FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 18 - juillet-décembre 2009


 

Le dénouement de « Philoctète » : duplicité du guerrier, simplicité de l’intrigue

par

André Sauge

Docteur ès lettres

(asauge@wanadoo.fr)


Sommaire d'auteur : Nous supposons une « double fin » de la pièce de Sophocle, Philoctète, parce que, après le retrait définitif d’Ulysse, nous supposons réciproquement que  la dernière confrontation entre Néoptolème et Philoctète est d’une belle transparence. Une analyse de l’ultime plaidoirie, par laquelle le fils d’Achille tente de persuader son interlocuteur de le suivre à Troie, montre que les efforts qu’il déploie pour ébranler la résistance de l’homme blessé sont loin d’être désintéressés. Du coup nous comprenons mieux son insuccès et il nous apparaît que la noblesse de Philoctète lui-même n’est pas sans défaut. Son refus de mettre l’arc divin d’Héraclès au service de ses anciens alliés ne s’explique pas seulement par son attachement indéfectible au code de l’honneur ; si d’aller à Troie doit faire la preuve que sa valeur réside en premier lieu dans l’arc qu’il détient, cela signifie qu’elle ne lui est pas intrinsèque. Poursuivant l’analyse selon le fil conducteur d’une duplicité qui est la marque de tous les personnages de la pièce de Sophocle, nous nous demandons alors si Néoptolème avait bien l’intention de reconduire Philoctète chez lui, en Grèce. Quelle est donc la fonction de l’intervention d’Héraclès ? Non de corriger une intrigue qui aurait abandonné les voies de la tradition mythique, mais de rappeler à Philoctète et à Néoptolème, à travers eux, au public athénien de 409, les leçons du dénouement de l’Iliade et celles de l’Odyssée. Car épopée homérique et tragédie, dans les grands moments d’urgence politique, ont invité les citoyens de l’Attique à ne pas oublier la leçon de Solon : la terre est la même pour tous ses habitants. Seule la générosité permet d’égaler le plus fort au plus faible.

       Déposé sur la Toile le 26 novembre 2009


Plan

 

Introduction

Les objectifs poursuivis par l’auteur ne sont pas ceux de ses personnages.

Les pièges de l’identification

I. – Logos

A. – Les ambiguïtés du plaidoyer de Néoptolème : la noblesse aussi est intéressée. Néoptolème « philo-ktète ».

B. – Néoptolème pris au piège d’un mensonge.

C. – Un embarquement volontaire pour une destination apparemment connue.

D. – Les ambiguïtés du refus de Philoctète : la noblesse aussi sait dissimuler ses faiblesses. Philoctète « philo-ktète ».

II. – Muthos

A. – Héraclès à Philoctète : « Je viens en suppliant de ta kharis ».

B. – Comment sort-on du cercle infernal des rivalités ?

Conclusion : tenir mémoire des leçons de l’épopée homérique

 


 

Introduction

 

Nous supposerons à l’auteur d’une œuvre narrative, à Sophocle, auteur de la tragédie Philoctète, la capacité d’être cohérent dans l’invention et dans la réélaboration de la matière poétique (la donnée « mythique ») reçue de la tradition. Sophocle a introduit à la fin de la pièce un deus ex machina qui, à nous, récepteurs modernes de la tragédie, nous apparaît, à première vue, artificiel et simple procédé commode pour sortir d’une impasse dans laquelle il se serait mis lui-même faute d’avoir suffisamment bien calculé l’adéquation de la suite des séquences avec la conclusion traditionnelle du mythe. Au lieu de tenter de défendre l’artifice, nous devons d’abord nous demander s’il est réel. Certes le deus ex machina est indéniable. Il nous est une invitation à comprendre son lien organique avec l’enchaînement des péripéties qui le précèdent.

 

La lecture d’une intrigue est indissociable de la conception des personnages, pour la réception desquels le spectateur ou le lecteur est en danger de commettre des erreurs s’il laisse agir en lui le mécanisme de l’identification sans distance critique. Pour Philoctète, les sympathies sont vite partagées : il est rare que l’utilitarisme sans concession affective d’Ulysse suscite l’assentiment des lecteurs modernes, qui admirent la noblesse et l’intransigeance de Philoctète, compatissent à une première fragilité éthique que manifeste le jeune fils d’Achille, Néoptolème, puis éprouvent un profond soulagement lorsqu’ils constatent sa capacité de se ressaisir et de faire preuve finalement, lui aussi, d’une noblesse sans concession. Voilà justement ce qui aurait conduit Sophocle à une impasse : il a mis en scène des personnages (Ulysse, d’un côté, Philoctète puis Néoptolème de l’autre) dont les systèmes de valeur sont inconciliables. Or un dénouement conforme à la tradition mythique impliquait leur réconciliation. Demandons-nous donc si ce n’est pas nous qui construisons, dans notre lecture, une opposition si radicale entre deux groupes de personnages que Sophocle était nécessairement conduit à une impasse. Si Néoptolème, en ultime recours à une plaidoirie, échoue à convaincre Philoctète de le suivre à Troie, serait-ce parce que nous sommes dans un monde où l’intégrité morale et politique exclut le moindre compromis avec les maîtres du moment, ou bien parce que le contenu argumentatif de sa plaidoirie ne diffère justement pas radicalement de celui d’Ulysse et parce que les motivations profondes de Philoctète reposent sur des mobiles dont la noblesse camoufle leur parenté avec ceux de ses adversaires et ennemis ?  En outre, pour revenir à l’intrigue, est-il certain, lorsque Néoptolème et Philoctète se dirigent une première fois vers la sortie, que le jeune guerrier a l’intention de conduire le vieillard chez lui, en Grèce plutôt qu’à Troie ? Héraclès n’apparaît-il que pour donner force de persuasion à la plaidoirie de Néoptolème en la revêtant d’une autorité divine ou vient-il rappeler une leçon oubliée de tout le monde, des Atrides et d’Ulysse non moins que de ceux qui se drapent dans la dignité de leur intégrité morale ?

 

Pour tenter de rendre à Sophocle la maîtrise de son œuvre sur tous les plans, de l’intrigue (la tâche est réussie à condition que Philoctète, resté détenteur de son arme divine, aille volontairement à Troie), des personnages, des conflits de valeurs, je m’attacherai à l’analyse des deux dernières scènes de la pièce, à partir du vers 1263 (Ulysse vient de renoncer à enlever de force, des mains de Néoptolème, l’arme de Philoctète). Dans la première de ces deux dernières scènes, nous assistons à l’ultime tentative, de la part de Néoptolème, pour convaincre Philoctète de le suivre à Troie, dans la seconde, Héraclès prend le relais du jeune guerrier qui avait préjugé de la force de conviction de sa parole. Comme le résultat positif de la seconde scène corrige l’échec qui conclut la première, nous nous proposerons dans notre analyse de comprendre, de manière générale, l’articulation étroite entre les deux scènes et, de manière singulière, la visée[1] qui a conduit Sophocle à donner au mythe de Philoctète la forme singulière dont la tradition a perpétué la mémoire.

 

Néoptolème vient de donner à Ulysse son congé : il retournera auprès de Philoctète pour lui rendre son arc. L’arrivée du fils d’Achille, suivi de son équipage, sort Philoctète de son antre. Ce dernier doit-il s’attendre à subir une nouvelle violence ? Néoptolème le rassure λόγους δ΄ ἄκουσον οὓς ἥκω φέρων[2] (1267). La formule était malheureuse ; les raisons d’avoir peur n’en sont que plus fortes ; Philoctète rétorque : Καὶ τὰ πρὶν γὰρ ἐκ λόγων καλῶν κακῶς ἔπραξα σοῖς πεισθεὶς λόγοις, « Je me suis mal trouvé, moi, de tes beaux discours : je m’y suis laissé prendre » (1268-69 ; trad. P. Mazon). N’est-il donc pas possible de changer d’avis, demande le jeune guerrier ? À quoi l’homme méfiant répond : Τοιοῦτος ἦσθα τοῖς λόγοισι χὤτε μου τὰ τόξ΄ ἔκλεπτες πιστὸς ἀτηρὸς λάθρᾳ, « Les propos étaient tout pareils lorsque tu me volais mon arc : c’était ceux d’un ami, — d’un ami qui voulait ma perte ! » (1271-72 ; trad. P. Mazon). Néoptolème lui demande alors s’il persiste dans sa décision de rester ou s’il accepte de le suivre. En aucun cas, lui rétorque-t-on ; Néoptolème : Ἀλλ΄ ἤθελον μὲν ἄν σε πεισθῆναι λόγοις ἐμοῖσιν· εἰ δὲ μή τι πρὸς καιρὸν λέγων κυρῶ͵ πέπαυμαι, « J’aurais préféré te voir convaincu par mes raisons. Mais si mon propos n’est pas opportun, je l’arrête là » (1278-79 ; trad. P. Mazon). Philoctète ne saurait plus faire confiance aux « arguments » (λόγοις) d’un homme qui lui a dérobé la ressource de sa vie (ses armes) par la ruse. Alors Néoptolème rend à Philoctète ses armes sous serment, par lequel il garantit la pureté de ses intentions. Philoctète se laisse convaincre ; Ulysse, embusqué, tente de s’opposer à l’échange ; Philoctète, en possession de son arc, est prêt à l’abattre d’une flèche ; Néoptolème s’interpose ; le conseiller d’Agamemnon se retire définitivement non sans proférer des menaces contre son jeune allié. La fuite d’Ulysse offre à Philoctète la satisfaction de faire comprendre à Néoptolème ce que sont les chefs de l’armée achéenne : κακοὺς ὄντας πρὸς αἰχμήν͵ ἐν δὲ τοῖς λόγοις θρασεῖς, « lâches quand il s’agit de faire front à la pointe d’une lance, audacieux dans la discussion » (1306-07). Ne nous laissons pas duper par nos sympathies, n’oublions pas que Philoctète a en mains une arme aux traits infaillibles. Ulysse, en la circonstance, fait preuve de prudence et de bon sens, mais non de lâcheté.

 

 

I. – Logos

 

A. – Les ambiguïtés du plaidoyer de Néoptolème : la noblesse aussi est intéressée Néoptolème « philo-ktète ».

 

Le thème du dialogue suivant a été exposé avec insistance : le logos est considéré comme le support de la ruse ; il est l’arme des lâches. Philoctète a été une fois trompé par de belles paroles, plus justement, « de beaux raisonnements » : Néoptolème ne l’y reprendra plus. Ce dernier, toutefois, ne se décourage pas ; maintenant qu’il a rendu ses armes à un homme profondément blessé dans son honneur, qu’il l’a assuré, sous serment, de la pureté de ses intentions (ce qu’il rappelle, vers 1308-09 et ce que Philoctète reconnaît, en voyant en lui, enfin, le digne fils d’Achille, 1310-13), il peut, croit-il, entreprendre une argumentation (un logos, une plaidoirie) pour le persuader de le suivre à Troie. Ce qui précède n’a pas été inutile ; Philoctète accepte d’entendre une nouvelle tentative de le convaincre d’aller au secours de ses adversaires achéens ; il n’a plus de raison de se méfier des arguments de Néoptolème. En va-t-il de même pour le public ? Quand la méfiance d’un personnage a été endormie, c’est alors qu’il lui convient de redoubler de vigilance et d’être aux aguets. Dans ce que va dire Néoptolème, que faut-il entendre que Philoctète n’entendra peut-être pas ?

 

Avant de connaître les raisons de Néoptolème, arrêtons-nous déjà à l’éloge de son père, dont il est flatté (1314) : Achille est à l’opposé de Sisyphe : il n’use pas de tromperies ; ἤκου΄ ἄριστα (1313) « il n’entendait dire de lui que des compliments sur son excellence[3] ». Nous auditeurs athéniens de Sophocle, qui connaissons bien notre Iliade, qui entendons régulièrement parler d’Achille dans cette épopée, pour qui les célébrations de la Memnonie ou Aethiopide, ou tout autre nom qu’on voudra bien lui donner, ne sont pas loin de relever de la flatterie pour le fils de Thétis, si nous prêtons attention au langage de Sophocle – celui qu’il met dans la bouche de son personnage – nous nous rappelons que l’auteur tragique n’oublie jamais de s’adresser à nous à travers les propos de ses personnages, qu’il charge d’ambiguïté : Achille le premier avait le soin de sa réputation ; ἤκου’ ἄριστα, sur lui-même « il (n’) entendait dire (que) ce qu’il y avait de mieux » (sur lui-même) ; les propos critiques, il ne les entendait pas. Or il n’était pas incapable de dissimulation, justement quand il fallait suivre un conseil qui l’obligeait à se désister d’un engagement. Pour ne pas paraître revenir sur sa décision et ne pas se déjuger, il envoie Patrocle, sous le couvert de ses armes divines, au combat[4] ; pour cacher le véritable motif de sa nouvelle colère, il fait semblant de se réconcilier avec ses adversaires de la veille et de retourner au combat pour une cause avouable[5] (venger un allié). Un descendant de Sisyphe, Ulysse, certes, recourt à la ruse, en situation de détresse par exemple, quand il s’agit de contourner la force brutale. Philoctète semble oublier ce que cela signifie que d’être fils et petit-fils de Lycomède, roi des Dolopes ! Nous allons bientôt découvrir que Néoptolème n’a pas su être le fils d’Achille dans ce qu’il a eu de meilleur, mais que lui aussi est capable de dissimuler son intérêt privé sous de nobles mobiles. Pour le spectateur, l’éloge que Philoctète en fait s’avérera ironique[6].

 

« Ecoute ce que j’aspire à obtenir de toi » (ὧν δέ σου τυχεῖν έφίεμαι ἄκουσον, 1315-16) : Néoptolème s’élance (ἐφίεμαι) comme il prendrait le départ d’une course pour obtenir le gain de la victoire, de la part de Philoctète ; sous celui de son interlocuteur, il vise son propre gain. Sa plaidoirie (son logos) n’a pas abandonné la démarche des calculs intéressés. Je te veux du bien, parce que (mais cela reste sous-entendu, ne s’exprime que par les lapsus du vocabulaire employé) c’est aussi – c’est surtout – mon propre bien[7]. La gloire de la victoire rejaillira sur moi. Comme Patrocle, plus subtilement que lui, Néoptolème va tenter de convaincre Philoctète de lui offrir l’appui de son arme divine pour réaliser un exploit. Le spectateur est invité à entendre l’échange entre les deux personnages en évoquant certaines constellations remarquables de l’Iliade, et à en évaluer les contenus à l’appui de cette grille de lecture (voir les références ci-dessus).

 

La plaidoirie de Néoptolème commence par un exorde dans lequel il attire l’attention de Philoctète devant un risque d’impiété : il refuse d’écouter tout conseil ; il oublie l’origine divine de son mal (cf. la leçon que Phoenix tire de sa propre expérience, Il. IX, 496-514). Or il est nécessaire de supporter les rencontres qui viennent des dieux ; ceux qui persistent dans leur malheur et refusent d’écouter des conseils, ne méritent aucune indulgence, ni aucune pitié. Tel est son cas :

Σὺ δ΄ ἠγρίωσαι͵ κοὔτε σύμβουλον δέχῃ͵

ἐάν τε νουθετῇ τις εὐνοίᾳ λέγων͵

στυγεῖς πολέμιον δυσμενῆ θ΄ ἡγούμενος.

« Tu ne veux pas d’un conseiller, tu t’es complètement ensauvagé, lorsque l’on t’adresse des remontrances dans de bonnes intentions, un frisson d’horreur te parcourt comme devant un ennemi de guerre ou un homme qui te serait malveillant… » (1321-23). Bref, Néoptolème adresse à Philoctète les reproches que l’on faisait à Achille retiré dans son camp, refusant d’apporter son aide à des alliés d’autrefois en détresse, dévoré intérieurement par le poison d’une colère qui l’ensauvageait[8]. L’exorde du fils d’Achille renvoie à celui de Phoenix, le père nourricier, lors de l’ambassade.

