)

Le contenu du récit (p. 23)

 

Chapitre III : Les développements du récit de la chute des idoles au passage de Jésus (p. 26-43)

A. La fidélité au récit du pseudo-Matthieu (p. 26)

Vincent de Beauvais (XIIIe) résume légèrement le texte  (p. 26)

Une version latine du XIIIe du pseudo-Matthieu (famille Q) (p. 28)

B. Les versions romancées des apocryphes orientaux (p. 29)

L’Évangile arabe de l’Enfance (date indéterminée) (p. 30)

Le Livre arménien de l’Enfance (date indéterminée) (p. 33)

La Vision de Théophile (XIe) (p. 37)

C. Des versions plus sobres (p. 39)

Jacques de Voragine et sa Légende dorée (vers 1261-1266) (p. 39)

Martin d’Opava et sa Chronique (XIIIe) (p. 41)

Jean d’Outremeuse et Ly Myreur des Histors (XIVe) (p. 42)

 

Chapitre IV : Les développements de la notice sur Jérémie et les prêtres égyptiens (p. 44-53)

A. Les recensions médiévales des Vitae Prophetarum   (p. 44)

Le Libellus sancti Epiphanii episcopi (avant Isidore de Séville) (p. 44)

Les Vitae Prophetarum dans des langues orientales  (p. 46)

B. Les utilisations de la notice ailleurs que dans les « Vies des Prophètes » (p. 46)

La Chronique en syriaque de Michel le Syrien (XIIe)  (p. 46)

L’Histoire scholastique de Pierre le Mangeur (achevée avant 1173) (p. 47)

Le Dolopathos de Jean de Haute-Seille (1184-1212) (p. 48)

La légende dorée de Jacques de Voragine (vers 1261-1266) (p. 50)

Ly Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse (XIVe) (p. 51)

 

Conclusion (p. 55-57)

 

Appendices (p. 58-66)

I.   Les « Histoires des Prophètes » et l’historiographie arabe (p. 58)

II.  La Comparution de Pilate  (p. 63)

III. Le martyre de saint Longin dans La légende dorée (p. 66)

 

 


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Introduction

 

 

...oussitoist que Jhesus entrat en la terre [...] chaïrent les ymages à terre et debrisarent en piches. Adont avoit en Egipte I juys qui astoit mult saige, qui dest à peuple qu'ilh avoit veyut en la scripture que quant Dieu nasqueroit de virgue, qui debriseroit les ydolles.

...dès que Jésus entra dans la terre <d’Égypte>, les idoles tombèrent au sol et se brisèrent en morceaux. Il y avait alors en Égypte un Juif très sage, qui dit au peuple qu’il avait vu dans l’Écriture que quand Dieu naîtrait d’une vierge, il briserait les idoles. (Jean d’Outremeuse, Myreur des Histors, I, p. 357-358, éd. A. Borgnet, 1864)

 

 

 

Comme c’est généralement le cas dans les biographies de grands fondateurs d’empires ou de religions, la conception, la naissance et l’enfance du Christ apparaissent marquées par toute une série d’événements merveilleux, qui – faut-il le dire ? – ne relèvent pas de l’histoire, mais du mythe, de la légende, ou de la foi.

Certains sont largement connus et font encore aujourd’hui partie de l’imaginaire du monde chrétien. C’est le cas de la virginité de Marie qui n’aurait été affectée ni par la conception ni par la naissance de Jésus ; le cas des premiers adorateurs de l’enfant, d’abord des bergers appelés par une cohorte d’anges, ensuite des rois venus d’Orient et guidés par une mystérieuse étoile ; le cas du massacre des Saints-Innocents sur l’ordre d’Hérode ; le cas aussi de la Fuite et du séjour de la Sainte-Famille en Égypte qui mettront l’Enfant Jésus à l’abri des menaces d’Hérode. La Sainte-Famille ne reviendra au pays qu’après la mort d’Hérode.

C’est essentiellement cet épisode égyptien qui va nous retenir. Il n’est évoqué que par un seul des quatre évangélistes, Matthieu (2, 13-15), et d’une manière très brève :

    Après leur départ [= des rois mages], voici qu’un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : « Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, fuis en Égypte, et restes-y jusqu’à ce que je t’avertisse ; car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr. » Et lui se leva, prit l’enfant et sa mère de nuit et se retira en Égypte. Et il y resta jusqu’à la mort d’Hérode.

Les Évangiles canoniques ne diront rien de plus. Ils sont muets sur les nombreux faits merveilleux – pour ne pas dire miraculeux – qui se sont passés durant le voyage aller, pendant le séjour en Égypte et lors du retour en Palestine. Seuls quelques spécialistes en ont conservé de nos jours un souvenir précis.

Parmi les événements oubliés de l’épisode égyptien, ...

Ainsi, par exemple, qui sait encore à notre époque que des dragons sont sortis de leur grotte pour venir adorer l’enfant au passage ; que des lions et des léopards l’ont escorté et lui ont montré le chemin, « inclinant la tête avec une profonde révérence et remuant gentiment la queue » ; qu’un palmier, à l’ombre duquel Marie se reposait, a fait jaillir de ses racines une source d’eau et s’est incliné pour lui offrir ses fruits ; que l’enfant Jésus a ramené à une seule journée de voyage un trajet qui devait normalement durer trente jours ?

Des larrons, venus pour dévaliser les voyageurs, les ont traités correctement, allant même parfois jusqu’à les mettre sur la bonne route. Un champ de blé, semé par un paysan lors du passage de la Sainte-Famille, s’est mis à pousser et à mûrir instantanément pour égarer les sbires d’Hérode lancés à la recherche des fugitifs.

... celui de la chute des idoles, voire des temples

Et il y a encore les récits d’idoles, voire de temples entiers, qui se brisent en Égypte lorsque l’enfant et sa mère entrent dans le pays ou passent par une ville. C’est précisément à la présentation et à l’étude de ce motif – celui de la chute des idoles et des temples – que sera consacré le présent travail. Un motif presque oublié de nos jours, comme le sont beaucoup de ceux qui viennent d’être cités.

La littérature apocryphe

La raison en est que ces récits ne figurent que dans les textes « apocryphes », terme servant aujourd’hui à désigner les ouvrages qui ne font pas partie du « canon » des 27 livres du Nouveau Testament officiellement reconnus depuis le IVe siècle par les chrétiens comme leurs écritures sacrées. Ces écrits apocryphes sont pourtant très nombreux : ainsi leur traduction française occupe plusieurs milliers de pages dans deux volumes récents de La Pléiade.

Les apocryphes : Écrits apocryphes chrétiens. Édition publiée sous la direction de Fr. Bovon et de P. Geoltrain [e.a.], 2 vol., Paris, 1997 et 2005 p. 1782 et 2156. (Bibliothèque de la Pléiade, 442 et 516). Comme on s’en rendra compte à la lecture de ces deux volumes, la littérature moderne sur les apocryphes est immense. Le lecteur pressé qui souhaiterait se faire une idée rapide du sujet pourra toujours recourir à des présentations de synthèse, comme par exemple celle de J.-M. Prieur, Apocryphes chrétiens. Un regard inattendu sur le christianisme ancien, Éditions du Moulin, 1995, 89 p., reprise dans une version un peu différente et plus récente, sous le titre : Les écrits apocryphes chrétiens, dans Cahiers Évangile, n° 148, 2009, p. 1-72.

Leur influence au Moyen Âge fut pourtant considérable. Ils contribuèrent notamment à la ferveur populaire de cette époque.

C’est qu’ils contiennent, sur la naissance et l’enfance de Jésus, de nombreux récits censés amplifier et embellir les rares passages que les Évangiles canoniques consacrent à cette partie de la vie du Christ. Faisant une large part à l’imaginaire, au merveilleux et au romanesque, ils relatent souvent un nombre impressionnant de prodiges et de miracles. Ces caractéristiques expliquent probablement, en partie au moins, la défiance manifestée à leur égard par l’Église officielle.

Au fur et à mesure des besoins de la démonstration, nous serons ainsi amené à évoquer des titres qui seront brièvement présentés : comme l’Évangile du pseudo-Matthieu ; comme l’Évangile arabe de l’Enfance, récemment rebaptisé Vie de Jésus en arabe ; comme le Livre arménien de l’Enfance ; comme la Vision de Théophile ; comme aussi certains recueils anciens de Vitae Prophetarum (« Les Vies des Prophètes »).

Dans la masse des écrits non canoniques, nous n’avons retenu que ceux qui sont en rapport direct avec notre sujet, parce qu’ils intègrent le motif de la « chute des idoles ». Les quelques textes ainsi exploités ne suffisent évidemment pas à donner une vision correcte du genre multiforme des apocryphes.

Les représentations iconographiques

Un autre point important doit être souligné. Il a été question jusqu’ici de textes littéraires. Mais il ne faudrait pas oublier que les légendes centrées sur le thème de la Fuite en Égypte ont également donné naissance au Moyen Âge (surtout depuis le XIIIe) à une foule de représentations iconographiques.

C’était notamment vrai de la légende des idoles égyptiennes se brisant dans leur temple à l’arrivée de la Vierge et de l’Enfant. Émile Mâle est très clair sur ce point : « On la retrouve dans toutes les séries peintes ou sculptées consacrées à l’enfance. Le XIIIe siècle donna à la légende une forme abrégée, presque hiéroglyphique. On ne voit ni la ville, ni les prêtres, ni le temple, comme dans quelques œuvres d'art des hautes époques : deux statues tombant de leur piédestal et se brisant par le milieu suffisent à rappeler le miracle. » (L'art religieux du XIIIe siècle en France, Paris, 1925, p. 218). Mais d’autres chercheurs ont approfondi la question.

La liste ci-dessous signale quelques ouvrages plus récents qui mettent l’accent sur le thème de la Fuite en Égypte, et particulièrement sur le motif des idoles. Les lecteurs intéressés y trouveront une imposante bibliographie.

La dimension iconographique : Parmi beaucoup d’autres travaux, on citera : L. Réau, Iconographie de l'art chrétien. Tome II : Iconographie de la Bible. II. Nouveau Testament, Paris, 1957, p. 273-283. M.L. Dufey-Haeck, Le thème du Repos pendant la fuite en Égypte dans la peinture flamande, de la seconde moitié du XVe siècle au début du XVIe siècle, dans Revue belge d’Archéologie et d’Histoire de l’Art, t. 48, 1979, p. 45-76. L. Valensi, La fuite en Égypte. Histoires d'Orient et d'Occident. Essai d'histoire comparée, Paris, Seuil, 2002, 330 p. (avec un recueil de 51 illustrations regroupées en un cahier central). G. de Mûelenaere, Analyse iconologique du thème de la chute de l'idole lors de la fuite en Égypte, Louvain-la-Neuve, UCL, 2 vol., 2009, 104 p. + 71 p. d’ill. [Mémoire de fin d'études], qui a donné lieu à un très bel article, largement illustré, dans Koregos. Revue et encyclopédie multimedia des arts, sous le titre : La chute des idoles lors de la Fuite en Égypte. Analyse iconologique d'un récit apocryphe, accessible sur la Toile.

Mais – répétons-le – l’iconographie comme telle ne sera pas abordée dans le présent travail qui n’explorera que les textes littéraires. Il ne traitera en outre – répétons-le aussi – qu’un seul des événements miraculeux liés à l’épisode du voyage et du séjour de la Sainte-Famille en Égypte : celui où des idoles et/ou des temples sont censés se briser au passage de Jésus et de Marie. Nous tenions toutefois dans cette introduction à replacer notre étude dans un cadre un peu plus large.

Le plan du travail

En ce qui concerne le motif de la chute des idoles dans l’épisode égyptien, les témoignages conservés attestent l’existence de deux visions différentes qui semblent avoir existé assez tôt, indépendamment l’une de l’autre, et dont voici les caractéristiques essentielles.

L’une est centrée sur la chute d’idoles, voire de temples, lorsque Jésus et de sa mère entrent en contact avec eux au cours de leurs déplacements. Cet événement miraculeux est présenté comme la réalisation d’une prophétie d’Isaïe, et entraîne parfois la conversion massive des assistants. Sous le titre de « Jésus et les idoles égyptiennes », son étude constituera la matière du premier chapitre (p. 9-17).

La seconde vision, intitulée « Jérémie et les prêtres égyptiens », ne décrit pas, comme la précédente, la chute des idoles, mais elle y fait nettement référence. Elle met en scène un autre prophète, Jérémie, qui annonce à des prêtres égyptiens que leurs idoles seront détruites par une « Vierge Mère ». Elle présente ensuite ce qui pourrait passer comme des tentatives de ces prêtres pour déjouer la prédiction, et fait état d’un dialogue entre eux et le roi d’Égypte, tout cela sans même citer le nom d’Isaïe. Cette seconde vision sera présentée dans le deuxième chapitre (p. 18-25).

Dans la suite de la littérature médiévale, chacune de ces visions a connu des développements propres. Ils seront examinés dans les troisième (p. 26-43) et quatrième (p. 44-54) chapitres.

La conclusion (p. 55-57), après un bref résumé des chapitres précédents, présentera un nouvel élément, en guise d’introduction à des recherches ultérieures. C’est celui de la « prédiction d’éternité ». Totalement absent des anecdotes précédentes sur les chutes d’idoles et de temples dans l’épisode égyptien, ce motif prendra une grande importance en milieu romain. Il existe en effet, concernant Rome et non plus l’Égypte, de nombreux récits de statues ou de bâtiments emblématiques (dont des temples) qui s’effondrent, cette fois à la naissance du Christ.

Trois appendices consacrés au motif de la chute des idoles clôtureront le travail. Il y sera successivement question de la littérature arabe (p. 58-62), d’un apocryphe chrétien appelé la Comparution de Pilate (p. 63-65) et d’un détail de la légende de saint Longin dans La légende dorée de Jacques de Voragine (p. 66-67.

 

 

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Chapitre I

 

Jésus, les idoles et les temples égyptiens

 

C’est l’Évangile du pseudo-Matthieu qui fournit l’attestation ancienne la mieux formulée et la plus explicite de la première vision, celle où l’entrée de Jésus dans un temple égyptien provoque la chute de toutes les idoles qu’il abrite, événement qui amène les spectateurs à se convertir à la nouvelle religion.

Le récit de l’Évangile du pseudo-Matthieu

De cet Évangile du pseudo-Matthieu, Jan Gijsel a donné en 1997 dans le Corpus Christianorum une édition monumentale, basée sur la collation exhaustive de plus de 180 témoins directs. Il place la composition de l’œuvre entre le milieu du VIe et la fin du VIIIe, en manifestant toutefois une préférence pour le premier quart du VIIe. Son édition est accompagnée d’un commentaire et d’une traduction française. Jan Gijsel est également à l’origine de la traduction et de la notice sur le pseudo-Matthieu dans le volume de La Pléiade.

* Édition critique complète : Pseudo-Matthaei Evangelium. Textus et commentarius cura Jan Gijsel, Turnhout, 1997, 520 p. (Corpus Christianorum. Series apocryphorum, 9).

Traduction française, avec introduction et notes, du même Jan Gijsel, Évangile de l’Enfance du pseudo-Matthieu, dans Écrits apocryphes chrétiens, t. 1, Paris, 1997, p. 105-140 (Bibliothèque de la Pléiade, 442).

Son édition dans le Corpus Christianorum est particulière. Les spécificités de la tradition manuscrite l’ont en fait amené à fournir une édition séparée pour chacune des deux principales familles carolingiennes, A et P, « à la base de la quasi-totalité des remaniements en latin et des traductions en langue vulgaire » (p. 266). Pour chaque chapitre, le lecteur trouve ainsi une Forma textus A, puis une Forma textus P.

Les autres familles, en l’espèce Q et R, « ne sont d’aucune utilité pour la constitution du texte sous sa forme ancienne » (ibidem). Ce qui ne signifie pas qu’elles manquent d’intérêt lorsqu’on prend en considération des formes plus récentes du texte. Nous en aurons la preuve plus loin (p. 28).

Le miracle de la chute des idoles – pour en venir à notre sujet – figure dans les chapitres XXII à XXIV traitant de la Fuite en Égypte. Arrivés au terme de leur voyage, les membres de la Sainte-Famille aperçoivent « les montagnes de l’Égypte et ses plaines », ce qui les remplit d’allégresse. La traduction française ci-dessous, reprise à l’édition de J. Gijsel, correspond à la Forma textus A. Nous y avons intégré entre crochets droits les variantes les plus importantes de la Forma textus P.

    (XXII, 2) Et remplis de joie et d’allégresse, ils entrèrent dans une des villes nommée Sohennen [Sotinen pour P]. Et comme ils n’y connaissaient personne chez qui loger, ils entrèrent dans un temple qui était appelé le capitole (capitolium) de cette ville d’Égypte. Dans ce temple étaient placées 365 idoles auxquelles chaque jour (singulis diebus) les honneurs divins étaient rendus par les impies.

    (XXIII) Or, aussitôt que Marie entra dans le temple avec le petit enfant, il advint que toutes les statues se renversèrent, et toutes ces idoles gisant face contre terre révélèrent clairement qu’elles n’étaient rien. Alors fut accomplie la parole du prophète : « Voici que le Seigneur viendra sur une nuée légère, et tous les ouvrages des Égyptiens s’écarteront devant sa face (Ecce dominus ueniet super nubem leuem et mouebuntur a facie eius omnia manufacta Aegyptiorum). »

    (XXIV) Quand on eut porté cette nouvelle à Afrodisius [P lui donne le titre de chef de la ville : duci ciuitatis], il vint au temple avec toute son armée et avec tous ses amis et compagnons. Tous les grands prêtres du temple espéraient qu’il ne dirait rien contre ceux qui avaient causé la chute (= des idoles) [Dans la famille P, les grands prêtres pensent que le gouverneur va sévir contre ceux qui avaient causé la chute des statues]. Et lui, étant entré dans le temple et voyant que ce qu’il avait entendu était vrai, s’approcha aussitôt de Marie et adora l’enfant que Marie portait dans son giron tel un maître. Et après l’avoir adoré, il s’adressa à toute son armée et à tous ses amis, et il dit : « Si celui-ci n’était pas le seigneur de nos dieux que voici, ceux-ci ne se seraient pas prosternés devant lui, et étendus par terre en sa présence, ils ne témoigneraient pas qu’il est leur Seigneur. Nous autres donc, si nous ne prenons pas la précaution de faire ce que nous voyons nos dieux en train de faire, nous courons tous le risque de provoquer son indignation et nous périrons tous, comme cela est arrivé au Pharaon, roi des Égyptiens, qui régnait en ces jours où Dieu fit de grands miracles en Égypte et fit sortir son peuple par la force de sa main. (trad. J. Gijsel, 1997, p. 472-480 passim)

Il est exclu de reprendre ici, à fortiori de développer, les nombreuses observations de l’éditeur. Ainsi il est relativement secondaire pour notre sujet de savoir que la ville égyptienne, non identifiable par ailleurs, est orthographiée dans les manuscrits de 33 manières différentes (p. 472, n. 2) ; d’entrer dans les discussions sur le nom du gouverneur de la cité (p. 476, n. 1) ou de gloser sur les variantes de la tradition manuscrite à propos des réactions des prêtres à l’arrivée du gouverneur (p. 476, n. 2).

