FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 18 - juillet-décembre 2009
Homère chez Dion Cassius
Marie-Laure Freyburger-Galland
Professeur à l'Université de Haute Alsace
(Mulhouse)
(UMR 7044, Étude des
civilisations de l’Antiquité
<marie-laure.freyburger@uha.fr>
L'article ci-dessous a été repris, avec l'aimable autorisation des éditeurs, de l'ouvrage collectif Troïka. Parcours antiques. Mélanges offerts à Michel Woronoff. Vol. I, édité par Sylvie David et Évelyne Geny, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2007, p. 269-287 (Institut des Sciences et Techniques de l'Antiquité. Université de Franche-Comté).
Déposé sur la Toile le 28 octobre 2009
Introduction
N’étant pas spécialiste d’Homère, mais ayant eu à de nombreuses reprises des discussions « homériques » avec Michel Woronoff, qui m’a beaucoup appris sur ce poète, je voudrais apporter ma modeste contribution en étudiant l’utilisation d’Homère et de la poésie en général par un historien, qui m’est familier, et qui émaille son œuvre de citations poétiques. Elles ne sont pas très nombreuses et je pense en avoir fait le relevé exhaustif. Il est à noter que Suétone en offre beaucoup plus – en latin comme en grec – mais, biographe et non historien, il collectionne les bons mots des princes dont il écrit la vie. Pour Dion Cassius, les citations poétiques participent du même procédé rhétorique parmi les « ornements de l’histoire ».
Dion Cassius, écrivain bithynien de la fin du IIe siècle, élève de la Seconde Sophistique, sénateur romain, deux fois consul et proche de plusieurs empereurs de la dynastie des Sévères, est le modèle de l’intégration des élites provinciales sous l’empire. Ayant voulu écrire en grec une histoire de Rome des origines jusqu’à son époque, il s’adresse à un public curieux et cultivé, sans doute essentiellement hellénophone, auquel il s’est donné pour tâche d’expliquer les fondements et le fonctionnement de la République et du Principat. Nous n’avons conservé, des quatre-vingts livres de l’Histoire Romaine, que vingt-cinq livres complets couvrant les « règnes » de Pompée à Néron. Pour les autres livres, et la plupart des citations poétiques relevées en font partie, nous avons soit des fragments soit le résumé assez fidèle d’abréviateurs byzantins, Jean Zonaras pour la période royale et républicaine et Jean Xiphilin pour l’époque impériale.
La plupart des citations poétiques contenues dans l’Histoire Romaine sont prononcées par des personnages mis en scène par Dion, rarement par le narrateur lui-même. Elles sont principalement empruntées à Homère et aux Tragiques, et nous essaierons d’apprécier ces références dans le cadre de la culture de l’époque considérée. Nous avons relevé en outre quelques fragments de poésie oraculaire et une référence d’autant plus intéressante qu’elle est unique, à l’Enéide.
1. Virgile dans le texte…
C’est ainsi qu’en 198 ou 199 de notre ère, Septime Sévère fait mettre à mort un tribun de la garde prétorienne, Julius Crispus, pour avoir cité, alors qu’il s’irritait contre le désastre inutile de la guerre parthique, un vers « du poète Maro dans lequel un des soldats partisans de Turnus qui combattaient contre Enée s’indigna et dit : "Pour que Turnus épouse Lavinia nous périrons tous inutilement… "»
Ἔπος τι τοῦ Μάρωνος τοῦ ποιητοῦ παρεφθέγξατο, ἐν ᾧ ἐνῆν στρατιώτης τις τῶν μετὰ Τούρνου τῷ Αἰνείᾳ ἀντιπολεμούντων ὀδυρόμενος καὶ λέγων ὅτι "ἵνα δὴ τὴν Λαουινίαν ὁ Τοῦρνος ἀγάγηται, ἡμεῖς ἐν οὐδενὶ λόγῳ παραπολλύμεθα." (D.C., 75, 10, 2 = Xiphilin, 309)
Ce qui est une traduction tirée des vers 371-373 du chant 11 de l’Enéide :
Scilicet ut Turno contingat regia coniunx,
nos animae uiles, inhumata infletaque turba,
sternamus campis?
« Eh ! quoi, faut-il, pour que Turnus soit le mari de la fille d’un roi, que nous autres, âmes viles, foule qu’on n’enterre ni ne pleure, nous jonchions la plaine de nos corps ? »… (trad. A. Bellesort)
On peut noter la connotation apportée par le grec ἐν οὐδενὶ λόγῳ « sans aucune raison », « inutilement », plus fort que le latin scilicet qui ne marque que l’indignation du ton[1]. En traduisant Virgile, Dion - dans le résumé de Xiphilin - semble accentuer la rancœur du tribun Crispus.
Il faut aussi remarquer que Dion avant de citer Virgile situe la réplique du « soldat », Drancès, compagnon jaloux de Turnus, dans le contexte épique. C’est la preuve qu’il connaît bien l’Enéide mais que ce n’est peut-être pas le cas de son public alors, que lorsqu’il s’agit de poètes grecs, comme nous le verrons, il ne prend pas soin de commenter le passage cité.
Notons aussi que, dans la bouche de Crispus, ce n’est pas tant le dit que le non-dit qui est important : nulle Lavinia sans doute dans la campagne de Septime Sévère contre Vologèse, mais beaucoup de Romains et l’empereur lui-même connaissaient, pour les avoir appris à l’école, les vers précédents (11, 362-366 passim) :
Nulla salus bello, pacem te poscimus omnes
…miserere tuorum,
pone animos et pulsus abi.
« Il n’y a point de salut dans la guerre, nous te demandons tous la paix
... prends pitié des tiens ;
dépose ton orgueil et, vaincu, va-t-en. » (trad. A. Bellesort)
La fureur de Septime-Sévère n’a d’égale que celle de Turnus dans l’Enéide devant de telles paroles et il faut rappeler que le tribun Priscus, bithynien comme l’auteur de l’Histoire Romaine, avait conçu de nombreuses machines de siège, notamment celles qui furent utilisée pour assiéger Hatra et que ce sont les seules à ne pas avoir été détruites par les ennemis (cf. D.C., 74, 11, 2). Peut-être est-ce le même Crispus qui avait été acclamé imperator par les soldats de Bretagne révoltés sous le règne de Commode (cf. D.C., 72, 9, 2a = exc. Vat., 122). Ce personnage avait donc tout pour susciter la fureur jalouse du prince.