 

Ce comportement n’empêchera pas Néoptolème de tenter une dernière fois d’infléchir sa résolution. Sans doute imagine-t-il qu’il dispose des paroles capables de l’atteindre et de le guérir. Il invoque en tout premier lieu le Zeus des serments ; il adopte l’attitude du devin – médecin qui invite le patient à mettre en mémoire son ordonnance[9] :

Ὅμως δὲ λέξω· Ζῆνα δ΄ ὅρκιον καλῶ·

καὶ ταῦτ΄ ἐπίστω͵ καὶ γράφου φρενῶν ἔσω.

« Cependant je parlerai (j’exposerai mes raisons) et j’en appellerai à Zeus, garant des serments[10]. Accueille (ce que je te dirai) comme quelque chose de ferme et inscris-le en tes esprits. » Pour vaincre la résistance d’Achille, Phoenix mettait en garde devant le refus d’entendre les Prières (Λιταί) ; il illustrait son propos en offrant à son interlocuteur un exemple tiré du passé (les κλέα ἀνδρῶν, Il. 9, 524). Néoptolème pense sans doute que la médecine offre des moyens de traitement de l’humeur malade plus efficaces.

 

Premier argument :

Σὺ γὰρ νοσεῖς τόδ΄ ἄλγος ἐκ θείας τύχης͵

Χρύσης πελασθεὶς φύλακος͵ ὃς τὸν ἀκαλυφῆ

σηκὸν φυλάσσει κρύφιος οἰκουρῶν ὄφις. (1326-28)

« Tu souffres de ta maladie par un hasard divin, qui a fait t’approcher du gardien de Chrysé, le serpent qui habite dans l’ombre et protège l’enclos sacré (de la nymphe) à découvert (dans une clairière) ». Il y a, à l’origine de la maladie de Philoctète « un merveilleux hasard » / « un hasard divin » : la notion employée est ambiguë. L’aède de l’Iliade aurait dit que les dieux sont αἴτιοι de son mal ; quand il en demande réparation (αἰτιᾶται), c’est à eux qu’il doit s’adresser, et non aux hommes. Si le mal est d’origine divine, c’est également aux dieux que revient l’initiative de la guérison. Dans la bouche de Néoptolème, le lien de la maladie au monde divin est devenu fort lâche. Ensuite, par le nom de la nymphe et de l’île de Lemnos, Sophocle rattache la situation de Philoctète à celle d’Achille : la nymphe, occasion de son malheur, porte le même nom que la jeune fille qui a révélé, dans le camp achéen, le poison de la discorde. Comme dans l’Iliade, nous apprendrons bientôt que c’est un devin qui a indiqué le remède à un péril mortel (maladie ; défaite). Philoctète souffre d’un maladie née ἐκ θείας τύχης, « d’un hasard », mais aussi bien « d’un coup d’adresse » divins, comme l’épidémie répandue dans le camp achéen. Toutefois, Néoptolème commet une erreur dans son diagnostic ; les dieux n’interviennent pas dans les affaires humaines « par rencontre », selon que la fantaisie les prend de s’en mêler ; leur intervention obéit au « dessein » d’une leçon, quand les hommes oublieux ont besoin d’apprendre ou de redécouvrir une formule de sagesse. Héraclès nous apprendra bientôt que la blessure de Philoctète faisait partie d’un « plan » (boulē) de Zeus.

 

« Tu ne seras pas guéri de ta maladie avant que tu ne rejoignes les plaines de Troie et que tu ne sois soigné par un médecin achéen » (cf. encore une fois Prométhée promettant à Io la délivrance de son mal au terme d’un long parcours) : pour dire une chose aussi simple, Néoptolème use des « précisions » d’un langage technique (divinatoire, médical) :

Καὶ παῦλαν ἴσθι τῆσδε μή ποτ΄ ἂν τυχεῖν

νόσου βαρείας͵ ἕως ἂν αὑτὸς ἥλιος

ταύτῃ μὲν αἴρῃ͵ τῇδε δ΄ αὖ δύνῃ πάλιν͵

πρὶν ἂν τὰ Τροίας πεδί΄ ἑκὼν αὐτὸς μόλῃς͵

καὶ τῶν παρ΄ ἡμῖν ἐντυχὼν Ἀσκληπιδῶν

νόσου μαλαχθῇς τῆσδε͵ καὶ τὰ πέργαμα

ξὺν τοῖσδε τόξοις ξύν τ΄ ἐμοὶ πέρσας φανῇς.

« Et représente-toi clairement que jamais tu n’obtiendras un apaisement de cette lourde maladie qui est la tienne, aussi longtemps que le même soleil se lèvera de ce côté et se couchera en retour de cet autre côté, avant que tu n’ailles de ton plein gré jusqu’aux plaines de Troie et que, d’une part, les Asclépiades, que tu auras rencontrés chez nous, n’aient attendri ton mal et qu’il n’apparaisse en pleine lumière que tu as dévasté la forteresse (troyenne) avec cet arc-ci,… et avec mon aide » (1329-1335). Néoptolème emploie un ton pompeusement savant. Il use d’une périphrase pour construire un enthymème : dans un monde soumis aux lois que nous connaissons, tu ne seras pas guéri avant que tu n’acceptes les soins des Asclépiades (les médecins de l’armée achéenne) et que tu n’uses de ton arc pour conquérir Troie. Il élève des événements particuliers (aller à Troie ; recevoir des soins ; prendre une cité) au statut d’événements cosmiques soumis à une loi (le cours du soleil) ; il essaie d’entraîner la volonté de Philoctète en lui suggérant que son acte relève du même ordre des choses que les météores. Il se comporte en rhéteur se gargarisant de formules (répétition, balancement des formules, allitération[11]). Sous les symétries du beau vêtement sonore, il glisse deux corps étrangers, comme deux effets de dissymétrie, sous lesquels il laisse transparaître à quel point la guérison de la maladie de Philoctète, un début d’attendrissement (μαλαχθῃς), qu’il pourrait obtenir lui-même par ses propos, l’intéresse : « […] Jamais tu n’obtiendras un apaisement de cette lourde maladie qui est la tienne […] avant que, d’une part, les Asclépiades, que tu auras rencontrés chez nous […] et qu’il n’apparaisse en pleine lumière que tu as dévasté la forteresse (troyenne) avec cet arc et avec mon aide ». On notera l’apparente équivalence : ξὺν τοῖσδε τόξοις ξὺν τ’ ἐμοί ! « Il apparaîtra que tu as détruit les remparts (de Troie) avec ces flèches, et avec moi ! » La valeur de Philoctète réside dans son arme, celle de Néoptolème lui est intrinsèque. Ξύν τ’ ἐμοί est le dernier groupe prépositionnel à l’intérieur d’une troisième proposition coordonnée [« avant que tu n’ailles…, que tu ne rencontres… et qu’il apparaisse que tu as dévasté les remparts (de Troie) avec cet arc,… et avec moi »]. Je suis une condition sine qua non de ta guérison, dit Néoptolème, qui tait le plus important : j’ai besoin que tu renonces à ton ressentiment ; ma gloire en dépend.  En outre, le jeune guerrier, qui ne doute pas qu’il fera briller sa valeur sur tous, commet un lapsus : il se voit dans le rôle d’un membre de l’armée achéenne ; il fait partie de l’ensemble auquel appartiennent les Asclépiades ; il oublie que Philoctète le prend pour un allié exclusif. Enfin il décrit un processus qui laisse entendre que Philoctète ne sera pas définitivement guéri avant la prise de Troie (les Asclépiades ne feront qu’attendrir l’abcès). Le raisonnement implicite est donc le suivant : « Si toi, Philoctète, tu me suis à Troie, tu me donneras l’occasion de me montrer le meilleur guerrier ; sans moi, ton arc, sans doute, est inutilisable, mais tu y gagneras la guérison définitive de ton mal ». Pour arriver à ce résultat, il suffit que chacun des deux hommes soit animé du même « amour du gain », soit un « philo-ktète ».

Ὡς δ΄ οἶδα ταῦτα τῇδ΄ ἔχοντ΄ ἐγὼ φράσω.

 Ἀνὴρ γὰρ ἡμῖν ἔστιν ἐκ Τροίας ἁλούς͵

Ἕλενος ἀριστόμαντις͵ ὃς λέγει σαφῶς

ὡς δεῖ γενέσθαι ταῦτα· καὶ πρὸς τοῖσδ΄ ἔτι͵

ὡς ἔστ΄ ἀνάγκη τοῦ παρεστῶτος θέρους

Τροίαν ἁλῶναι πᾶσαν· ἢ δίδωσ΄ ἑκὼν

κτείνειν ἑαυτόν͵ ἢν τάδε ψευσθῇ λέγων. (1336-1342)

« Comment je sais que les événements prendront cette tournure, je vais te l’expliquer. En effet, nous avons un devin excellent, un guerrier, venu de Troie, fait prisonnier, Hélénos, qui explique de manière certaine de quelle façon ces choses doivent advenir et, en outre, qu’il est nécessaire que Troie tout entière soit prise cet été. S’il s’avère qu’il s’est trompé en donnant ces explications, il consent à ce qu’on le tue. » Néoptolème mentionne le devin troyen de façon contournée : Ἀνὴρ γὰρ ἡμῖν ἔστιν ἐκ Τροίας ἁλούς͵ Ἕλενος ἀριστόμαντις. Devons-nous entendre : « Il y a pour nous un guerrier, un devin excellent, venu de Troie, fait prisonnier » ou « Nous avons un excellent devin, venu de Troie… » ? Que représente l’emploi de « nous / ἡμῖν » ? Nous avons vu que, plus haut, sous l’emploi du même pronom, Néoptolème laissait entendre son allégeance au monde achéen. On peut attribuer au pronom, dans ce nouveau contexte, la même fonction. Il n’est toutefois pas exclu que, dans cette reprise, il désigne aussi Philoctète et Néoptolème. En ce sens, nous entendrons : « Il existe en notre faveur un guerrier, un devin excellent, venu de Troie, fait prisonnier… » À l’intérêt de Philoctète se mêle étroitement celui de Néoptolème, qui se garde bien de lui rappeler qui a fait prisonnier Hélénos[12].

 

 Ταῦτ΄οὖν ἐπεὶ κάτοισθα͵ συγχώρει θέλων· (1343) : « Puisque te voici parfaitement mis au courant de tout cela, cède donc et suis-moi volontairement ! » Dans l’esprit de Néoptolème, son argumentation ne peut pas ne pas avoir force d’entraînement : συγχώρει οὖν. « Tu ne peux pas ne pas tomber d’accord sur ce que je dis et donc te déplacer en ma compagnie ». D’autant plus que

καλὴ γὰρ ἡ ΄πίκτησις͵ Ἑλλήνων ἕνα

κριθέντ΄ ἄριστον͵ τοῦτο μὲν παιωνίας

ἐς χεῖρας ἐλθεῖν͵ εἶτα τὴν πολύστονον

Τροίαν ἑλόντα κλέος ὑπέρτατον λαβεῖν. (1344-47)

L’interprétation conventionnelle de la phrase doit être soumise à un examen[13]. Jebb (1908, p. 207) traduisait : « It is a glorious heightening of thy gain, to be singled out as bravest of the Greeks – first, to come into healing hands, - then to take the Troy of many tears, and so to win a matchless renown. » Il commentait (vers 1444 ff.) « The further gain (ἐπίκτησις) is the fame which he will win, in addition to being cured. This is indicated by the place of the words Ἑλλήνων ἕνα κριθέντ΄ ἄριστον. » En effet, Philoctète ne peut être jugé le meilleur que pour conquérir la cité et non pour obtenir les soins d’un médecin. Il faudrait donc comprendre : « Au gain d’être remis entre les mains guérisseuses d’un médecin, s’ajoute un bel avantage, celui, après avoir été jugé le meilleur des Grecs (cf. to be singled out as bravest of the Greeks), d’obtenir le titre de gloire le plus élevé en prenant Troie, objet de nombreuses luttes ». On ne peut tout de même pas s’empêcher de penser que, si Sophocle avait effectivement visé ce sens, il pouvait clairement le formuler en s’exprimant, par exemple, de la manière suivante : « C’est un avantage que d’être remis aux mains d’un médecin. Mais le gain qui s’y ajoute, lui, est beau : ayant été jugé comme le meilleur des Grecs obtenir le titre de gloire... ». La place du groupe de l’infinitif τοῦτο μὲν παιωνίας ἐς χεῖρας ἐλθεῖν fait obstacle à cette interprétation ; en outre l’emploi de μέν laisse explicitement entendre qu’il est coordonné au groupe de l’infinitif suivant ; les deux sont donc subordonnés à un même élément hypertaxique (ἐπίκτησις). Or être remis entre les mains d’un médecin ne peut être considéré comme un avantage « qui s’ajoute ». Dans un premier moment de l’analyse, je supposais une solution syntaxique compliquée devant laquelle D. Donnet, que je remercie de ses remarques avisées, me mettait en garde, me conseillant du moins un ton moins péremptoire que celui que j’adoptais. Avec raison ; le détour d’une analyse syntaxique alambiquée n’est pas nécessaire. Une solution simple et satisfaisante existe. L’erreur est dans l’interprétation que l’on fait du sens de ἐπίκτησις. Le préfixe peut y avoir une valeur quantitative (« sur-croît ») ou consécutive (« à la suite de »). Supposons que telle est sa signification dans le contexte ; on entendra le propos de Néoptolème de la manière suivante : « Accompagne-moi volontairement (à Troie) » dit-il à son interlocuteur, ajoutant : « Car l’avantage qui s’ensuit de cela est beau : un des Grecs jugé excellent, tu seras remis entre les mains guérisseuses (de médecins) et tu obtiendras le titre de gloire le plus élevé en prenant Troie, la cité objet de tant de luttes épuisantes. » Le lecteur aura remarqué que je modifie sur un second point l’interprétation conventionnelle. Jebb traduisait Ἑλλήνων ἕνα κριθέντ΄ ἄριστον, « to be singled out as bravest of the Greeks », Mazon : « (N’est-ce pas là un bien sans prix) que d’être reconnu le plus vaillant des Grecs ? ». Tous deux font de ἕνα ἄριστον l’équivalent de τὸν ἄριστον. J’entends la formule selon le strict mot à mot : Néoptolème ne dit pas à Philoctète qu’il est « le meilleur des Grecs » ; il est « un des Grecs » que l’on aura jugé / distingué comme « excellent » (superlatif relatif). Ce qui précède nous a appris qu’il en est un autre, précisément lui, Néoptolème, qui n’oublie pas que la divination précisait que Troie ne serait pas prise sans lui (voir vers 114-115 ; 345-347 ; 1335 ci-dessus). Un avantage, la guérison, sert d’appât pour incliner Philoctète à en obtenir un second, la gloire de la conquête de la cité, qui rejaillira sur Néoptolème lui-même. C’est même à lui qu’en reviendra principalement le mérite, puisque sa valeur affermira celle de son aîné. Très habilement, il tait son propre intérêt au point que Philoctète n’entende, dans ce qui lui est dit, que son propre avantage et ne soupçonne rien du calcul intéressé de celui qui tente de le persuader. Seul l’auditoire peut entendre la duplicité du propos, et cela à travers l’usage d’un mot de sens équivoque ; il y a aussi un sous-entendu dans ce que dit Néoptolème, un « bel » avantage s’ajoutera à un autre, le sien ; la gloire de la conquête de Troie lui reviendra à lui plus proprement qu’à Philoctète. Il est revenu auprès de l’obstiné vieillard lui rendre son arme, mû en apparence par la pitié, en profondeur par l’intérêt. Il ne voulait pas renoncer à jouer le rôle que la divination lui promettait.