Il est peut-être plus intéressant d’apprendre que le motif de « la destruction des idoles par les serviteurs de Dieu se rencontre dans un grand nombre de textes » (p. 474, n. 2, avec quelques références, not. Deut. 7, 5 ; II Chr 34, 5-7 ; I Sam 5, 2-5). C’est vrai. Mais, à la différence de ces récits parallèles qui mettent en scène des êtres humains, ici, dans le cas du temple égyptien, c’est le Vrai Dieu qui agit et qui, par sa seule arrivée sur place, sans prononcer un mot, jette à bas les idoles.

Bref, à l’entrée de l’enfant dans le temple, les 365 idoles présentes se brisent et sont réduites en pièces. Dans l’esprit du rédacteur médiéval, les symboles sont clairs : le nombre de 365 idoles – une pour chacun des 365 jours de l’année – et le terme même de Capitolium, très caractéristique, renvoient à l’ensemble de la religion égyptienne ; leur chute montre que la nouvelle religion écrase l’ancienne et va prendre sa place. L’Égypte d’ailleurs se convertit : les Égyptiens, gouverneur en tête, ne se mettent-ils pas à adorer le seul et véritable Dieu dans les bras de Marie 

 

La prophétie d’Isaïe

La chute des idoles est censée marquer la réalisation d’une prophétie d’Isaïe (ch. 19, verset 1), qui vécut au VIIIe a.C. En fait, le pseudo-Matthieu n’a pas donné le texte complet du verset. Il l’a amputé de sa dernière partie. Comme il sera souvent question de cette prophétie dans la suite, il n’est pas inutile de s’y arrêter quelques instants.

En voici d’abord deux traductions françaises modernes, celle de la Bible de Crampon et celle de la Bible de Jérusalem :

 

Oracle sur l’Égypte

       « Voici que Yahweh, porté sur une nuée légère,

       entre en Égypte ;

       les idoles de l’Égypte tremblent en sa présence,

       et le cœur de l’Égypte se fond au dedans d’elle. » (Bible de Crampon)

 

       « Voici que Yahweh, monté sur un nuage léger,

       vient en Égypte.

       Les faux dieux d’Égypte chancellent devant lui

       et le cœur de l’Égypte défaille en elle. » (Bible de Jérusalem)

Il est clair que le verset de l’oracle comportait à l’origine quatre parties : (a) le Seigneur est sur une nuée légère ; (b) il arrive en Égypte ; (c) les idoles égyptiennes tremblent en sa présence ; (d) le cœur de l’Égypte s’effondre.

Les exégètes modernes mettent cette prophétie en rapport avec « l’expédition de Sargon en 720 et la défaite des Égyptiens à Raphia » (Crampon, p. 1060). L’attaque assyrienne sur l’Égypte, contemporaine d’Isaïe, n’a évidemment rien à voir avec l’arrivée de Jésus en Égypte, mais on sait que les réinterprétations chrétiennes des anciennes prophéties sont choses courantes et que les rédacteurs antiques n’ont pas la même notion que nous de la conformité.

Voyons maintenant d’autres traductions. Celle des Septante est la suivante : ἰδοὺ κύριος κάθηται ἐπὶ νεφέλης κούφης καὶ ἥξει είς Αἴγυπτον, καὶ σεισθήσονται τὰ χειροποιητὰ Αἰγύπτου ἀπὸ προσώπου αὐτοῦ, καὶ καρδία αὐτῶν ἡττηθήσεται ἐν αὐτοῖς (éd. J. Ziegler, 1939, p. 188), ce qui peut se traduire par : « (a) Voici le Seigneur assis sur une nuée légère ; (b) il ira en Égypte, (c) les idoles de l’Égypte [litt. « les choses faites de main d’homme »] seront secouées en sa présence [ou seront écartées de sa face], (d) et leur cœur sera diminué [affaibli] chez eux. » Les quatre éléments du verset sont bien conservés.

C’est le cas aussi dans les plus anciennes traductions latines, celle de la Vulgate latine de saint Jérôme (405 p.C.), traduite sur l’hébreu, et celle de la Vetus Latina, traduite sur la version grecque des Septante :

Vulgate latine : (a) Ecce Dominus ascendet super nubem levem (b) et ingredietur Aegyptum (c) et movebuntur [var. commovebuntur] simulacra Aegypti a facie eius (d) et cor Aegypti tabescet in medio eius.

Vetus Latina : (a) Ecce dominus sedet super nubem levem, (b) et venit in Aegyptum, (c) et comminuentur manufacta Aegypti a facie illius, (d) et cor ipsorum minorabitur in illis.

Il est donc clair, comme nous le signalions en commençant, que le pseudo-Matthieu a modifié le texte de la prophétie, et surtout qu’il en a laissé tomber la dernière partie. Sous sa plume, cela devient en effet :

(b) Ecce dominus ueniet (a) super nubem leuem (c) et mouebuntur a facie eius omnia manufacta Aegyptiorum.

(b) Voici que le Seigneur viendra (a) sur une nuée légère, (c) et tous les ouvrages des Égyptiens s’écarteront devant sa face.

L’absence du nom de l’Égypte ne surprend guère : compte tenu du contexte, elle n’était pas nécessaire. Plus curieuse est la disparition de la quatrième partie de la prophétie. Mais il faut bien avouer que l’allusion au « cœur » (cor, καρδία) de l’Égypte ou des Égyptiens, une allusion par ailleurs difficile à comprendre, ne correspondait guère à la situation provoquée par l’arrivée de la Sainte-Famille. Dans la troisième partie, le pseudo-Matthieu utilise la formule mouebuntur a facie, traduite par l’éditeur « ils s’écarteront devant sa face », et qui pourrait aussi se traduire littéralement « seront mis en mouvement par sa face ». Les traductions françaises varient aussi : tremblent, chancellent.

Ces données nous seront utiles lorsque nous analyserons les autres citations médiévales de la prophétie d’Isaïe. Venons-en maintenant, en ce qui concerne le pseudo-Évangile de Matthieu, aux questions de date.

La datation du récit

La proposition de J. Gijsel (probablement le premier quart du VIIe) concerne la date de la composition de l’œuvre. Mais ce qui nous intéresse davantage, c’est la date du récit du prodige qui s’y trouve inséré. Or ce dernier est manifestement beaucoup plus ancien.

Sozomène et Cassiodore

 En effet il est déjà connu dans la première moitié du Ve puisque Sozomène, dans son Histoire ecclésiastique, l’évoque brièvement (V, 21, 10 ; Sources chrétiennes, n° 495, 2005, p. 213, avec quelques notes), dans son récit de la Fuite en Égypte.

L’écrivain vient de raconter assez longuement l’histoire d’un arbre très grand « qui se trouvait à Hermoupolis de Thébaïde » et qui, au passage de la Sainte-Famille, « incapable de soutenir la venue du Christ, s'inclina jusqu'au sol et se prosterna ». Peut-être, explique l’historien chrétien, était-il vénéré par les habitants pour sa taille et sa beauté et fut-il pris de tremblement (ἐσείσθη) : « le démon honoré à travers lui aurait frissonné (φρίξαντος) à la vue du destructeur des démons ».

 C’est arrivé à cet endroit qu’en guise d’explication ou de comparaison, Sozomène rappelle à ses lecteurs le miracle des statues égyptiennes : « Aussi bien, dit-on, toutes les statues des Égyptiens tremblèrent d'elles-mêmes (αὐτομάτως σεισθῆναι καὶ πάντα τὰ ξοάνα τῶν Αἰγυπτίων) lorsque le Christ vint chez eux, selon la prophétie d'Isaïe. »

Le verbe σεισθῆναι, s’il est bien conforme au texte de la prophétie d’Isaïe, ne correspond pas parfaitement à ce qui, d’après le pseudo-Matthieu, se serait passé. Dans le pseudo-Évangile en effet, les statues font plus que « trembler », puisqu’elles tombent face contre terre et se brisent. Ce verbe « trembler » (σείω) a-t-il été suggéré à Sozomène par le texte même de la prophétie d’Isaïe ou a-t-il été amené par l’épisode de l’arbre, on ne le sait pas.

À la fin du VIe, dans son Historia Tripartita (VI, 42, 6-8), Cassiodore reprendra à Sozomène, en les résumant, l’histoire de l’arbre « qui s’était incliné jusqu’à terre pour adorer le Christ » et l’allusion, à titre de comparaison, à toutes les statues des Égyptiens qui avaient agi « selon la prophétie d’Isaïe ».

Mais de toute manière, en ce qui concerne la date de l’anecdote, on peut remonter plus haut encore puisqu’on dispose, avec l’Historia monachorum in Aegypto, d’une attestation qui nous mène à l’extrême fin du IVe, bien avant Sozomène et à fortiori Cassiodore.

LHistoria monachorum in Aegypto

En effet, un texte de cette époque qui fait allusion à la chute des statues figure dans l’Historia monachorum in Aegypto (8, 1, éd. A.-J. Festugière, dans Subsidia hagiographica, 53, Bruxelles, 1971).

C’est le récit du pèlerinage d’un groupe de sept personnes, effectué en Égypte pendant l’hiver 394-395 pour visiter les moines illustres du pays. On y trouve notamment des portraits – hagiographiques certes mais souvent pittoresques – de quelque 25 moines égyptiens, dont chacun donne son nom à un chapitre. Le moine Apollô, qui va nous intéresser, occupe ainsi le chapitre 8.

Le texte édité en grec par A.-J. Festugière a été traduit par l’éditeur lui-même dans Les moines d’Orient. IV/1. Enquête sur les moines d’Égypte, Paris, 1964. Voici le texte grec et la traduction :

Ἐθεασάμεθα δὲ καὶ ἕτερον ἄνδρα ἅγιον, ὀνόματι Ἀπολλῶ, ἐν Θηβαῖδι ἐν ὁρίοις τῆς Ἑρμουπόλεως, ἐν σωτὴρ μετὰ Μαρίας καὶ τοῦ Ἰωσὴφ παρέγενετο Ἡσαίου τὴν προφητείαν ἀναπληρῶν λέγοντος · ἰδοὺ κύριος κάθηται ἐπὶ νεφέλης κούφης καὶ ἥξει είς Αἴγυπτον καὶ σεισθήσονται τὰ χειροποιητὰ Αἰγύπτου ἀπὸ προσώπου αὐτοῦ καὶ πεσοῦνται ἐπὶ τὴν γῆν. Εἴδομεν γὰρ ἐκεῖ τὸν ναὸν ἔνθα εἰσελθόντος τοῦ σωτῆρος ἐν τῇ πόλει τὰ εἴδωλα πάντα κατέπεσεν ἐπὶ πρόσωπον ἐπὶ τὴν γῆν.

Nous avons vu aussi un autre saint homme du nom d’Apollô, aux confins d’Hermoupolis en Thébaïde, où le Sauveur est allé avec Marie et Joseph, en accomplissement de la prophétie d’Isaïe (Is. 19,1) : « Voici, le Seigneur est assis sur une nuée légère, il ira en Égypte, les idoles de l’Égypte faites de main d’homme s’ébranleront en sa présence et s’écraseront sur le sol. » De fait, nous avons vu là le temple où, à l’entrée du Sauveur dans la ville, toutes les idoles tombèrent face contre terre.

La ville citée ici ne correspond pas à celle du pseudo-Matthieu, mais l’essentiel est qu’à la fin du IVe déjà, l’histoire des idoles d’Égypte brisées à l’arrivée de l’enfant Jésus était solidement ancrée, puisque les « guides » montraient déjà aux pèlerins et aux visiteurs les ruines d’un temple où s’était produit le miracle.

Ici aussi, l’effondrement des idoles est présenté comme une réalisation de la prophétie d’Isaïe. Celle-ci est transmise dans un texte qui ne correspond pas strictement à celui des versions présentées plus haut (pseudo-Matthieu, Bible de Crampon et de Jérusalem, Vulgate de saint Jérôme et Vetus Latina). Celles-ci ne signalent jamais que les idoles de l’Égypte « s’écraseront sur le sol ». Le καὶ πεσοῦνται ἐπὶ τὴν γῆν du rédacteur de l’Historia monachorum n’a aucun rapport avec le quatrième élément de la prophétie, qui, on s’en souvient, était rendu en français par : « et le cœur de l’Égypte défaille en elle » (Bible de Jérusalem) ou, en latin, par « cor Aegypti tabescet in medio eius » (saint Jérôme). On a l’impression que le membre de phrase où figurait la mention du « cœur de l’Égypte » a été librement interprété et adapté.

Mais l’essentiel du message reste : en tombant face contre terre et en se brisant en morceaux, les idoles manifestent toujours avec évidence leur néant. Le vrai Dieu réduit à rien les idoles étrangères. Aucune allusion n’est faite ici à une quelconque « conversion » de l’Égypte, mais c’est peut-être dû au caractère trop bref du passage.

*

Ainsi, le motif de la chute des idoles égyptiennes dans le temple où s’arrête la Sainte-Famille est beaucoup plus ancien que la date de composition de l’Évangile du pseudo-Matthieu. Comme le prouve l’Historia monachorum, il était déjà solidement installé au IVe dans le milieu égyptien où il était déjà interprété comme une réalisation de la prophétie d’Isaïe ou, plus exactement, comme une interprétation de celle-ci. En effet, le rédacteur de l’Historia ne cite textuellement que trois éléments de la prophétie sur quatre, Isaïe n’ayant pas prophétisé que les statues s’écrouleraient sur le sol et se briseraient en morceaux.

Il est donc clair que, dès le IVe déjà, le motif n’envisageait pas un simple « tremblement » de statues qui « se seraient détournées » de Jésus, mais une véritable « chute » aboutissant à leur totale « destruction ». Le passage de l’Historia monachorum, très bref, ne permet pas de dire en toute certitude que, dès cette époque, le motif était accompagné de celui de la conversion de l’Égypte au christianisme. C’est toutefois vraisemblable.

En tout cas au VIIe, date probable de sa constitution, le texte de l’Évangile du pseudo-Matthieu prouve non seulement que le récit était déjà bien développé et bien structuré et qu’il marquait le début de la conversion du pays. Les rédacteurs anciens toutefois ne s’accordaient pas sur les réactions des prêtres égyptiens à l’arrivée des forces d’Aphrodisius.

Qu’en est-il maintenant de la seconde vision, celle de « Jérémie et les prêtres égyptiens » ?

 


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Chapitre II

 

Jérémie et les prêtres égyptiens

 

La seconde vision des choses figure dans un autre genre d’apocryphes, celui des Vitae prophetarum (« Vies des prophètes »). Né, semble-t-il, dans les milieux juifs de l’époque hellénistique, ce genre passera dans la littérature chrétienne médiévale sous la forme d’opuscules du type de ortu et obitu prophetarum (« De la naissance et de la mort des Prophètes ») et se prolongera dans les traités arabes intitulés qisas al-anbiyâ, c’est-à-dire « Histoires des prophètes ».

Au cours de cette très longue évolution, le genre a connu d’importantes transformations. À l’origine, il ne traitait que des grands et des petits prophètes de l’Ancien Testament. Les ouvrages chrétiens du Moyen Âge s’intéresseront non seulement aux prophètes, mais aussi aux apôtres (12) et aux disciples (généralement 70 ou 72) du Christ. Quant aux auteurs arabes, ils présenteront la Vie de Jésus aux côtés de celle des autres prophètes de l’Islam, Jésus n’étant pour eux qu’un prophète parmi les autres.

 

Les « Vies des Prophètes » (Vitae Prophetarum)

* Édition : La seule édition critique d’ensemble est toujours celle de Th. Schermann, Prophetarum vitae fabulosae. Indices apostolorum discipulorumque domini Dorotheo, Epiphanio, Hippolyto, aliisque vindicata, Teubner, 1907, LXXI + 255 p. On estime qu’elle n’est plus entièrement satisfaisante, mais elle a été réimprimée anastatiquement en 2010.

* Introductions : A.-M. Denis, Introduction aux pseudépigraphes grecs d’Ancien Testament, Leyde, 1970, p. 85-90 (Studia in Veteris Testamenti pseudepigrapha, 1), et surtout A.-M. Denis et alii, Introduction à la littérature religieuse judéo-hellénistique, Tome I, Brepols, 2000, p. 577-605 (17. Les Vies des Prophètes). Ce dernier livre n’est ni une édition critique ni une traduction, mais une synthèse assez technique, présentant notamment toutes les recensions existantes (en grec, syriaque, latin, hébreu, arabe, éthiopien et arménien), avec l’indication précise des manuscrits où elles sont attestées. Il contient toutefois un résumé en français d’une des recensions grecques.

Présentation générale avec traduction française des textes : Écrits apocryphes chrétiens, t. 2, Paris, 2005 (Bibliothèque de la Pléiade, 516), p. 417-480 : Vies des prophètes et des apôtres, par M. Petit (pour les prophètes) et Fr. Dolbeau (pour les apôtres et les disciples). Comme on le voit, cette présentation englobe aussi les vies (ou listes) des apôtres et des disciples.

Études sur les Vitae grecques : L’étude la plus approfondie sur les Vitae Prophetarum anciennes est celle, en allemand, d’A.M. Schwemer, Studien zu den frühjüdischen Prophetenlegenden « Vitae Prophetarum », 2 vol., Tübingen, 1995-1996 (Texte und Studien zum antiken Judentum, 49-50). Le premier volume traite des grands prophètes (Isaïe, Jérémie, Ézéchiel et Daniel). Les p. 159-237 sont consacrées à la Vie de Jérémie : édition avec traduction allemande (p. 159-165) suivie d’un commentaire approfondi (p. 165-237), où le développement sur les statues égyptiennes occupe les p. 194-202. Le second tome étudie les petits prophètes et les prophètes qui interviennent dans les livres historiques.