Cette référence virgilienne a été diversement appréciée par les savants modernes. Plusieurs, à la suite de F. Millar[2], le spécialiste de Dion Cassius des années 60 du siècle dernier, considèrent l’adaptation de Dion comme une « plate paraphrase »[3] et, somme toute, comme ayant pour seul intérêt de montrer que Virgile était familier à l’historien sévérien. Nous pensons pour notre part que ce passage prouve assurément la connaissance de Virgile en général et de l’Εnéide en particulier dans les élites grecques impériales des premier et deuxième siècles de notre ère. Celles-ci disposaient d’une traduction au moins depuis celle de Polybe, l’affranchi de Claude[4]. Virgile arrive d’ailleurs en tête des auteurs latins traduits en grec et connus des hellénophones (suivi par Cicéron[5]). Mais Dion n’utilise justement pas une traduction figée puisqu’il adapte quelque peu le texte et omet la plus grande partie du vers 372. Il est le seul à rapporter l’anecdote et, si elle est authentique, c’est Crispus qui a pu faire ces modifications, en latin donc, à moins que, Bithynien, il ne se soit exprimé en grec, et Dion se serait contenté de répéter sa formule en replaçant le passage dans son contexte.
Nous constatons en tout cas que Virgile est le seul poète latin cité par Dion, du moins dans la partie conservée de l’Histoire Romaine. Nous noterons aussi que, alors que Suétone cite le grec « en grec », Dion cite le latin en le traduisant, sans doute pour permettre à ses lecteurs uniquement hellénophones d’en comprendre l’intérêt.
2. Homère dans l’Histoire Romaine
Les citations homériques sont peu nombreuses et placées dans la deuxième partie de l’œuvre de Dion Cassius, pour autant qu’on puisse en juger pour les livres qui ne nous sont parvenus que grâce aux abréviateurs.
2. 1. - La première référence que l’on rencontre est mise dans la bouche d’Agrippine. En 39, la mère de Caligula, Agrippine l’Ancienne, rencontre l’orateur Domitius Afer qui avait accusé sous le règne de Tibère une parente à elle et qui, très gêné, se tient à l’écart. Elle l’appelle et lui dit : Θάρσει, Δομίτιε· οὐ γὰρ σύ μοι αἴτιος εἶ, ἀλλ᾿ Ἀγαμέμνων, « N’aie pas peur, Domitius, ce n’est pas toi qui es responsable à mes yeux mais Agamemnon ». Cette réplique est une adaptation de celle d’Achille aux hérauts envoyés par Agamemnon pour reprendre la captive Briséis (Iliade, 1, 335) : Οὔ τί μοι ὔμμες ἐπαίτιοι ἀλλ᾿ Ἀγαμέμνων, « Vous ne m’avez rien fait, Agamemnon seul est en cause » (trad. P. Mazon).
Si ce bon mot d’Agrippine est authentique, il permet de mesurer la culture grecque en générale et homérique en particulier de l’aristocratie romaine du Ier siècle, puisqu’une allusion suffit à assimiler Tibère à Agamemnon et à faire comprendre qu’Agrippine excuse Domitius en pensant que ce procès lui avait été demandé par l’empereur, comme Achille a excusé les hérauts.
2. 2. - La seconde référence est cette fois un bon mot de Caligula qui, parmi divers traits de folie, se prend pour Jupiter et, selon Dion, « à chaque fois que la foudre tombe, frappe une pierre de son javelot en ajoutant cette expression d’Homère : "Enlève-moi ou je t’enlève"», καὶ ὁπότε κεραυνὸς καταπέσοι, λίθον ἀντηκόντιζεν, ἐπιλέγων ἐφ᾿ ἑκάστῳ τὸ τοῦ Ὁμήρου "ἤ μ᾿ ἀνάειρ᾿ ἢ ἐγὼ σέ" (D.C. 59, 28, 6. Cf. Suétone, Caligula, 22, 9).
Il s’agit de la réplique d’Ajax à Ulysse qui rivalisent à la lutte aux jeux funèbres en l’honneur de Patrocle à la fin de l’Iliade (23, 724) sans arriver à se départager, mais Caligula se garde bien de citer la fin du vers : « le reste sera l’affaire de Zeus » (trad. P. Mazon), τὰ δ᾽ αὖ Διὶ πάντα μελήσει.
2. 3. - Un peu plus loin dans l’Histoire Romaine, Dion mentionne que l’empereur Claude donne aux soldats, comme mot d’ordre, qu’il faut ἄνδρα ἀπαμύνασθαι ὅτε τις πρότερος χαλεπήνῃ (D.C., 60, 16, 7-8. Cf. Suétone, Claude, 42, 4), « repousser quiconque viendrait à m’attaquer » (trad. H. Ailloud). Il s’agit d’un vers que l’on retrouve à la fois dans l’Iliade et dans l’Odyssée et que Claude utilise « chaque fois qu’il s’était vengé d’un ennemi ou d’un conspirateur » (Suétone, Claude, 42, 4, trad. H. Ailloud) pour Suétone, « constamment » (συνεχῶς), pour Dion, en s’adressant « au tribun de garde » (excubitori tribuno), selon Suétone, « aux soldats » (τοῖς στρατιώταις) en général selon Dion.
Dans l’Iliade (24, 369), il s’agit d’une réplique d’Hermès à Priam qui apporte ses richesses pour supplier Achille. Le dieu chargé de le protéger constate son grand âge, οὔτ᾽ αὐτὸς νέος ἐσσί, « tu n’es pas jeune »… « comment donc repousser l’homme qui t’aura pris à partie le premier ? » (trad. P. Mazon). Dans l’Odyssée (16, 72), on trouve la même formule en deux endroits ; à chaque fois, c’est Télémaque qui se reproche à lui-même sa jeunesse, d’abord en s’adressant à Eumée qui recommande Ulysse déguisé en étranger à sa protection :
Αὐτὸς μὲν νέος εἰμὶ καὶ οὔ πω χερσὶ πέποιθα
ἄνδρ᾽ ἀπαμύνασθαι, ὅτε τις πρότερος χαλεπήνῃ·.
« Je suis trop jeune encor pour compter sur mon bras
et protéger un hôte qu’on voudrait outrager » (trad. V. Bérard).