 

B. – Néoptolème pris au piège d’un mensonge

FI. Ὦ στυγνὸς αἰών͵ τί μ΄ ἔτι δῆτ΄ ἔχεις ἄνω

βλέποντα κοὐκ ἀφῆκας εἰς Ἅιδου μολεῖν;

Philoctète est ébranlé ; Néoptolème a su s’exprimer mieux qu’Ulysse, Phoenix et Ajax ; en vérité, il s’est montré presque aussi convaincant que Patrocle, évoqué par allusion dans l’exclamation : « Vie odieuse, pourquoi me tiens-tu encore le regard fixé sur les choses d’en haut, pourquoi ne me laisses-tu pas aller dans les enfers[14] ? » Mais n’oublions pas de mettre le propos en rapport avec ce qui suit : si Philoctète était mort, il serait impossible de tenter de le supplier. Un génie vengeur, implacable, prendrait le relais de sa cause. Il poursuit (1350-52) : 

Οἴμοι͵ τί δράσω; πῶς ἀπιστήσω λόγοις

τοῖς τοῦδ΄ ὃς εὔνους ὢν ἐμοὶ παρῄνεσεν;

Ἀλλ΄ εἰκάθω δῆτ΄;

« Malheureux que je suis ! Que dois-je faire ? Comment ne me fierai-je pas aux arguments de cet homme qui m’a exhorté d’un esprit ferme[15] ? Eh bien, dois-je pour autant céder ? »

 

Nous reviendrons au moment opportun à la similitude de cette réponse avec celle que Philoctète donne à Héraclès (1447). Néoptolème a développé des arguments solides, qui inspirent confiance. Il l’a fait εὔνους ὤν[16], avec une intelligence claire, lucide, visant des fins qui lui sont favorables à lui aussi bien qu’à son interlocuteur. Mais de tels arguments ne sont pas suffisants pour que Philoctète cède sur les exigences de son honneur. À partir du vers 1352, sa réponse évoque de manière obsessionnelle le thème des regards : retourner à Troie, c’est s’exposer au risque de « voir » les fils d’Atrée et d’être enfermé dans le cercle de cette vision (ses yeux sont des « cercles », vers 1354). À l’avance, il croit « voir en pleine lumière » (προλεύσσειν, vers 1360) de quelle façon il sera regardé : il n’est pas possible que ceux qui ont pris de méchantes décisions ne soient d’une intelligence perverse, capable de leur enseigner de nouveaux méfaits (1360-61). La réponse de l’homme blessé est celle d’Achille à Ulysse lors de l’ambassade : il n’est pas possible qu’il n’y ait volonté de le tromper ; il ne se laissera pas persuader (IX, 344-45). Philoctète, d’ailleurs s’étonne que Néoptolème, qui a été insulté en se voyant déposséder des armes divines de son père, accepte de s’allier avec ses ennemis et le « contraigne », lui, à le faire. L’échange entre les deux hommes est une synthèse des rôles d’Ulysse et de Phoenix et des réponses que leur fait Achille lors de l’ambassade : la promesse de bienfaits est pure séduction ; qui se comporte en allié des Atrides est un ennemi.

 

Philoctète persiste donc dans sa demande d’être reconduit chez lui et invite Néoptolème à ne plus s’occuper du sort de Troie. Il conclut (1369-72) :

ἔα κακῶς αὐτοὺς ἀπόλλυσθαι κακούς.

Χοὔτω διπλῆν μὲν ἐξ ἐμοῦ κτήσῃ χάριν͵

διπλῆν δὲ πατρὸς κοὐ κακοὺς ἐπωφελῶν

δόξεις ὅμοιος τοῖς κακοῖς πεφυκέναι.   

« Permets qu’ils périssent en lâches et méchants, misérablement. Et ainsi tu acquerras double reconnaissance, de moi et de mon père[17], et en ne procurant pas des avantages à des méchants, tu ne feras pas croire que tu t’es rendu semblable aux méchants ». Le désir de Philoctète est analogue à celui d’Achille : que tous ses alliés anciens périssent, les dieux se chargeront de la réalisation de son vœu (Iliade, IX, 650-55 ; XVI, 97-100). Ne pas aller à Troie signifie, pour lui, exécuter sa vengeance et manifester à Néoptolème sa reconnaissance de l’y avoir aidé.

 

La réponse de Néoptolème ne peut qu’être embarrassée ; il ne lui est pas possible de reconnaître la justesse du point de vue de son interlocuteur : il n’a pas subi l’affront dont il lui parle ; il n’a pas à sauver son honneur. Il n’est pas véritablement son « allié » dans sa demande de réparation. Il n’en fait pas l’aveu à ce moment, où il aurait dû lui dire que les armes de son père ne lui avaient pas été abusivement enlevées[18] ; mais faire un tel aveu serait revenu à étaler aux yeux de Philoctète la duplicité de son entreprise de persuasion : c’est son propre intérêt et celui des Achéens qu’il vise principalement. Du coup, il s’enferme dans un mensonge qui mine de l’intérieur sa position éthique et le disqualifie en tant qu’allié de Philoctète lui-même. L’arrière-plan du raisonnement des deux hommes n’est qu’apparemment le même : à la base des arguments de Philoctète, il y a l’expérience de l’humiliation qu’il a subie ; les présupposés des arguments de Néoptolème sont ceux des Atrides et d’Ulysse ; il est intéressé au premier chef par un retour à Troie. Il ne peut avouer son mensonge sans dénoncer son alliance illusoire avec Philoctète.  Il ne lui vient pas non plus à l’esprit d’inviter son interlocuteur à se montrer généreux, dans l’intérêt des troupes, pour ses adversaires, comme le faisait Ulysse dans son adresse à Achille (Iliade, IX, 300-303). Il répond donc en approuvant Philoctète d’une formule ambiguë, qui est un aveu voilé de l’existence d’un stratagème : Λέγεις μν εἰκότα : « ce que tu expliques repose sur du vraisemblable » ; Philoctète peut entendre que Néoptolème lui répond : « Il est en effet vraisemblable que l’on me sera doublement reconnaissant » ; Néoptolème pense : « Je t’ai fait croire que j’ai été bafoué dans mon honneur ». Il ne peut donc l’avouer ; il ne peut qu’opposer à l’objectif de Philoctète celui qu’il poursuit lui-même (1373-75) :

NE.  ἀλλ΄ ὅμως σε βούλομαι

θεοῖς τε πιστεύσαντα τοῖς τ΄ ἐμοῖς λόγοις

φίλου μετ΄ ἀνδρὸς τοῦδε τῆσδ΄ ἐκπλεῖν χθονός...

« Eh bien ! Tout de même, je persiste dans le dessein (βούλομαι) de te faire quitter cette terre, rendu confiant par les dieux et par mes arguments, avec un guerrier pour allié, moi… ». Le propos est inextricablement l’expression d’un cynisme juvénile ingénu. L’invitation de Néoptolème à Troie correspond en effet vraisemblablement à un dessein divin, exprimé à travers l’avis d’un devin. Cet appui rend fiables ses arguments. Philoctète est donc invité, en faisant confiance à Néoptolème, à faire confiance aux dieux, garants, en retour, de la qualité de l’alliance qui lui est offerte. Or le contenu de l’alliance est tel que, si Philoctète le connaissait, il ne pourrait que le refuser en s’indignant de la duplicité du fils d’Achille.

 

Je donne, dans ce qui suit, la conclusion du dialogue entre les deux hommes.

ΦΙ. ῏Η πρὸς τὰ Τροίας πεδία καὶ τὸν Ἀτρέως

ἔχθιστον υἱὸν τῷδε δυστήνῳ ποδί ;

ΝΕ. Πρὸς τοὺς μὲν οὖν σε τήνδε τ΄ ἔμπυον βάσιν

παύσοντας ἄλγους κἀποσώσοντας νόσου.

ΦΙ. Ὦ δεινὸν αἶνον αἰνέσας͵ τί φῄς ποτε;

ΝΕ. Ἃ σοί τε κἀμοὶ λῷσθ΄ ὁρῶ τελούμενα.

ΦΙ. Καὶ ταῦτα λέξας οὐ καταισχύνῃ θεούς;

ΝΕ. Πῶς γάρ τις αἰσχύνοιτ΄ ἂν ὠφελούμενος;

ΦΙ. Λέγεις δ΄ Ἀτρείδαις ὄφελος͵ ἢ ΄π΄ ἐμοὶ τόδε;

ΝΕ. Σοί που͵ φίλος γ΄ ὤν͵ χὠ λόγος τοιόσδε μου.

ΦΙ. Πῶς͵ ὅς γε τοῖς ἐχθροῖσί μ΄ ἐκδοῦναι θέλεις;

ΝΕ. Ὦ τᾶν͵ διδάσκου μὴ θρασύνεσθαι κακοῖς.

ΦΙ. Ὀλεῖς με͵ γιγνώσκω σε͵ τοῖσδε τοῖς λόγοις.

ΝΕ. Οὔκουν ἔγωγε· φημὶ δ΄ οὔ σε μανθάνειν.

ΦΙ. Ἐγὼ οὐκ Ἀτρείδας ἐκβαλόντας οἶδά με;

ΝΕ. Ἀλλ΄ ἐκβαλόντες εἰ πάλιν σώσουσ΄ ὅρα.

ΦΙ. Οὐδέποθ΄ ἑκόντα γ΄ ὥστε τὴν Τροίαν ἰδεῖν.

ΝΕ. Τί δῆτ΄ ἂν ἡμεῖς δρῷμεν͵ εἰ σέ γ΄ ἐν λόγοις

πείσειν δυνησόμεσθα μηδὲν ὧν λέγω;

ὡς ῥᾷστ΄ ἐμοὶ μὲν τῶν λόγων λῆξαι͵ σὲ δὲ

ζῆν͵ ὥσπερ ἤδη ζῇς͵ ἄνευ σωτηρίας.

ΦΙ.Ἔα με πάσχειν ταῦθ΄ ἅπερ παθεῖν με δεῖ·

ἃ δ΄ ᾔνεσάς μοι δεξιᾶς ἐμῆς θιγών͵

πέμπειν πρὸς οἴκους͵ ταῦτά μοι πρᾶξον͵ τέκνον͵

καὶ μὴ βράδυνε μηδ΄ ἐπιμνησθῇς ἔτι

Τροίας[19]· ἅλις γάρ σοι τεθρύληται λόγοις[20].

 

« Phi. Hé ! (Tu veux  que je me dirige), à l’appui de ce pied bancal, vers les plaines de Troie et que j’aille vers le fils d’Atrée, que je hais au plus haut point ?

Néo. (Non ! mais) vers ceux qui feront cesser les douleurs de ce pied enflé de pus et qui repousseront ta maladie.

Phi. Qu’oses-tu dire ! Quel redoutable message[21] (αἶνον) approuves-tu !

Néo. Celui que je vois t’apporter et m’apporter en paiement légitime ce qu’il y a de mieux.

Phi. Et en faisant ce calcul (ταῦτα λέξας), tu ne rougis pas de honte devant les dieux ?

Néo. Comment, en effet, avoir honte de tirer un profit d’un profit que l’on donne[22] ?

Phi. Mets-tu ce profit en rapport avec les Atrides ou avec moi ?

Néo. D’une façon ou d’une autre, avec toi, étant donné que je suis ton allié et que mon calcul est amical pour toi.

Phi. Comment le serais-tu, toi qui veux me livrer à mes ennemis ?

Néo. Malheureux ! Apprends à ne pas t’endurcir à cause de tes malheurs / Apprends à ne pas t’obstiner dans le malheur / Apprends à ne pas t’enhardir contre tes maux / contre des méchants.

Phi. Je te vois venir ; tu me perdras avec tes arguments.

Néo. Ce n’est certainement pas mon intention ! Je l’affirme : tu ne la comprends pas !

Phi. Moi, ne sais-je pas bien que ce sont les Atrides qui m’ont banni ?

Néo. Eh bien, ils t’ont banni ! Considère si, en retour, ils ne te sauveront pas !

Phi. Jamais à condition que je consente à voir Troie !

Néo. Que ferons-nous donc, si nous ne pouvons te persuader par aucun des arguments que je déploie ? Le plus facile, c’est que j’arrête de chercher des arguments et que toi tu vives comme tu vis depuis un bon moment, sans guérison. 

Phi. Permets que je souffre ce qu’il me faut précisément souffrir. Ce que tu as consenti de faire en prenant ma main droite, me faire cortège jusque chez moi, réalise-le, mon enfant, et ne traîne pas de peur que tu ne m’évoques encore Troie : j’en ai plein les oreilles du bourdonnement de tes arguments ! » (1376-1401)

La résistance de Philoctète s’avive et le conflit s’aiguise lorsqu’il reconduit Néoptolème à la conscience de son pied suppurant et, implicitement, à celle de l’affront qu’il a dû subir. Ce dernier lui rappelle pourquoi il persiste dans son désir de le conduire à Troie : il y rencontrera des médecins capables de le soigner. Pour Philoctète, l’interprétation du devin troyen est un αἶνος, un message ambigu, une devinette qu’il est naïf d’interpréter dans un sens positif. Les années de souffrance ont rendu l’homme extrêmement méfiant. On ne saurait que le tromper et le ridiculiser. Il soupçonne sous la promesse de guérison un appât, comme Achille soupçonnait, sous les propositions de réparation d’Agamemnon, un piège pour l’utiliser. Est-il donc possible que Néoptolème, qui, lui aussi, devrait se méfier des chefs de l’armée, « approuve » un propos énigmatique ? Qu’ose-t-il suggérer !  « Ce que je vois t’apporter et m’apporter en paiement légitime ce qu’il y a de mieux ». Le verbe employé, τελεῖν, explicite ce qui est en jeu, une réparation d’honneur sous forme de paiement. En assimilant sa position à celle de Philoctète, Néoptolème ment (aucune réparation ne lui est due) ; au moment opportun, il n’a pas rétabli la vérité ; il est désormais embarrassé dans un mensonge qui l’oblige à assumer une position analogue à celle de Philoctète : il fait comme si lui aussi avait été bafoué et devait demander réparation. Mais cela le conduit à accepter un compromis qui bafoue le sens de l’honneur. La proposition qu’il fait (accepter, comme réparation de son honneur, le paiement d’une guérison) provoque l’indignation de celui qu’il voulait convaincre de la justesse de son point de vue : l’intérêt est la maxime de son action. Comme Achille, Philoctète refuse un paiement pour l’affront qu’il a subi. Il n’attend une réparation que des dieux seuls ; l’accepter des hommes, ce serait insulter à leur grandeur. Néoptolème ne peut revenir en arrière, il tente une justification : Πῶς γάρ τις αἰσχύνοιτ΄ ἂν ὠφελούμενος ; « Comment, en effet, avoir honte de tirer un profit d’un profit que l’on donne ? » Le propos est si maladroit qu’il peut être interprété comme expression cynique d’un homme qui voit dans un gain, le motif principal de ses actions : « Qui aurait honte de trouver son profit ? » Même pas les dieux, semble dire Néoptolème. Philoctète est si éloigné d’une telle règle de conduite qu’il entend ce qui lui est dit dans un sens qui pourrait être positif pour lui : « Qui aurait honte de trouver un profit en procurant un avantage (à quelqu’un d’autre) ? » Il reste toutefois sceptique : qui tirera vraiment avantage d’un retour à Troie, lui ou Agamemnon ? Σοί που͵ φίλος γ΄ ὤν͵ χὠ λόγος τοιόσδε μου lui est-il répondu : l’avantage sera le tien puisque celui qui le propose, moi, Néoptolème, je te suis certes[23] un allié et que mon raisonnement est tel (que je suis) » ; il t’est favorable. Néoptolème n’a plus d’autres ressources que de demander à Philoctète de le croire sur parole. Or, dans le moment où il lui demande de lui faire confiance, il le trompe : dans l’opération présente, il n’est pas l’allié de Philoctète, mais des chefs de l’armée achéenne (Agamemnon, Ménélas, Ulysse) qui l’ont dépêché pour conduire à Troie le détenteur de l’arc d’Héraclès. Philoctète n’est pas dupe : le plus sûr, s’il accepte d’aller à Troie, c’est qu’il sera remis aux mains de ses « ennemis ». Voilà la certitude dont il ne démordra pas et qui oblige Néoptolème à mettre fin à la discussion.

