FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 25 - janvier-juin 2013
Jean d'Outremeuse, traducteur des Mirabilia et des Indulgentiae
D. Ses rapports avec les sources
par
Jacques
Poucet
Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de
l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
Les sources ont pour Jean d’Outremeuse une grande importance. Ainsi par exemple les premières pages du Myreur (p. 2-4) en fournissent une liste qui ne compte pas moins de 66 noms, regroupés en blocs, dont certains sont bien délimités. Elle est déjà impressionnante. Et pourtant, note Thierry Greffe dans son mémoire de l’Université de Liège, elle n’est pas exhaustive : « d’autres indications de sources sont disséminées tout au long du Myreur, d’autres sources encore – formellement identifiées par la critique – ne sont pas citées du tout. » (p. 3) Et le chercheur belge de préciser (p. 4) : « Malgré la place importante qu’elles tiennent dans le Myreur, ces sources n’ont guère été étudiées ». Nous n’aurons pas l’outrecuidance de prendre une part active au débat. Nous voudrions simplement apporter avec prudence quelques éléments susceptibles de faire avancer les choses.
Deux points sont déjà acquis, nous l’espérons. Le premier est que les p. 58 à 73 du chroniqueur liégeois contiennent une traduction française indiscutable des Mirabilia anciens. Le second est que Jean d’Outremeuse pour la rédiger a, indiscutablement aussi, utilisé la Chronique latine de Martin d’Opava.
Le présent chapitre, qui fera intervenir Martin et Estodiens, conduira à une troisième observation et ouvrira – du moins nous l’espérons – des perspectives sur la manière dont Jean d’Outremeuse conçoit la notion de sources et sur les rapports qu’il entretient avec elles.
Revenons sur les premières pages du Myreur où Jean d’Outremeuse égrène ses sources, et épinglons le bloc dans lequel apparaît ce mystérieux Estodiens. Ici non plus nous ne commenterons pas les auteurs cités et leurs œuvres, nous bornant à quelques rares informations qu’on trouvera entre parenthèses. On comprendra très vite que ce qui importe à notre raisonnement, c’est la liste elle-même :
Et fut chis present croniques fondeis, assavoir : sor les
croniques et escrips Josephus, de la patrie des Juys [= Flavius
Josèphe] ; item, de Tyti Livii ; item, des croniques Orasiens [=
Orose] ; item, des croniques le pape damasque [= Damase] ; item,
de Paulin, dyasque ; item, de Bonitus, l’evesque de Sutre ; item, de
Rasses [Orasses dans le manuscrit B] ; item, de Richart, moine de
Clygny ; item, de Gervaise [= Gervaise de Tilbury] ; item, de
Estodien [= l’Hescodius de Martin] ; item, de Godefroit de Viterbe [=
Godefroid de Viterbe] ; item, de frere Vincent, moyne de Bealvais [=
Vincent de Beauvais] ; item, des croniques Suetoniens ; item, de
frere Martin, penitenchier de pape, del ordre des precheurs. [Myreur, p.
2]
Avec ses quatorze noms, cette liste
constitue un ensemble, perçu et présenté comme tel par l’auteur, comme
l’indique la phrase qui la suit immédiatement et, en quelque sorte, la clôture
:
Et deveis savoir que chis parolent (= ces gens traitent de)
de plusieurs mateirs (= sujets), et par especial (= spécialement)
des papes et des empereurs de Romme. (Myreur, p. 2)
Le lecteur aura évidemment compris
que le frère Martin, « pénitencier du Pape, de l’ordre des Frères
Prêcheurs », qui termine la liste ci-dessus, n’est autre que Martin
d’Opava.
Les auteurs cités sont donc présentés comme des chroniqueurs traitant en particulier des papes et des empereurs romains. À tort ou à raison, peu importe ici. Ce qui nous intéresse, c’est qu’ils constituent un bloc. Dans ce bloc, attachons-nous maintenant à frere Martin en nous interrogeant sur ses sources.
Sur cette question, nous disposons
d’informations de première main. Le chroniqueur allemand a en effet dressé lui-même
la liste de ses sources. Mais dans la tradition manuscrite, cette liste
n'apparaît pas dans tous les témoins, et quand elle est présente, elle ne l'est
pas toujours au même endroit et sous la même forme. Ainsi l'éditeur moderne, L.
Weiland, sur base des manuscrits qu'il suit, a placé l'index
fontium à un endroit curieux, entre la liste des cardinaux et celles des
pontifes (p. 407-408),
donnant d'ailleurs deux versions différentes légèrement différentes (A et B) de
la liste. Il avait longuement discuté
de ce
problème dans
son introduction (p. 391-393).
Pour notre part, nous présenterons cet index fontium à partir de la transcription d'un manuscrit de la Chronique de Martin qui fut réalisée à la fin du XVIIe siècle par Bernard de Montfaucon. On sait que ce bénédictin français, lors d'un voyage en Italie (1698-99), a consigné dans son Diarium Italicum (Paris, 1702) de très nombreuses informations sur des lieux, des inscriptions, des manuscrits. De ces derniers, il recopiait même parfois des pages entières qu’il estimait particulièrement intéressantes.