Études sur les recensions latines : Pour ce qui est des versions latines les plus anciennes, on se reportera surtout à Fr. Dolbeau, Deux opuscules latins relatifs aux personnages de la Bible et antérieurs à Isidore de Séville, dans Revue d'Histoire des Textes, t. 16, 1986, p. 83-139.

 

Selon la position « que soutiennent majoritairement les spécialistes des traditions vétéro-testamentaires » (Fr. Dolbeau, La Pléiade, II, 2005, p. 456), l’original juif qui a donné naissance au genre littéraire des Vies de Prophètes remonterait à la fin de la période hellénistique, peut-être au premier siècle de notre ère. Toutefois certains chercheurs envisagent des dates plus récentes (IVe-Ve).

Comme le précise A.-M. Denis (Introduction aux pseudépigraphes grecs, 1970, p. 85), il s’agit fondamentalement d’un « florilège de légendes destinées, non à reproduire mais à compléter, souvent selon l’ancienne tradition, les données de la Bible sur chaque prophète ». L’insistance est souvent mise sur leur naissance, leur mort, leur tombeau et éventuellement leur martyre, mais il y naturellement place aussi pour d’autres récits.

Il est toutefois très difficile, sinon impossible, de reconstituer cet original, tant la tradition en est complexe. Il n’en existe plus en effet que des recensions postérieures, superficiellement christianisées, rédigées dans diverses langues et au contenu variable (longueur de l’opuscule, nombre de prophètes retenus, nombre et contenu des légendes attribuées, présence plus ou moins grande d’additions chrétiennes).

Les plus anciennes interpolations chrétiennes pourraient remonter aux IIIe-IVe après J.-C. Plusieurs passages sont liés à des noms comme ceux de saint Épiphane de Salamine (IVe) et de Dorothée, évêque de Tyr (fin IIIe), mais ces attributions sont loin d’être garanties. Quoi qu’il en soit, ces recensions de Vies de Prophètes ne sont pas faciles à dater.

 

Les recensions grecques

Les recensions grecques les plus anciennes se trouvent dans l’édition de Th. Schermann intitulée Prophetarum Vitae Fabulosae (Teubner, 1907, anastatique 2010). L’éditeur les présente à la suite l’une de l’autre, et leurs titres révèlent bien leur caractère anonyme. En voici quelques-uns traduits en français : « Liste attribuée à Épiphane des 72 prophètes et prophétesses » ; « De la vie et de la mort des prophètes. Première recension du livre attribué à Épiphane » ; « De la vie et de la mort des prophètes. Livre attribué à un certain Dorothée » ; « De la vie et de la mort des prophètes. Deuxième recension du livre attribué à Épiphane » ; « De la vie et de la mort des prophètes. Livre rédigé par un anonyme », etc.

Quatre d’entre elles seulement contiennent l’anecdote du prophète Jérémie en rapport avec la chute des idoles égyptiennes. Ce sont dans l’ordre de présentation de Th. Schermann : la Première recension d’Épiphane (Epi1), la Recension de Dorothée (Dor), la Seconde recension d’Épiphane (Epi2) et la Recension anonyme (An1).

 

Leur contenu : trois récits

Dans les quatre recensions, la notice consacrée à Jérémie a le même contenu et la même structure, en l’occurrence trois récits très proches les uns des autres et se succédant dans le même ordre, signe évident de leur étroite correspondance. La Recension de Dorothée est la seule à les faire précéder d’une introduction. Que disent-ils ?

Le premier récit signale en substance que Jérémie aurait délivré les Égyptiens des vipères et des crocodiles, ce qui lui aurait valu dans son pays d’exil beaucoup d’honneurs, et une réputation telle qu’Alexandre, de passage à l’endroit où reposait le prophète, aurait fait transporter ses os à Alexandrie, protégeant ainsi cette région de ces animaux nuisibles.

Vient ensuite, en deuxième position, l’anecdote à laquelle nous avons donné plus haut le titre de « Jérémie et les prêtres égyptiens ». Rappelons qu’elle évoque Jérémie censé avoir annoncé à des prêtres égyptiens que leurs idoles seraient détruites par une « Vierge Mère » ; qu’elle présente ensuite les tentatives de ces prêtres pour éviter ce désastre et qu’elle se termine par un dialogue entre eux et le roi d’Égypte. Mais elle ne raconte pas la destruction proprement dite et ne cite même pas le nom d’Isaïe.

Après les deux récits traitant explicitement de l’Égypte, le troisième discute d’un point fort important pour le judaïsme. Jérémie, qui savait que le temple de Jérusalem allait être pris et détruit par les envahisseurs, en aurait retiré l’arche d’alliance et son contenu. Il aurait caché le tout dans un rocher, « scellé du nom de Dieu » : ce rocher, recouvert d’une nuée, aurait été transporté dans le désert où reposent Moïse et Aaron, d’où il ne réapparaîtra qu’à la Résurrection.

Commenter le premier et le troisième récit nous entraînerait trop loin et dépasserait d’ailleurs nos compétences (les lecteurs intéressés pourront se reporter à l’analyse d’A.M. Schwemer, respectivement aux p. 164-193 et 202-235). Nous ne nous intéresserons qu’au deuxième récit, celui de « Jérémie et des prêtres égyptiens » (A.M. Schwemer, p. 194-202).

 

Le récit de Jérémie et des prêtres égyptiens

La recension anonyme (An1) est aujourd’hui considérée comme « celle qui transmet la tradition la plus ancienne » (M. Petit, La Pléiade, II, 2005, p. 423). C’est son texte qu’a édité et traduit A.M. Schwemer, c’est son texte aussi qu’a retenu M. Petit pour sa présentation et sa traduction de la Vie des Prophètes dans La Pléiade. Il repose sur un Vaticanus du VIIe ou VIIIe (M. Petit, 2005, p. 426), mais il pourrait remonter aux Ve-VIe (Fr. Dolbeau, La Pléiade, II, 2005, p. 458). Voici le texte d’A.M. Schwemer et la traduction française de M. Petit :

(7) Οὗτος Ἱερεμίας σημεῖον δέδωκε τοῖς ἱερεῦσιν Αἰγύπτου, ὅτι δεῖ σεισθῆναι τὰ εἴδωλα αὐτῶν καὶ συμπεσεῖν. (8) Δι καὶ ἕως νῦν τιμῶσι παρθένος λοχὸν καὶ βρέφος ἐν φάτνῃ τιθέντες προσκυνοῦσιν, καὶ Πτολεμαίῳ τῷ βασιλεῖ τὴν αἰτίαν πυνθανομένῳ ἔλεγον, ὅτι πατροπαράδοτόν ἐστι μυστήριον ὑπὸ ὁσίου προφήτου τοῖς πατράσιν ἡμῶν παραδοθέν, καὶ ἐκδεχόμεθα τὸ πέρας, φησίν, τοῦ μυστηρίου αὐτοῦ. (éd. A.M. Schwemer, I, 1995, p. 160)

7. Ce Jérémie a donné aux prêtres d’Égypte un signe selon lequel leurs statues devaient être ébranlées et abattues. 8. C’est pourquoi, jusqu’à maintenant, ils révèrent une vierge venant d’accoucher et se prosternent devant un nouveau-né qu’ils ont placé dans une mangeoire. Et au roi Ptolémée qui leur demandait la cause, ils répondirent : « C’est un mystère ancestral, transmis à nos pères par un saint prophète et nous attendons, disent-ils, l’accomplissement de son mystère ». (trad. M. Petit, La Pléiade, II, 2005, p. 431-432)

Le § 7 de An1 renvoie à la prophétie d’Isaïe. Sa présentation en est si brève que les recensions plus récentes ont éprouvé, semble-t-il, le besoin de la développer et de préciser les modalités de sa réalisation. Ainsi les deux recensions d’Épiphane (Epi1 et Epi2) notent respectivement avant le début du § 8 :

...un signe selon lequel toutes leurs statues devaient être ébranlées (σεισθῆναι πάντα τὰ εἴδωλα αὐτῶν) et toutes les réalisations de leurs mains devaient s’écrouler (καὶ συμπεσεῖν τὰ χειροποίητα πάντα) lorsqu’arriverait en Égypte une vierge mère (παρθένος λοχεύουσα) avec un nourrisson divin (σὺν βρέφει θεοειδεῖ).

...un signe selon lequel leurs statues devaient être ébranlées (σεισθῆναι τὰ εἴδωλα αὐτῶν) et les réalisations de leurs mains devaient s’écrouler (καὶ συμπεσεῖν τὰ χειροποίητα αὐτῶν) lorsqu’arriverait en Égypte une vierge ayant mis au monde un nourrisson divin (παρθένος λοχεύουσα βρέφος θεοειδές).

tandis que la Recension de Dorothée (Dor) propose de son côté :

...un signe selon lequel leurs statues devaient être ébranlées (σεισθῆναι τὰ εἴδωλα αὐτῶν) et s’écrouler (καὶ συμπεσεῖν) à cause d’un enfant sauveur (διὰ σωτῆρος παιδὸς) né d’une vierge (ἐκ παρθένου γεννωμένου) et couché dans une crèche (ἐν φάτνῃ δὲ κειμένου).

On est indiscutablement dans le contexte de la prophétie d’Isaïe, encore que certaines précisions ne soient pas vraiment en situation. C’est le cas de la mention « couché dans une crèche » de Dor. Lorsque la Sainte-Famille entre en Égypte, l’Enfant divin n’était évidemment plus dans une crèche.

Avant d’examiner le contenu plus à fond, quelques autres observations peuvent être utiles.

 

L’intervention de Jérémie

Une chose qui surprend, si on compare ces recensions au passage du pseudo-Matthieu, est le rôle important qu’y joue le prophète Jérémie. Elles se réfèrent pourtant toutes à la prophétie d’Isaïe, dont il a été longuement question plus haut, mais aucune ne cite le nom de ce dernier. Comment expliquer cette intervention de Jérémie, né vers 650 a.C., un siècle environ après Isaïe ?

Il est difficile de penser dans le chef des rédacteurs à une confusion entre les deux prophètes. Mais le fait est que ces derniers semblent avoir confié à Jérémie le soin de transmettre aux Égyptiens le message d’Isaïe. C’est peut-être parce qu’Isaïe n’a jamais été en Égypte, tandis que les liens de Jérémie avec ce pays sont bien attestés. Pour le comprendre il faut remonter aux événements liés à Nabuchodonosor et à l’invasion de 586.

La Bible nous apprend en effet que Jérémie avait conseillé à ses concitoyens de se soumettre au roi de Babylone qui les attaquait. Ces positions avaient valu au prophète de sérieux ennuis avec les siens, mais elles lui avaient aussi évité, après la prise de Jérusalem, d’être déporté en exil en Babylonie avec beaucoup de ses compatriotes, dont le roi. Resté au pays, le prophète s’était rapproché de Godolias, le gouverneur que Nabuchodonosor avait imposé à la Judée. Mais lorsque ce Godolias fut tué par le nationaliste Ismaël, le peuple, craignant la vengeance du roi de Babylone, voulut fuir en Égypte. Jérémie déconseilla le départ. Mais ses concitoyens s’obstinèrent dans leur projet, obligeant d’ailleurs le prophète à les accompagner en Égypte, où il mourut vers 580 a.C.

Son séjour dans ce pays ne dura donc que peu de temps, mais manifestement ces quelques années suffirent à la légende pour s’emparer du « Jérémie égyptien ». La preuve, si l’on peut dire, c’est que l’anecdote racontant les avertissements adressés aux prêtres d’Égypte, est précédée du rôle apotropaïque joué par Jérémie en Égypte et de l’intervention d’Alexandre. Épisode accessoire pour notre sujet bien sûr, mais qui montre que les rédacteurs ont eu le souci de faire jouer au prophète juif un rôle relativement important dans la vie de l’Égypte. Mais revenons au contenu.

Le contenu du récit

À la différence du pseudo-Matthieu, qui part lui aussi de la prophétie d’Isaïe, les rédacteurs des notices de la Vita de Jérémie ne racontent ni la destruction des idoles égyptiennes, ni l’intervention d’une autorité (comme le gouverneur de la ville) qui aurait en quelque sorte forcé le peuple à se convertir. La destruction est simplement annoncée aux prêtres par Jérémie.

Concernant cette annonce d’ailleurs, certaines différences séparent la version du pseudo-Matthieu de celles des recensions grecques. La plus ancienne de celles-ci ne donne aucun détail sur les modalités de destruction des idoles. Chez Isaïe, ce qui doit la provoquer, c’est simplement « l’arrivée du Seigneur » en Égypte. Les autres recensions sont plus prolixes, faisant intervenir, qui une « Vierge-Mère avec un nourrisson divin », qui « un sauveur né d’une vierge dans une crèche ». Ces allusions explicites à la parturition d’une vierge sont importantes, on le verra plus loin.

La suite (§ 8) est caractéristique et plutôt originale. Pour déjouer en quelque sorte la prédiction, les prêtres égyptiens vont élever la statue d’une Vierge-Mère, installer un nourrisson dans une crèche, leur rendre des honneurs qui vont jusqu’à l’adoration. Allusion au culte égyptien d’Isis et d’Horus, son fils ? Ou influence du christianisme ? La chose est discutée (umstritten, pour A.M. Schwemer, p. 194-195). Nous aurions pour notre part tendance à adopter la seconde solution.

En tout cas, comme chez le pseudo-Matthieu, une autorité intervient dans le récit, mais ce n’est pas pour convertir le peuple : ici c’est le roi d’Égypte qui vient visiter le temple. Il questionne les prêtres sur la raison de ce culte particulier, n’obtenant de ceux-ci qu’une réponse peu précise et fort embarrassée. « C’est un saint homme qui est passé un jour, qui nous a annoncé une chose bien mystérieuse, et – l’aveu est d’importance – nous croyons qu’elle se réalisera. » Ils confessent n’en savoir pas davantage.

Cette seconde vision des choses est donc très différente de la première, d’abord par le genre littéraire auquel il appartient. On n’est plus dans le cadre des Évangiles apocryphes mais dans celui des « Vie des Prophètes ».

Elle en diffère aussi par le contenu. L’anecdote met en scène Jérémie, un prophète postérieur de près d’un siècle à Isaïe et qui passa en Égypte la fin de sa vie. Ce Jérémie annonce aux prêtres égyptiens la chute de leurs idoles à l’arrivée d’une « Vierge-Mère » et, pour conjurer en quelque sorte cette prédiction, les prêtres d’Égypte se mettent à adorer dans leur temple une vierge et son enfant. Ils expliquent même au roi de leur pays qu’ils agissent sous l’influence d’une tradition ancestrale qu’ils ne comprennent pas mais qui, pensent-ils, se réalisera un jour. À la différence des précédents, ce récit ne décrit pas de destruction de statues et ne cite pas le nom d’Isaïe.

*

Telles sont les deux plus anciennes visions des choses que nous puissions atteindre.

La première, celle de la destruction des statues à l’arrivée de Jésus dans le temple égyptien se retrouve dans l’Historia Monachorum, chez Sozomène, chez Cassiodore et surtout dans l’Évangile du pseudo-Matthieu, qui nous en livre un récit bien structuré et – par rapport à ceux qu’on rencontrera plus loin – relativement sobre.

La seconde est celle des recensions les plus anciennes des Vitae Prophetarum grecques. Elle contient, toujours dans le contexte du temple égyptien, l’annonce faite par Jérémie de la destruction des statues à l’arrivée d’une Vierge-Mère, éventuellement développée par le récit des contre-mesures des prêtres égyptiens et de leurs échanges avec Ptolémée.

Il restera à suivre les développements de ces deux visions dans la littérature médiévale. Et d’abord l’histoire de  l’arrivée de Jésus dans le temple égyptien. Qu’est donc devenu chez les auteurs ultérieurs le récit du pseudo-Matthieu sur la chute des idoles au passage de Jésus ?

 

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Chapitre III

 

Les développements du récit de la chute des idoles au passage de Jésus

 

Dans la forme que lui donnaient les deux familles carolingiennes A et P (supra, p. 9), le récit du pseudo-Matthieu était relativement sobre et bien structuré. Qu’en est-il des développements ultérieurs ? On en trouvera ci-dessous un certain nombre qui seront classés en trois groupes, en fonction de leurs contenus plutôt que de leurs datations, pas toujours très précises.

Le premier groupe présentera deux textes du XIIIe, très étroitement liés au récit du pseudo-Matthieu. Le deuxième mettra en avant trois auteurs chrétiens orientaux qui se caractérisent par une amplification systématique de la matière. Le troisième rassemblera plusieurs attestations d’origine diverse et marquées au contraire par leur brièveté.

 

A. La fidélité au récit du pseudo-Matthieu

 

Le premier groupe est constitué de deux textes du XIIIe, étroitement fidèles, mais avec certaines différences, au pseudo-Matthieu. L’un est de Vincent de Beauvais, l’autre est un témoin représentatif de la famille Q du pseudo-Évangile de Matthieu.

Vincent de Beauvais (XIIIe) résume légèrement le texte

Dans son Speculum historiale (VI [ou VII], 94-95), écrit au XIIIe, Vincent de Beauvais a enregistré le motif de la chute des idoles en résumant très légèrement le texte du pseudo-Matthieu qui n’a été que très peu modifié.

Édition : Vincentius Bellovacensis, Speculum historiale, Douai 1624 (réimpression en fac-similé Graz, 1964). Le § 94 traite de fuga Domini in Egyptum et eventibus itineris et le § 95 de ruina ydolorum Egypti ad eius ingressum. On les trouvera ci-dessous, repris au site des Bases Textuelles de l'Atelier Vincent de Beauvais

    (94) ...viderunt montes Egypti. Et gaudentes in unam ex civitatibus nomine Syenem intraverunt. Et quia nullus erat in ea notus apud quem hospitarentur, ingressi sunt templum, quod capitolium eiusdem civitatis vocabatur, in quo CCC et LXV ydola erant posita, quibus singulis diebus honor deitatis a sacrilegis prebebatur.