 

Ce dernier consent donc, dans un premier moment, à suivre Philoctète sur la route d’un retour en Grèce et à renoncer à un désir de gloire, que Knox commente de la manière suivante : « The renunciation of his future glory to atone for his past misconduct shows a nobility of soul which surpasses even that his father showed when he yielded to old Priam’s plea and gave up the body of Hector for burial » (1966, p. 138). Il faudrait, pour l’affirmer avec justesse, que la noblesse d’Achille ne se soit pas manifestée autrement que par son attendrissement devant un vieillard et que tout le contexte présent de la pièce de Sophocle atteste la noblesse d’âme de Néoptolème. De manière générale, je pense que Knox dresse un portrait trop idéal du « héros », modèle de l’aristocrate guerrier, à travers Achille (il en ignore la capacité de dissimuler) et il n’a pas été assez attentif aux ambiguïtés du langage de Néoptolème. Car il n’est pas inutile de nous attarder également sur l’échange entre les deux hommes au moment où ils se dirigent vers la sortie qui devrait les conduire du côté du golfe maliaque. Il nous apparaîtra que Néoptolème se résigne mal à la résolution de Philoctète et au sacrifice de sa propre gloire.

 

C. – Un embarquement volontaire pour une destination apparemment connue

ΝΕ. Εἰ δοκεῖ͵ στείχωμεν.

ΦΙ.                                     Ὦ γενναῖον εἰρηκὼς ἔπος.

ΝΕ. Ἀντέρειδε νῦν βάσιν σήν.

ΦΙ.                                     Εἰς ὅσον γ΄ ἐγὼ σθένω.

ΝΕ. Αἰτίαν δὲ πῶς Ἀχαιῶν φεύξομαι;

ΦΙ.                                     Μὴ φροντίσῃς;

ΝΕ. Τί γάρ͵ ἐὰν πορθῶσι χώραν τὴν ἐμήν;

ΦΙ.                                     Ἐγὼ παρὼν

ΝΕ. Τίνα προσωφέλησιν ἔρξεις;

ΦΙ.                                     βέλεσι τοῖς Ἡρακλέους

ΝΕ. Πῶς λέγεις;

ΦΙ.                                     εἴρξω πελάζειν.

ΝΕ. Στεῖχε προσκύσας χθόνα.

 

« Néo. Si c’est bien là ce qui est décidé, avançons (en ordre de bataille) !

Phil. Enfin une parole pleine de noblesse !

Néo. Affermis désormais ton pas !

Phil. Autant que j’en ai la force !

Néo. Comment échapperai-je à la poursuite (à la réclamation) des Achéens ? (Néoptolème parle en aparté, pour lui-même, assez haut, toutefois pour que Philoctète l’entende).

Phi. Sois sans souci !

Néo. Et s’ils dévastent mon pays ?

Phil. Moi présent ?

Néo. Quel avantage me procureras-tu ? (προσωφέλησιν ἔρξεις)

Phil. Avec les flèches d’Héraclès…

Néo. Quel est le rapport ?

Phi. Je les empêcherai d’approcher ! (εἴρξω πελάζειν).

Néo.  Envoie un baiser à une terre et avance (au combat) ! »

Que laisse entendre l’échange, qui n’est lisse qu’en apparence, sur l’état d’esprit de Néoptolème ? De la bienveillance pour Philoctète ? Non, mais une mauvaise humeur qu’il fait sentir, sur le ton contenu du sarcasme, à son interlocuteur trop confiant pour soupçonner la moindre malveillance. Le commentaire par Philoctète de la formule στείχωμεν (une parole pleine de noblesse[24] !) invite l’auditoire à entendre le verbe dans son sens militaire : « Avançons en ordre de bataille ! » « Allons au combat ». Néoptolème sait qu’il va au devant d’une guerre contre les Achéens. Et ce n’est pas sans allusion amère à la blessure de Philoctète qu’il lui dit ensuite : « Affermis désormais ton pas », puisque tu as choisi la guerre. Sans doute se fait-il intérieurement un commentaire désobligeant : « La victoire est assurée avec un tel allié ! » Néoptolème ne peut alors s’empêcher de formuler, pour lui-même, à voix intelligible, son souci. Philoctète le rassure : il détient l’arc d’Héraclès, avec lequel il pourra repousser, laisse-t-il entendre, toute une escadre. Son jeune compagnon peut-il vraiment envisager son avenir à Skyros avec soulagement ?

 

On notera, dans la fin de l’échange, les singularités du langage. La périphrase προσωφέλησιν ἔρξεις pour προσωφελεῖς attire l’attention sur un artifice verbal (προσωφέλησιν est un hapax qui motive l’emploi de ἔρξεις). Philoctète répond par un jeu de mots reposant sur l’usage d’une paronomase (εἴρξω), qui suffit à l’auditoire pour juger de la légèreté de la réponse : les « flèches » d’Héraclès n’auront pas l’effet magique que promet un jeu de mots plus légers qu’ailés. Comment avec un arc Philoctète pourrait-il empêcher toute une flotte d’accoster ? (« Je les empêcherai d’approcher »). L’exagération était imprudente. L’emploi de πελάζειν évoque le thème de la vaste mer, du large (πέλαγος) : les flèches d’Héraclès empêcheront peut-être les Achéens d’approcher, elles n’empêcheront pas Néoptolème de « prendre le large » (πελαγίζειν), … et d’emmener Philoctète là où il ne veut pas aller. Une nouvelle décision vient à l’esprit du fils d’Achille : il ira, avec son navire, à Troie. Y a-t-il, de cela, un autre indice dans l’ultime « tétramètre catalectique » dont le rythme accompagne les personnages qui marchent vers la sortie ? Oui, dans la dernière réplique de Néoptolème (Στεῖχε προσκύσας χθόνα), à nouveau l’emploi de στεῖχε (« avance au combat », mais ce n’est plus le même) et surtout une ambiguïté résultant de l’emploi indéfini de χθόνα. Employé sans détermination, χθών désigne la terre en tant que séjour des vivants (plantes, animaux, hommes) et des morts. Selon cet usage, l’emploi présent pourrait être entendu au sens où Néoptolème dit à Philoctète : « Salue la terre ! » avant ton dernier voyage, dans le monde des morts. Il aurait bien envie de le jeter par-dessus bord pour se débarrasser de lui et rejoindre Troie avec son arme. On trouvera probablement l’imputation d’un cynisme dont notre brave Néoptolème est incapable. Admettons qu’il dise le plus pour laisser entendre le moins. Il reste l’ambiguïté de l’indétermination : « Ayant envoyé un baiser à une terre, avance au combat ». « Prends congé d’une terre et avance au combat ». Philoctète peut penser à la terre sur laquelle il se trouve (mais dans ce cas, elle aurait été désignée par un déictique ou un nom propre), Néoptolème, lui, pense à l’Œta. « Prends congé de la terre maliaque, pense-t-il, je t’emmène combattre, … à Troie ! »

 

Avant de nous attacher à l’intervention d’Héraclès, faisons le point. Étant donné qu’il a réussi à restaurer un lien de confiance avec Philoctète après qu’il lui a rendu son arme fétiche, Néoptolème pense possible de tenter une dernière fois de le convaincre de le suivre à Troie pour mettre l’arc d’Héraclès au service des troupes achéennes. Son argumentation est un logos, une plaidoirie par laquelle il remontre à son interlocuteur qu’il est dans son intérêt d’aider ses anciens alliés : il y obtiendra la guérison de l’infection de son pied et sera célébré comme l’un des agents de la victoire. Ces deux arguments ne sont pas un stratagème des chefs de l’armée ; un devin ennemi a expliqué le rôle indispensable de Philoctète et des armes d’Héraclès pour obtenir la victoire. Néoptolème laisse clairement entendre qu’il est lui aussi intéressé au succès de sa plaidoirie[25]. De sa réussite dépend la possibilité de se mettre en valeur comme le meilleur guerrier achéen, en acte et en paroles. Philoctète, séduit ?, ne se laisse pas convaincre : d’abord le message du devin est un αἶνος : il n’est qu’une interprétation qui peut receler un malentendu ou une dangereuse séduction divine. Il ne prendra pas le risque que l’on se moque de lui encore une fois en allant en boitant au devant de ceux qui, autrefois, l’ont humilié. Ce serait porter atteinte à l’honneur divin que de marchander sa guérison. Seule la défaite de toutes les troupes peut satisfaire à sa demande de réparation pour un abandon sacrilège. Néoptolème, qui avait engagé sa plaidoirie sur un mensonge – il n’a pas été bafoué par les chefs de l’armée ; il argumente en tant qu’il est solidaire avec eux et non en tant qu’allié véritable de Philoctète dont il est faussement solidaire – se trouve coincé dans une impasse ; en dépit de lui-même, il est forcé de prendre une direction qui annihile tous ses espoirs de gloire. Il ne lui reste d’autre solution que celle qui lui répugnait devant Ulysse, tromper « son allié » sur ses desseins. Ceux qui, dans le public, ont bien compris les sous-entendus des échanges entre les deux hommes ne doutent pas que le navire qui les emportera mettra le cap vers l’Éolide et vers Troie. Si la pièce s’achevait à ce moment, sa fin serait conforme à ce que le public pouvait attendre.

 

D. – Les ambiguïtés du refus de Philoctète : la noblesse aussi sait dissimuler ses faiblesses. Philoctète « philo-ktète ».

 

Le deus ex machina qui suit n’a donc pas pour fonction de rendre, de manière artificielle pensent certains, l’issue de la pièce conforme au mythe (à la tradition narrative) : elle est conforme au mythe. Il n’y a pas, selon la formule de Jouanna, de « double fin[26] » de Philoctète. Le changement de rythme, du tétramètre trochaïque au dimètre anapestique d’Héraclès, n’a pas non plus pour fonction d’introduire un effet de distanciation chez le spectateur (voir Hoppin, 1990) afin qu’il prenne lui-même en charge ou non la fin « merveilleuse » que le poète lui propose. Il a bien pour fonction de proposer une autre explication de la présence de Philoctète à Troie : il découvrira à un conflit une issue qui ne s’enferre pas dans la logique des rapports de force et des calculs d’intérêts d’une gloire réclamant, quoi qu’il en soit, l’extermination d’un adversaire, allié ou ennemi, peu importe, du moment qu’il interdit de se regarder avec satisfaction et complaisance dans le miroir de l’idéal du moi. Aussi longtemps que les Achéens n’auront pas effacé de la surface de la terre celui qui les a ridiculisés en réussissant à séduire la plus belle de leurs femmes – cela signifiait que la beauté trouvait de meilleurs accommodements à l’étranger que chez nous – ils ne pourront renoncer à venger leur honneur bafoué, non en reconquérant la beauté, mais en faisant disparaître la marque vivante de leur infamie ; aussi longtemps que ceux qui l’ont trahi n’auront pas disparu dans les ténèbres, Philoctète ne sera pas satisfait (le héros exprime à plusieurs reprises le souhait qu’ils soient exterminés). Des uns à l’autre, il y toutefois une différence : afin d’entretenir le doute sur l’origine de sa valeur (ne réside-t-elle pas tout entière dans l’arc qui lui vient d’un autre ?), Philoctète n’a pas intérêt à la victoire de ses alliés. S’il refuse d’aller à Troie, c’est parce que Néoptolème lui a clairement laissé entendre que l’on y a besoin de lui en tant que porteur de l’arc divin, qu’on ne lui attribuerait donc pas à lui personnellement le mérite de la victoire.

 

Car, lui non plus, n’est pas franc. D’abord il entretient la confusion, voire il ment, sur sa relation à Héraclès et sur les raisons pour lesquelles il détient son arc. Une tradition attribue à son père le geste qui lui a « mérité » l’arme divine : selon elle, c’est Pœas qui a mis le feu au bûcher. Sophocle lui en attribue le mérite, certes, mais il laisse entendre que le rapport de Philoctète à l’arme divine d’Héraclès est la source de ses malheurs[27]. Examinons les diverses allusions au don qui en a été fait.

 

Vers 667 suivants : Néoptolème a demandé à Philoctète s’il pouvait prendre en main l’arme divine. Philoctète lui répond :

ΦΙ. Θάρσει͵ παρέσται ταῦτά σοι καὶ θιγγάνειν

καὶ δόντι δοῦναι κἀξεπεύξασθαι βροτῶν

ἀρετῆς ἕκατι τῶνδ΄ ἐπιψαῦσαι μόνον·

εὐεργετῶν γὰρ καὐτὸς αὔτ΄ ἐκτησάμην.

ΝΕ. Οὐκ ἄχθομαί σ΄ ἰδών τε καὶ λαβὼν φίλον·

ὅστις γὰρ εὖ δρᾶν εὖ παθὼν ἐπίσταται͵

παντὸς γένοιτ΄ ἂν κτήματος κρείσσων φίλος.

ΦΙ. Χωροῖς ἂν εἴσω.

 

Phi.  Aie confiance : il te sera possible même de les toucher (arc et flèches) et de les remettre à qui te les a remises et d’être le seul des mortels à se vanter, mettant en évidence sa valeur, de les avoir caressées de la main. Car c’est en raison d’un bienfait que moi aussi je les ai acquises (en bien propre).

Néo. Je n’éprouve rien de pénible à t’avoir vu et à t’avoir reçu comme mon allié.

Celui, en effet, qui, ayant éprouvé un bienfait sait le rendre, pourrait bien devenir un allié qui l’emporte sur toute possession (tout bien).

Phi. Aie l’obligeance d’entrer (dans la grotte). (également attribué à Néoptolème)

 

L’arc comporte tous les traits d’un objet fétiche ; on y touche comme à un objet sacré ; il a en lui une force telle que celui qui le reçoit pourrait ne plus vouloir le céder ; Philoctète accepte de le remettre à Néoptolème parce qu’il lui a témoigné sa force de caractère en restant en sa compagnie et en acceptant de le recueillir sur son navire. L’arme ne peut être cédée qu’à un bienfaiteur. Tout, dans le propos de Philoctète, en énonce la règle d’usage : si l’arc s’obtient par un bienfait, celui qui le détient ne devrait pas refuser d’en user comme d’un bienfait, gracieusement. Il est toutefois, dans sa façon de s’exprimer, comme un oxymore : il ne traite pas les armes d’Héraclès comme un dépôt ; il les traite comme son bien, sa possession (ἐκτησάμην) : la suite nous confirmera qu’il a conçu le bienfait comme un paiement qui lui a acquis, en bien personnel, la propriété de l’instrument. Néoptolème lui-même s’engage sur la voie d’un marchandage : un allié vaut mieux que n’importe quelle acquisition ; Philoctète ne peut pas encore comprendre que, contre l’amitié, il lui demandera ce qui a moins de valeur, laisse-t-il entendre, son arme (κτήματος κρείσσων φίλος : décidément, Néoptolème s’est parfaitement imprégné des tics de langage de Gorgias).

 

Nous apprenons ensuite (vers 776-8) que pour son « propriétaire » (κεκτημένῳ) l’arc est source de nombreuses souffrances ; aussi, sentant une crise venir, Philoctète, en le confiant à son nouvel allié, lui conseille-t-il : Ἰδοὺ δέχου͵ παῖ· τὸν Φθόνον δὲ πρόσκυσον͵ μή σοι γενέσθαι πολύπον΄ αὐτά͵ μηδ΄ ὅπως ἐμοί τε καὶ τῷ πρόσθ΄ ἐμοῦ κεκτημένῳ. « Voici, accueille-(le), jeune homme. Et envoie un baiser (donne congé) à l’Envie, de peur qu’il ne te soit source de nombreuses souffrances. » L’emploi de δέχομαι, « accueillir un hôte », invite à donner à προσκυνέω le sens d’une prise de congé ou du moins d’un geste de conjuration. « Tiens à distance l’Envie » ; étant donné les souffrances qu’elle cause, on peut considérer que ni Héraclès, ni Philoctète n’ont su le faire. Seule serait en cause la force magique de l’arme divine ?  Ou l’envie serait-elle également provoquée par le comportement du détenteur de l’instrument ? En traitant l’arc comme un « bien », Philoctète n’en a-t-il pas fait un objet du désir de l’autre ? Une source de discorde ? La recommandation de Philoctète à Néoptolème, donner congé à l’Envie au moment où il prend l’objet fétiche, est vouée à l’échec avant même que l’échange ait eu lieu : certes le jeune guerrier ne lui enlèvera pas son arme ; il pensera posséder mieux. Il est l’héritier de la vertu de son père divin. Il n’a besoin de l’instrument et de son porteur que comme de faire-valoir.