La deuxième fois, il s’adresse aux prétendants alors qu’il n’arrive pas à bander l’arc d’Ulysse, et V. Bérard traduit alors le deuxième vers par : « et mettre à la raison qui voudrait m’outrager » (Odyssée, 21, 133) en contestant d’ailleurs sa présence à cette place.
Pour poétiques que soient ces deux traductions, antérieures à celle de l’Iliade, en alexandrins (on notera la graphie encor qui évoque Corneille, à l’hémistiche), elles ne concordent pas entre elles, divergent sur le sens de ἀπαμύνασθαι et ne rendent pas πρότερος. On notera aussi la variante signalée par une scholie pour ἀπαμύνασθαι, ἀπαλέξασθαι, qui signifie aussi « repousser, écarter, se défendre » et qui correspond au sens du mot dans l’Iliade traduit par P. Mazon. On notera une autre variante du deuxième vers dans un autre passage de l’Iliade : ἄνδρ᾽ ἀπαρέσσασθαι ὅτε τις πρότερος χαλεπήνῃ, traduit : « (jamais personne ne trouvera mauvais de la part d’un roi) qu’il offre des satisfactions à l’homme contre qui il s’est le premier emporté » (Iliade, 19, 183). Le sens de ἀπαρέσσασθαι aboutit naturellement à une traduction opposée aux précédentes : C’est Ulysse qui conseille à Agamemnon la réconciliation avec Achille.
En tout cas, il s’agit, semble-t-il, dans les trois premiers cas, d’une formule homérique fréquente et devenue célèbre qui est le plus souvent précédée d’une proposition négative, « tu es trop vieux… » (Priam), « je suis trop jeune » (Télémaque) pour… ». Ce qui justifie les remarques de Dion qui ajoute à propos de Claude qu’il « prononçait en grec d’autres paroles de ce genre aux soldats et au sénat de sorte qu’il s’exposait aux moqueries de ceux d’entre eux qui étaient capables de comprendre », Καὶ ἄλλα δὲ πολλὰ καὶ πρὸς ἐκείνους καὶ πρὸς τὴν βουλὴν τοιουτότροπα ἑλληνιστὶ παρεφθέγγετο, ὥστε καὶ γέλωτα παρὰ τοῖς δυναμένοις ἔστιν ἃ αὐτῶν συνεῖναι ὀφλισκάνειν.
Pourquoi mentionner cette réaction sinon pour signaler l’ambiguïté de la formule sortie de son contexte et que « ceux qui étaient capables de comprendre », c’est-à-dire qui connaissaient bien Homère, pouvaient l’y replacer et donc la trouver absurde appliquée aux soldats qui, par définition, ne sont ni trop jeunes ni trop vieux pour répondre à une attaque. On notera en outre que l’adverbe ἑλληνιστὶ indique bien que Claude affectionne de s’exprimer « en grec » comme, lorsqu’il séjourne à Naples, il « adopte le mode de vie grec », ἑλληνικῶς... διῃτᾶτο (cf. D.C., 60, 6, 2), alors qu’il a retiré la citoyenneté romaine à un Lycien qui n’avait pas compris sa question posée en latin devant le sénat (cf. D.C., 60, 17, 4) « en disant qu’un homme ne connaissant pas leur langue ne devait pas être romain », εἰπὼν μὴ δεῖν Ῥωμαῖον εἶναι τὸν μὴ καὶ τὴν διάλεξίν σφων ἐπιστάμενον. On notera le renversement de connaissance linguistique entre le latin et le grec. Il n’est pas exclu que la réaction moqueuse du sénat à l’égard du grec de l’Empereur et de ses contradictions soit nourrie par des épisodes comme celui-ci.
Suétone, lui, mentionne le fait dans un chapitre (Claude, 42) où il présente sans ironie aucune l’amour de Claude pour la langue grecque et sa conception de la paideia gréco-romaine dont la connaissance d’Homère fait naturellement partie.
2. 4. - Lorsque Septime Sévère, en 210, devant la révolte des Calédoniens, rassemble son armée et incite ses soldats à ne pas faire de quartiers (D.C., 76, 15, 1-2 = Xiphilin, 324), il cite trois vers d’Homère tirés du chant 6 de l’Iliade (vers 57-59) :
"Μή τις ὑπεκφύγοι αἰπὺν ὄλεθρον
Χεῖράς θ᾿ ἡμετέρας, μηδ᾿ ὅντινα γαστέρι μήτηρ
Κοῦρον ἐόντα φέροι· μηδ᾿ ὃς φύγοι αἰπὺν ὄλεθρον".
« Non, qu’aucun d’eux n’échappe au gouffre de la mort, à nos bras, pas même le garçon au ventre de sa mère, qu’il n’échappe pas au gouffre de la mort… » (trad. P. Mazon).
En fait, erreur de Septime Sévère, de Dion, de Xiphilin qui rapporte cette anecdote, ou d’un copiste de l’historien ou de son abréviateur, la reprise dans le troisième vers de αἰπὺν ὄλεθρον après φύγοι qui se trouve déjà dans ὑπεκφύγοι, montre bien la connaissance orale que ces lettrés avaient d’Homère et l’adaptation aux circonstances qu’ils pouvaient en faire puisque cette reprise de l’expression homérique a valeur d’insistance sans fausser l’hexamètre dactylique qui, dans le texte authentique enchaîne avec le vers suivant :
… μηδ᾽ ὃς φύγοι, ἀλλ᾽ ἅμα πάντες
Ἰλίου ἐξαπολοίατ᾽ ἀκήδεστοι καὶ ἄφαντοι
« … pas même le fuyard ! Que tous ceux d’Ilion tous ensemble
disparaissent sans laisser de deuil ni de trace ! » (trad. P. Mazon).
Il s’agit d’une admonestation d’Agamemnon à son frère Ménélas qui allait se laisser attendrir par les supplications du Troyen Adraste.
Il est intéressant de voir comment dans la réception d’Homère le verbe φύγοι peut changer de construction (absolue chez Homère, avec un complément dans le texte de l’Histoire Romaine) et permet d’éviter la référence troyenne peu adaptée au contexte militaire de la dernière campagne de Septime Sévère. Si le texte ainsi modifié l’a été par Septime Sévère, cela montre la grande culture grecque de cet empereur africain.