    (95) Vt autem Maria ingressa est Egyptum cum infantulo, universa ydola corruerunt, et in faciem iacentia nichil se esse evidenter ostenderunt. Tunc impletum est quod ait Ysaias : Ecce dominus ascendet super nubem levem, et ingressus est et cetera. Cum hoc nunciatum esset Affrodisio, venit ad templum cum omni exercitu suo. Ingressusque est. Et videns vera esse que audierat, statim accessit ad Mariam, et adoravit infantem, quem ipsa in sinu suo portabat. Deinde allocutus est omnem exercitum suum dicens : Hic nisi esset dominus horum deorum nostrorum, non isti coram eo se prosternerent, et in conspectu eius prostrati, dominum suum iacentes protestarentur. Nos ergo quod deos nostros facere videmus, nisi cautius fecerimus, omnes potius periculum incurremus, sicut pharao in diebus illis quibus fecit mirabilia magna deus in Egypto.

    (94) ...Ils aperçurent alors les montagnes d’Égypte. Et tout joyeux ils entrèrent dans une ville du nom de Syènes. Et parce qu’ils n’y connaissaient personne à qui demander l’hospitalité, ils entrèrent dans un temple qui était appelé le Capitole de cette cité, où se trouvaient placées 365 idoles auxquelles ces sacrilèges rendaient les honneurs divins ; chacune avait son jour.

(95) Et dès que Marie entra en Égypte avec l’enfant, toutes les idoles s’effondrèrent et en tombant face contre terre elles montrèrent qu’à l’évidence elles n’étaient rien. Alors fut accomplie la parole d’Isaïe : « Voici que le Seigneur montera sur une nuée légère, et il est entré, etc. » Et lorsqu’on annonça cela à Aphrodisius, il se rendit au temple avec toute son armée. Et voyant que ce qu’on lui avait raconté était vrai, il s’approcha aussitôt de Marie et adora l’enfant qu’elle portait sur son sein. Ensuite il s’adressa à toute son armée en disant : « Si celui-ci n’était pas le maître de nos dieux, ces derniers ne se seraient pas prosternés devant lui, et couchés en sa présence, ils n’auraient pas manifesté qu’il était leur Maître. C’est pourquoi nous autres, si nous ne faisons pas avec plus de précautions encore ce que nous avons vu nos dieux faire, nous courrons tous rapidement au danger comme Pharaon en ce jour où Dieu fit de grands miracles en Égypte ». (trad. personnelle)

On peut considérer ce texte comme un résumé fidèle du pseudo-Matthieu, avec quelques différences minimes (ainsi par exemple le nom de la ville). Un élément toutefois a été laissé de côté, à savoir les réactions des prêtres égyptiens à l’arrivée d’Aphrodisius et ses troupes. On se souviendra que les deux principales familles carolingiennes, à savoir A et P différaient sur ce point.

Le second texte condense moins le récit du pseudo-Matthieu.

Une version latine du pseudo-Matthieu (famille Q) datée du XIIIe

Dans son œuvre monumentale sur le pseudo-Matthieu, on l’a dit plus haut (p. 9), J. Gijsel donnait en fait l’édition séparée de A et de P, estimant que les autres grandes familles, en l’espèce Q et R, n’étaient guère utiles pour établir le texte ancien. Il trouvait toutefois qu’elles ne manquaient pas d’intérêt, si on s’intéressait à son évolution.

Dans cette perspective, Catherine Dimier-Paupert a publié récemment (2006) l’édition, avec traduction et commentaire, d’un manuscrit latin inédit (fin XIIIe, début XIVe) provenant de l’abbaye de Marmoutier, conservé actuellement à la Bibliothèque nationale de Paris (n° 11867) et appartenant précisément à la famille Q.

* Édition et traduction : C. Dimier-Paupert, Livre de l'Enfance du Sauveur. Une version médiévale de l'Évangile de l'Enfance du pseudo-Matthieu (XIIIe siècle). Introduction, traduction, commentaire et notes, Paris, Cerf, 2006, 192 p. (Sagesses chrétiennes).

            Nous retiendrons l’anecdote de la chute des idoles à l’arrivée de la Sainte Famille en Égypte. En voici la traduction française :

    34. Ce disant, à leurs regards commencèrent à apparaître les montagnes et les villes égyptiennes. Joyeux et enthousiastes, ils arrivèrent aux confins de la ville égyptienne d'Eccinopolis. Et comme il n'y avait là personne à qui ils puissent demander l'hospitalité, ils entrèrent dans un temple qu'on appelait le Capitole de l'Égypte. Il y avait là trois cent quatorze idoles auxquelles chaque jour étaient présentés les honneurs et le sacrifice dus aux dieux. Les Égyptiens de cette ville étaient donc sortis en direction du capitole où les conviaient leurs prêtres afin qu'à chacun des dieux ils offrent un sacrifice.

    35. Lorsque Marie fut entrée dans le temple avec Jésus, il advint que toutes les idoles furent précipitées face contre terre et toutes gisaient la tête complètement fracassée, manifestant ainsi à l'évidence leur totale défaite. Ainsi fut accompli ce qui avait été dit par le prophète Isaïe : « Voici que vient le Seigneur sur un léger nuage, il passe par l'Égypte et toutes les œuvres des mains des Égyptiens seront ébranlées. » Lorsqu'on apporta la nouvelle à Affrodisius, duc de cette ville, il s'en vint avec toute son armée et on pensait qu'ils se hâtaient vers le temple seulement pour tirer vengeance de ceux par la faute de qui ces choses étaient arrivées.

    36. Affrodisius, dès qu'il fut entré dans le temple et qu'il eut vu tout le peuple et toutes les idoles gisant face contre terre, s'approcha de Marie qui portait Jésus sur ses genoux, se prosterna devant elle et dit à toute son armée et à ses amis : « Si celui-ci n'était le Dieu des dieux, les nôtres ne seraient pas tombés face contre terre devant lui et ne seraient pas gisants, terrassés en sa présence ; par leur silence, ils affirment qu'il est leur Dieu. Et nous, si nous ne faisons pas moins brutalement ce que nous voyons faire à nos dieux, nous risquons d'encourir le danger de son indignation et de tomber dans l'épouvante ainsi qu'il advint à Pharaon, roi des Égyptiens, qui, pour n'avoir pas cru malgré tant de prodiges, avec toute son armée, fut englouti dans la mer. » Alors, tous les gens de cette ville crurent au Seigneur notre Dieu grâce à Jésus-Christ. (trad. de C. Dimier-Paupert, 2005, p. 77-78)

Les différences avec les deux formes du texte (A et P) de l’époque carolingienne sont, comme on le voit, minimes : la ville égyptienne s’appelle Eccinopolis ; les idoles sont au nombre de 314 ; un grand nombre de personnes se trouvent dans le temple. Les prêtres pensent – c’était déjà la version de la famille Q – que le gouverneur et ses hommes viennent punir les responsables de l’effondrement des statues. Mais à ces menus détails près, ce texte du XIIIe reste très proche des versions anciennes. La tradition semble solidement installée.

 

B. Les versions romancées des apocryphes orientaux

 

Les textes chrétiens apocryphes du deuxième groupe sont d’origine orientale (syriaque, ou arabe, ou arménienne). Les liens avec l’Égypte y sont toujours bien présents : la Sainte-Famille est en route vers ce pays, ou y séjourne, ou entame le voyage de retour. Les idoles s’effondrent toujours en présence du Seigneur, mais le prodige se répète dans différentes villes, presque systématiquement oserait-on dire.

Sur ces textes écrits dans des langues que nous ne maîtrisons pas (arabe, arménien, syriaque), nous avons dû travailler de seconde main et faire confiance aux traductions des spécialistes.

Parmi les apocryphes disponibles, trois nous ont paru particulièrement intéressants : l’Évangile arabe de l’Enfance (un texte arabe), le Livre arménien de l’Enfance (un texte arménien) et la Vision de Théophile (un texte syriaque).

 

L’Évangile arabe de l’Enfance (date indéterminée)

Ce qu’on appelle communément l’Évangile arabe de l’Enfance a été récemment (Ch. Genequand, La Pléiade, 1997) rebaptisé Vie de Jésus en arabe, parce que la plupart des recensions de ce texte contiennent des épisodes qui ne traitent pas de l’Enfance de Jésus. On ne se méprendra donc pas sur le mot « Enfance ». On ne se méprendra pas non plus sur l’adjectif « arabe ». Si ce texte est aujourd’hui connu par des manuscrits arabes et syriaques, il repose, pour la plus grande partie, sur un modèle syriaque dont la rédaction pourrait remonter au VIe. Il en existe une traduction latine dans l’édition bilingue de H. Silke (Utrecht, 1697).

Cet Évangile relate les événements de la vie de Jésus avec beaucoup de merveilleux. Ce dernier y apparaît comme un exorciste et un thaumaturge, multipliant guérisons, prodiges et miracles. C’est vrai notamment du récit de la Fuite en Égypte et de celui décrivant le séjour de la Sainte-Famille dans le pays, tous les deux très détaillés. Celui qui raconte la chute des idoles égyptiennes notamment est très particulier et fort éloigné de celui du pseudo-Matthieu.

Traduction française, avec introduction et notes, de Ch. Genequand, Vie de Jésus en arabe, dans Écrits apocryphes chrétiens, t. 1, Paris, 1997 (Bibliothèque de la Pléiade, 442), p. 205-238. Les p. 215 à 221 décrivent les épisodes égyptiens. Sa traduction a été faite pour l’essentiel sur un manuscrit arabe de Florence, le Laurentianus codex orientalis 32.

D’autres traductions françaises sont accessibles sur la Toile, en particulier celle de P.G. Brunet, Paris, 1848 ou une autre, sans mention d’origine, sur le site seigneurjesus.

Avant d’en donner le texte, qui est assez long, précisons que ce pseudo-évangile est connu pour rassembler un grand nombre de traditions fabuleuses sur l’enfance de Jésus. Pendant son séjour en Égypte (du ch. 9 au ch. 25), Jésus n’arrête pas (si l’on ose dire) de faire des miracles et ceux-ci continueront après son retour au pays, aussi bien à Bethléem qu’à Nazareth (du ch. 26 au ch. 53).

Cet évangile fait en particulier la part belle aux guérisons de malades ou de possédés (c’est souvent la même chose). Ce sera le cas de l’enfant qui sera guéri par le lange de l’Enfant Jésus. Son histoire figure dans les chapitres qui racontent la chute des statues dont voici une traduction :

Ch. 10. l. Et, tandis qu’il [= Joseph qui a reçu l’ordre de fuir en Égypte] réfléchissait sur la route à prendre, le matin le surprit alors qu’il avait déjà parcouru la moitié du chemin. Il arriva à proximité d’un grand village, dans lequel se trouvait un démon rebelle, qui habitait dans une idole.

    2. Toutes les autres idoles et divinités d’Égypte lui apportaient des offrandes et des ex-voto ; un imam était à son service et, chaque fois que le démon parlait de l’intérieur de cette idole, il s’adressait à lui et c’était lui qui transmettait <le message> aux habitants de l’Égypte des environs, car c’était vers lui que ces derniers se rendaient et ils subissaient sa tyrannie.

    3. Il avait un fils de trois ans possédé de nombreux démons et qui proférait toutes sortes de paroles. Lorsqu’on réprimandait ce fils, il déchirait ses vêtements et restait nu, jetant des pierres contre les gens. Dans le village se trouvait un hospice dédié à cette idole.

    4. Lorsque Joseph et Marie arrivèrent dans ce village, la Terre trembla et l’idole tomba avec tous les autres dieux. Les prêtres et les docteurs se réunirent alors vers l’idole disant : « Quel est ce tremblement qui s’est produit dans notre Terre ? »

    5. Elle leur répondit : « Il y a un Dieu caché qui a un fils semblable caché auprès de lui ; à cause du passage de ce dernier dans cette terre, celle-ci a été secouée et a tremblé ; et, à cause de l’intensité de sa lumière, les dieux sont tombés. »

6. Les Égyptiens se rassemblèrent alors chez l’imam et lui demandèrent ce qu’il pensait de l’idée de fabriquer un dieu et de l’appeler « le caché », « le mystérieux ».

Ch. 11. 1. La crise habituelle survint chez le fils de ce prêtre et il entra dans l’hospice alors que Joseph et Marie s’y trouvaient. Les gens fuyaient devant lui, mais il prit un lange de Jésus que Marie avait lavé et déposé sur le mur et se le mit sur la tête.

2. À l’instant même les démons se mirent à sortir de son corps comme des corbeaux et à s’enfuir ; certains sortaient sous la forme de serpents. Aussitôt, l’enfant fut guéri et se mit à glorifier Dieu.

3. Lorsque son père le vit, il lui demanda : « Que t’est-il arrivé et comment as-tu guéri ? Dis-le-moi.  » Il répondit : « J’ai mis sur ma tête le lange d’un enfant qui se trouve à l’hospice avec une femme, et les démons m’ont quitté et se sont enfuis. » <Le père> dit : « Mon fils, peut-être est-ce le fils de Dieu qui a passé chez nous, a brisé l’idole et a détruit les dieux. » Ainsi s’accomplit la prophétie qui dit : « D’Égypte, j’ai appelé mon fils. »

Ch. 12. Lorsque Joseph et Marie apprirent cela, ils eurent peur et dirent : « Dans la terre d’Israël, Hérode voulait tuer Jésus ; à cause de lui, il a tué les nouveau-nés à Bethléem et dans ses environs. Sans doute, lorsque les Égyptiens apprendront comment l’idole a été brisée, ils nous brûleront par le feu. »

Ch. 13. 1. Ils partirent de là et arrivèrent en un lieu où des brigands avaient capturé quelques personnes et les avait dépouillées, etc. (Trad. Ch. Genequand, Pléiade, 1997, p. 216)

Si l’on fait abstraction de la maladie et de la guérison de l’enfant, on retrouve une certaine forme d’actualisation du schéma du pseudo-Évangile de Matthieu.

Tout près d’un gros village se trouve une idole qu’on peut considérer comme une idole principale car elle bénéficie d’un statut particulier. Toutes les autres divinités d’Égypte lui sont subordonnées, et les messages délivrés par le démon qui l’habite sont transmis « aux habitants de l’Égypte et des environs ». Elle est desservie par un prêtre (« un imam ») dont le fils est possédé.

Quand la Sainte-Famille, qui arrive dans la région, trouve accueil, non pas dans le temple même, comme chez le pseudo-Matthieu, mais dans « l’hospice » dépendant de l’idole, un phénomène effrayant se produit qui plonge les gens dans l’épouvante : non seulement la terre tremble, mais « l’idole tombe avec tous les autres dieux ». Interrogée, l’idole jetée au sol annonce, en termes sibyllins, la venue d’un nouveau Dieu, un « dieu caché » : « C’est son passage qui a secoué la terre et fait tomber tous les autres ».

Le père va chercher à l’hospice son fils qui avait eu une de ses crises habituelles et qu’il trouve guéri. L’enfant lui raconte ce qui s’est passé et le père, qui a entendu la révélation de l’idole, comprend. Il est bien possible, pense-t-il, que ce petit garçon soit le fils du Dieu annoncé. Lorsqu’il est passé, « il a brisé l'idole et a détruit les dieux ».

Le pseudo-Matthieu envisageait la chute de toutes les idoles du temple où sont entrés Jésus et Marie. Ici, le temple ne semble contenir qu’une seule idole, mais il est clair qu’elle représente les autres dieux du pays. Des deux côtés aussi se manifeste ce qu’on pourrait appeler la reconnaissance explicite de la supériorité du nouveau Dieu sur les divinités de l’Égypte : elle est faite, ici par le prêtre de l’idole principale, là-bas par le gouverneur de la cité.

Mais, à la différence du pseudo-Matthieu, n’est pas envisagée ici la conversion de tout le peuple. L’histoire, peut-on penser, se serait trop vite terminée. Dans cette Vie de Jésus en arabe, les membres de la Sainte-Famille prennent peur et quittent l’endroit. Ils pourront continuer leur voyage égyptien et multiplier ailleurs les miracles. Le chapitre 25 précise « qu’ils virent Pharaon et demeurèrent dans le pays de Misr durant trois ans ».

On notera l’allusion à une prophétie : « C'est de l'Égypte que j'ai appelé mon fils » (Matth. 2, 15, citant librement Osée, XI, 1,). Comme chez le pseudo-Matthieu, on reste donc dans le registre des références scripturaires, mais si une allusion est faite à la prophétie d’Isaïe, elle ne l’est que d’une manière voilée (cfr « À cause du passage de ce dernier [= le dieu caché] dans cette terre, celle-ci a été secouée et a tremblé »).

 Bref, la scène se passe toujours en Égypte à l’arrivée de la Sainte-Famille ; il est toujours question d’idole secouée et jetée à terre. Beaucoup de détails varient par rapport au récit du pseudo-Matthieu. La reconnaissance de la divinité de l’enfant Jésus notamment ne se fait pas du tout de la même manière. Mais on reste fondamentalement dans le même cadre.

Le Livre arménien de l’Enfance (date indéterminée)

La rédaction primitive du Livre arménien de l’Enfance, « ne serait pas postérieure au Ve siècle » (L. Valensi, La fuite en Égypte. Histoires d'Orient et d'Occident. Essai d'histoire comparée, Paris, 2002, p. 39), mais le texte a subi au fil du temps de nombreux développements dont on a beaucoup de mal à déterminer les étapes. Il est ainsi très difficile de dater avec précision le chapitre XV (1-28) consacré à la Fuite en Égypte et le chapitre XVI qui entame l’histoire du retour de la Sainte-Famille vers la Palestine. On se trouve vraisemblablement devant des ajouts relativement récents à la rédaction primitive.

* Traduction de la rédaction arménienne : P. Peeters, Évangiles apocryphes, Paris, 1914, vol. 2, p. 69-289. La traduction des passages retenus se trouve aux p. 161-179. Le Livre arménien de l’Enfance ne semble pas repris dans le tome I de La Pléiade, mais l’édition de P. Peeters est accessible sur la Toile.