 

Je retiendrai un troisième moment : sous le coup d’une souffrance insupportable, Philoctète demande à Néoptolème de le jeter dans le feu du cratère de Lemnos (801-803) :

[...] κἀγώ τοί ποτε

τὸν τοῦ Διὸς παῖδ΄ ἀντὶ τῶνδε τῶν ὅπλων͵

ἃ νῦν σὺ σῴζεις͵ τοῦτ΄ ἐπηξίωσα δρᾶν.

« Moi aussi, je te le dis, autrefois j’ai jugé digne (valant le prix) de faire cela en faveur de l’enfant de Zeus en échange de ces armes que toi, maintenant, tu protèges ». Philoctète a bien voulu mettre le feu au bûcher d’Héraclès pour prix de ses armes, estimant qu’elles valaient bien ce prix-là (ἐπηξίωσα). Il a fait de son geste l’objet d’un marchandage. Il nous confirme qu’il les a achetées, qu’il en a payé le prix, et qu’elles sont donc sa propriété, au point où il les considère (943) μου / ἱερά ; elles ont le statut inviolable d’un objet consacré à une divinité. Le chœur des marins qui composent l’équipage du navire de Néoptolème (676 sqq.) exprime son incompréhension au spectacle du juste souffrant. Philoctète, à ses yeux, n’a commis aucune faute et pourtant, depuis dix ans, il vit dans la plus profonde des solitudes, subissant les assauts de la maladie sans nul secours,  abandonné des hommes et des dieux. Le chœur s’en tient aux apparences ; son point de vue n’est pas nécessairement pertinent. Philoctète a été abandonné parce qu’il faisait obstacle à l’accomplissement des sacrifices aux dieux, et non pas seulement à cause de ses cris et de l’odeur nauséabonde de sa blessure (Sophocle ne laisse pas entendre que l’explication donnée par Ulysse soit une façon de se disculper pour une lâcheté) : pas de sacrifices, pas d’échange entre les hommes et les dieux, pas de partages entre les hommes. Pendant les dix années écoulées, de rares navires ont accosté ; aucun équipage n’a accepté de prendre en charge un homme trop manifestement dangereux pour la paix d’un groupe ; jamais son père, vivant, n’est venu à son secours ; il est légitime de supposer qu’il n’ignorait pourtant rien du sort de son fils. Le père avait-il quelque raison de lui en vouloir, un litige portant sur la détention de l’arc ? Obnubilé par la ruse dont il a été victime – il a été abandonné sur une île dans le sommeil qui suivait le paroxysme de sa maladie – Philoctète ne veut pas voir que la source de son mal est en lui et que la morsure du serpent – « caché en pleine lumière », qu’il n’a donc pas vu alors qu’il l’aurait dû – a la fonction d’un symptôme. Il en souffrira aussi longtemps qu’il n’en comprendra pas la cause en lui et non à l’extérieur de lui : il traite comme sa propriété ce qui ne peut être bienfaisant que s’il le traite comme un dépôt[28]. Nous sommes, non les propriétaires, mais les dépositaires de nos talents. Si nous les utilisons comme ce qui sert à nous faire valoir aux yeux des autres, ce ne sont plus des talents, nous les transformons en apanage (en privilège), dont nous pensons légitime d’en faire payer l’usage.

 

Ainsi ce qui triomphe en tous, c’est le mensonge éthique. On ne peut échapper à la logique d’un tel ensemble qu’en changeant de niveau, ce qui ne veut pas dire, en s’en remettant à la puissance divine de nous sortir de nos impasses. Changer de niveau veut d’abord dire changer de système de valeurs, passer d’un monde où triomphent les rivalités mimétiques à un monde que je préférerais appeler celui de la « grâce » plutôt que celui de la « gratuité ». Avertissons-en aussitôt le lecteur : il se gardera bien d’entendre, sous la notion, quelque chose de divin ou quelque chose d’humain à quoi se mêlerait du divin. L’intervention d’Héraclès justement nous éclairera sur le contenu de la notion (en grec, kharis).

 

II. – Muthos

 

A. – Héraclès à Philoctète : « Je viens en suppliant de ta kharis ».

 

Nous nous souvenons de la dernière invitation de Néoptolème à son compagnon et de son ambiguïté : « Prends congé d’une terre et avance (au combat) ». La progression de nos deux va-t-en-guerre est imprévisiblement interrompue par la voix d’Héraclès[29] qui se fait entendre dans leur dos, pouvons-nous imaginer (1409-17) :

Μήπω γε͵ πρὶν ἂν τῶν ἡμετέρων

ἀΐῃς μύθων͵ παῖ Ποίαντος·

φάσκειν δ΄ αὐδὴν τὴν Ἡρακλέους

ἀκοῇ τε κλύειν λεύσσειν τ΄ ὄψιν.

Τὴν σὴν δ΄ ἥκω χάριν οὐρανίας

ἕδρας προλιπὼν

τὰ Διός τε φράσων βουλεύματά σοι

κατερητύσων θ΄ ὁδὸν ἣν στέλλῃ·

σὺ δ΄ ἐμῶν μύθων ἐπάκουσον.

La prise de parole d’Héraclès embraye directement sur l’invitation de Néoptolème : « Avance (au combat)… Pas encore, du moins pas avant que tu n’aies entendu nos conseils (μύθων), enfant[30] de Pœas. Dis-toi que tu entends la voix apaisante d’Héraclès et que tu en vois en pleine lumière l’apparence. J’ai laissé mon siège céleste et je viens en suppliant de ta kharis (générosité) afin de t’expliquer les desseins de Zeus et te retenir sur la voie sur laquelle tu es entraîné. Toi, prête une oreille attentive à mes conseils (μύθοις). »

 

Le deus ex machina auquel le poète recourt, nous l’avons dit, n’a pas pour fonction de réconcilier la conclusion de la tragédie avec le mythe, puisque le spectateur, s’il entend bien Néoptolème, soupçonne qu’il emmènera son « allié » à Troie. Nul doute, d’ailleurs, qu’Héraclès ait compris les sous-entendus dans les propos de Néoptolème. « Ne va pas encore, du moins pas avant que tu n’aies entendu… ». Héraclès invite à suspendre un mouvement et non à changer de direction ; il vient pour faire entendre un conseil qui modifiera l’esprit dans lequel se fera la marche des deux hommes et pour retenir Philoctète sur la voie ἣν στέλλεται. L’emploi du verbe στέλλω au passif, est à prendre en considération ; le verbe signifie « équiper », pour une expédition militaire ou pour une mission officielle, mais également « emmener » quelqu’un. Pour le public, Héraclès laisse entendre qu’il vient empêcher que Philoctète ne soit emmené de force à Troie.

 

À l’appui de considérations sur les changements de rythme, l’intervention d’Héraclès a été interprétée comme une « seconde fin » nécessaire pour rendre conforme la conclusion de la tragédie avec la tradition mythique[31]. Cette « seconde » fin de Philoctète a été l’objet de remarques critiques négatives ; elle a le plus souvent été défendue[32]. Je montre, ci-dessus, qu’elle n’est qu’apparente ; du point de vue des contenus idéologiques, elle est intrinsèquement liée à ce qui précède en ce qu’elle permet d’articuler une opposition entre un logos (un plaidoyer selon les règles que les discours politiques devant l’Assemblée et les défenses devant le tribunal sont en train de mettre en place) et un muthos, dont nous avons encore à découvrir le contenu[33]. Le « discours » d’Héraclès a fait l’objet d’une analyse plus attentive de la part de Rose (1976) dans une étude où il examine la façon dont Sophocle utilise dans Philoctète la doctrine des Sophistes. Le poète tragique en accepterait l’explication de l’origine des sociétés, mais se séparerait d’eux par son attachement à des valeurs sociales aristocratiques, dont Philoctète serait, dans la pièce, le modèle sur lequel Héraclès viendrait apposer le sceau de la légitimité divine.

 

Avec raison, Rose conteste que l’envoyé de Zeus donne des ordres ; il commente ensuite : « Heracles describes his speech – and Philoctetes repeats the word – by the archaic, heroic term μῦθοι » (p. 101). Certes l’épopée homérique ignore à peu près l’usage du mot λόγος, toutefois, ce n’est pas parce que μῦθος, comparé à λόγος, paraît plus archaïque qu’il comporte nécessairement une connotation « héroïque[34] ». Pindare, par exemple, valorise l’usage de λόγος contre celui de μῦθος (sous ce terme, il désigne ce que nous appellerions, pardon pour la formule, des « contes de bonne femme[35] »). Les λόγοι de Pindare recueillent la « fine fleur » de la tradition héroïque.

 

Rose poursuit : « The phrase used for the will of Zeus (τὰ Διός ... βουλεύματα) recalls the Διὸς βουλή of the Iliad, which in most contexts describes Zeus’ commitment to validating Achilles’ absolute superiority in the face of rejection and injury by the highest political authority in his society » (p. 101). Si l’on peut admettre que le groupe nominal employé par Héraclès est une allusion à la formule du début de l’Iliade (« Ainsi s’accomplissait le plan de Zeus »), l’explication qu’en donne Rose ensuite est purement fantaisiste. Sur les nombreux emplois de la notion (βουλή) dans l’Iliade, quatre seulement concernent Zeus (XII, 241 ; XIII, 524 ; XX, 15 et 20) ; ils n’ont rien à voir avec le ferme engagement de Zeus pour « prouver le bien-fondé de l’absolue supériorité d’Achille » mesurée à l’humiliation qu’il subirait de la part des « autorités politiques les plus haut placées ». Le « plan » de Zeus s’achève au chant XXIV, au moment où Priam, de manière totalement inattendue, surgit dans la tente d’Achille, sous l’effet de la surprise, peut s’approcher du fils de Thétis et se faire son suppliant en touchant ses genoux. Achille alors comprend le message que Zeus lui adresse ; il le formule en un μῦθος (XXIV, 598), celui de l’histoire de Niobé qu’il raconte à Priam : même Zeus, qui dispose de tout le κράτος, de la souveraineté de la force et de celle de la parole, ne peut pas réclamer une reconnaissance absolue de sa valeur ; sa demande est soumise à la souveraineté de la parole à travers laquelle s’exprime un intérêt commun, garant de la survie d’un groupe de solidaires (en l’occurrence, Zeus a dû se soumettre à une décision de l’Assemblée des dieux de l’Olympe pour débloquer la mécanique cosmique enrayée par sa faute à lui, lorsqu’il a pétrifié tous les solidaires des enfants de Niobé, empêchant ainsi leurs funérailles). Héraclès vient en effet instruire Philoctète d’un modèle achilléen ; ce n’est pas celui du héros poursuivant obstinément le soin de sa gloire et d’un rang qui l’élèverait au-dessus de tous les autres, c’est celui du héros – grand par cela même – renonçant à sa revendication et laissant s’exprimer en lui kharis, disons, en une première approximation, de la générosité. Le contenu du muthos d’Héraclès n’est pas l’exaltation des valeurs aristocratiques dont Sophocle regretterait l’oubli ; il n’est pas non plus un commandement divin auquel Philoctète aurait accepté de se soumettre. Quel est-il donc ?

 

Par l’intermédiaire d’Héraclès, Sophocle nous invite à ἀίειν μύθων, à percevoir, sous leur murmure, sous les signaux acoustiques qu’ils émettent (comme le battement du cœur) un signal, une invitation, qui sauve, parce qu’elle est invitation, chez celui qui l’entend, à en user avec lui-même, avec les autres (alliés ou ennemis), avec l’instrument lui conférant un pouvoir qui l’élève au-dessus des autres, χαριζόμενος, « gracieusement ». Il nous faut en effet ne pas laisser passer inaperçue l’étrange formule qu’Héraclès adresse à Philoctète : Τὴν σὴν δ’ ἣκω χάριν (1413), ce que Mazon, faisant l’économie des deux concepts essentiels de la proposition (le verbe hēkō et le nom kharis) traduit : « C’est pour toi que je suis là[36] ». La formule serait-elle donc l’équivalent d’un emploi adverbial (« je fais quelque chose pour l’amour de quelqu’un ») ? La double détermination τὴν σήν invite à donner à χάριν le sens plein que comporte le nom. Le verbe ἥκω, à sens terminatif et perfectif, indiquant le terme d’un mouvement, appartient, vraisemblablement, à la même famille que ἵκω (voir Chantraine, DELG, s.u.) et, selon toute probabilité, est formé sur une racine *seik- signifiant « porter (la main) jusqu'à » quelque chose, des genoux ou un menton, dans le rite de la supplication.  La forme ἥκω peut s’expliquer comme une transformation de *seik- > heik-, écrite ἡκ- tandis que ἵκω résulte du degré zéro de la racine. Sur cette racine a été formé le nom hikētēs, « suppliant », nommé à partir du geste qui l’institue comme tel : est « suppliant », sous la protection d’un maître disposant d’une force qu’il est invité à contenir, celui qui a réussi à « tendre la main jusqu’au » menton ou aux genoux de celui dont il a recherché la protection. Héraclès dit à Philoctète : « J’arrive (auprès de toi) en suppliant de ta kharis. Je touche ce qui est, en toi, kharis : ne persiste pas dans ton obstination à être payé au prix de l’affront que tu as subi, par la destruction de tous tes alliés. Réintègre un circuit des échanges par un geste sans équivalence objective, qui modifiera l’unité de mesure de toutes les valeurs[37]. »  Le thème de la supplication est une autre invitation à lire, en filigrane du deus ex machina, l’ultime scène de l’Iliade, dans laquelle, sous la figure de Priam, c’est Zeus qui se présente en suppliant devant Achille, aussitôt enfin touché par une demande de l’autre sous sa manifestation la plus inattendue et la plus imprévisible. Sophocle interprète le renoncement d’Achille à l’objet de désir mimétique (que Zeus favorise sa prétention à exercer une maîtrise absolue sur les hommes) comme une kharis, dont il rappelle la mémoire à son public et dont le rappel rituel à la fin du spectacle tragique a fonction de renouvellement de son efficacité. « Uses-en avec toi-même (moque-toi de tes appels pathétiques à la reconnaissance !), avec les autres, que tu traites comme des rivaux (moque-toi des gesticulations tapageuses du pouvoir), avec ton arc « divin » (ne sois pas l’esclave de ce qui t’exhausse aux yeux des autres) généreusement, ou encore, librement ! » (χάρις est la puissance en l’individu qui lui permet de χαίρειν, soit, selon l’interprétation que je propose du sens du verbe[38], « d’en user librement avec » soi, avec l’autre et avec l’objet dont il est le détenteur).

 

Héraclès veut toucher, en suppliant, la kharis de Philoctète par un muthos : son action sera efficace, puisque, au terme de son exposé, Philoctète s’exclamera : « Ô retentissement (d’une parole) que j’aspirais à entendre, ambassadeur (de Zeus), toi qui m’es apparu à temps, je ne me défierai pas de tes μῦθοι » (desseins, conseils) « de ce que tu me signifies[39] ». Notre question donc : « Qu’est-ce que ‘toucher’ la kharis de quelqu’un ? » Le contexte de la fin de la pièce de Sophocle invite à une première forme de réponse : c’est toucher en lui ce qui lui permet d’oublier ou, sans doute, de façon plus positive et plus radicale, de dépasser les rivalités mimétiques. Quel est le ressort d’un tel dépassement ? Écartons tout de suite le malentendu qu’une trop longue tradition religieuse induit : ce n’est pas un miracle ; ce n’est pas quelque chose qui requiert une pichenette divine (imperceptible, bien sûr, si imperceptible qu’au moment où Dieu exerce son action dans l’individu celui-ci en a le sentiment qu’il agit de manière absolument libre) ; c’est une possibilité de l’homme, une capacité d’agir en se libérant du « poids » des regards, ou en regardant autrement, c’est sortir de l’enfermement dans un cercle où « l’enfer, c’est les autres ». Que Philoctète se moque du regard que l’on portera sur lui ; au lieu de l’envie, il y suscitera l’admiration.

