FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 24  - juillet-décembre 2012

 


 

Virgile magicien dans les Mirabilia Romae, les guides du pèlerin et les récits de voyage

 

Appendice. Le cas particulier du manuscrit D 46 (Miedema)

 

par


Jacques
Poucet

 

Professeur émérite de l'Université de Louvain

Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 


 

 

    Les chapitres précédents nous ont amené à conclure que la tradition des Mirabilia était peu prodigue en informations sur le Virgile magicien et ses réalisations. Mais un manuscrit fait en quelque sorte « cavalier seul » : c’est le D 46 du catalogue de Miedema. Parmi les très nombreux témoins que la spécialiste allemande a recensés et examinés, c’est le seul à attribuer à Virgile des réalisations merveilleuses dont nous n’avons pas encore parlé ; il est aussi le seul à faire intervenir le magicien sous le nom de Filius.

     En fait, comme le révèlent d’ailleurs clairement son contenu et l’ordre de présentation des sujets, ce manuscrit très bref (folios 130r à 132r), que Mme Miedema a édité et commenté (Mirabilia, p. 358 et 431-433), n’appartient pas à la tradition des Mirabilia.

     Relevons toutefois le passage qui traite des réalisations merveilleuses de Virgile :

 

      Item peij (131v) sanndt Peters kirchen gegen dem Gotsacker stet ain auffgeseczter gannczer marbelstain. Der selbig stain ist XX cloffter hoch vnd vier clofter weit. Vnter dem selbigen stain do stet ain anderer stain, der schol auch XX cloffter tieff in der erden stenn vnd vier clofter weyt. Den selbigen stainn hat dohin geseczet Filius, der zauberer. Der stainn ist genanndt dye nadel, wann er ist oben spiczig. Hat nye kain man kain soliche nadel mer gesechen, der mag das wol sprochen vnd sprech »ja«. Auff dem stain ist vor zeijten gestannden ain ymer liecht, das hat liecht vnd schein geben dem ganntzen Rom, schustern vnd sneijdern, peij mitternacht zu arbaijten, vnd weit vnd prait dem mer. Das liecht hat yemanndt künnen vnd mögen (132r) erleschen denn Filius, der zauberer hat es wider abgeleschet (Mirabilia, p. 358).

      Près de l’église Saint-Pierre, en face du Gotsacker, on a élevé une pierre tout en marbre. Elle est haute de vingt coudées et large de quatre. Enterrée sous cette pierre se trouve une autre pierre, également de vingt coudées de long et de quatre de large. Elle a été placée par Filius, le magicien. La pierre est appelée l’aiguille, car elle se termine par une pointe. Jamais encore un homme nulle part ailleurs n’a vu pareille aiguille, on peut le dire. Sur la pierre, il y avait jadis une lumière continuelle, qui éclairait toute la ville de Rome et donnait aux cordonniers et aux forgerons la possibilité de travailler jusqu’à minuit ; elle éclairait aussi au loin la mer. Cette lumière, quelqu’un a pu et dû la rallumer, car Filius, le magicien, l’a à nouveau éteinte.

 

     Le Gotsacker est le Campo Santo Teutonico, non loin de Saint-Pierre (Miedema, Mirabilia, p. 428). Notre traduction n’est pas sûre, mais le texte se réfère manifestement à un obélisque (all. Nadel, lat. Agulia), haut d’une dizaine de mètres et large, à la base, de deux mètres.

     Mais ce qui, pour l’auteur du texte, semble faire de ce monument une « merveille », c’est qu’il comporte un double inversé enfoncé dans le sol. D’où probablement la remarque que personne n’a jamais vu nulle part ailleurs une construction de ce genre. En tout cas, si les Mirabilia allemands et leur source latine mentionnent l’existence de l’obélisque, c’est sans jamais faire état d’un double enterré (Langfassung, ch. 24, p. 355-356).

     Étrange aussi le fait que le rédacteur ait placé au sommet du monument, non pas le récipient contenant les os ou les cendres de César (c’est la vision traditionnelle), mais un feu perpétuel, qui n’éclaire pas seulement toute la ville de Rome, permettant aux corps de métier de travailler très tard, mais qui sert encore de phare aux bateaux. Pareille notice constitue, elle aussi, un unicum. Peut-être résulte-t-elle de la fusion maladroite d’informations d’origine diverse : ainsi le palais d’Hadrien à Rome, d’après les Mirabilia allemands (Langfassung, ch. 14, lignes 33-36), était censé posséder une colonne portant à son sommet une lumière toujours allumée, et le Colisée romain était parfois confondu avec le Colosse de Rhodes, lequel servait réellement de phare.

     Il n’est pas rare que Virgile soit désigné dans des textes médiévaux sous le nom de Filius, mais c’est toujours en dehors des Mirabilia. Par ailleurs, si le magicien, en dehors des Mirabilia, est parfois mis en rapport avec un obélisque, ce n’est jamais avec un obélisque au double inversé. Virgile est parfois lié aussi, mais toujours en dehors des Mirabilia, avec un feu très puissant éclairant l’ensemble de la ville de Rome, mais ce feu magique n’est jamais installé au sommet de l’obélisque et ne sert jamais non plus de phare pour les navires. Bref, on a l’impression de se trouver devant un mélange un peu incohérent de données puisées à diverses sources.

     Une impression qui devient presque une certitude, lorsqu’il est question in fine d’un Virgile qui aurait éteint ce feu perpétuel de l’obélisque. Serait-ce un souvenir, mal digéré, du récit de l’extinction des feux de la ville de Rome dans l’épisode de la vengeance ?

     Bref, on se trouve devant un écheveau inextricable, très difficile à démêler : différentes légendes virgiliennes, mal comprises ou mal rendues, ont dû contribuer à forger le contenu de ce passage (Miedema, Mirabilia, 1996, p. 433).

     Quoi qu’il en soit, si l’on veut étudier la présence de Virgile dans la tradition des Mirabilia, ce manuscrit D 46 peut être laissé de côté : quel que soit son intérêt,  il n’en fait pas partie.

     Mais il est temps de revenir au Myreur des Histors où nous aurons la surprise de retrouver les Mirabilia. Car Jean d’Outremeuse y a largement puisé, et sur certains points il représente même un témoin privilégié – presque inconnu – de leur tradition.

 

Bruxelles, 03 février 2013


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 24 - juillet-décembre 2012

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