2. 5. - Sans être mise dans la bouche d’un artisan de l’histoire mais courant « sur toutes les lèvres », une citation homérique provoquée par des signes funestes, éclipse de soleil, comètes, annonçant la guerre civile qui amena Elagabal sur le trône en 218 :
Καί μοι δοκεῖ ἐναργέστατα καὶ τοῦτο... προδειχθῆναι·... ἕτερόν τέ τι ἄστρον ἀπὸ δυσμῶν πρὸς ἀνατολὰς τὸ ἀκροφύσιον ἐπὶ πολλὰς νύκτας ἀνατεῖνον δεινῶς ἡμᾶς ἐξετάραττεν, ὥστε τοῦτο δὴ τὸ τοῦ Ὁμήρου διὰ στόματος ἀεὶ ποιεῖσθαι "ἀμφὶ δ᾿ ἐσάλπιγξεν μέγας οὐρανός, ἄιε δὲ Ζεύς".
« Il me semble que cela aussi avait été annoncé de façon manifeste… Une autre comète, déployant sa queue d’Ouest en Est pendant plusieurs nuits nous effraya terriblement au point que ce vers d’Homère circulait sur toutes les lèvres : "Le ciel immense claironne autour d’eux la bataille. Zeus l’entend" » (D.C., 79, 30, 1, et Iliade, 21, 388, trad. P. Mazon).
Dion, témoin oculaire de ces phénomènes, a entendu ce vers prononcé autour de lui et emprunté à un passage dans lequel Homère évoque la querelle des dieux à laquelle Zeus assiste en riant depuis l’Olympe, tandis que les éléments se déchaînent et que le ciel retentit de ce conflit. Ce vers était sans doute un lieu commun, bien connu des orientaux hellénisés et la scène se passe sans doute en Syrie où les soldats cantonnés pour l’hiver se mutinent et renversent Macrin pour le remplacer par Elagabal.
2. 6. - Dans le même ordre d’idées, des citations poétiques qui font office d’oracles sont rapportées dans l’Histoire Romaine. Ainsi, Septime Sévère, encore simple citoyen, consulte l’oracle de Zeus-Bélos à Apamée en Syrie qui lui prédit un avenir brillant par ces vers empruntés à l’Iliade :
Ὄμματα καὶ κεφαλὴν ἴκελος Διὶ τερπικεραύνῳ,
Ἄρεϊ δὲ ζώνην, στέρνον δὲ Ποσειδάωνι,
Pour les yeux et le front, il est pareil à Zeus Tonnant,
pour la ceinture à Arès, pour la poitrine à Poséidon (D.C., 78, 8, 6, et Iliade, 2, 478-479, trad. P. Mazon).
Il s’agit, dans la présentation de l’armée grecque, de la description de son chef Agamemnon, ce qui laisse augurer l’accession de Septime Sévère au trône impérial.
2. 7. - Homère est même utilisé par l’abréviateur de Dion, Xiphilin, moine byzantin du XIe siècle, qui, dans un des rares passages où il intervient personnellement en résumant l’Histoire Romaine, écrit à propos des assassinats fomentés par Caracalla :
Πάντας δ´ οὐκ ἂν ἐγὼ μυθήσομαι οὐδ᾿ ὀνομήνω (Iliade, 2, 488), ὅσους τῶν ἐπιφανῶν οὐδεμιᾷ δίκῃ ἀπέκτεινεν. Ὁ μὲν γὰρ Δίων, ἅτε γνωριμωτάτων κατ᾿ ἐκείνους τοὺς καιροὺς τῶν πεφονευμένων ὄντων, καὶ ἐξ ὀνόματος αὐτῶν ποιεῖται κατάλογον· ἐμοὶ δ᾿ εἰπεῖν ἐξαρκεῖ ὅτι πάντας ὁμοίως οὓς ἤθελε κατεχειρίζετο, ὅστ᾿ αἴτιος ὅστε καὶ οὐχί (Iliade, 15, 137), καὶ ὅτι τὴν Ῥώμην ἠκρωτηρίασεν, ἀγαθῶν ἀνδρῶν στερήσας αὐτήν (Xiphilin, 329, 8-14 = D.C., 77, 6, 1).
« Je ne saurais parler de tous ni les nommer, tous ces hommes remarquables qu’il a fait mettre à mort sans jugement. Dion, du fait qu’à cette époque là les victimes étaient très connues, en fait la liste nominale ; mais moi, je me contenterai de dire qu’il a fait périr de la même façon tous ceux qu’il a voulu coupables ou non coupables, et qu’il a mutilé Rome en la privant d’hommes de valeur ».
Dans ce passage, la distanciation entre l’abréviateur et son modèle est intéressante et Xiphilin indique clairement qu’il « résume » sa source en passant sous silence les noms des victimes de Caracalla qui figurent bien dans le texte de Dion, témoin oculaire de ces exécutions.
Il est intéressant de noter que c’est Homère qui lui donne les formules adéquates. Pour la première référence cependant, le vers a été légèrement modifié pour qu’il s’adapte à la suite. Au lieu de πάντας, le texte homérique présente πληθὺν, et P. Mazon traduit le vers ainsi : « La foule, je n’en puis parler, je n’y puis mettre des noms… ». Il s’agit de la foule des soldats qu’Homère oppose aux chefs dont il donnera ensuite les noms dans le fameux catalogue des vaisseaux : ἀρχοὺς αὖ νηῶν ἐρέω νῆάς τε προπάσας « Je dirai en revanche les commandants des nefs et le total des nefs » (Iliade, 2, 493, trad. P. Mazon).
La deuxième citation est empruntée au chant 15 lorsqu’Athéna empêche Arès d’aller venger la mort de son fils Ascalphe et de désobéir à Zeus qui pourrait s’irriter contre tous les dieux et venir dans l’Olympe les châtier : μάρψει δ᾽ ἑξείης ὅς τ᾽ αἴτιος ὅς τε καὶ οὐκί , « Et il viendra saisir indistinctement les innocents et les coupables » (Iliade, 15, 137, trad. P. Mazon). La reprise de la deuxième partie du vers permet de l’intégrer facilement dans la phrase et montre encore l’aisance à l’intérieur du texte homérique des Grecs à l’époque byzantine.