 

B. – Comment sort-on du cercle infernal des rivalités ?

 

Héraclès explique d’abord sa « fortune » (à opposer aux hasards divins de Néoptolème…) :

Καὶ πρῶτα μέν σοι τὰς ἐμὰς λέξω τύχας͵

ὅσους πονήσας καὶ διεξελθὼν πόνους

ἀθάνατον ἀρετὴν ἔσχον͵ ὡς πάρεσθ΄ ὁρᾶν·

« Et d’abord je mettrai en rapport avec toi ce qu’il m’a été donné d’obtenir, tous les travaux pénibles que j’ai soufferts et par lesquels je suis passé, tenant fermement le cap pour atteindre le prix de l’immortalité, comme cela t’est donné de le voir » (1418-20). Les πόνοι permettent d’acquérir une valeur / un mérite immortels. Ainsi en ira-t-il de Philoctète : ses luttes et ses souffrances doivent lui acquérir la gloire ; ses πόνοι sont l’équivalent de ceux d’Héraclès ; ils valent mieux que les efforts des combattants. Ils l’associent aux travaux pénibles des travailleurs de la terre ou de la mer, de tous ceux qui sont obligés de « travailler » (« peiner », disons-nous) pour vivre (manger, boire, se vêtir, s’abriter).

καὶ σοί͵ σάφ΄ ἴσθι͵ τοῦτ΄ ὀφείλεται παθεῖν͵

ἐκ τῶν πόνων τῶνδ΄ εὐκλεᾶ θέσθαι βίον.

« Avoir souffert […] te vaut ceci : à l’issue de tes πόνοι (de tes peines, de tes travaux pénibles) disposer d’un vie glorieuse » (1421-2). Le sens de la formule εὐκλεᾶ θέσθαι βίον (mot à mot, « disposer pour soi une vie glorieuse ») est ambigu ; on peut entendre que : « travailler est la condition - ἐκ τῶν πόνων -  pour obtenir des ressources honnêtement gagnées » (des richesses qui ne portent pas atteinte à la réputation). Les souffrances subies dans l’humiliation ont été, pour le grand seigneur, un apprentissage ; elles l’ont mis au niveau des hommes du πόνος, du travail quotidien pénible dans sa lutte pour « gagner sa vie », comme l’on dit. La soumission aux nécessités de la vie commune, l’expérience de la « peine », rendent possible la capacité d’agir « gracieusement ». Le travail dégonfle le sérieux des rivalités mimétiques. Les objets du besoin ne sont pas des objets de désir qui distinguent : ils rappellent les être humains à leur condition commune. Aux termes de ses dix années d’épreuve, comme Ulysse dans l’Odyssée,  Philoctète s’est humanisé. Il a acquis la condition qui lui permet d’agir en sortant du cercle des rivalités qui asservissent les individus au désir d’en remontrer.

 

Ἐλθὼν δὲ σὺν τῷδ΄ ἀνδρὶ πρὸς τὸ Τρωϊκὸν

πόλισμα͵ πρῶτον μὲν νόσου παύσῃ λυγρᾶς͵

ἀρετῇ τε πρῶτος ἐκκριθεὶς στρατεύματος͵

Πάριν μέν͵ ὃς τῶνδ΄ αἴτιος κακῶν ἔφυ͵

τόξοισι τοῖς ἐμοῖσι νοσφιεῖς βίου͵

πέρσεις τε Τροίαν͵ σκῦλά τ΄ εἰς μέλαθρα σὰ

πέμψεις͵ ἀριστεῖ΄ ἐκβαλών* στρατεύματος͵

Ποίαντι πατρὶ πρὸς πάτρας Οἴτης πλάκα.

Ἃ δ΄ ἂν λάβῃς σὺ σκῦλα τοῦδε τοῦ στρατοῦ

τόξων ἐμῶν μνημεῖα πρὸς πυρὰν ἐμὴν

κόμιζε.

[*ἐκβαλών manuscrits : ἐκλαβὼν correction de Turnèbe, généralement reprise sans discussion par les éditeurs[40].]

 

« Arrivé avec l’aide de cet homme (de ce guerrier) en présence des remparts troyens, en premier lieu tu mettras fin à une maladie douloureuse (qui brise) : pour la valeur, jugé comme le premier de l’armée, tu écarteras de la vie (de la lutte pour l’appropriation des ressources vitales), avec mes flèches, Pâris, qui a été la cause de ces maux (de ces malheurs) ; dès lors tu dévasteras Troie ; ses dépouilles, les plaçant hors de portée[40a] de l’armée, tu les enverras dans ton palais, à ton père Pœas, sur les plateaux de l’Œta, ta patrie. Toutes les dépouilles que tu recueilleras de cette expédition grâce à mes armes, apporte-les et dépose-les près de mon bûcher en guise de mémorial » (1423-1433).

Je propose une lecture qui diverge de la lecture conventionnelle : la première maladie à laquelle Philoctète mettra fin, ce n’est pas l’infection de son pied, mais la guerre (Pâris est à l’origine τῶνδε κακῶν = τῆς νόσου λυγρᾶς). Il existe une équivalence entre la maladie de Philoctète et la guerre : ce sont toutes deux des infections qui se manifestent par une décomposition d’un membre ou du corps social. La maladie est λυγρά : il n’est pas impossible que l’adjectif comporte dans son sens l’idée de décomposition, de ce qui se brise ou se défait (voir Chantraine, DELG, s. u.).

 

D’abord Philoctète sera mis à la tête de l’armée, parce que c’est lui qui détient « la meilleure aptitude à emporter le prix de la victoire » ; il est πρῶτος ἀρετῆι. Il l’est devenu par les dix années de luttes, en efforts pénibles, contre une infection, par des conditions de vie difficiles, la solitude, la douleur, et par la nécessité quotidienne de trouver les moyens de se nourrir et de survivre. Les épreuves de Philoctète ont été une initiation à l’expérience humaine la plus commune. Elles l’ont « humanisé ». Loin d’accorder le premier prix aux valeurs aristocratiques, Sophocle met en scène un Ulysse en habit de Philoctète. Il rappelle à son public que les leçons de l’Odyssée sont la suite logique du renoncement achilléen à faire valoir son privilège de naissance.

 

Ensuite, selon la leçon des manuscrits, Philoctète devra envoyer à son père les dépouilles de Pâris ; ce faisant il tiendra à l’écart de l’armée le prix de la valeur ; il neutralisera une source de rivalités potentielles en la « bannissant » du domaine public et en la mettant à l’abri d’un espace privé. Le verbe ἐκβάλλειν, à l’aoriste ou au parfait, apparaît par ailleurs cinq fois dans la pièce, pour désigner le « bannissement » de Philoctète, sa mise à l’écart (à l’aoriste, vers 257 ; 1034 ; 1390 et 1391 ; vers 600 : ἐκβεβληκότες). Par ses cris de douleur et la puanteur de sa blessure, il ne permettait pas que l’on sacrifie aux dieux. La puanteur que dégage la « pourriture » des chairs empoisonnées servait à couvrir un autre motif du bannissement. Faisons l’hypothèse d’une synecdoque (la partie vaut pour le tout) : l’infection du pied symbolise le mal infectieux que Philoctète lui-même représente pour l’ensemble de la troupe ; en le bannissant, c’est l’effet de son arme divine, la dissolution des liens de solidarité, que l’on neutralisait. Seule cette arme permet de triompher de Pâris, un archer (aux qualités divines). La seule façon de neutraliser le surgissement potentiel de nouvelles rivalités que pourrait susciter la détention de ses dépouilles, c’est de mettre fin à leur usage guerrier. L’exploit de Philoctète ne sera pas célébré comme un exploit « héroïque » ou « aristocratique ».

 

Avec toutes les dépouilles qu’il gagnera grâce aux armes d’Héraclès, il élèvera un monument, qui permettra de ne pas oublier les leçons d’un passé dépassé.

 

Il est demandé à Néoptolème de coopérer étroitement avec Philoctète (un autre thème emprunté à l’Iliade : Nestor, lors des jeux funèbres, a tenté en vain de faire comprendre à Achille que si Patrocle était mort, c’est parce qu’il avait manqué du soutien qu’il aurait dû lui apporter). Il est demandé aux deux hommes de veiller l’un sur l’autre (emploi du duel φυλάσσετον ὡς λέοντε συννόμω, « comme deux lions qui partagent la même nourriture »). Jebb (1908, p. 220, rappelé par Webster, 1985, p. 158, vers 1436) suppose un renvoi à Iliade 10, 297 : Diomède et Ulysse quittent le camp et s’enfoncent dans la nuit ὥς τε λέοντε δύω. La citation me paraît probable : dans l’Iliade, la coopération entre Diomède et Ulysse sert à mettre en évidence, par contraste, la collaboration déficiente entre Achille et Patrocle[41]. Néoptolème devra donc renoncer à son désir d’exploit ou au désir de faire valoir sa supériorité.

 

Héraclès enverra Asclépios lui-même pour guérir la blessure ; il ajoute : τὸ δεύτερον γὰρ τοῖς ἐμοῖς αὐτὴν χρεὼν τόξοις ἁλῶναι (1439-40). L’emploi de γάρ, « en effet » laisse clairement entendre qu’Héraclès indique la raison pour laquelle il enverra Asclépios guérir la blessure, et cela, étant donné le moment où il en fait mention (après la mort de Pâris et la prise de Troie), quand la guerre sera achevée : « Il convient que Troie soit prise une deuxième fois grâce à mon arc ». Blessé au pied, Philoctète ne pourra pas se faire croire ou faire croire qu’il a été le vainqueur de Pâris grâce à sa valeur, parce qu’il était meilleur archer que lui, par exemple. Sa victoire sera imputable à l’arme divine dont il était le dépositaire. Sa guérison réclamera également une intervention divine.

 

Enfin le messager de Zeus invite les deux hommes à εὐσεβεῖν τὰ πρὸς θεούς, « manifester une crainte respectueuse en présence de ce qui appartient aux dieux » (enclos sacrés, autels, statues, sanctuaires) (1441). La demande est une invitation à ne pas se laisser griser par la victoire et ne pas céder à la démesure. Il n’appartient pas au vainqueur de mesurer toutes choses du point de vue de sa supériorité. Respecter les dieux, pour les hommes, c’est sauvegarder le sens des limites de ce qu’ils peuvent.

 

La réponse de Philoctète s’articule à deux moments antérieurs de la pièce, d’abord à celui de sa première rencontre avec Néoptolème, lorsqu’il découvre son parler (en hellène, c’est-à-dire en dialecte thessalien) : Ὦ φίλτατον φώνημα· φεῦ τὸ καὶ λαβεῖν πρόσφθεγμα τοιοῦδ΄ ἀνδρὸς ἐν χρόνῳ μακρῷ (234-5) fait écho à Ὦ φθέγμα ποθεινὸν ἐμοὶ πέμψας͵ χρόνιός τε φανείς (1145-6), tandis que οὐκ ἀπιθήσω τοῖς σοῖς μύθοις (1447) fait écho à la réponse qu’il donne à sa dernière tentative pour le convaincre  (1350-1 : πῶς ἀπιστήσω λόγοις τοῖς τοῦδ΄… »). Sophocle pouvait-il mieux nous laisser entendre que Néoptolème a représenté pour Philoctète une promesse qu’il n’a pas su tenir ? Et cela parce qu’il n’a assimilé de son père que les traits négatifs : morgue du grand seigneur, besoin de rivalité pour affirmer sa supériorité, aspiration à occuper le rang le plus haut, à dicter ses décisions, soif de gloire, soin de sa propre réputation qui n’interdit pas de recourir à la dissimulation. Il a oublié le seul instant où son père a été admirable (et non enviable), lorsqu’il a renoncé à sa revendication pour, à la façon de Philoctète lui-même, accepter les partages communs et γνώμην φίλων, « la conclusion des alliés » (dans le cas de Philoctète, Héraclès, certes, mais également les Atrides, Ulysse et Zeus) par un acte que j’appellerai « purement gracieux » plutôt que « de pure générosité » (car il peut y avoir de la démonstration dans la générosité).

 

Toutes les instructions que donne Héraclès sont convergentes : Philoctète est invité à mettre fin à une « maladie du corps social » dont l’effet est celui d’une « décomposition des liens de solidarité », « en agissant gratuitement » ou encore « généreusement », à la façon d’Achille lorsqu’il accepte de rendre à Priam le cadavre d’Hector, renonçant à une autre reconnaissance, celle de la souveraineté, qu’il réclamait de Zeus. Philoctète a été paradoxalement rendu capable d’un tel geste par les dix années d’épreuves, non seulement de la maladie, mais surtout des travaux pénibles qui lui ont permis d’intégrer l’expérience humaine la plus commune. De ce point de vue, ses épreuves sont analogues à celles d’Ulysse racontées dans l’Odyssée. Par ces épreuves, le fils de Laërte (ce que j’interprète dans le sens où le nom signifie « Qui soulève la pierre », une métonymie pour Solon) s’est purifié de son désir de tyrannie. À travers Philoctète, Sophocle réactualise les leçons des deux épopées homériques. Qu’est-ce qu’agir gracieusement ? Le muthos d’Héraclès permet de formuler une réponse au moins négative : c’est, en direction de toutes les dimensions mises en œuvre dans l’action (soi, les autres, les instruments et les talents) se libérer de l’asservissement aux désirs communs, causes de rivalité. C’est libérer la générosité du vouloir.

 

 

Conclusion : tenir mémoire des leçons de l’épopée homérique

 

Wilson (2009), fondant son argumentation sur un examen précis d’inscriptions athéniennes, est conduit à la conclusion que le décret honorant Thrasybule pour le meurtre du « tyran » Phrynicos, un chef de file de la mise en place des Quatre Cents en 411, a été lu publiquement lors des grandes dionysies de 409 devant le public avant la représentation des tragédies. Cette proclamation publique fait écho à un décret analogue, à l’époque des premiers temps de l’existence du spectacle tragique, honorant les tyrannicides (fin du VIe siècle). Wilson en tire la conclusion de l’existence d’un lien intrinsèque entre la tragédie et l’institution démocratique à Athènes. L’année 409 a été également celle de la représentation de Philoctète ; cette année-là, c’est Sophocle qui a été couronné. Selon la lecture à laquelle nous invite le muthos d’Héraclès en conclusion des péripéties qui ont permis de conduire librement  - une liberté fondée sur la générosité – Philoctète à Troie, la pièce de Sophocle est également un rite de renouvellement des leçons de la fin de l’Iliade et, pourrait-on dire, de l’ensemble de l’Odyssée, y compris la victoire d’Ulysse sur Antinoos et les prétendants de manière générale, grâce à son arc : Philoctète « écartera Pâris βίου », de la vie autant que de l’usage des « ressources vitales » (Pâris est traité comme un parasite). Loin que le langage tragique, selon l’analyse de Pucci (1994), doive recourir au langage épique pour sortir l’homme d’un labyrinthe du sens dans lequel le rapport aux valeurs, et aux dieux, reste marqué d’ambiguïtés, le langage tragique de Sophocle, celui-là du moins, se donne pour fonction de restaurer les valeurs oubliées de l’épopée homérique, j’ajouterai, fondatrices de l’idéologie démocratique athénienne : la terre est la même pour tous.

 

 

Travaux cités ou consultés

 

Les textes grecs sont extraits du TLG, Copyright Université de Californie, Irvine. Le texte de Sophocle est celui des Universités de France. Les variantes et leur origine sont signalées dans le texte.