Ce fut le cas pour le début d’un manuscrit de la Chronique de Martin d’Opava, qu’il avait découvert dans une bibliothèque de Modène et dont il ne donne pas la date (Diarium, p. 49-50). S’il a jugé bon de retranscrire ce passage, c’est, note-t-il expressis uerbis, parce que le texte des manuscrits de la Chronique de Martin de Pologne varie beaucoup, spécialement à leur début (quia mire variant codices Chronici Martini Poloni, maximeque initio). Et l’intérêt pour nous est de constater que ce manuscrit a précisément intégré dans la préface de la Chronique l’index fontium dont nous parlons.
Martin d’Opava s’y présente comme le
« frère Martin, chapelain et pénitencier (Capellanus et Poenitentiarius)
du Pape », résume son œuvre et donne
la liste de ses sources, après la mention : Compilavi autem
praesens opusculum ex…. (« J’ai compilé le présent opuscule à partir de… »).
C’est cet index fontium, très proche de la liste B de L. Weiland qui la
plaçait après les cardinaux, que nous allons
mettre en correspondance avec le passage de Jean d’Outremeuse (Myreur,
p. 2) cité plus haut. La comparaison se révélera très éclairante.
Martin d’Opava (transcription de
Bernard de Montfaucon, Diarium, p. 49-50) |
Myreur, p. 2 |
|
sor les croniques et escrips Josephus,
de la patrie des Juys ; |
1. Ex scriptis Titi Livii [présent uniquement dans la liste B de Weiland] |
item, de Tyti Livii ; |
2. Item ex Chronicis Orosii. |
item, des croniques Orasiens ; |
3. Item ex Chronicis Damasci Papae de
gestis Pontificum et Imperatorum. |
item, des croniques le pape
damasque ; |
4. Item ex Chronicis Pauli Romani Diaconi
Cardinalis, de gestis utrorumque. |
item, de Paulin, dyasque ; |
5. [la Chronica Bonici
Sutrini n’est pas citée par Montfaucon, mais figure dans la liste B de
Weiland] |
item, de Bonitus, l’evesque de
Sutre ; |
|
item, de Rasses [Orasses dans le
manuscrit B] ; |
6. Item ex Chronicis Gilberti, de gestis
utrorumque. |
Item, de Gilbert, poëte ; |
7. Item ex Chronicis Richardi Monachi
Cluniacensis. |
item, de Richart, moine de
Clygny ; |
8. Item ex Chronicis Gervasii. |
item, de Gervaise ; |
9. Item ex Chronicis Es[t]odii. |
item, de Estodien ; |
10. Item ex Chronicis Godefredi
Viterbiensis. |
item, de Godefroit de Viterbe |
11. Item ex Chronicis fratris Vincentii
Bellivacensis. |
item, de frere Vincent, moyne de
Bealvais ; |
|
item, des croniques Suetoniens ; |
|
item, de frere Martin, penitenchier de
pape, del ordre des precheur. |
Et aliqua accepi ex decreto, et quaedam
ex passionibus Sanctorum. |
|
Dans la liste de Jean d’Outremeuse,
le Flavius Josèphe du début, le mystérieux Rasses (ou Orasses) du milieu et le Suétone
de la fin n’ont pas de correspondants dans l’énumération de Martin d’Opava.
Quant au
frère Martin, qui suit Suétone dans la liste de Jean d’Outremeuse, il ne pouvait
évidemment pas figurer dans la première colonne. Restent onze rubriques que nous
avons numérotées. Des deux côtés apparaissent les mêmes auteurs dont les noms –
élément très significatif dans le cas de listes – se succèdent dans le même ordre.
Comme nous savons que Jean
d’Outremeuse a beaucoup utilisé Martin d’Opava dans sa description des
curiosités de Rome, nous pouvons difficilement échapper à une conclusion
importante.
Jean d’Outremeuse a eu devant lui l’index
fontium de Martin d’Opava, qu’il a purement et simplement recopié, en
y introduisant, outre divers autres ajouts, le nom de « Martin,
de l’Ordre des Frères Prêcheurs, Pénitencier du Pape ».
Pareille manière de faire, qui
heurterait profondément chez un historien contemporain, ne surprend guère chez
un auteur du moyen âge. On peut d'ailleurs comprendre cette manière de faire. Pour Jean d’Outremeuse, utiliser
Martin d’Opava en reprenant même, presque textuellement, certains de ses
textes, n’impliquait-t-il pas qu’il utilisait du même coup toutes les sources
de ce dernier ? Il pouvait donc intégrer la liste des sources de Martin
dans la sienne.
Mais en voilà assez sur la section
du Myreur traitant des Mirabilia, voyons la
section suivante qui concerne les Indulgentiae.
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