Le chapitre XV contient des récits de destruction de statues ne reculant pas devant la fantaisie romanesque. Ainsi la ville égyptienne de Mesrin a une entrée gardée par des statues magiques qui hurlent chaque fois qu’un ennemi menace la cité :

    À la première porte du mur se trouvaient placés deux aigles de fer, aux serres de cuivre, un mâle et une femelle ; l’un à droite, l’autre à gauche. À la seconde porte, des bêtes de proie en argile et en terre cuite, d’un côté un ours, de l’autre un lion, et d’autres bêtes féroces (représentées) en pierre et en bois. À la troisième porte, un cheval de cuivre, et, sur ce cheval de cuivre, se trouvait la statue en cuivre d’un roi, qui avait sur la main un aigle de cuivre. (§ 6 ; trad. Peeters, 1914, p. 166)

Quand Jésus s’approche de la porte, les cris de cette ménagerie déclenchent ceux des autres statues inanimées de faux dieux et de toutes les idoles des temples « si bien que la ville entière en était ébranlée jusqu'aux fondements ». Le peuple, accouru en armes aux remparts pour défendre la ville, n’aperçoit aucune armée ennemie à l’extérieur. L’enquête aboutit à la découverte d’un tout petit groupe de nouveaux venus. On interroge l’homme, en l’occurrence Joseph, qui déclare n’avoir aperçu pendant son voyage aucun ennemi marchant contre la ville. On le laisse en paix, mais les gens sont perplexes, parce qu’ils ne s’expliquent pas ce qui s’est passé (§ 7-9).

Un peu plus tard dans le récit se place un épisode mettant en scène un temple bourré d'idoles et consacré à Apollon, près duquel Joseph s’était installé avec sa famille. Un jour, Jésus annonce à sa mère qu’il se rend au temple pour voir à quoi il ressemble. Son entrée déclenche à nouveau les hurlements des statues de la ville. Les gens se précipitent dans le sanctuaire et n’y trouvent qu’un petit garçon, qu’ils laissent partir, toujours sans comprendre (§ 10-12).

Un second événement est lié à ce temple. Le jour de la fête d’Apollon, toute une foule se presse aux portes du bâtiment pour offrir au dieu libations et victimes. L’arrivée, pourtant discrète, de Jésus est saluée par de nouveaux hurlements des statues. Le peuple, profondément inquiet, se demande si le responsable ne serait pas en définitive le petit enfant.

À ce moment précis, Jésus regarde l’inscription sur la statue d’Apollon : « Ceci est Apollon, le dieu créateur du ciel et de la terre, celui qui donne la vie à tout le genre humain. » Ce texte suscite son indignation. Il invoque alors son père (§ 13-15) :

    À l’instant [...] le sol trembla et tous les bâtiments du temple s’écroulèrent de fond en comble. L’idole d’Apollon, les prêtres des temples et les pontifes des faux dieux furent ensevelis à l’intérieur de l’édifice et périrent. Le reste de la population de la ville qui se trouvait là, s’enfuit [...]. Toutes les idoles et tous les autels des démons [...] dans la ville s’écroulèrent en ruines. Et tous les édifices et les statues magiques qui entouraient la ville, images inanimées d’hommes, de fauves et d’animaux, furent jetés à bas. (§ 16 ; trad. Peeters, 1914, p. 171)

Les plaintes, les lamentations mêlées aux cris des démons attirent la foule sur les ruines où chacun pleure ses morts. Joseph est arrêté, il comparaît devant un tribunal et on exige de lui qu’il livre son fils (§ 17). Marie intervient et demande à Jésus de ressusciter ceux dont il a causé la perte. Ainsi, dit-elle : « tous ceux qui verront les miracles que vous faites, croiront en votre nom ». Jésus accepte « par égard pour votre prière, […] afin que ces gens reconnaissent que je suis fils de Dieu. » (§ 18-19)

20. Ayant ainsi parlé, Jésus se leva et traversa la foule [...]. Et quand (les assistants) virent cet enfant en bas âge et tout petit – il avait trois ans et quatre mois –, ils se dirent les uns aux autres : « Est-ce lui qui a renversé le temple des idoles et détruit la statue d’Apollon ? » Les (autres) dirent : « Oui, c’est lui. » En entendant cela, (tous) admiraient, dans la stupeur, les œuvres qu’il avait faites. Ils le dévisageaient fixement et disaient : « Que veut-il faire ? »

    Et Jésus, s’étant indigné dans son âme, s’avança au milieu de la place par-dessus les cadavres, et prenant de la poussière du sol, il la répandit sur eux et s’écria à haute voix en disant : « Je vous le dis à tous, prêtres, qui gisez ici, frappés de mort à l’intérieur de cet édifice, relevez-vous promptement du désastre qui vous a anéantis et venez (ici) dehors ».

21. Et au moment où il disait ces paroles, tout à coup, le lieu où ils se trouvaient trembla. La poussière se souleva, en faisant tourbillonner les pierres, et 182 personnes environ se relevèrent d’entre les morts et se dressèrent sur leurs pieds. Mais d’autres ministres et archiprêtres d’Apollon, au nombre de 109, ne se relevèrent pas. La crainte et la terreur s’emparèrent de tout le monde, et saisis de crainte, ils disaient : « C’est lui le Dieu du ciel et de la terre, qui donne la vie à tout le genre humain. » Et tous les prêtres ressuscités d’entre les morts vinrent se prosterner devant lui et ils confessaient leur faute et disaient : « Véritablement, il est le fils de Dieu et le sauveur du monde, qui est venu pour nous donner la vie. » (trad. Peeters, 1914, p. 174-175)

Le chapitre suivant (XVI) entame le récit du retour de la Sainte-Famille dans son pays. Le groupe arrive sur le territoire d’une « ville des Arabes ». La route longeait une haute montagne sur laquelle se dressait un grand temple, splendidement orné de toutes sortes d'images et consacré au culte des démons.

Ceux-ci sont inquiets parce qu'ils savent qu'approche un ennemi de leur race, capable de les détruire tous. L'un d'eux explique d'ailleurs aux autres qu’il se trouvait précisément en Égypte, dans le temple d'Apollon, quand ce même enfant avait détruit l'édifice sacré, pulvérisé les statues des dieux et tout ruiné de fond en comble.

Quand ils voient arriver Jésus, les démons décident d'alerter tous les habitants en lançant dans la ville un cri d'alarme. « Peut-être ainsi s'emparera-t-on de l'enfant : on le tuera et nous resterons en paix dans notre demeure. » Mais au moment où Jésus passe la porte de la ville, tous les temples sont subitement ébranlés ; ils s’effondrent en ruines et il n'en demeure pas un seul (XVI, 1-4 ; p. 179-181).

La Vision de Théophile (XIe)

Le troisième exemple est tiré de la Vision de Théophile, attribuée au grand patriarche d’Alexandrie des IVe-Ve mais probablement rédigée par un évêque copte et arabophone du XIe. L’original était en arabe mais il en existe des versions dérivées en syriaque et en éthiopien. Celle qui sera présentée ici est en syriaque. Elle est éditée et traduite en anglais par A. Mingana. Son récit de la Fuite en Égypte rappelle, avec des modifications de détail, la Vie de Jésus en arabe.

* Texte syriaque et traduction anglaise : La Vision de Théophile ne semble pas reprise dans l’édition de La Pléiade. On trouvera le texte syriaque et la traduction anglaise chez A. Mingana, Vision of Theophilus, dans Woodbrooke Studies : Christian Documents in Syriac, Arabic, and Garshûni, edited and translated with a Critical Apparatus, fasc. 3, Cambridge, 1931 [449 p.], p. 1-92. Les citations qui suivent ont été traduites de l’anglais en français par nos soins.

Il faut préciser que, dans cette Vision, c’est la Vierge elle-même qui fait à Théophile le récit du voyage. Elle raconte ainsi l’effondrement d’idoles et de temples. Voici quelques exemples de ce type de miracles.

Le premier est rapidement présenté. Il a lieu dans une ville où Marie, assoiffée, va demander un peu d’eau, que les habitants lui refusent. Les temples, avec leurs idoles, tombent alors en pièces (A. Mingana, p. 21).

Deuxième miracle, plus détaillé cette fois, dans une autre ville. Des chevaux sont représentés aux quatre coins de la porte d’entrée. Il n’est pas précisé explicitement qu’il s’agit d’idoles, mais eux aussi s’effondrent (A. Mingana, p. 21). À propos de cette même ville, on apprendra un peu plus loin que « toutes les autres idoles qui étaient là tombèrent et se brisèrent, et que tous les prêtres qui les desservaient, pris de peur, allèrent se cacher dans un endroit retiré de leurs demeures » (A. Mingana, p. 22-23). Les notables de la cité convoquent alors les prêtres et leur demandent pourquoi ils ont abandonné leurs temples pour se terrer ainsi dans leurs maisons. Leur réponse est claire : « Le jour où cette femme qui porte avec elle un enfant est entrée dans la ville, les idoles se sont brisées et leurs temples se sont effondrés. Nous avions pourtant accompli correctement les cérémonies pendant la nuit, mais le matin nous avons tout trouvé démoli » (A. Mingana, p. 24).

 Dans une troisième ville, le miracle est raconté avec plus d’emphase :

    Dans cette ville se trouvait un temple avec beaucoup d’idoles, dont une sur le toit qui portait sept voiles. Les prêtres du temple accomplissaient le service. Personne d’autre que les chefs de la cité ne pouvait leur rendre hommage et, une fois que ceux-ci l’avaient fait, les prêtres devaient présenter aux idoles les offrandes nécessaires.

    Lorsque nous atteignîmes la porte de la ville, les sept voiles de la statue furent jetés à terre, et l’idole tomba sur le sol et fut mise en pièces. Alors les démons qui se trouvaient dans les autres idoles se mirent à crier aux prêtres : « Si vous ne recherchez pas la femme et l’enfant qui est avec elle et le vieil homme qui les accompagne ainsi que l’autre femme avec eux, si vous ne les chassez pas, si vous les laissez entrer dans la cité, ce sera la fin du culte et nous quitterons la ville. Voilà, nous vous en avons informés avant que ce groupe n’entre dans la cité ».

    Alors ils allèrent à travers les autres villes d’Égypte pour dire à leur habitants : « Si jamais cette femme entre dans votre ville, tous les temples qui s’y trouvent s’effondreront, la religion de la ville cessera, nos ennemis se dresseront contre nous, notre ville périra, et toute cette grande prospérité que vous voyez disparaîtra. Voilà, nous vous en avons informés avant que cela n’arrive ». Après avoir dit cela, les idoles se calmèrent.

    Quand les prêtres qui étaient au nombre de cent eurent entendu ce discours de leurs idoles, ils nous recherchèrent avec des bâtons et des haches pour nous frapper. Ils affichaient de mauvais visages et nous criaient : « Où allez-vous, que voulez-vous de nous, quelles sont vos intentions ? Voilà, nos dieux nous ont dit comment vous leur avez fait du tort. Quittez cette ville de peur que les enfants ne vous en chassent et ne vous tuent, car vous désirez entrer dans notre ville pour la détruire. »

    C’est ce qu’ils nous dirent, cela et d’autres choses encore tandis que les femmes, les enfants et les hommes adultes nous chassèrent. (A. Mingana, p. 24-25)

 Nous n’avons retenu ici que le miracle de la chute des idoles, qui, on le voit, se répète plusieurs fois, mais la Vision fait aussi état de la guérison d’un fils (ici, le fils d’un charpentier ; dans l’Évangile arabe, c’était le fils d’un « imam »), de la rencontre avec les brigands (à savoir les larrons qui seront plus tard crucifiés avec le Christ). La conclusion de L. Valensi (Fuite en Égypte, 2002, p. 47-48) est nette : « Tout enfant qu’il est, Jésus ébranle à chaque étape les idoles païennes et christianise tout le pays parcouru ».

*

Avec ces trois exemples orientaux, on est loin du récit, relativement sobre, de la chute des idoles du pseudo-Matthieu. Certains épisodes se présentent comme de petits romans fantastiques. Des statues crient, des démons en sortent pour jeter l’alarme et exciter la population contre la Sainte-Famille.

On est toujours devant le même motif (la présence de Jésus provoque la chute des idoles), mais le motif est systématiquement amplifié. La chute des idoles s’accompagne parfois de l’effondrement de leurs temples, de la mort par écrasement de leurs prêtres, de la résurrection même de certains d’entre eux. Les visites dans les temples et les miracles qui les accompagnent se multiplient. Les rédacteurs affectionnent les ambiances fantastiques et les descriptions romanesques détaillées. Ce sont là des caractéristiques qui ne sont propres à l’épisode de la chute des idoles ; on les retrouve dans l’ensemble des apocryphes orientaux.

 

C. Des versions plus sobres

D’autres versions sont plus sobres, davantage condensées et, dans l’ensemble, plus proches du texte du pseudo-Matthieu, dont elles sont vraisemblablement inspirées, directement ou non.

Jacques de Voragine et sa Légende dorée (vers 1261-1266)

Édition critique : Iacopo da Varazze. Legenda aurea. Edizione critica a cura di G.P. Maggioni, 2e éd. revue par l’auteur, Florence, 2 vol., 1998, LXVI- 1366 p. (Millennio medievale, 6. Testi, 3).

Présentation et traduction française : Jacques de Voragine. La légende dorée. Édition publiée sous la direction de A. Boureau, Paris, 2004, 1549 p. (Bibliothèque de la Pléiade, 504).

C’est le cas de Jacques de Voragine, dans sa Légende dorée (publiée vers 1261-1266), dont le chapitre 10 traite de la fête des Saints-Innocents à la date du 28 décembre. Voici l’histoire.

Hérode, n’ayant pas de nouvelles des mages, envisage le massacre de tous les enfants de Bethléem :

    (29) Ad admonitionem autem angeli Ioseph cum puero et matre in Egyptum, in ciuitatem Hermopolim, fugit ibique septem annis usque ad obitum Herodis permansit. (30) Ingrediente igitur domino Egyptum secundum Ysaie uaticinium uniuersa ydola corruerunt. (31) Tradunt quodque quod sicut in exitu filiorum Israel de Egypto non fuit domus in Egypto in qua procurante deo non iaceret mortuum primogenitum, ita nec tunc fuit templum in quo non corruisset ydolum. (éd. G.P. Maggioni, I, p. 98-99)

    (29) Mais Joseph, prévenu par un ange, s’enfuit avec l’enfant et sa mère en Égypte, dans la ville d’Hermopolis, et il demeura là pendant sept ans, jusqu’à la mort d’Hérode. (30) Et quand le Seigneur entra en Égypte, conformément à la prophétie d’Isaïe, toutes les idoles tombèrent en morceaux. (31) On dit aussi ceci : de même que, lors de la sortie d’Égypte des fils d’Israël, il n’y eut aucune maison en Égypte où, par la volonté divine, ne mourût le fils aîné, de même il n’y eut alors de temple où l’idole ne se brisât. (trad. A. Boureau dans La Pléiade, p. 78-79)

Dans la suite du texte, Jacques de Voragine renvoie formellement au passage de Cassiodore (Histoire tripartite, VI, 42) dont il a été question plus haut (p. 14). Il racontait comment un arbre s’était incliné jusqu’à terre devant Marie et faisait allusion, à titre de comparaison, à toutes les statues des Égyptiens qui avaient agi selon la prophétie d’Isaïe. L’auteur de La légende dorée a-t-il utilisé ici Cassiodore ou est-il remonté jusqu’au pseudo-Matthieu ? C’est difficile à dire. Il connaissait en tout cas le pseudo-Matthieu.

Jacques de Voragine s’écarte toutefois de ce dernier, lorsqu’il fait état d’un développement particulier (§ 31), mettant les événements qui accompagnèrent la sortie d’Égypte des fils d’Israël en rapport avec ceux qui se produisirent à l’entrée de Jésus en Égypte. Ainsi, si on lit bien Jacques de Voragine, l’arrivée de Jésus en Égypte aurait été marquée par la destruction des statues des dieux dans chacun des temples de ce pays. Ce développement introduit par un tradunt pourrait signaler une autre source. Mais peu importe pour nous ici.

On retrouvera Jacques de Voragine plus loin (p. 50) parce qu’il a aussi accueilli le récit de Jérémie en contact avec les prêtres d’Égypte. Rares sont les auteurs médiévaux à avoir présenté dans leur œuvre ce que nous avons appelé les deux visions de la chute des idoles.

Martin d’Opava et sa Chronique (XIIIe)

Il a souvent été question dans nos articles précédents (p. ex. FEC, 25, 2013) de la Chronique des Pontifes et des Empereurs de Martin d’Opava, un ouvrage du XIIIe, qui fut très célèbre pendant la dernière partie du Moyen Âge.

Martini Oppaviensis Chronicon Pontificum et Imperatorum, éd. L. Weiland, dans Monumenta Germaniae Historica, S.S. 22, Hanovre, 1872, p. 377-475.

Le chroniqueur y mentionne la chute des idoles, mais d’une manière très schématique :

   Eodem anno, quo natus est, tulit eum Ioseph in Egyptum. Quo ingrediente corruerunt ydola Egypti iuxta vaticinium Ysaye. Et sicut traditur, non fuit in Egypto templum in quo non corruisset ydolum. (éd. Weiland, p. 408)

   L’année de la naissance du Christ, Joseph l’amena en Égypte. Et à son arrivée, les idoles d’Égypte s’effondrèrent, selon la prédiction d’Isaïe. Et à ce qu’on raconte, il n’y eut pas en Égypte de temple dans lequel une idole ne s’effondra pas.

Dans les lignes qui suivent immédiatement, Martin d’Opava déclare s’être inspiré de l’Évangile de l’Enfance du pseudo-Matthieu. Il lui a même repris, d’une manière moins prolixe toutefois, des détails comme celui des animaux escortant le convoi ou celui du palmier nourrissant de ses fruits la Vierge Marie.

Mais le pseudo-Matthieu n’est manifestement pas sa seule source d’inspiration. Son texte contient en effet un élargissement absent du pseudo-Matthieu et que nous n’avons rencontré jusqu’ici que chez Jacques de Voragine, à savoir  que les statues des idoles se seraient brisées dans tous les temples égyptiens. Le sicut traditur de Martin, qui introduit cette précision, rappelle le tradunt de l’auteur de La légende dorée (cfr supra, p. 40) et renvoie vraisemblablement à une version marginale, difficile toutefois à déterminer.

 

Jean d’Outremeuse et Ly Myreur des Histors (XIVe)

On sait que Martin d’Opava est une des sources de Jean d’Outremeuse. Comment le chroniqueur liégeois voit-il la Fuite en Égypte ?