[1]     Dans l’examen d’une œuvre, je recourrais volontiers à l’usage de deux notions grecques anciennes, celles de βουλή et de νόος (νοῦς). Toute forme narrative traditionnelle (à la catégorie de laquelle appartient une tragédie attique) est organisée selon une boulē, un objectif qu’un actant du récit (son Sujet) est chargé d’atteindre en tant qu’Objet. En l’occurrence, la tâche est donc de conduire Philoctète volontairement à Troie avec son arme divine. Dans un premier moment de l’intrigue, sous la conduite d’Ulysse, Néoptolème tente un détour formel pour réussir la tâche ; si l’on peut embarquer Philoctète sans recourir à la force, par la ruse, sans se préoccuper de la matérialité de son consentement, Ulysse, convaincu que toute autre méthode est vouée à l’échec, pense que l’on aura satisfait à la demande. Le détour échoue. Néoptolème refuse ensuite de recourir à un deuxième détour pour obtenir un consentement formel, le chantage (Philoctète, sans son arc, s’il veut survivre, ne pourra pas ne pas se décider à embarquer). Le fils d’Achille s’est cru assez fort pour persuader le récalcitrant, pour émouvoir son vouloir. En vérité, il ne disposait pas de la qualité requise pour le faire. Le Sujet (Néoptolème, sous la conduite d’Ulysse, puis en agent autonome) chargé de l’obtention de l’Objet est finalement conduit devant un constat d’impuissance. En apparence, οὐ τελείεται βουλή κατὰ Νεοπτολέμου νόον. Mais cet échec du plan conformément au noos d’un personnage (conformément à l’intelligence qu’il a de la situation et aux détours dont il est capable pour réussir) ne signifie pas l’échec du noos du poète lui-même. Il est au contraire un élément sur lequel nous devons, nous lecteurs ou auditeurs, prendre appui pour comprendre le noos, soit la visée poétique, c’est-à-dire le détour qui a paru indispensable au poète pour conduire un auditoire à percevoir la solution à une difficulté sociale (politique) par le moyen d’une construction poétique, celui de son cheminement et de son dénouement. Car la fine pointe d’une visée poétique se révèle au moment du dénouement. Ou bien le deus ex machina est un coup de théâtre artificiel (dans ce cas, Sophocle aurait bâclé son travail), ou bien il est l’achèvement d’une intrigue parfaitement réfléchie.

[2]     Cette façon de parler (« Écoute les explications que je t’apporte ») paraît d’une grande simplicité. Et pourtant Néoptolème est d’une candeur qui cache une sorte de rouerie ingénue. L’emploi de φρων signale au spectateur l’usage d’une autre formule qui n’aurait pas éveillé la méfiance de Philoctète : τόξους ἑκὼν δέ σοι ἥκω φέρων… Mais l’esprit de Néoptolème est préoccupé, au premier chef, de λόγοι. Il veut bien rendre à Philoctète son arc, à condition d’en retirer un profit. Il ne le pourra pas s’il ne le persuade pas de le suivre à Troie. Cette façon de parler contraste avec celle d’Héraclès : τὴν σὴν δ’ ἥκω χάριν… L’emploi du même verbe ἥκω dans la bouche de Néoptolème et d’Héraclès, le tour singulier de la syntaxe dans les deux cas (l’usage d’une périphrase dans le premier cas, ἥκω φέρων) ne laissent guère de doute sur l’existence d’un écho délibéré. Je propose de traduire : « Écoute les explications que je t’apporte, je t’en supplie ».

[3]     Ma traduction est une interprétation, fondée sur l’emploi de l’actif ἤκουσε (sujet, « Achille ») et non sur le passif ἠκούσθη. Achille « entendait » / « écoutait » ce qu’il y avait de mieux ; le reste, il ne l’entendait pas.

[4]     Voir Iliade, XVI, 61-65 et 89-90.

[5]     Voir Iliade, XVIII, 104-115 [Achille dit à Thétis quelles sont ses intentions : il refoulera provisoirement sa colère, quelque satisfaction qu’elle lui apporte ; il ira jusqu’à ce qu’il rencontre Hector, φίλης κεφαλῆς ὀλετῆρα ; sous la formule, il évoque, par métonymie, son armure (le casque que la poussière ne devait pas souiller)].

[6]     Les renvois de Philoctète à Homère (Iliade, Odyssée) sont nombreux ; ils ont fait l’objet de diverses études. On a surtout mis en rapport la mise en scène de Sophocle avec la scène de l’ambassade [Iliade, chant IX ; voir, entre autres, Beye (1970)] ou avec l’Odyssée dans son ensemble (voir Davidson dans Stage Directions, pp. 25-35, Griffiths éd.). Des remarques ont été faites sur les liens entre l’Achille de l’Iliade et Philoctète (Knox, 1966, pp. 50-52, sur Achille en tant que modèle de l’héroïsme ; K.C. King, Achilles, Berkeley, Los Angeles, 1987, pp. 66-77 ; J. Park Poe, Heroism and Divine Justice in Sophocles’ Philoctetes insiste sur les différences entre les deux personnages (Leiden, 1974, pp. 13-15) (tous trois cités par Davidson, note 32, p. 35). Un auteur a-t-il fait le lien entre la conclusion de l’Iliade et celle de Philoctète, je l’ignore. Roisman (2005), en tous les cas, en reste à une lecture de l’Iliade selon laquelle l’épopée exalte la quête de la gloire chez le guerrier, alors qu’une lecture inverse – l’épopée est une critique de l’idéologie de l’aristocratie guerrière – rend mieux compte, à mon sens, de l’ensemble de l’intrigue et, notamment, de la scène conclusive [la supplication de Priam. Sur cette scène, voir A. Sauge (2000), l’analyse du chant 24 et, notamment, l’analyse du mythe de Niobé]. Je m’attacherai à montrer les liens structurels entre l’Achille de l’Iliade et Philoctète. Par liens structurels j’entends l’ensemble des traits qui permettent de définir la place d’un personnage dans un système de relations. Le « caractère » est aussi un produit de ces relations : Achille et Philoctète sont « obstinés, ensauvagés dans leur revendication, sans concession, méprisant pour leurs adversaires » non en vertu de leur « nature », mais de leur statut, de la singularité de l’arme dont ils disposent et de leur place dans le groupe. Pour affirmer l’existence d’un renvoi d’une organisation narrative à une autre, il ne suffit pas de s’appuyer sur le fait qu’un objet identique apparaît dans deux mises en scène, un « arc divin », par exemple, il faut examiner le rôle de l’objet dans l’ensemble à l’intérieur duquel il est inscrit. « L’arc divin » de Philoctète ne renvoie pas principalement ou pas uniquement à l’arc d’Ulysse dans l’Odyssée, il renvoie à l’armure divine qu’Achille a reçue de son père en dépôt, à ce qu’elle représente aux yeux d’Achille, à la place qu’elle lui confère dans la troupe, à l’usage qu’il en a fait. Il est probable que Sophocle a multiplié les traits (voir Davidson) qui invitent le public athénien à superposer, à la situation de Philoctète, celle d’Ulysse au cours des péripéties de son retour telles que les narre l’Odyssée. L’usage de la superposition est ironique : les souffrances de Philoctète sont celles d’Ulysse, devenu un repoussoir ; ce n’est pas « Ulysse », le personnage de Philoctète, qui l’a oublié (qui a oublié sa parenté profonde avec Philoctète), c’est, dans le public athénien, un groupe de solidaires (disons, la classe « marchande » dont la richesse est fondée sur l’empire maritime) comme la grande aristocratie terrienne a oublié la leçon de la conclusion de l’Iliade. Je ne crois donc pas, avec Davidson (p. 35) que le dessein de Sophocle ait été de mettre en évidence « the ironic perversity of Odysseus’ mission to Lemnos and his alienating behaviour in the course of it ». J’y crois d’autant moins que ce langage me paraît dénoter passablement de confusion dans l’usage des notions. « L’ironique malignité de la mission d’Ulysse » ?

[7]     Ma formule est sans doute une réminiscence de celle de D. Donnet à propos d’Ulysse : « présenter à autrui comme étant son avantage ce qui est surtout son avantage à soi » (Donnet, 2004, p. 320). Pour la duplicité du langage d’Ulysse, voir ses instructions à Néoptolème, vers 54-85. Argument : si tu ne t’empares pas de Philoctète et de son arme « par la ruse », « il ne te reviendra pas de dévaster la plaine de Troie » (vers 69). Ulysse conclut l’argumentation par une formule dont la concision laisse entendre l’incapacité du sophiste, de l’expert en combines, à refouler jusqu’au bout sa pensée la plus secrète : μέρος βραχὺ / δός μοι σεαυτόν ; « concède-moi une brève part de toi-même », cela suffira pour que ta victoire soit la mienne ! Néoptolème a changé de méthode ; il ne recourt pas à la ruse, mais à la sincérité, dont il fera un instrument de séduction dans son intérêt. Les moyens qu’il emploie sont en apparence plus nobles que ceux d’Ulysse. Quel est le plus honorable, sous l’intérêt d’autrui viser son propre intérêt par la ruse ou par la sincérité ?

[8]     ἠγρίωσαι renvoie à des formules du type ἄγρια οἶδε (Il. XXIV, 41) ; οὐ σὺμβουλον δέχῃ résume la scène de l’ambassade (chant IX) ; στυγεῖς évoque, par métonymie, la première réaction d’Achille à la plaidoirie d’Ulysse : « m’est haïssable autant que les portes de l’enfer celui qui ne dit pas ce qu’il pense » (IX, 312-13). Achille est resté également sourd à la « bienveillante remontrance » de Phoenix. Lorsqu’il s’obstine à maltraiter le cadavre d’Hector, il soulève jusqu’à l’indignation d’Apollon devant l’indifférence des dieux olympiens (XXIV, 33-54)

[9]     Cf. Eschyle, Prométhée, vers 789 ; la mémoire est comparée à des tablettes sur lesquelles le médecin écrit ses prescriptions.

[10]     Nous dirions : « Ce que je vais te dire est vrai. J’en mets ma tête à couper ». Néoptolème se comporte comme un médecin, dans la tradition également un devin, qui « jure » que son diagnostic est absolument fiable. Il ne cherche pas à tromper le malade. Par cette manière de faire, Néoptolème laisse entendre qu’il traite Philoctète comme un malade à qui il indique la seule voie de sa guérison.

[11]     L’évocation du cours du soleil offre l’aubaine d’un balancement de la formule (ταύτῃ μὲν αἴρῃ͵ τῇδε δ΄ αὖ δύνῃ πάλιν) que ponctue et commente l’emploi en apparence pléonastique de πάλιν : l’adverbe, en redoublant le balancement, en perpétue le branle. Pour le balancement des formules, L’éloge d’Hélène offre des exemples abondants, comme il en offre pour les allitérations (ici ξὺν τοῖσδε τόξοις ξύν τ΄ ἐμοὶ) à valeur argumentative. J’en prendrai pour exemple la formule suivante (Gorgias, Éloge d’Hélène, 11.42-43) : δῆλον ὅτι ὁ μὲν ἁρπάσας ὡς ὑβρίσας ἠδίκησεν͵ ἡ δὲ ἁρπασθεῖσα ὡς ὑβρισθεῖσα ἐδυστύχησεν ; la forme de l’expression (le plan du signifiant) est ici un opérateur de l’argumentation : les correspondances bijectives systématiques entre deux ensembles à l’intérieur d’un même syntagme (ἁρπάσας / ὑβρίσας) ou entre deux syntagmes (ἠδίκησεν / ἐδυστύχησεν), les relations de symétrie (ρπ / βρ – υς / τυ) qui font des signifiants les images les uns des autres, le parallélisme entre l’opposition actif (ἁρπάσας, etc.) / passif (ἁρπασθεῖσα, etc.) et les qualifications morales des agents (ἠδίκησεν / ἐδυστύχησεν), c’est toute cette organisation qui permet de définir un contenu : le plan du signifiant contient en lui la capacité de définir le statut moral de Pâris (injuste) et d’Hélène (malheureuse). Il permet également d’exprimer la relation essentielle entre le locuteur, Néoptolème, et l’arme de Philoctète, cela d’autant plus que le déictique employé, ponctuant l’allitération (τοῖσδε) inscrit l’objet dans la sphère d’appartenance à celui qui parle. Il en est comme si Néoptolème disait : « cet arc et ces flèches, les nôtres ».

[12]     Knox (1966, pp. 126-127) relève les obscurités en ce qui concerne la mention de la prophétie d’Hélénos au cours de la pièce. C’est à ce problème qu’est consacrée l’étude de T. Visser (1998). L’auditoire ne découvre qu’avec l’apparition de l’envoyé d’Ulysse déguisé en marchand que Philoctète doit aller à Troie de son plein gré, un détail qu’Ulysse a tu quand il a donné ses instructions à Néoptolème [mais, à mon sens, il était sous-entendu dans l’invitation à recourir à la ruse pour ψυχὴν λόγοισιν ἐκκλέπ(τειν), vers 55, pour « séduire l’âme » de Philoctète, mais tout aussi bien lui « dérober son moyen de vivre »]. Knox en tire la conclusion qu’Ulysse était avant tout intéressé par l’arc pour en faire lui-même usage. On peut également faire entrer le détail dans la technique de complication progressive de l’intrigue : après l’intervention du marchand (jusqu’au vers 627), Néoptolème (et le public avec lui) sait qu’il lui faut convaincre Philoctète et non seulement lui enlever son arc. Cela fera partie des raisons pour lesquelles il refusera d’abandonner le héros dans son sommeil, puis pour lesquelles il reviendra sur ses pas pour lui rendre son arc. Sans Philoctète, il ne saurait se montrer le meilleur dans la conquête de Troie. Son intérêt commande qu’il le convainque de l’accompagner. Pour Ulysse, il aurait suffi que Philoctète « se décide » lui-même à embarquer.

[13]     Les commentateurs s’intéressent uniquement à délimiter le contenu du « gain » supplémentaire dont parle Néoptolème. Il ne peut s’agir que de la gloire qui rejaillira sur le conquérant de Troie.

[14]      Voir la réaction d’Achille quand il apprend de sa mère que son sort est lié à celui d’Hector : « Puissé-je avoir péri au moment où je n’allais pas, sur le champ de bataille, porter secours à un compagnon que l’on tuait ! » (Iliade, XVIII, 98-100). Voir également la formule du « vain fardeau que porte la terre » (ibidem, 104).

[15]     Πῶς ἀπιστήσω : la formule n’est pas univoque. Elle peut signifier : « Comment ferai-je pour ne pas être crédule ? ».

[16]     Je construis ἐμοί avec παρνεσεν et non avec εὔνους ; pour l’interprétation de l’adjectif, je retiens les valeurs prégnantes dans νοέω, « user de son intelligence pour envisager une issue favorable » dans un conflit, la maladie, etc.

[17]     En l’occurrence, je me rallie à la lecture de Mazon, qui considère le double emploi de διπλῆν comme une anaphore. La répétition est l’équivalent de l’emploi de ὲτέραν μέν, ὲτέραν δέ. Cette lecture était déjà celle de Jebb (1908, p. 211, vers 1370).

[18]     Néoptolème est victime d’une autre manière de ses mensonges antérieurs : il doit tenir sa promesse de reconduire Philoctète chez lui. Voir Knox (1966, p. 138).

[19]     μήδ’ introduit un subjonctif et non un impératif ; la seconde proposition n’est donc pas simplement coordonnée à la première, elle lui est subordonnée ; elle a une valeur finale (négative). Cela n’est pas sans conséquence sur la lecture de la proposition suivante : s’il est inutile que Néoptolème s’attarde, au risque d’évoquer Troie, c’est que (γάρ) son interlocuteur est fatigué d’entendre ses arguments.