2. 8. - Il est significatif que c’est sous le patronage d’Homère que Dion lui-même termine son œuvre par un emprunt au chant 11 de l’Iliade. Nommé consul par Alexandre Sévère en 229, il reçoit la permission d’exercer ce consulat hors de Rome, par crainte des Prétoriens et, prétextant la maladie, rentre en Bithynie pour y passer le reste de ses jours,
ὥσπερ που καὶ τὸ δαιμὸνιον... σαφέστατα ἐδήλωσεν. Ὄναρ γάρ ποτε ἔδοξα προστάσσεσθαι ὑπ᾿ αὐτου προσγράψασθαι τῷ ἀκροτελευτίῳ τὰ ἔπη τάδε, (à contrôler)
Ἕκτορα δ᾽ ἐκ βελέων ὕπαγε Ζεὺς ἔκ τε κονίης
ἔκ τ᾽ ἀνδροκτασίης ἔκ θ᾽ αἵματος ἔκ τε κυδοιμοῦ· (D.C. 80, 5, 3 = Xiphilin, 357, 8-9 et Exc. Val., 415)
« comme la Divinité me l’avait clairement montré. En effet il m’apparut en songe qu’elle m’ordonnait d’écrire à l’extrême fin de mon œuvre ces vers :
Zeus cependant soustrait Hector aux javelines, à la poussière,
Au massacre, au sang, au tumulte (Iliade, 11, 163-165) ».
Il s’agit d’un passage où Agamemnon se livre à un véritable massacre des Troyens et où, protégé par Zeus, Hector échappe à son poursuivant. Nouvel Hector, Dion, protégé par l’Empereur qu’il assimile à Zeus, se retire loin de la menace des javelines prétoriennes et sans doute de la poussière des scandales, du tumulte des désordres de la cour. Ces vers prémonitoires montrent la vénération que pouvait avoir l’historien sévérien pour le poète épique.
3. Les Tragiques et les vers oraculaires dans l’Histoire Romaine
Mais Homère n’est pas le seul poète cité par Dion Cassius. Les Tragiques ont aussi leur part.
3. 1. - Sophocle est ainsi rappelé par Pompée sur le point d’aborder en Egypte pour se réfugier auprès de Ptolémée :
ὅστις γὰρ ὡς τύραννον ἐμπορεύεται,
κείνου ᾿στι δοῦλος, κἂν ἐλεύθερος μόλῃ (Sophocle, Ιncert. Fab., 789, Nauck).
« Celui qui se rend auprès d’un tyran
est son esclave, même s’il arrive en homme libre ».
Ces vers sont cités par Appien et Plutarque dans leur récit de la mort de Pompée[6] et c’est là que Dion a pu les trouver. On retrouve d’ailleurs ces mêmes vers, sans doute des topoi, commentés chez le même Plutarque et chez Diogène Laërce[7] sans aucun rapport avec Pompée. L’attribution à Sophocle est donnée par Appien, Plutarque et Diogène Laërce mais nous ne savons malheureusement pas dans quel contexte ni par quel héros ces vers ont été prononcés. Leur utilisation par Pompée confirme en tout cas la connaissance par les élites de la fin de la République des grands poètes grecs.
3. 2. - Pour Euripide, nous trouvons plusieurs emprunts :
Le même oracle d’Apamée, consulté par Septime Sévère beaucoup plus tard (D.C., 78, 8, 6), répond ainsi : Σὸς δ´ οἶκος πᾶς βήσεται δι´ αἵματος, « Ta maison périra toute entière dans le sang ». Le vers n’est pas très correctement cité, bien que le sens soit le même, puisque le texte exact est :
Εἰ γὰρ τεκνώσεις παῖδ᾿, ἀποκτενεῖ σ᾿ ὁ φύς,
Καὶ πᾶς σὸς οἶκος βήσεται δι᾿ αἵματος (Euripide, Phéniciennes, 19-20)
«Si tu procrées un fils, cet enfant te tuera
et ta maison entière s’abîmera dans le sang » (trad. L. Méridier).
Il s’agit de la prédiction delphique faite à Laios concernant sa descendance et évoquée par Jocaste au début des Phéniciennes. Dion évoque cette prédiction après l’assassinat de Caracalla en 217. En rapportant la mort de Septime Sévère, il avait signalé que Caracalla l’aurait, selon certaines rumeurs, aidé à mourir : Συνεργασαμένου τι πρὸς τοῦτο καὶ τοῦ Ἀντωνίνου, ὡς λέγεται (D.C., 76, 15, 2). Par la suite, Caracalla fait assassiner son frère (D.C., 77, 2, 1-6) et, lorsqu’il meurt lui-même, la prédiction est parfaitement réalisée.
3. 3. - Une anecdote significative concernant la connaissance d’Euripide par les élites gréco-romaines du IIe siècle est rapportée par Dion à propos de Caracalla. La scène est censée se passer aux Saturnales de 217 à Nicomédie lors d’un banquet offert par l’Empereur. Ce dernier, alors que les invités allaient se retirer, appelle Dion auprès de lui et lui dit :
Κάλλιστα, ὦ Δίων, καὶ ἀληθέστατα ὁ Εὐριπίδης εἴρηκεν ὅτι
Πολλαὶ μορφαὶ τῶν δαιμονίων,
Πολλὰ δ᾿ ἀέλπτως κραίνουσι θεοί,
Καὶ τὰ δοκηθέντ᾿ οὐκ ἐτελέσθη,
Τῶν δ᾿ ἀδοκήτων πόρον εὗρε θεός.
Τοιόνδ᾿ ἀπέβη τόδε πρᾶγμα.
« Euripide, Dion, a énoncé des choses très belles et très vraies en disant :
Bien des formes sont prises par le destin
Et bien des événements inopinés accomplis par les dieux.
L’attendu n’arrive pas à son terme
Et à l’inattendu le dieu fraie un passage.
On l’a vu par le dénouement de cette action » (D.C., 78, 8, 4, et Euripide, Andromaque, 1284-1288, trad. L. Méridier).
Ces vers d’Euripide, prononcés par le chœur, terminent plusieurs de ses tragédies, Andromaque et Alceste. Dans Médée, le premier vers est remplacé par Πολλῶν ταμίας Ζεὺς ἐν Ὀλύμπῳ, « De maints événements Zeus est le dispensateur dans l’Olympe » (Médée, 1415, trad. L. Méridier).