Édition : Ly Myreur des Histors. Chronique de Jean des Preis dit d'Outremeuse, publiée par A. Borgnet, T. I, Bruxelles, 1864, 684 p. (Publications de la Commission Royale d'Histoire de Belgique. Collection des chroniques belges inédites. Corps des chroniques liégeoises)

Il présente l’histoire d’une manière qui n’a rien à voir avec le pseudo-Matthieu, et ses modèles restent d’ailleurs difficiles à identifier. Il intègre notamment « la légende du champ de blé » à laquelle nous n’avons fait qu’une allusion rapide dans l’Introduction (p. 5) et qui mériterait d’être développé ailleurs.

En ce qui concerne en particulier l’entrée du petit groupe en Égypte, son récit ne rappelle que de très loin la chute des idoles du temple égyptien. Le voici :

    Item à cel temps n’avoit dammes en Egipte qu’elle n’awist en sa chambre ydolles faites d’or ou d’argent, de coevre ou d’erain, que elles adoroient tous les jours à matin et al vesprée ; mains oussitoist que Jhesus entrat en la terre, toutes les ydols criarent si fort que ly peuple en fut tout enbahis, et puis chaïrent les ymages à terre et debrisarent en piches. (Myreur, I, p . 357-358)

    À cette époque il n’y avait aucune dame en Égypte qui n’ait dans sa chambre une idole faite d’or ou d’argent, de cuivre ou d’airain, qu’elle adorait chaque jour, matin et soir ; mais dès que Jésus entra en la terre <d’Égypte>, toutes les idoles crièrent si fort que le peuple en fut tout étonné ; puis les statues tombèrent à terre et se brisèrent en morceaux.

Les différences entre Jean d’Outremeuse et le pseudo-Matthieu sont importantes. Pas question ici de statues de divinités rassemblées dans un temple particulier d’Égypte, mais de statues vénérées dans des maisons particulières, plus exactement même dans des chambres de dames, et cela dans l’ensemble du pays. Les phénomènes merveilleux se produisent d’ailleurs tous en même temps, au moment même où l’Enfant Jésus entre dans le pays, et en deux phases : les statues crient d’abord, puis tombent en morceaux. On se souviendra que Jacques de Voragine (supra, p. 40) et Martin d’Opava (supra, p. 41) avaient déjà élargi à toute l’Égypte la zone des manifestations, mais ils n’envisageaient pas de cris avant la chute, ce qui figurait par contre dans les récits de certains apocryphes orientaux.

On aura remarqué au passage chez Jean d’Outremeuse les détails concrets de vie quotidienne : les chambres des dames ; des statuettes en toute sorte de matière ; les prières deux fois par jour, matin et soir.

Mais l’essentiel n’est pas là. Nous n’avons cité que le début du texte du chroniqueur ; nous en retrouverons la suite dans le chapitre IV, où nous aurons la surprise de rencontrer une utilisation de la notice de Jérémie et des prêtres égyptiens (p. 51ss).

*

Jacques de Voragine, Martin d’Opava et Jean d’Outremeuse sont évidemment beaucoup plus sobres que les récits orientaux qui précèdent, moins pittoresques aussi parce que moins chargés d’événements prodigieux et spectaculaires. On retiendra toutefois, sous la plume de Jean d’Outremeuse, cette brève plongée – totalement fictive bien sûr – dans le quotidien des dames d’Égypte, dans les chambres desquelles les petites idoles, objets deux fois par jour de leurs dévotions, se mettent à crier avant de tomber en morceaux, lorsque Jésus entre en terre d’Égypte.

 

[ Résumé ] [ Plan général ]  [ Intro ]  [Ch. I ] [ Ch. II ] [ Ch. III ] [Ch. IV ] [ Conclusion ] [ Appendices ]


 

Chapitre IV

 

Les développements de la notice sur Jérémie et les prêtres égyptiens

 

Nous avons présenté plus haut (p. 20-24) les recensions grecques des Vitae Prophetarum et analysé les passages qu’elles consacraient au prophète Jérémie et à ses rapports avec les prêtres des temples égyptiens. Qu’en est-il des développements médiévaux de cette vision des choses, d’abord dans le genre littéraire des Vitae Prophetarum, ensuite dans le reste de la littérature médiévale ?

 

A. Les recensions médiévales des Vitae Prophetarum

En ce qui concerne les recensions latines, la plus importante, celle d’Isidore de Séville (vers 560-636), est connue depuis très longtemps. C’est le de ortu et obitu patrum. Née dans un milieu chrétien, elle ne se limite toutefois pas aux prophètes ; ses 85 notices présentent en effet un large ensemble de figures bibliques (prophètes, mais aussi apôtres et disciples).

* Édition critique récente : Isidoro de Sevilla. De ortu et obitu patrum : vida y muerte de los santos. Introducción, edición crítica y traducción por C. Chaparro Gomez, Paris, Les Belles Lettres, 1985, 233 p. (Auteurs latins du Moyen Âge).

L’extension aux figures du Nouveau Testament caractérise également les trois recensions latines que Fr. Dolbeau a découvertes récemment (Deux opuscules latins, dans Revue d’histoire des textes, t. 16, 1986, p. 83-139) : elles non plus ne se limitent pas aux prophètes, et deux d’entre elles sont d’ailleurs antérieures au traité d’Isidore. D’après le spécialiste français, on devrait même s’attendre à d’autres trouvailles.

Le Libellus sancti Epiphanii episcopi priorum prophetarum (avant Isidore de Séville)

Comme le de ortu et obitu patrum d’Isidore de Séville ne contient pas le récit de Jérémie et des statues égyptiennes et que celui-ci n’apparaît pas non plus dans deux des trois recensions nouvellement découvertes par Fr. Dolbeau, une seule recension latine connue concerne Jérémie et les idoles égyptiennes.

 Il s’agit d’un opuscule anonyme intitulé Libellus sancti Epiphanii episcopi priorum prophetarum, etc. Il est attribué à saint Épiphane comme certaines recensions grecques présentées plus haut (p. 19-20), mais nous avons dit combien cette attribution était incertaine. Quoi qu’il en soit, cet opuscule est datable de la seconde moitié du VIe et il est donc antérieur à Isidore de Séville.

On trouvera ci-dessous le passage qui nous concerne, mais avant de le transcrire et de le traduire, il importe de signaler que la notice de ce Libellus sancti Epiphanii sur Jérémie contient, comme les recensions grecques, les trois récits et dans le même ordre. On est manifestement dans la même tradition.

    Idem Iheremias Aegypti regibus signum dedit quod ydola eorum euerti oporteret atque corruere ; signum uero erat quando uirgo puerum genuerit. Vnde hactenus sacerdotes eorum in quodam templi loco uirginem ponentes et puerum in presepe constituentes adorant. Dum uero Ptolomeus rex interrogaret eos qua hec agerent ratione, dixerunt paternae traditionis esse misterium quod a sancto, inquiunt, propheta nostri accepere maiores, quod etiam sustinemus in rebus ita fore uenturum. (éd. Fr. Dolbeau, Opuscules latins, 1986, p. 116)

    Ce même Jérémie donna un signe aux rois d’Égypte disant que leurs idoles devaient se renverser et s’écrouler : le signe était qu’une vierge ait un enfant. D’où jusqu’aujourd’hui, dans un certain endroit d’un temple, leurs prêtres adorent une vierge dont ils ont dressé <la statue> et un enfant qu’ils ont placé dans une crèche. Et comme le roi Ptolémée les interrogeait sur les raisons de tout cela, ils dirent que c’était là un mystère venu d’une tradition ancestrale : « Nos ancêtres, disaient-ils, ont reçu cette information d’un saint prophète et nous croyons même que cela se produira un jour ».

Outre le fait que Jérémie est censé s’être adressé, non pas aux prêtres d’un temple, mais aux « rois » d’Égypte (Aegypti regibus), une autre différence sépare cette recension latine des textes grecs précédemment vus. Le « signe » annonçant la destruction des statues n’est plus l’arrivée en Égypte d’une Vierge-Mère avec son enfant ; ni l’existence d’un enfant sauveur né d’une vierge et couché dans une crèche, mais le fait « qu’une vierge ait accouché » (quando uirgo puerum genuerit). Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point (infra, p. 54-55).

Les Vitae Prophetarum dans dest langues orientales

Il existe aussi des Vitae Prophetarum chrétiennes dans d’autres langues orientales (syriaque, arménien, arabe, éthiopien, vieux slave). On en trouvera une liste chez A.-M. Denis (Introduction à la littérature religieuse judéo-hellénistique, I,  Turnhout, 2000, p. 577-605). Faute de compétences, nous ne pourrons pas les examiner.

 

B. Les utilisations de la notice ailleurs que dans les « Vies des Prophètes »

Jusqu’ici il n’a été question que des Vitae Prophetarum, comme telles. Mais d’autres ouvrages du Moyen Âge ont intégré la notice sur Jérémie sans appartenir à ce genre littéraire. Ce sont ces attestations que nous allons maintenant passer en revue.

La Chronique en syriaque de Michel le Syrien (XIIe)

Au XIIe, Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche, dans une Chronique d’histoire universelle rédigée en syriaque (IV, 9), a conservé un passage qu’il attribue à Épiphane et qui concerne les statues égyptiennes. La référence à Épiphane est courante, on l’a régulièrement rencontrée. Quant à la notice de Michel sur Jérémie elle-même, elle propose « très classiquement », c’est-à-dire dans le même ordre et quasi textuellement, les trois récits habituels (cfr supra, p. 20-21) : le premier sur le rôle apotropaïque du prophète, le deuxième sur les rapports de Jérémie avec les prêtres égyptiens, le troisième sur l’Arche d’Alliance.

* Traduction française : Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d'Antioche (1166-1199). Éditée pour la première fois et traduite en français par J.-B. Chabot, Tome I, 1899, 325 p.

Voici la traduction française du récit sur Jérémie et les prêtres égyptiens :

    Il [= Jérémie] donna un signe aux prêtres égyptiens, à savoir que leurs idoles seraient ébranlées et renversées par le fils de la Vierge. C'est pourquoi, jusqu'à ce jour, ils honorent la Vierge Mère, et ils placent un enfant dans une crèche pour l'adorer. Le roi Ptolémée les interrogea à ce sujet, et ils lui répondirent : « C'est une tradition que nous avons reçue du prophète Jérémie, qui l'a apprise à nos pères ; et nous attendons l'accomplissement de ce mystère. » (trad. J.-B. Chabot, p. 89-90)

Il contient l’essentiel de ce qui figurait dans les recensions grecques analysées plus haut. L’annonce par Jérémie de la destruction des statues ; ce que nous avons appelé les « contre-mesures » des prêtres égyptiens ; le dialogue entre ces derniers et le roi Ptolémée.

 

L’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur (achevée avant 1173)

Une autre citation figure dans l’œuvre principale du théologien Pierre le Mangeur, à savoir son Histoire scolastique achevée avant 1173. C’est un abrégé commenté de tous les livres de la Bible, destiné à la formation du clergé et des prédicateurs. L’œuvre a connu en son temps un énorme succès (plus de 800 manuscrits connus datant du XIIe au XVIe), mais elle n’a pas encore fait l’objet d’une édition scientifique d’ensemble.

Édition : Petrus Comestor. Historia Scholastica super Novum Testamentum, dans J.-P. Migne, Patrologia Latina, t. 198, Paris, 1855, col. 1053-1722. Le passage qui nous intéresse figure dans le livre de Tobie (col. 1440).

Plaçant lui aussi son texte sous la garantie d’Épiphane, Pierre le Mangeur adopte également la structure en trois récits. Le deuxième évoque l’affaire des idoles égyptiennes. En voici le texte :

    Hic est Jeremias, qui regibus Aegypti signum dedit, quod eorum idola everti oporteret, cum virgo pareret. Vnde et sacerdotes eorum in secreto templi loco, imaginem virginis et pueri statuentes, adorabant. Dum vero Ptolemaeus rex interrogaret eos, qua haec facerent ratione, dixerunt paternae traditionis esse mysterium, quod a sancto propheta acceperant maiores et credebant in rebus ita fore venturum. (éd. Migne, PL, 198, col. 1440)

    C’est ce Jérémie qui donna un signe aux rois d’Égypte selon lequel leurs statues devraient s’effondrer, lorsqu’une vierge enfanterait. À la suite de quoi, leurs prêtres placèrent dans un coin secret du temple la statue d’une vierge et d’un enfant et l’adorèrent. Et quand le roi Ptolémée leur demanda pourquoi ils agissaient ainsi, ils dirent que c’était là une tradition mystérieuse que leurs ancêtres avaient reçue d’un saint prophète et qu’ils croyaient qu’elle trouverait un jour sa réalisation. (trad. personnelle)

Ici aussi, comme dans le Libellus sancti Epiphani présenté plus haut (p. 46-47), la réalisation de la « prophétie » n’est pas liée à l’arrivée de la Vierge-Mère ; elle n’est pas due non plus « à un sauveur né d’une vierge et couché dans une crèche » ; elle est censée se produire « lorsqu’une vierge enfantera » (cum virgo pareret). Ce n’est pas tout à fait la même chose. On se souviendra que dans la version du pseudo-Matthieu, les idoles se brisent lorsque l’enfant Jésus, fils de la Vierge, entre dans le temple, et non lorsque la Vierge accouche de l’enfant Jésus.

Si nous insistons sur la formule cum virgo pareret, c’est précisément parce qu’elle se retrouve à plusieurs reprises chez les auteurs du Moyen Âge, mais dans des contextes différents de l’épisode des idoles d’Égypte. En effet de très nombreux événements merveilleux sont censés se produire « lorsqu’une vierge a un enfant » et surviennent effectivement la nuit de Noël, au moment de la naissance du Christ. Probablement Pierre le Mangeur et l’auteur anonyme du Libellus sont-ils plus influencés par les textes de leur époque que par ce qu’ils lisaient dans les recensions attribuées à Épiphane.

 

Le Dolopathos de Jean de Haute-Seille (1184-1212)

Le Roman de Dolopathos a intégré un récit qui ne manque pas d’intérêt. Il est certainement inspiré de la notice sur Jérémie dans les Vitae Prophetarum, mais n’en reflète pas avec fidélité le contenu. Voyons cela de plus près.

Le témoin le plus ancien de la tradition du Roman de Dolopathos est un ouvrage en prose latine, dû à Jean de Haute-Seille et intitulé Dolopathos, sive Opusculum de Rege et Septem Sapientibus, qu’on estime pouvoir dater entre 1184 et 1212. Gaston Paris, pour sa part, optait pour 1190.

Édition et traduction française : Jean de Haute-Seille. Dolopathos ou Le roi et les sept sages. Traduction et présentation de Y. Foehr-Janssens et E. Métry, d'après le texte latin édité par A. Hilka, Turnhout, 2000, 237 p. (Miroir du Moyen Âge).

Dans l’extrait retenu, Lucinien, devenu roi de Sicile à la mort de son père Dolopathos, se fait expliquer la nouvelle religion qu’est le christianisme par un de ses adeptes. Ce dernier lui fournit une série d’arguments censés prouver la supériorité du Dieu des chrétiens. L’un d’eux est précisément le miracle des statues égyptiennes.

Le lecteur ne sera certainement pas dépaysé à la lecture de l’extrait qui va suivre. Il n’y rencontrera toutefois aucune trace d’un quelconque prophète biblique (ni Isaïe, ni Jérémie), et l’absence de Jérémie a un effet curieux : ce sont les prêtres égyptiens eux-mêmes qui – sans qu’on ne nous en donne la raison – semblent avoir dressé dans leur temple la statue d’une vierge à l’enfant et annoncé à leurs descendants l’écroulement des statues de leurs propres dieux, au moment où « la Vierge qui aurait enfanté un fils entrerait dans ce temple ». Ce qui eut lieu lors de la fuite de la Sainte-Famille en Égypte. Voici le texte :

    En Égypte aussi, dans une très haute antiquité, des prêtres d’Héliopolis, en érigeant dans leur temple la statue d’une vierge tenant un enfant sur le bras gauche, avaient légué un présage à leurs descendants : les idoles d’Égypte s’écrouleraient au moment où la Vierge qui aurait enfanté un fils entrerait dans ce temple.

    Après la naissance du Christ, lorsque la Vierge sa mère, pour fuir Hérode, roi de la province de Judée, qui voulait tuer son enfant, descendit en Égypte et entra dans le temple, aussitôt les idoles dont il était rempli s’écroulèrent à ses pieds. À ce spectacle, les prêtres et les citoyens examinèrent avec attention la vierge et l’enfant et furent frappés de la ressemblance qu’ils y trouvaient avec l’image de leur vierge à l’enfant. Ils se mirent alors à vénérer la vierge et l’enfant comme s’ils adoraient un dieu. (Trad. d’Y. Foehr-Janssens et E. Métry, 2000, p. 231)

C’est donc en voyant l’effondrement de leurs propres idoles que les assistants réalisent que les traits des nouveaux-venus correspondent à ceux de la statue de la Vierge à l’Enfant, qui se trouvait dans leur temple. Sans qu’intervienne un gouverneur ou un roi, « prêtres et citoyens » se mettent alors à adorer « la vierge et l’enfant comme s’ils adoraient un dieu ». Manifestement, on se trouve devant une actualisation du récit des Vitae Prophetarum, actualisation réorientée et qui, malgré l’absence de Jérémie dans le récit, présente une certaine cohérence interne.

 

La légende dorée de Jacques de Voragine (vers 1261-1266)

Édition critique : Iacopo da Varazze. Legenda aurea. Edizione critica a cura di G.P. Maggioni, 2e éd. revue par l’auteur, Florence, 2 vol., 1998, LXVI-1366 p. (Millennio medievale, 6. Testi, 3).

Présentation et traduction française : Jacques de Voragine. La légende dorée. Édition publiée sous la direction de A. Boureau, Paris, 2004, 1549 p. (Bibliothèque de la Pléiade, 504).