[20]     Sur cette lecture, voir Dawe (1978) et le commentaire de Kamerbeek, au vers, pp. 185-6. Dawe adopte la leçon ἅλις γάρ τοι τεθρύληται λόγος ; σοι ainsi que le pluriel (γόοις / λόγοις) sont attestés dans les manuscrits. Dans ce qui précède, Philoctète adresse une invitation pressante à Néoptolème (μὴ βράδυνε / μηδ’ ἐπιμνησθῃς Τροίας : ne traîne pas de peur que tu n’évoques encore Troie) ; la suite peut être considérée comme une clausule justificative : « En effet, j’en ai plein les oreilles des bourdonnements de tes arguments ! »

[21]      « Message » traduit αἶνον. Chantraine (DELG) introduit l’article αἶνος en affirmant : « Se dit de paroles, de récits chargés de sens ». On sait que le mot peut désigner la « fable », un récit comportant au moins deux niveaux de signification. A. Blanc (Supplément au DELG, s. u.) rattache le nom à une racine verbale *h2en, « approuver ». Il ajoute que F. Bader (per litteras) rattache αἶνος au sens d’énigme à une racine *sh2ein- « langage lié ». Je me permets d’en déduire l’existence d’une homophonie (d’où la substitution, dans l’usage, de ἔπαινος à αἶνος pour signifier l’approbation) et, en conséquence, celui d’un signe (un lexème) dont le sens générique serait celui de « message chiffré », se spécifiant en « fable, énigme, devinette », etc. Comme un oracle, le plus souvent, une divination est un message chiffré.

[22]     Πῶς γάρ τις αἰσχύνοιτ΄ ἂν ὠφελούμενος ; Le participe ὠφελούμενος peut être interprété comme moyen ou comme passif. Je fais l’hypothèse qu’il a, en contexte, les deux sens : « Comment quelqu’un pourrait-il avoir honte ‘d’obtenir un avantage’ (passif) / de ‘procurer un avantage qui lui en rapporte un’ » (moyen) ? Philoctète et Néoptolème sont tous deux dans la situation d’être utiles l’un à l’autre en l’étant à soi-même. Peut-on avoir honte de se procurer un avantage en étant utile à quelqu’un ? N’est-ce pas ainsi que l’on en use envers les dieux ?

[23]     γε : dans sa solitude, Philoctète a du moins un allié.

[24]     J’interprète le parfait εἰρηκώς dans le sens de l’achèvement.

[25]     Il n’est même pas interdit de supposer que Néoptolème est revenu sur ses pas, alors qu’il allait s’embarquer avec Ulysse, tenant en main les armes divines, parce qu’il faisait un calcul : après s’être montré si généreux, il se faisait fort de persuader Philoctète, prouvant ainsi qu’il était capable de l’emporter sur Ulysse même dans l’usage du verbe.

[26]     Voir Jouanna (2001). Le critique intitulait son article : « La double fin de Philoctète. »

[27]     Sur les liens entre l’arc et la blessure, voir Hösle (1984, pp. 128-130). L’auteur interprète leur relation selon la dialectique « grandeur » (que l’arc confère à Philoctète, et dont il est l’image) et « solitude », s’inspirant de E. Wilson. Il oublie ce dont la blessure puante est l’indice, celui d’une « souillure » engendrée par la transgression d’une limite  (je serai conduit plus loin à faire l’hypothèse qu’elle est l’expression symbolique d’une relation incestueuse, sous la modalité d’un refus de partager « l’autochtonie »). Hösle reste prisonnier de l’idéalisation de l’héroïsme guerrier, dont les auteurs de l’Iliade et de l’Odyssée, à leur suite, les poètes tragiques athéniens, ont inlassablement tenté de dénoncer les prestiges dangereux. « Le divin, l’absolu est le fondement de l’intersubjectivité » dit Hösle en guise de commentaire de l’action d’Héraclès qui serait venu sceller l’accord entre deux émules d’Achille. La formule ne nous sort pas du deus ex machina ; elle nous y enlise. Si la noblesse de Philoctète et de Néoptolème est sans défaut, si être noble, c’est pouvoir absolument compter l’un sur l’autre quand on est des « égaux », pourquoi faudrait-il en outre que l’accord entre de si belles « natures » soit fondé sur le divin ?

[28]     On a noté (voir Schein, 2005, pp. 40-41) la singularité de l’une des qualifications du serpent, οἰκουρῶν (vers 1328). Schein commente : « ‘Indwelling serpent’ (oikourōn ophis) is the technical term for the sacred serpent that dwelt in the Erechteum, the temple on the Athenian acropolis housing the cult of Athena Polias » (références chez Aristophane, Hérodote, Pausanias). […] It is almost as if Athens itself were being identified as having victimized Philoctetes » (pp. 40-41), Athènes ou Athéna, dont Chrysé serait une hypostase. Philoctète a transgressé une limite, il a commis une démesure, il a marché sur le territoire d’un serpent gardien d’un sanctuaire. Symboliquement, il est mis en scène en tant qu’Athénien ayant profané l’espace sacré de l’Érechthéion, lieu fondateur de l’autochtonie. Il a prétendu s’approprier une part d’Athéna. Il me semble qu’il faut aussi entendre l’autochtonie dans le sens où elle affirme que la terre de l’Attique est la même pour tous les Athéniens (selon l’une des interprétations possibles de la réforme de Solon) : il n’y a pas de lien privilégié à elle. Le mythe d’Érechthée appartient à l’ensemble des récits fondateurs de la démocratie (subordination de l’aristocratie équestre à l’autorité de la déesse poliade). Dans le même article, Schein voit en Philoctète le seul personnage capable d’en appeler à la justice divine. En vérité, les dieux ne sont pas pour le héros bafoué garants de la justice ; ils le sont de la vengeance. Double de l’Achille de l’Iliade, Philoctète est le porteur par excellence des valeurs de l’idéologie aristocratique guerrière. Depuis l’Iliade nous savons ce que cela signifie : mon bon plaisir doit être satisfait.

[29]     Greengaard (1987) suggère que l’expansion, à la fin du Ve siècle, du culte populaire d’Héraclès alexikakos a pu jouer un rôle dans le choix du personnage par Sophocle. Elle voit dans la pièce un renouvellement du genre tragique, par mélange des éléments comiques et sérieux (héroïques). Ce mélange est justement une caractéristique d’Héraclès. La suite de l’analyse montrera que le choix est encore autrement motivé : Héraclès unit en lui les traits achilléens et odysséens.

[30]     En traitant Philoctète, un vieillard, de παῖ, Héraclès laisse entendre qu’il n’a pas encore atteint la stature de l’adulte : il n’a pas encore renoncé à agiter devant les troupes son hochet.

[31]     L’analyse de la double fin, fondée sur l’attention à l’emploi du tétramètre trochaïque dans son opposition au dimètre anapestique, a d’abord été faite (à l’appui de G. S. Brown, 1977, « A Contextual Analysis of Tragic Meter : the Anapest », in Ancient and Modern : Essays in Honor of Gerald F. Else, J. H. D’Arms et J. W. Eadie, éds, Ann Arbor) par Hoppin quelque dix années plus tôt que sa reprise par Jouanna. Hoppin donne les références complètes des pièces qui s’achèvent sur un rythme trochaïque (Hoppin, 1990, p. 143, note 4 ; ce sont Agamemnon, Œdipe roi, Ion et probablement Les Phéniciennes). Hoppin et Jouanna divergent sur la signification qu’ils accordent à ce qu’ils considèrent comme une « double fin » de la pièce.

[32]     Pour la défense, voir notamment Spira (1960, pp. 27-30). Pour affirmer la nécessité de l’apparition d’Héraclès, l’auteur s’appuie sur l’idée d’une impasse à laquelle conduit la logique des caractères, qui s’exprime dans la position éthique de Philoctète (à qui son honneur interdit tout compromis avec ceux qui ont insulté à sa valeur) et de Néoptolème (refus de la ruse et du mensonge ; sens de la parole donnée). La fidélité à soi-même l’emporte sur le principe de l’intérêt général lorsque ce dernier ne peut être atteint que par des moyens détournés. J’ai montré ci-dessus que les mobiles de Néoptolème ne différent guère de ceux d’un Ulysse ; il a lui aussi le soin de son avantage ; sa tentative de convaincre Philoctète est intéressée. Sa première préoccupation, ce n’est pas l’intérêt général mais le soin de sa gloire, qui prime sur celle de Philoctète. Quant à ce dernier, il est prisonnier d’une éthique de la rivalité selon laquelle la première place revient au meilleur. Selon une telle éthique, on évite soigneusement de poser la question des valeurs et de leur hiérarchisation. Pour un examen détaillé de la critique sur le rôle d’Héraclès, on pourra consulter T. Visser (1998, pp. 241-246).

[33]   Jouanna notamment (article cité) minimise l’usage, dans le discours d’Héraclès, du mot μῦθος, et son opposition au λόγος : ce sont essentiellement des raisons métriques, le recours à l’anapeste, qui expliquerait l’emploi du premier dans le contexte de l’apparition du fils de Zeus. La raison est faible : la structure spondaïque de μῦθος aux cas obliques, du pluriel en l’occurrence (μύθων, deux fois ; μύθοις, une fois) ne peut servir d’argument ; cela n’empêche pas son usage dans le mètre ïambique (voir par exemple l’emploi de μύθων in Euripide, Hippolyte, vers 9). Podlecki (1966, pp. 244-245) a remarqué que seul Héraclès emploie le mot μῦθος, absent par ailleurs du langage des autres personnages de la tragédie. Il ajoute que dans les autres pièces de Sophocle, les emplois des deux mots interfèrent. En revanche, la signification que Podlecki donne à cet emploi de μῦθος n’est pas fondée (« divine command », p. 244 ; les paroles d’Héraclès « are spoken with an authoritative divine voice », p. 245 ; nous lirons la même interprétation chez d’autres critiques ; voir par exemple Hösle, Picco, Schein). Si telle était la valeur des muthoi d’Héraclès, il faudrait considérer, à la suite de plusieurs auteurs, que Sophocle nous propose un deus ex machina sans intérêt. La θεοσβεια de Sophocle ne fait guère de doute ; ce n’est pas une raison pour considérer qu’il se permettait des momeries, en suggérant, par exemple, qu’un ordre venu du monde divin valait mieux que des raisons exposées de manière sincère. Dans la conclusion de son étude, T. Visser (1998, pp. 248 sqq.) dégage tous les traits qui montrent de quelle façon Héraclès veut obtenir le consentement de Philoctète par la persuasion. Sur le problème, voir également note ci-dessous.

[34]     Pucci (1994, pp. 36-37) relève à propos de muthos chez Sophocle : « Muthos is always a special logos in Sophocles : it carries sacred connotations, as in prayers and oaths (El. 50) and insults (Aj. 770) ; it hints at inflated and mendacious words (Aj. 189), proclamations, edicts (Ant. 11), edifying stories (OC 1581). […] What Philoctetes and Neoptolemus (and of course the audience) are listening to is not the utterance of tragic logoi, but a divine, epic mythos » Ce « mythos, divin, épique » est-il une prière, un serment, une insulte, des mots mensongers ou encore une histoire édifiante ? L’explication de Picco a pour elle l’expression d’un point de vue cohérent : « Ce terme […] nous paraît avoir la signification que lui confère R. Martin dans le cadre de son opposition pertinente avec ἔπος dans l’Iliade (renvoi à R. Martin, 1989, The Language of Heroes, Londres, chapitre premier) : parole de l’autorité, parole qui assigne les choses et les êtres à se réaliser » (2003, p. 169). Pour Picco, l’intervention d’Héraclès permet d’introduire, entre force et persuasion, une troisième voie, celle de l’autorité (de la tradition). Je ne puis, en ce lieu, engager un débat avec l’ouvrage de Martin. Ma propre analyse de l’usage de μῦθος dans l’épopée m’a conduit à repérer, dans la notion, les idées de « parole silencieuse » (d’où l’opposition à ἔπος), « intentions que l’on se formule à soi-même et dont l’entourage ne peut entendre que le remuement des lèvres qui les accompagne », d’où « dessein ». Par opposition à ἔπος, le mot peut désigner ce qui est dit sur le ton de la confidence ou de la conversation, le récit à l’adresse d’initiés ou les contes. C’est sur cette base que se sont développées d’autres valeurs d’emploi, mais, à mon sens, le mot ne désigne jamais une « parole d’autorité »  (à l’Âge classique du moins). J’ajoute maintenant la précision : μῦθος grec et muttum latin, d’où français mot, pourraient bien se rattacher à la même onomatopée « mu » (pour désigner le mouvement des lèvres).

[35]     Sur l’opposition de valeurs (« vrai » / « trompeur ») entre les deux mots dans son œuvre, voir Olympiques, Ode 1, vers 28-29.

[36]     La traduction est proche de celle de Jebb (1908, p. 217) : « For thy sake have I come… ». À ma connaissance, cette lecture est universellement reçue ; elle est celle, par exemple, de Pucci (1994, p. 36, faisant sienne celle de Segal Ch. (Tragedy and Civilization, p. 348), qui se borne à constater que Philoctète « will obey only the divine voice that comes to him personally for his sake (1413) from Olympus ». Jeanne d’Arc aussi est allée au combat « obéissant à une voix céleste », qui ne lui était adressée qu’à elle. Précisons que la lecture que Pucci fait de l’épiphanie divine dans le théâtre de Sophocle est d’une autre subtilité que ce que laisse entendre une telle affirmation.

[37]   Donnet concluait son analyse comparative de Chateaubrun avec Sophocle (2004, pp. 356-357) en évoquant, pour expliquer les différences, l’accord des deux auteurs avec l’esprit du temps ; dans un contexte où les idées des sophistes se répandent à Athènes notamment et où se développe l’idée d’une morale utilitaire, dont Ulysse est comme le porte-parole, Sophocle met en scène, en Philoctète et en Néoptolème, une conception héritée de la tradition « chevaleresque » (guillemets de l’auteur) « qui, notamment, commande le respect dû au suppliant : c’est le geste gratuit du plus fort, qui exclut la recherche du profit ». Je préciserai simplement que Philoctète et Néoptolème accèdent à cette dimension de la gratuité grâce à l’intervention d’Héraclès au moment du dénouement.

[38]     Voir A. Sauge, Sophocle, lecteur de Freud, Berne, 2009, premier chapitre.

[39]   Pour le sens de base, voir plus haut. Pour plus de détails, je me permets de renvoyer à mon étude de la notion parue dans la revue GAIA, 1-2, 1997 : 67-82.

[40]     Je remercie D. Donnet de l’information.

[40a]   Les manuscrits unanimes invitent expressément à retenir la leçon ἐκβαλών et à traduire : « plaçant le prix de la valeur hors de portée de l’armée »… Héraclès signifierait à Philoctète : « Tu ne recommenceras pas l’erreur commise à propos des armes divines d’Achille, objets de convoitise qui ont provoqué deux catastrophes : directement la mort de Patrocle, indirectement, celle d’Achille décidé à les arracher des épaules d’Hector ; les nouvelles armes fabriquées par Héphaïstos ont provoqué une nouvelle catastrophe, la folie d’Ajax, puis son suicide.

[41]     Voir A. Sauge, 2000, l’analyse des chants 4, 5, 10 et 23 qui dessinent la figure de la paire Diomède – Ulysse en opposition à la paire Achille – Patrocle. Sur la métaphore, voir son examen par Wolff (1979, pp. 144-150) dans l’épopée homérique et chez les poètes tragiques. L’image connote sans doute l’héroïsme, notamment dans son association au thème de la vengeance ; elle n’est pas entièrement positive ; elle laisse entendre les risques de « sauvagerie » qui habite le guerrier (Néoptolème, après la victoire, n’évitera pas la démesure). L’emploi de la métaphore est unique chez Sophocle ; sa singularité consiste dans l’association de « deux » lions, « partageant leur proie » (tel est le sens que je suggère pour συννόμω), chargés d’être les protecteurs l’un de l’autre. À travers l’usage de la métaphore, Héraclès invite Néoptolème à subordonner son désir d’accomplir un exploit personnel et d’obtenir le prix de la valeur à la solidarité avec son compagnon de combat, selon la règle requise par la phalange. Il sera son parastatès, son « soutien ». La métaphore est un condensé de la réponse de Démarate à Xerxès (Hérodote, VII, 104) et, en effet, une désignation métonymique du couple de termes complémentaires que forment Diomède (le guerrier) et Ulysse (le conseiller) dans l’Iliade.


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 18 - juillet-décembre 2009

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