Sur le moment, selon Dion, « ces vers parurent avoir été prononcés sans signification particulière », ἄλλως ἀπολεληρηκέναι τοῦτο τὸ ἔπος ἔδοξεν. Propos d’après « symposion », comme le raconte l’historien, pendant lequel l’Empereur avait dû beaucoup boire et, en tout cas, beaucoup parler, πολλὰ ἄττα, οἷα ἐν συμποσίῳ εἰκὸς ἦν, εἰπών (D.C., 78, 8, 4). Mais leur valeur prémonitoire apparaît ensuite :
ἐπειδὴ δὲ οὐκ ἐς μακρὰν ἀπώλετο καὶ τελευταίαν ταύτην φωνὴν πρὸς ἐμὲ ἔρρηξε, καὶ πάνυ κεχρησμῳδηκέναι τρόπον τινὰ τὰ συμβησόμενα αὐτῷ ἐνομίσθη.
« Mais lorsqu’il mourut peu après et que ce furent les dernières paroles qu’il m’adressa, ces vers apparurent d’une certaine manière avoir annoncé ce qui allait lui arriver » (D.C., 78, 8, 5).
Il est intéressant de noter que c’est alors que Dion fait le rapprochement avec les prédictions poétiques de Zeus Bélos faites à Septime Sévère (cf. supra 2.6). La différence réside dans le fait que dans ce cas-ci c’est Caracalla qui annonce lui-même sa propre fin digne des meilleures tragédies.
Il est peu probable que Dion ait inventé l’anecdote mais l’on ne peut s’empêcher de penser à la dernière réplique d’Auguste demandant à ses amis d’applaudir s’ils jugeaient qu’il avait bien joué jusqu’au bout « la farce de la vie », mimum vitae commodum transegisse (Cf. Suétone, Aug., 99, 1, et D.C., 56, 30, 4) et récitant en grec les vers concluant traditionnellement les comédies attiques :
εἰ δέ τι
Ἔχοι καλως, τῷ παιγνίῳ δότε κρότον
Καὶ πάντες ἡμᾶς μετὰ χαρᾶς προπέμψατε.
« Si la pièce
Vous a plu, donnez lui vos applaudissements
Et, tous ensemble, manifestez votre joie » (cités par Suétone, trad. H. Ailloud, cf. T. Kock, Com. Attic. Frag., III, 771).
Caracalla se démarque donc du fondateur du Principat en passant de la comédie à la tragédie et en appliquant les préceptes de Sénèque, selon qui « il en va de la vie comme d’une pièce de théâtre… Finis où tu voudras, seulement prépare bien ta sortie » (Epist., 77, trad. H. Noblot).
Déjà peu originaux à l’époque classique, puisque réutilisés par Euripide lui-même (ou la tradition de ses manuscrits), ces vers devaient être bien connus des élites cultivées et l’on imagine volontiers Caracalla désireux de montrer sa culture grecque à ce notable bithynien érudit.
3. 4. - Un bon mot habituel emprunté à un auteur tragique est attribué à Tibère :
Λέγεται γοῦν πολλάκις μὲν ἀναφθέγξασθαι τοῦτο δὴ τὸ ἀρχαῖον
ἐμοῦ θανόντος γαῖα μιχθήτω πυρί[8],
« On raconte qu’il citait souvent ce vers ancien :
Quand je serai mort, que la terre disparaisse dans le feu ».
Ce vers est paraphrasé dans l’Anthologie grecque (7, 704, 2) par οὐδὲν μέλει μοι· τἀμὰ γὰρ καλῶς ἄξει, ce qu’on pourrait traduire par « peu me chaut, mes affaires sont prospères », autrement dit « après moi le déluge ».
Ce qui est intéressant chez Dion, c’est qu’il fait suivre un autre bon mot non pas rapporté textuellement mais paraphrasé :
... πολλάκις δὲ καὶ τὸν Πρίαμον μακαρίσαι ὅτι ἄρδην καὶ μετὰ τῆς πατρίδος καὶ μετὰ τῆς βασιλείας ἀπώλετο,
« …et souvent aussi qu’il estimait Priam heureux parce qu’il avait péri avec sa patrie et avec son trône ».
Cette allusion à la chute de Troie pouvait naturellement se trouver dans de nombreuses tragédies. Tibère en tout cas, selon Dion, prédisait ainsi avec lucidité le règne désastreux de Caligula, tant par le vers tragique que par cette référence troyenne.
Il est intéressant de remarquer que Suétone (Néron, 38, 1) cite le vers, qui devait être devenu proverbial comme notre « après moi le déluge », en l’attribuant non à Tibère mais à un membre de l’entourage de Néron qui, devant les cruautés de l’empereur et ses menaces permanentes sur les sénateurs, lui aurait donné un sens un peu différent : « Qu’après ma mort la terre disparaisse dans le feu ! » (trad. H. Ailloud). C’est l’occasion pour Néron, selon Suétone, de répliquer Immo… ἐμοῦ θανόντος, « mais non, que ce soit de mon vivant ! ». Et le biographe d’enchaîner sur l’incendie de Rome : planeque ita fecit, « et il réalisa pleinement ce souhait », incendie qu’il présente comme organisé par l’empereur.
3. 5. - Caracalla, dont nous avons parlé, est hanté par des hallucinations dans lesquelles lui apparaissent son père, souvent accompagné de Géta, et Commode, qui est d’ailleurs le seul à lui parler, en vers et de façon terrifiante :
Στεῖχε δίκης ἆσσον, θεοῦ δίκης αἰτοῦσι Σεουήρῳ...
ἐν κρυφίοισι τόποισιν ἔχων δυσαλθέα νοῦσον.
« Approche-toi de la punition que les dieux te réclament pour Sévère…
toi qui recèles en des lieux cachés une maladie incurable » (D.C., 77, 15, 5).
La première partie du premier vers se trouve chez Plutarque, qui le qualifie de « vers épique » (τόδε τὸ ἡρῷον) dans un autre contexte : alors que Pausanias a tué une jeune fille après l’avoir violentée, celle-ci lui apparaît en songe et lui dit :
στεῖχε δίκης ἆσσον· μάλα τοι κακὸν ἀνδράσιν ὕβρις
« Marche à ton châtiment : c’est un grand mal pour les hommes que la violence » (Plut., Cimon, 6, 5, trad. R. Flacelière).
Le deuxième vers, dactylique lui aussi, ne semble attesté que chez Dion qui rapporte (par le biais de Pierre le Patrice) un peu plus loin dans le même livre une anecdote qui montre à la fois la culture des élites et leur goût pour les joutes poétiques.