On a vu plus haut (p. 39-40) que l’auteur de La légende dorée s’était inspiré du texte du pseudo-Matthieu, dans son développement sur la fête des Saints-Innocents. En réalité, dans un autre passage de la même œuvre (De nativitate Domini, VI, § 78-80), il a également conservé le récit des Vitae Prophetarum, mais d’une manière fidèle, sans le retravailler comme Jean de la Haute-Seille. En fait, comme Jacques de Voragine le déclare lui-même, il a utilisé le texte de Pierre le Mangeur :

   78. Legitur enim in hystoria scholastica quod Ieremias propheta in Aegyptm descendens post mortem Godolie regibus Aegypti signum dedit quod eorum ydola corruerent cum virgo filium parturiret. 79. Quapropter sacerdotes ydolorum ymaginem uirginis puerum in gremio baiulantis in secreto loco templi statuerunt et eam ibi adorabant. 80. Sed a Ptolomeo rege interrogati quid hoc sibi uellet dixerunt paterne traditionis hoc esse misterium quod a sancto propheta eorum maiores acceperant et sic in rebus uenturum credebant. (VI, § 78-80 ; éd. G.P. Maggioni, I, p. 68)

   On lit en effet, dans l’Histoire scolastique que le prophète Jérémie, descendant en Égypte après la mort de Godolias, apprit au roi du pays que leurs idoles s’écrouleraient quand une vierge enfanterait un fils. C’est pourquoi les prêtres des idoles avaient placé dans un coin secret de leur temple la statue d’une vierge portant un enfant sur ses genoux et l’adoraient. Mais lorsque le roi Ptolémée les interrogea sur la signification de la chose, ils dirent qu’il s’agissait d’un mystère transmis de père en fils : leurs ancêtres avaient reçu l’information d’un saint prophète et croyaient qu’elle deviendrait un jour réalité. (d’après trad. A. Boureau dans La Pléiade, p. 53-54)

Ce texte de La légende dorée et celui de l’Histoire scholastique se ressemblent beaucoup, mis à part peut-être un détail : selon Jacques de Voragine, Jérémie, en Égypte, aurait communiqué l’information sur la destruction des idoles non aux prêtres mais au roi. On se souviendra (cfr p. 45) que la mention des rois d’Égypte figurait déjà dans la recension latine du VIe découverte récemment par François Dolbeau. Pareille variation n’a évidemment qu’une importance très relative.

 

Ly Myreur des Histors de Jean d’Outremeuse (XIVe)

Nous terminerons cette revue des actualisations du motif de Jérémie et les prêtres égyptiens par des citations du Myreur des Histors.

Nous avons vu plus haut (p. 42-43) Jean d’Outremeuse rapporter qu’à l’arrivée de Jésus en Égypte, toutes les idoles vénérées par les dammes en Egipte s’étaient mises à crier avant de tomber en morceaux (Myreur, I, p. 357-358). Nous avions signalé alors l’intérêt que présentait la suite immédiate de ce passage. La voici :

Adont avoit en Egipte I juys qui astoit mult saige, qui dest à peuple qu'ilh avoit veyut en la scripture que quant Dieu nasqueroit de virgue, qui debriseroit les ydolles. « Et portant ons puet clerement veioir que ilh est neeis ; se priiés à li dévoltement qu'ilh soy lasse veioir. » Atant priarent tout la nuit à Dieu que ilh se vosist à eaux demonstreir. Chu fut en une citeit qui oit nom Cayr, qui siet en Egipte. (Myreur, I, p. 358)

Il y avait alors en Égypte un Juif très sage, qui dit au peuple qu’il avait lu dans l’Écriture que quand Dieu naîtrait d’une vierge, il briserait les idoles. « Et c’est pourquoi on peut voir clairement qu’il est né ; priez-le dévotement pour qu’il se manifeste. » Alors ils prièrent Dieu toute la nuit, pour qu’il veuille se manifester à eux. Cela se passa dans une cité, appelée Le Caire, qui se trouve en Égypte.

Il est difficile de ne pas voir dans ce texte une adaptation du motif de Jérémie annonçant aux prêtres égyptiens la chute de leurs idoles lors de la naissance du vrai Dieu ex Maria virgine. Il n’est cependant pas question de Jérémie mais simplement d’un « Juif très sage » qui vivait en Égypte. Ce qui se passe dans les maisons d’Égypte le convainc que Dieu est maintenant né, et il fait prier le peuple pour qu’il se manifeste à eux.

La suite nous apprend que la Sainte-Famille se trouve précisément à ce moment-là aux portes de la ville, qui sont fermées pour la nuit. Mais un homme récemment enterré ressuscite (on songe à Lazare) pour demander qu’on la fasse entrer. Il ira lui-même ouvrir la porte aux voyageurs.

Nostre-Damme et Jhesu-Crist awec Joseph vinrent à la porte de celle citeit, droit à meynuit ; mains elle astoit fermée, sique ons ne voloit dedens lassier entreir nulle personne jusqu'al jour, ne oussi issir por I guere qu'ilh avoient à I hault prinche.

Dedens celle citeit avoit-ons novellement ensevelit I mors hons, qui soy relevat de sa sepulture et appellat le peuple, et leur dest : « Saingnours, porquoy ratendeis-vos de ovrir la porte où Dieu atent ? Que ons le laisse dedens entreir, qui m'at fait resusciteir pour chu nunchier.  » Quant ilh oit chu dit, ilh meisme alat defermeir la porte et Dies y entrat. (Myreur, I, p. 358)

Notre-Dame et Jésus-Christ avec Joseph arrivèrent à la porte de cette cité à minuit exactement ; mais la porte était fermée, car on ne voulait laisser pénétrer personne à l’intérieur avant le lever du jour, ni non plus en sortir à cause d’une guerre qu’ils menaient contre un grand prince.

Dans cette ville, on avait récemment enseveli un homme décédé, qui se releva de son tombeau, puis appela le peuple et dit : « Messieurs, pourquoi attendez-vous pour ouvrir la porte où Dieu attend. Qu’on le laisse entrer, lui qui m’a ressuscité pour l’annoncer ». Quand il eut dit cela, il alla lui-même ouvrir la porte et Dieu entra.

Selon Jean d’Outremeuse, la Sainte-Famille s’installe alors un certain temps au Caire. Plusieurs mois apparemment, car elle arrive dans la ville en l’an IV et elle la quitte le 12 octobre de l’an V (Myreur, I, p. 360). Mais à part la chute des idoles et la résurrection d’un mort, aucun autre miracle n’est censé s’y être déroulé.

*

Les voyageurs reprennent donc la route le 12 octobre de l’an V. Le voyage ne fut pas sans danger. Ainsi par exemple, le quatrième jour, ils tombent sur une bande de brigands, au nombre desquels se trouvait Dismas, celui « qui plus tard fut pendu à la droite du Christ et lui demanda grâce » (Myreur, I, p. 360). La rencontre se passe toutefois très bien, au point que Dismas les accueille pendant trois jours dans sa maison où sa femme et son enfant bénéficient de divers miracles.

D’autres incidents émaillent encore la route de la Sainte-Famille, jusqu’au 22 octobre, jour où, « juste à none, elle arriva au  Casteal d’Orient, où Elizabeth sa cusine demoroit. Cette dernière « lui fit grande fête et la reçut avec grande joie, car elle [= Marie] était la fleur de son lignage ». Elle y restera deux ans, jusqu’en janvier de l’an VII, lorsque « Dieu envoya un ange à Joseph pour lui faire savoir de retourner à Bethléem, ce qu’il fit » (Myreur, I, p. 378).

Nous ne détaillerons pas ici les nombreux miracles qui furent accomplis dans ce fameux Castel d’Orient, dont la localisation n’est pas formellement précisée par le chroniqueur liégeois mais qui est indiscutablement lié à l’épisode égyptien. Nous nous intéresserons moins aux miracles eux-mêmes qu’à un passage de Jean d’Outremeuse qui apparaît comme une reprise un peu transformée de l’annonce de la naissance du Vrai Dieu faite par le vieux sage juif du Caire.

C’est en effet entre deux miracles que l’auteur du Myreur place le texte suivant qu’il attribue à saint Jérôme :

    Item, saint Jerome nous racompt que en marchiet de chi casteal avoit une mahomerie que les Juys adoroient, mains toutes les ymages qui astoient là dedens soy debrisarent toutes ; là avait I viel juys qui veit chu, se dest : « Unc Dieu doit naistre d'une virgue pucelle qui ches ymaiges doit debrisier. Si est neeis, chu moy semble bien ; je ne sçay où ilh est. » Quant les Juys oirent chu, si furent esperdus et dient entre eaux que chu astoit contre la venue Marie ; enssi furent-ilh en grant debat. (Myreur, I, p. 362)

    Saint Jérôme nous raconte que sur la place de ce castel se trouvait un temple païen où les Juifs venaient prier. Toutes les statues qui s’y trouvaient se brisèrent. Il y avait là un vieux Juif qui en voyant cela dit : « Un Dieu doit naître d’une vierge pucelle, qui doit briser ces statues. Il me semble bien qu’il est né ; mais je ne sais pas où il est. » Quand les Juifs entendirent ces mots, ils furent perturbés et se dirent que c’était lié à l’arrivée de Marie ; et il y eut une grande agitation.

Nous n’avons pas réussi à retrouver le texte de saint Jérôme, mais ce passage fait clairement songer à une adaptation – assez peu réussie – de l’anecdote de Jérémie et des prêtres égyptiens annonçant la chute de leurs idoles à l’arrivée d’une Vierge-Mère. Jean d’Outremeuse réintroduit ici la notice, un peu comme s’il avait « oublié » qu’elle lui avait déjà servi à présenter l’arrivée de la Sainte-Famille au Caire. Le contexte est évidemment différent, mais nous sommes toujours en Égypte.

En milieu juif toutefois, ce qui peut paraître curieux. Mais il est pourtant bien question d’un temple où viennent prier les Juifs. Le mot mahomerie, pour Jean d’Outremeuse, signifie « temple non chrétien » et non « mosquée ». En tout cas, dans cette mahomerie, on ne prie pas le Dieu véritable, celui qui, selon le vieux sage Juif – le correspondant du vieux prophète Jérémie – doit naître d’une vierge pucelle et faire tomber à son arrivée les statues des faux dieux.

L’élément curieux est que les synagogues ne proposent pas de statues à la vénération de leurs fidèles. Et ce détail pourrait bien montrer que l’anecdote reprise par Jean d’Outremeuse pouvait difficilement s’appliquer au départ à des sanctuaires fréquentés par des Juifs : il devait s’agir de temples égyptiens. Jean d’Outremeuse aurait-il mal interprété ou mal retravaillé le texte de sa source ?

Quoi qu’il en soit, et pour en revenir au sujet précis de la chute des idoles, Jacques de Voragine n’a pas été le seul auteur médiéval à avoir intégré dans son œuvre les deux visions, celle de « Jésus et les idoles égyptiennes » et celle de « Jérémie et les prêtres égyptiens ». Jean d’Outremeuse semble également l’avoir fait – deux fois d’ailleurs –, mais dans les deux cas en dissimulant assez soigneusement son emprunt à la notice de Jérémie, puisque le nom même du vieux prophète n’est pas exprimé.

*

Il apparaît ainsi que l’histoire de Jérémie et des prêtres égyptiens a été reproduite à de nombreuses reprises. Une seule fois dans la série des Vitae Prophetarum : c’est en latin chez l’auteur anonyme du Libellus sancti Epiphanii (avant le VIIe). Plusieurs fois dans des ouvrages relevant d’autres genres littéraires : (a) en latin, dans l’Histoire scolastique de Pierre le Mangeur (avant 1173), dans le Dolopathos de Jean de Haute-Seille (fin du XIIe), et dans La légende dorée de Jacques de Voragine (milieu du XIIIe) ; (b) en syriaque dans la Chronique de Michel le Syrien (XIIe) ; et en français dans Ly Myreur des Histors (XIVe).

Si l’on fait abstraction de Jean de Haute-Seille et de Jean d’Outremeuse, ces reprises se sont généralement faites sans modifications substantielles et l’influence de la notice des Vitae reste évidente.

 


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En guise de conclusion

 

Les deux visions – « Jésus et les idoles égyptiennes » et « Jérémie et les prêtres égyptiens » – ont connu au fil des siècles un assez large développement. On aura tendance à considérer la première comme la plus ancienne. Dans la forme que lui donne le pseudo-Évangile de Matthieu, elle est la plus simple, la plus puissante aussi. Pour elle, l’entrée de Jésus dans un temple égyptien provoque la chute de toutes les idoles qu’il abrite, et cet événement, qui avait été annoncé par une prophétie d’Isaïe, amène les spectateurs à se convertir à la nouvelle religion. Cette vision a connu des attestations nombreuses, particulièrement étoffées et fantaisistes dans les milieux chrétiens orientaux.

La seconde vision abandonne Isaïe et la nette référence biblique au profit de Jérémie, probablement parce que celui-ci a séjourné en Égypte. Elle complique toutefois les choses, en imaginant notamment de la part du clergé égyptien des tentatives pour échapper à la destruction annoncée, tentatives vaines d’ailleurs puisque les prêtres eux-mêmes semblent très conscients qu’elle se produira. Sans parler aussi de ce dialogue avec le roi d’Égypte, qui ne fait que mettre en évidence la grande ignorance des prêtres de ce pays.

En ce qui concerne la chute des idoles proprement dite, une différence sensible sépare les deux visions. Dans la première, qu’il s’agisse de formes anciennes (comme le pseudo-Évangile de Matthieu) ou de formes orientales plus récentes et fort retravaillées (comme le Livre arménien de l’Enfance), les idoles s’effondrent toujours lorsque l’enfant Jésus entre en contact avec elles.

Les attestations de la seconde vision ne présentent pas la même uniformité. Les recensions grecques des Vitae Prophetarum signalent que les idoles égyptiennes doivent s’effondrer lorsqu’elles seront en contact « avec une Vierge qui aurait mis au monde un enfant ». Dans les formes latines, seuls certains récits, comme celui du Dolopathos, continuent de préciser « que les idoles s’écrouleraient au moment où la Vierge qui aurait enfanté un fils entrerait dans ce temple ». Mais les autres adoptent une formulation différente. Aussi bien dans le Libellus sancti Epiphanii que chez des auteurs postérieurs (comme Pierre le Mangeur ou Jacques de Voragine ou Jean d’Outremeuse), les idoles sont censées tomber en pièces « lorsqu’une vierge enfantera », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Nous avons déjà évoqué cette question plus haut (p. 48).

*

Le moment est maintenant venu, semble-t-il, d’annoncer d’une façon plus précise la perspective qui sera la nôtre dans une série de travaux en préparation.

Il se fait que la littérature médiévale connaît un certain nombre d’exemples d’objets emblématiques du pouvoir romain (statue ou temple notamment) qui sont censés durer « jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant ». Cette formule est comprise par les auditeurs comme voulant dire « éternellement ». Elle est perçue comme un « présage d’éternité ». Mais, dans ces exemples, ce « présage d’éternité » est réduit à rien la nuit de Noël : les monuments en question s’effondrent lors de la naissance du Christ ex Maria Virgine.

Or si certaines actualisations de la seconde vision évoquent, parfois très nettement, l’accouchement de la Vierge, aucun des textes vus qui mettent en scène ou annoncent la destruction des statues égyptiennes ne contient le motif qui sera au centre de l’étude que nous annonçons, à savoir le « présage d’éternité lié à la parturition d’une Vierge ».

Ce nouveau motif comporte plusieurs éléments : (1) on pose une question sur la durabilité d’une construction (statue ou bâtiment); (2) un devin répond qu’elle durera « jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant » ; (3) l’assistance interprète la réponse et comprend que la construction durera éternellement ; (4) le présage est réduit à néant par la naissance miraculeuse du Christ. La construction s’écroule alors lamentablement.

La destruction des statues égyptiennes ne relève évidemment pas de ce motif.

Dans les textes les plus anciens qui la décrivent ou l’annoncent, aucune question n’est posée sur leur durée ; et quand un « devin/prophète » intervient, leur durée est liée à l’arrivée du Seigneur d’un côté (Isaïe), d’une vierge avec un enfant de l’autre (Jérémie). Il n’est pas dit explicitement que les statues des dieux égyptiens dureront « jusqu’au moment où une vierge aura un enfant ». En règle générale d’ailleurs, ces statues ne se brisent ni à la conception du Christ, ni à sa naissance, mais seulement lorsque le Vrai Dieu entre dans le temple.

Bien sûr, certains récits récents utilisent une expression comme « lorsqu’une Vierge enfantera », mais ces auteurs sont probablement influencés par les multiples récits qui circulaient à leur époque et qui mettent précisément en scène « le présage d’éternité lié à la parturition d’une vierge ». Ce sont ces récits que nous aurons tout loisir d’examiner ailleurs.

 

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Appendice I

Les « Histoires des prophètes » et l’historiographie arabe :

 

Ce premier appendice présentera rapidement le genre littéraire des qisas al-anbiyâ (littéralement « Histoires des prophètes »). Dans la littérature arabe, il correspond à celui des Vitae Prophetarum des littératures grecque et latine. Il nous intéresse parce qu’il a également accueilli le motif de la chute des idoles. Cela n’a rien d’étonnant.

Il ne faut pas perdre de vue en effet que les Arabes, avant même la naissance de Muhammad, avaient connaissance de la Bible ainsi que des textes apocryphes, et que, pour ceux qui avaient accueilli la révélation coranique, Jésus était un de leurs prophètes, le dernier paru sur terre avant que Muhammad ne vienne, pour reprendre l’expression consacrée, « sceller le sceau de la prophétie ».

Comme telle, la Fuite en Égypte est absente du Coran, où elle n’apparaît qu’en filigrane, pourrait-on dire, avec le miracle du palmier, mais elle figure explicitement dans les qisas, dont certains peuvent être très riches en détails. On comprendra toutefois que notre intérêt essentiel se porte sur le motif de la chute des idoles.

Et sur ce point précis, quand on connaît l’hostilité fondamentale de la religion islamique envers toutes les idoles, on conçoit que les musulmans aient pu être attirés par la présence de ce motif dans les textes d’inspiration chrétienne qu’ils côtoyaient. Pour des chrétiens comme pour des musulmans, la chute des idoles des païens ou des infidèles est évidemment le signe du triomphe du monothéisme.

 

Deux livres

Deux livres récents nous ont guidé dans cette recherche où, une fois de plus, nous avons dû nous résigner à utiliser des travaux de seconde main.