3. 6. - La scène se passe à l’arrivée de Caracalla à Pergame, où circule un vers que l’empereur attribue à un oracle le concernant et qu’il met aussitôt à exécution en faisant tuer de nombreuses personnes (D.C., 77, 16, 8 = Petr. Patr., Exc. Vat., 147) :
Τηλεφίης γαίης ἐπιβήσεται Αὐσόνιος θήρ
« Une bête sauvage ausonienne entrera sur la terre de Télèphe ».
Or, selon Dion, ce vers a un auteur (dont il ne nous donne pas le nom) qui se gausse de la situation :
Ὁ δὲ τὸ ἐπος ποιήσας ἐγέλα καὶ ἔλεγεν ὅτι αὐτὸς τὸ ἔπος ἐποίησεν, ἐνδεικνὺμενος ὅτι παρὰ πεπρωμένην οὐκ ἄν τις ἀποθάνοι, ἀλλ᾿ ἔστιν ἀληθὲς τὸ δημῶδες ὅτι ψεῦσται καὶ ἀπατεῶνες οὐδ᾿ ἂν ἀληθὲς εἴπωσί ποτε πιστεύονται.
« Celui qui avait composé le vers riait et disait qu’il l’avait composé lui-même pour montrer que l’on ne saurait mourir contrairement à l’arrêt du destin mais qu’était vraie l’opinion commune selon laquelle les menteurs et les trompeurs ne sont jamais crus même quand ils disent la vérité ».
Ce vers est imité de l’épopée classique comme en témoignent les expressions Τηλεφίης γαίης et Αὐσόνιος. Il s’apparente en effet à la littérature oraculaire dont nous avons vu quelques exemples et sera commenté comme tel à propos du traitement cruel réservé par Caracalla aux Alexandrins (D.C., 77, 23, 4 = Exc. Val., 393).
4. Les oracles sibyllins
L’Histoire Romaine mentionne à plusieurs reprises la consultation des Livres Sibyllins sans toutefois citer textuellement le passage évoqué, excepté dans deux cas concernant Tibère et Néron.
4. 1. - Le premier cas est signalé, parmi d’autres présages défavorables annonçant la mort de Germanicus en 19, par Dion, selon son abréviateur Xiphilin :
Λόγιόν τέ τι ὡς καὶ Σιβύλλειον, ἄλλως μὲν οὐδὲν τῷ τῆς πόλεως χρόνῳ προσῆκον, πρὸς δὲ τὰ παρόντα ᾀδόμενον, οὐχ ἡσυχῇ σφας ἐκίνει· ἔλεγε γὰρ ὅτι·
τρὶς δὲ τριηκοσίων περιτελλομένων ἐνιαυτῶν,
Ῥωμαίους ἔμφυλος ὀλεῖ στάσις, καὶ ἁ Συβαρῖτις ἀφροσύνα
« Un oracle prétendument Sibyllin, qui n’avait rien à voir avec la période romaine en question mais qui était appliqué à la situation présente les inquiétait fort. Il disait :
Quand trois fois trois cents ans auront passé, une guerre civile et leur folie de Sybarites feront périr les Romains » (D.C., 57, 18, 4-5).
Or Tibère intervient pour dénoncer l’authenticité de ces vers : Ὁ οὖν Τιβέριος ταῦτά τε τὰ ἔπη ὡς καὶ ψευδῆ ὄντα διέβαλε. Ces mêmes vers sont repris en 64 lors de l’incendie de Rome, et Néron réagit comme Tibère : Ὁ Νέρων παραμυθούμενος αὐτοὺς οὐδαμοῦ ταῦτα τὰ ἔπη εὕρασθαι ἔλεγε, « Néron pour les rassurer leur dit que ces vers ne se trouvaient nulle part ».
4. 2. - Mais les Romains produisent alors une autre prophétie indiscutable :
Mεταβαλόντες ἕτερον λόγιον ὡς καὶ Σιβύλλειον ὄντως ὂν ᾖδον· ἔστι δὲ τοῦτο
"ἔσχατος Αἰνεαδῶν μητροκτόνος ἡγεμονεύσει".
« Ils se tournent alors vers un autre oracle qu’ils chantent comme authentiquement sibyllin, celui-là. Le voici :
Dernier des descendants d’Enée, un meurtrier de sa mère régnera » (D.C., 62, 18, 3-4).
Et Dion de commenter ce dernier vers :
Kαὶ ἔσχεν οὕτως, εἴτε καὶ ὡς ἀληθῶς θεομαντείᾳ τινὶ προλεχθέν, εἴτε καὶ τότε ὑπὸ τοῦ ὁμίλου πρὸς τὰ παρόντα θειασθέν· τελευταῖος γὰρ τῶν Ἰουλίων τῶν ἀπὸ Αἰνείου γενομένων ἐμονάρχησε.
« Il en fut ainsi, soit que ce vers fût réellement une prédiction due à un oracle divin, soit qu’elle fût inspirée alors à la foule par les circonstances. Car Néron est bien le dernier des Juliens descendants d’Énée à régner ».
Nous avons examiné ailleurs les raisons qui justifient l’insistance de Dion à rapporter cette querelle d’oracles pour ne pas mentionner les Chrétiens[9]. Mais l’anecdote prouve en tout cas que même le peuple est familier des vers grecs, authentiques ou fabriqués au gré des circonstances.
Suétone confirme ce fait en rapportant lui aussi des vers, homériques, tragiques ou sibyllins, prononcés par Néron ou circulant dans Rome[10] différents de ceux cités par Dion.
Conclusion
La culture grecque, nous le remarquons, est bien omniprésente aussi bien dans le peuple de Rome qu’à la cour des premiers empereurs (cf. supra) et Dion rapporte une autre anecdote significative mettant en scène Tibère et un certain Mamercus Aemilius Scaurus en 34. Parmi les victimes du prince, ce personnage « fut condamné à cause d’une tragédie et subit un sort pire que celui qu’il avait décrit », ἑάλω τε διὰ τραγῳδίαν καὶ παθήματι δεινοτέρῳ οὗ συνέγραψε περιέπεσεν (D.C., 58, 24, 3). Et Dion de multiplier les détails :
Ἀτρεὺς μὲν τὸ ποίημα ἦν, παρῄνει δὲ τῶν ἀρχομένων τινὶ ὑπ᾿ αὐτοῦ, κατὰ τὸν Εὐριπίδην, ἵνα τὴν τοῦ κρατοῦντος ἀβουλίαν φέρῃ. Mαθὼν οὖν τοῦτο ὁ Τιβέριος ἐφ᾿ ἑαυτῷ τε τὸ ἔπος εἰρῆσθαι ἔφη, Ἀτρεὺς εἶναι διὰ τὴν μιαιφονίαν προσποιησάμενος, καὶ ὑπειπὼν ὅτι "καὶ ἐγὼ οὖν Αἴαντ´ αὐτὸν ποιήσω", ἀνάγκην οἱ προσήγαγεν αὐτοεντεὶ ἀπολέσθαι.