Le premier est celui de : Roberto Tottoli, Biblical Prophets in the Qur'ān and Muslim Literature, Richmond, Curzon, 2002, 213 p. (Curzon Studies in the Qur'ān). C’est une synthèse fouillée et précise, quoiqu’adaptée à un public cultivé de non-spécialistes. Elle présente et analyse le traitement que la littérature musulmane médiévale et moderne a réservé aux figures des prophètes bibliques, dont Jésus bien sûr fait partie. L’auteur y passe successivement en revue le Coran, les premiers conteurs (appelés qussas), la littérature des qisas al-anbiyā, l’exégèse coranique, la littérature des hadiths (« les faits et gestes du prophète »), l’historiographie et même la littérature moderne. Cette synthèse de très haut niveau, fort accessible et riche également en informations bibliographiques, ne propose toutefois aucun texte, ni en arabe ni en traduction. Précisons encore que cette édition en anglais se base sur l’original italien publié en 1999 (Roberto Tottoli, I profeti Biblici nella Tradizione Islamica, Brescia, Paideia, 1999, 225 p.).

Le second guide a déjà été cité plus haut (p. 6) : Lucette Valensi, La fuite en Égypte. Histoires d’Orient et d’Occident. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, 2002, 330 p. Un de ses intérêts majeurs est qu’il a pris en compte, outre le monde occidental, le monde chrétien oriental et le monde arabe, à la fois sur le plan littéraire et sur le plan iconographique. Son auteur, directrice d’études à l’EHESS, a pu profiter de la compétence de spécialistes orientaux, dont Gabriel Martinez-Gros, qui dirige avec elle l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman.

Parlant de ce genre littéraire particulier des qisas al-anbiyâ, dont l’objet propre est précisément l’histoire des prophètes, elle note qu’il s’agit d’une « littérature foisonnante », qui circula d’abord sous forme orale, avant d’être reprise sous forme écrite dans l’historiographie, et par des savants illustres (L. Valensi, p. 61).

À la différence du livre de R. Tottoli qui embrasse l’ensemble de la littérature musulmane et toutes les figures bibliques, celui de L. Valensi – on l’a déjà dit – est centré sur un élément seulement, celui de la fuite en Égypte.

 

Wahb ben Munabbih (mort entre 728 et 732) et al-Fârisî (mort en 902)

Wahb ben Munabbih (mort entre 728 et 732) passe pour le fondateur du genre littéraire des qisas al-anbiyâ. Ce que l’on connaît de son œuvre « comporte une séquence sur les rois mages et sur le roi Hérode, suivie de la fuite en Égypte ». On n’en a pas la preuve formelle, mais on peut supposer qu’elle intégrait également le motif de la chute des idoles.

En tout cas, ce motif est formellement attesté chez al-Fârisî (mort en Égypte en 902), dans son récit du séjour de la Sainte-Famille dans ce pays. Elle y est toutefois liée à la Nativité et introduit le motif dit de « la confusion du Diable ». C’est que la naissance de Jésus comme telle a provoqué la chute générale des idoles : les démons, profondément inquiets, sont venus trouver le Diable, Iblîs, pour l’informer de cet événement qui risque d’ébranler leur pouvoir, car les démons résident précisément dans les idoles. En fait, Iblîs ne pourra rien faire et sera mis en déroute. Nous retrouverons cette histoire plus loin (p. 60-61).

L. Valensi note à ce sujet que : « le thème des idoles est récurrent dans le Coran et reste majeur dans la littérature post-coranique. [...] La conception d’Abraham avait eu le même effet : chute des idoles et colère, non d’Iblîs, mais du roi Nimrod ». Muhammad de son côté renverse les idoles de la Kaaba. La chute des idoles, continue L. Valensi, « dont la portée théologique est [...] centrale, gardera désormais la même place et la même fonction dans les autres Vies des Prophètes » (L. Valensi, p. 66-67).

On comprend que, vu sa grande importance, le motif de la chute des idoles soit attesté non seulement chez les conteurs et dans le genre littéraire des qisas al-anbiyâ, mais qu’il ait été accueilli aussi dans l’historiographie. Nous prendrons l’exemple d’al-Tabarî.

al-Tabarî (839-923)

Deux livres surtout ont fait la renommée de ce grand historien arabe : son Commentaire du Coran et son Histoire Universelle, connue sous le nom d’Annales. C’est dans ce dernier ouvrage qu’il rapporte la vie du Christ.

Pour une présentation de l’histoire du texte, on verra l’article d’A. Ferré, La vie de Jésus d’après les annales de Tabarî, dans Islamochristiana, t. 5, 1979, p. 7-29. On en trouvera aussi une traduction anglaise annotée chez M. Perlmann : The History of al-Tabarî. IV. The Ancient Kingdoms, New York, 1987, p. 112-125.

Avec Tabarî, dit L. Valensi (p. 71), « la Fuite en Égypte et le roman de l’enfance de Jésus entrent par la grande porte dans la haute tradition arabe et islamique ». Il sera la référence des récits plus tardifs, comme Wahb ben Munabbih le fut pour les auteurs de qisas qui l’avaient suivi. Voyons cela de plus près.

L’historien Tabarî envisage, non pas deux fuites en Égypte, mais deux déplacements vers l’Égypte. Le premier eut lieu avant la naissance, pour cacher au voisinage la grossesse de Marie. Dieu lui-même est censé avoir dit à Marie lorsque sa délivrance fut proche : « Sors de ton pays, car si les tiens se saisissent de toi, ils te couvriront d’opprobre et mettront à mort ton fils ». Joseph la transporta alors en direction de l’Égypte sur un âne à lui et l’accompagna. Le voyage, dit le texte, porta le couple aux confins de l’Égypte, dans la région où habitait la famille de Marie. Marie s’abrita dans une crèche en plein hiver, où elle accoucha en serrant dans ses bras un palmier, en présence des anges et en recevant une nourriture miraculeuse (des dattes en plein hiver !).

C’est précisément au moment de la nativité que se place chez al-Tabarî, comme chez al-Fârisî, l’épisode de la chute des idoles.

Voici le récit qu’en donne Tabarî et que nous reprenons à L. Valensi (p. 73-74), qui s’inspire d’A. Ferré. Ce texte laisse apparaître fort bien l’importance des idoles dans la religion polythéiste : c’est parce qu’ils ont investi les statues des dieux que les démons peuvent diriger les affaires des hommes. Leur destruction est donc essentielle à l’instauration du monothéisme.

    Au moment de l’enfantement, les idoles qui étaient objet de culte en dehors de Dieu se renversèrent et tombèrent sur la tête en tous lieux. Les démons, effrayés par la vertu de Marie et ignorant la cause de l’événement, partirent en hâte et allèrent trouver Iblîs. [...]

    Les démons arrivèrent auprès de lui [...]. À la vue de leurs troupes, Iblîs fut pris de frayeur, car il ne les avait plus revus ensemble depuis qu’il les avait divisés : il les voyait seulement en groupes séparés. Iblîs les interrogea et les démons l’informèrent : « Il s’est produit sur terre un événement inouï : les idoles se sont renversées sur la tête ; or, il n’y avait rien qui fût plus efficace qu’elles pour perdre les fils d’Adam. Nous pénétrions dans leur partie creuse, nous parlions aux hommes et nous dirigions leurs affaires, et ils s’imaginaient que c’étaient elles qui leur parlaient. Cet événement, en se produisant, a ridiculisé les idoles, les a rabaissées et rendues méprisables aux yeux des fils d’Adam ; aussi avons-nous craint qu’après cela ils ne leur rendent plus jamais de culte. Sache que nous ne sommes venus te trouver qu’après avoir passé en revue la terre entière, retourné les mers et avoir fait tout ce que nous pouvions ; mais cela n’a eu pour résultat que d’augmenter notre ignorance ! »

Il s’agit donc d’une question essentielle pour la défense du polythéisme, et l’on comprend l’inquiétude d’Iblîs. Le Diable va alors partir immédiatement, prendre son envol pour tenter de savoir ce qui s’est passé. En trois heures de temps, il a repéré l’endroit de la naissance de Jésus et compris ce qui s’était passé. Comme aucune femme n’a jamais enfanté sans qu’il n’ait piqué le nourrisson et ne l’ait fait ainsi crier, il a voulu s’approcher du nouveau-né. Mais un rempart d’anges a bloqué toutes ses tentatives d’approche. Force lui fut alors de reconnaître qu’il se trouvait devant un prophète plus dangereux pour lui que ne l’avaient été tous les autres et que sa position était en grand danger. Revenu auprès des autres démons, il a dû leur avouer : « Aucun prophète, avant celui-ci, n’a été plus acharné que lui contre moi et contre vous ».

Le second déplacement vers l’Égypte eut lieu après la visite des mages et la menace d’Hérode. « Marie, accompagnée de Joseph, transporta Jésus sur l’âne ; ils atteignirent ainsi le pays d’Égypte », où leur séjour durera 12 ans et s’accompagna de divers prodiges et guérisons.

D’autres auteurs

Pour ce qui est de la chute des idoles, nous nous bornerons à noter, en faisant confiance à L. Valensi (tableaux des p. 82-85), que ce motif, éventuellement accompagné de celui de la confusion du diable, se rencontre également chez al-Tha’labî (mort en 1035), al-Kisâ’î (XIIe) et Ibn al-Kathîr (XIVe), auteurs tous les trois de qisas al-anbiyā. Il est intéressant de noter que ces motifs peuvent être traités à des moments différents de l’histoire : lors de la Nativité dans le troisième cas, lors du séjour en Égypte dans le deuxième, au retour d’Égypte dans le premier.

 Nous en resterons là. Les lecteurs qui s’intéressent à l’ensemble du récit de la fuite en Égypte, pourront se reporter au livre de L. Valensi et en particulier à son chapitre 2 (p. 55-85 : Maryam et ‘Îsâ enfant dans la tradition islamique) où le sujet est étudié en profondeur.

 


 

Appendice II 

La Comparution de Pilate

           

Dans l’histoire, Ponce Pilate fut gouverneur de Judée de 26 à 37 de notre ère. Il fut mis en scène dans une série de textes apocryphes. Un des plus célèbres est l’Évangile de Nicodème, connu aussi sous le nom d’Actes de Pilate. Composé en grec au quatrième siècle, cet Évangile a fait l’objet de multiples traductions et remaniements. Plus de 500 manuscrits ont survécu et il est presque impossible de reconstituer avec précision leur histoire.

Dans le sillage de ces Actes de Pilate ont circulé plusieurs autres apocryphes, parfois désignés sous le nom de « Cycle de Pilate ». Le deuxième tome des Écrits apocryphes chrétiens dans La Pléiade rassemble (p. 241-411), sous la plume de Jean-Daniel Dubois et de Rémi Gounelle, un certain nombre de pièces de ce dossier très complexe. Leur ensemble donne du personnage une vue très contrastée : responsable de la crucifixion ou martyr chrétien. Certaines églises orientales en ont même fait un saint.

Nous ne retiendrons ici qu’un seul de ces textes. Intitulé Comparution de Pilate et composé probablement en grec au plus tôt au IVe, il a circulé en syriaque, en arabe, en arménien, en slave (R. Gounelle, La Pléiade, II, p. 308). Il raconte l’interrogatoire et le jugement de l’ancien gouverneur, à Rome, par un empereur que le texte désigne comme « le César » et qui est Tibère.

Ce dernier a appris par des messages que Pilate avait fait crucifier à Jérusalem un personnage très important qui, au vu d’une part des miracles qu’il avait réalisés pendant sa vie et d’autre part de l’obscurité et du tremblement de terre qui avaient marqué sa mort, était manifestement un Dieu. Tibère a envoyé des soldats à Jérusalem avec ordre d’amener Pilate prisonnier.

L’empereur fait comparaître l’ancien gouverneur devant lui pour le juger solennellement « dans le temple des dieux, en présence du sénat avec tout son peuple et avec tout le déploiement de ses troupes » (§ 2). L’accusé se défend en rejetant la faute de l’exécution sur les notables : « Hérode, Archélaüs, Philippe, Anne, Caïphe, et toute la multitude des Juifs » (§ 3). César objecte que les miracles accomplis par le crucifié auraient dû ouvrir l’esprit du gouverneur : « au vu de tels miracles, il était clair que Jésus était le Christ, le roi des Juifs. » (§ 3) C’est à ce moment précis que se produit un prodige, la chute des idoles :

    (4) Comme le César parlait ainsi, après qu’il eut prononcé le nom de Christ, toute la multitude des idoles des dieux s’écroula et devint comme de la poussière ; le lieu dans lequel le César siégeait avec tout son sénat s’écroula aussi. Le peuple qui se tenait auprès du César, tous les membres de son sénat se mirent à trembler comme le César à cause du nom qui avait été prononcé et de la chute de leurs dieux. Tous, saisis de peur, rentrèrent chez eux, s’étonnant de ce qui s’était passé. (trad. R. Gounelle, La Pléiade, 2005, p. 323-324)

Le temple en question n’est pas nommé, on songe assez naturellement au Panthéon, « le temple de tous les dieux ». En tout cas les statues qu’il abrite s’écroulent et tombent en poussière.

Quand le procès reprend le lendemain, c’est ailleurs – au Capitole, dit-on, sans autre précision de lieu – mais toujours en présence du sénat. Tibère reprend l’interrogatoire de l’accusé :

    (5) Ici même a été montrée la conséquence de tes méfaits : les dieux sont tombés et se sont effondrés. Parle donc : qui est cet homme qui a été crucifié, car son nom a même provoqué la ruine des dieux ? – « Assurément, ses Mémoires sont véridiques et de fait, moi-même, j’ai été persuadé, au vu de ses actes, qu’il était plus grand que tous les dieux que nous vénérons. » (trad. R. Gounelle, La Pléiade, 2005, p. 324)

Tibère promulgue alors un décret contre les Juifs pour punir leur conduite : « Ils ont contraint Pilate à crucifier un dieu nommé Jésus » et charge Licinius de le faire appliquer (§ 6-7). Puis l’empereur ordonne à l’un de ses officiers, nommé Albius, de décapiter Pilate (§ 8). Arrivé sur le lieu de l’exécution, Pilate prie silencieusement le Seigneur et lui demande son pardon : « J’ai dû agir contre toi à cause des Juifs, qui avaient suscité une émeute contre moi. Pardonne mon ignorance. Aie pitié de moi et de mon épouse » (§ 9). Sort alors du ciel une voix pour le proclamer bienheureux tandis qu’un ange du seigneur vient recueillir sa tête. Á ce spectacle, son épouse Procla « fut remplie de joie, rendit aussitôt son esprit et fut ensevelie avec Pilate » (§ 10).

Manifestement l’auteur de la Comparution appartient à la tradition favorable au gouverneur romain. Cela n’a rien d’étonnant. « On constate que, d’une manière générale, les chrétiens de langue grecque et les chrétiens orientaux ont eu tendance à présenter le gouverneur romain sous un jour favorable et à reporter sur les Juifs toute la responsabilité de la crucifixion » (J.-D. Dubois, La Pléiade, II, p. 245).

Si nous avons tenu à citer ce texte, ce n’est pas pour illustrer la complexité du personnage de Pilate dans la tradition, mais simplement pour présenter une nouvelle actualisation du motif de la « chute des idoles ». Elle semble évoquer certains éléments liés à l’épisode égyptien.

On songe en particulier aux chutes d’idoles, voire à l’effondrement de sanctuaires, qui marquent le passage de la Sainte-Famille en Égypte, et tout particulièrement aux événements impressionnants qui se produisirent dans le temple d’Apollon et qui sont racontés au chapitre XV du Livre arménien de l’Enfance. Mais les correspondances, il est vrai, restent générales.

En tout cas, en Égypte, le simple passage de Jésus provoquait l’effondrement des idoles ; ici, à Rome, dans un cas bien précis, simplement prononcer le nom du Christ a produit un effet identique.

 

 

Appendice III 

Le martyre de saint Longin dans La Légende dorée

 

Il y aurait moyen d’élargir encore le sujet en examinant les cas où des personnalités chrétiennes détruisent les statues des païens pour assurer la suprématie de la nouvelle religion. Nous ne donnerons qu’un seul exemple, lié à la vie de saint Longin, telle qu’elle apparaît dans La légende dorée, à la date du 15 mars, aux p. 244-245 de la traduction française d’A. Boureau dans La Pléiade (2004) :

    Longin était un centurion qui fut présent, avec d'autres soldats, devant la croix du Seigneur et qui, sur ordre de Pilate, perça d'un coup de lance le flanc du Seigneur [cfr Jean, 19, 34]. En voyant les prodiges qui se produisirent alors, c'est-à-dire l'obscurcissement du soleil et le tremblement de terre, il crut dans le Christ [cfr Matthieu, 27, 34], mais surtout, disent certains, parce que, touchant, sans le vouloir, ses yeux voilés par la maladie ou la vieillesse avec le sang du Christ, qui coulait le long de sa lance, il put immédiatement retrouver une claire vision.

    Puis il renonça à la vie militaire et, instruit par les apôtres, il mena une vie monastique à Césarée de Cappadoce durant vingt-huit ans et convertit de très nombreuses personnes par son exemple et par sa parole.

    Comme il avait été arrêté par un gouverneur et qu'il refusait de sacrifier aux dieux, ce gouverneur lui fit arracher toutes les dents et couper la langue. Pourtant Longin n'en perdit pas l'usage de la parole, mais il saisit une hache, mit en pièces et brisa toutes les idoles en disant : « Nous allons voir s'il s'agit de dieux ! » Des démons sortirent des idoles et entrèrent dans le gouverneur et dans tous les gens de sa suite ; en proie aux délires et aux aboiements, ils se prosternèrent aux pieds de Longin. Et Longin dit aux démons : « Pourquoi habitez-vous dans les idoles? » Ils répondirent : « Là où le Christ n'est pas nommé et où son signe n'est pas installé, là nous habitons ! » Alors, comme le gouverneur délirait et avait perdu la vue, Longin lui dit : « Sache que tu ne pourras guérir que quand tu m'auras tué ; en effet, dès que tu m'auras fait mourir, je prierai pour toi et je t'obtiendrai la santé du corps et de l'âme. » Et aussitôt le gouverneur ordonna qu'on le décapite.

    Et ensuite, il alla vers le corps, se jeta à terre en larmes et fit pénitence. Et immédiatement, il recouvra la vue et la santé, puis il acheva sa vie dans les bonnes œuvres.

Il y aurait bien d’autres exemples à repérer dans la littérature hagiographique, mais ce n’était pas le but de cette série d’articles. Avec ce troisième appendice, nous avons déjà dépassé de beaucoup l’objectif que nous nous étions assigné, c’est-à-dire l’étude des attestations littéraires du motif de la chute des idoles, lié au voyage de la Sainte-Famille en Égypte, à son séjour dans ce pays et à son retour en Palestine.

 


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[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 27, janvier-juin 2014]