« La pièce s’appelait ‘Atrée’ et conseillait à l’un de ses sujets, à l’imitation d’Euripide, de supporter la sottise du prince. Ayant appris cela, Tibère déclara que le poème avait été composé contre lui, prétendit être lui-même Atrée à cause de ses instincts meurtriers, et ajoutant : ‘je ferai de lui un Ajax’, il le força à se suicider » (D.C., 58, 24, 4-5).
Nos autres sources sont moins prolixes. Suétone (Tibère, 61, 10) signale simplement, sans citer le nom de Scaurus : Obiectum est poetae, quod in tragoedia Agamemnonem probris lacessisset, « On accusa un poète d’avoir, dans une tragédie, accablé d’injure Agamemnon ». Tacite précise : … detuleratque argumentum tragoediae a Scauro scriptae, additis versibus qui in Tiberium flecterentur, « Il avait dénoncé le sujet d’une tragédie, écrite par Scaurus, et rappelé des vers qui pouvaient être tournés contre Tibère » (Ann., 6, 35 [29], trad. H. Goelzer).
Dion semble avoir eu une source beaucoup plus documentée et, grâce aux indices qu’il nous donne, on peut imaginer, qu’imitant Euripide, Scaurus ait composé des vers du type de celui que prononce Polynice dans les Phéniciennes : Tὰς τῶν κρατούντων ἀμαθίας φέρειν χρεών, « Des maîtres il faut savoir supporter les sottises » (vers 393, trad. L. Méridier). En effet l’expression de Dion (ἵνα) τὴν τοῦ κρατοῦντος ἀβουλίαν φέρῃ reprend presque mot pour mot celle d’Euripide. Sans que l’on sache par ailleurs exactement en quoi consistait cette pièce de Scaurus, ni même si elle était écrite en grec ou en latin[11], cette anecdote prouve en tout cas que Tibère connaissait bien les pièces d’Euripide. Nous n’avons pas conservé son Atrée, mais Ajax nous est bien connu.
Si nous reprenons ce que dit l’empereur Claude, chez Suétone, nous avons le point de vue d’un lettré de l’aristocratie romaine du Ier siècle de notre ère qui considère le grec et le latin comme faisant partie d’un patrimoine commun : Cuidam barbaro Graece ac Latine disserenti : ‘cum utroque’, inquit, ‘sermone nostro sis paratus’, « S’adressant à un étranger qui discourait en grec et en latin, il lui dit : ‘puisque vous possédez nos deux langues’ » (Claude, 42, 2, trad. H. Ailloud).
Il considère aussi l’Achaïe comme une province chère communium studiorum commercio, « en raison de la communauté des études ». N’y a-t-il pas là la définition de la paideia gréco-romaine, cette culture dont nous avons vu quelques exemples empruntés à la poésie et qui ne semble pas avoir perdu de sa valeur au début du IIIe siècle ? Les élites de l’empire sont, nous semble-t-il, parfaitement bilingues - l’aisance de Dion à traduire Virgile en est une preuve - et biculturelles - l’aisance des princes à passer d’une langue à l’autre et à citer et adapter Homère ou les Tragiques en est une autre. Il s’avère que la culture « classique » est à peu près la même partout dans l’empire : pour la poésie grecque, Homère arrive en tête dans le palmarès, suivi de très loin par Euripide. Pour la poésie latine, Virgile est de très loin le premier.
En outre, cette culture est accessible par le biais des écoles et, d’après quelques anecdotes rapportées par Dion Cassius, elle n’est pas réservée aux milieux dirigeants, des soldats peuvent la posséder et le peuple de Rome semble à l’aise avec les vers oraculaires. Sans doute seuls les érudits connaissaient parfaitement l’ensemble des épopées homériques et des tragédies classiques, mais beaucoup de morceaux de bravoure étaient appris par cœur, beaucoup de formules étaient devenues proverbiales. Nous noterons cependant que plusieurs passages que nous avons étudiés montrent que la citation était adaptée, intégrée, voire modifiée dans un contexte particulier, ce qui prouve l’excellente maîtrise de la langue des Romains mise en scène par Dion Cassius.
Cette imprégnation vaut aussi naturellement pour l’auteur de l’Histoire Romaine qui est l’un des derniers représentants de cette paideia commune : parfaitement bilingue et érudit dans les deux langues, il garde cependant une préférence pour la culture grecque et, de façon significative, termine son œuvre sur une citation d’Homère qui restera le grand modèle de l’époque byzantine puisque, comme nous l’avons vu, Xiphilin se l’approprie pour résumer Dion.
[1] Contra B. Baldwin, « Dio Cassius and John Malalas, Two Ancient Readings of Virgil », Emerita 55, 1987, p. 85-86, qui semble donner à l’expression le sens de “sans qu’on en parle”.
[2] A Study of Cassius Dio, Oxford 1964, p. 143 ; B. Baldwin, art. cit. ; B. Rochette, Le latin dans le monde grec, Bruxelles, 1997, p. 275.
[3] F. Millar et B. Baldwin, loc. cit..
[4] Cf. B. Rochette, op. cit. p. 271 et Sénèque, Consolation à Polybe, 8, 2.
[5] Cf. B. Rochette, op. cit. p. 279.
[6] Appien, BC. 2, 12, 85 et Plutarque, Pompée, 78, 4.
[7] Plutarque, Moralia 33D et Diogène, Vit. 2, 82, 5.
[8] 58, 23, 4 et A. Nauck, Trag. Graec. Frag. Adesp, 513.
[9] Cf. M.L. Freyburger-Galland, « Dion Cassius et les chrétiens », Antiquité tardive et humanisme, de Tertullien à Beatus Rhenanus, Hommages à F. Heim, p. 43.
[10] Néron, 39, 3 ; 46, 6 ; 49, 5 (= Iliade, 10, 535).
[11] H. Bardon considère que Scaurus est un auteur latin, cf. La littérature latine inconnue. II. L’époque impériale, p. 156.
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 18 - juillet-décembre 2009
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