FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 17 - janvier-juin 2009


 

 

L'importance de la notion de saeculum dans la littérature romaine
 de Livius Andronicus à Juvénal et Florus.
Tradition et actualisation

par

László Havas

Professeur à l’Université de Debrecen (Hongrie)
<havas@puma.unideb.hu>


Le texte ci-dessous a été publié dans le volume XXX de la série des  Acta Universitatis Szegediensis. Acta Antiqua et Archaeologica : Ibolya Tar, Péter Mayer (Hrsg.), Klassizismus und Modernität. Beiträge der internationalen Konferenz in Szeged (11-13. September 2003), Szeged, 2007, p. 24-33. Il est ici reproduit avec l'aimable autorisation des éditeurs, que nous remercions. La pagination de l'original est donnée en rouge.

[Déposé sur la Toile le 30 septembre 2009]


 

Les débuts au IIIe siècle av. J.-C. avec Livius Andronicus

            On pourrait dire que la littérature latine officielle commence avec un chant composé par Livius Andronicus à propos des jeux séculaires qui eurent lieu au milieu du troisième siècle. Selon la datation que certains admettent, ces jeux ont dû être organisés en 249, mais on peut penser également à l'an 254/253, date à laquelle p. ex. P. Brind'Amour pense qu'il est théoriquement possible de situer cet événement, quoiqu'il préfère rester fidèle pour sa part à une datation en l'an 235, refusant les autres dates qui ont été proposées comme, par exemple, l'an 246[1]. Dans le cas de ces jeux, il s'agit d'une cérémonie de purification, comme cela apparaît dans un passage où Tite-Live parle de la même manifestation littéraire, mais à propos d'une date plus tardive, lorsque cette cérémonie a été répétée dans une situation historique identique. En 207, Hasdrubal était un ennemi menaçant pour l'Italie et tous pensaient que les consuls, en l'occurrence M. Livius Salinator et C. Claudius Nero, devaient partir pour la guerre, lorsque des prodiges sinistres furent observés : il avait plu des pierres à Véies, puis le temple de Jupiter à Minturnes et le bois sacré de la nymphe Marica avaient été frappés par la foudre, et le même malheur était arrivé au rempart et à une porte d'Atella. Les habitants de Minturnes affirmaient qu'un ruisseau de sang avait coulé sous leur porte. Pendant la nuit, un loup avait franchi une porte à Capoue et mis en pièces une sentinelle. De plus, on crut qu'il avait plu des pierres même sur l'Armilustrum, l'emplacement où on procédait à la purification des armes sur l'Aventin. Les esprits furent troublés aussi par la nouvelle qu'à Frusino était né un enfant aussi gros qu'un enfant de quatre ans, dont on ne pouvait déterminer s'il était un garçon ou une fille, parce qu'il s'agissait d'un androgyne. Selon les haruspices qu'on avait pour cette raison mandés d'Étrurie, le berceau de la divination, il s'agissait là d'un prodige funeste et honteux. On écarta l'effet de ces prodiges par des rites religieux, appropriés, et plus précisément par le [p. 25] sacrifice de victimes adultes, et en ce qui concerne le monstre, il fallut le noyer en haute mer. On enferma dans une caisse cette créature effrayante, toute vivante, on l'emporta au large pour la jeter dans les flots. Tout cela témoigne d'une série de cérémonies purificatrices dont le but était de libérer le corps civique et social romain de ses vices et de sa dégénérescence. On ajouta encore d'autres rites religieux pour apaiser les dieux. Sur un décret des pontifes, un jour de prières publiques eut lieu, et ils décidèrent que trois groupes de neuf jeunes filles, c'est-à-dire au total vingt-sept vierges parcourraient la ville en chantant un carmen. Ici, Tite-Live note un événement qui suivit : alors que les jeunes filles apprenaient, dans le temple de Jupiter Stator, ce carmen, qui avait été composé par le poète Livius, la foudre frappa, sur l'Aventin, le temple de Junon Reine. Quant à l'expression conditum a Livio poeta carmen[2], on sait pertinemment qu'il s'agissait dans ce cas de Livius Andronicus de Tarente, qui fut d'abord esclave et précepteur des enfants d'un Livius, puis son affranchi. Ce Livius était peut-être le père de Livius Salinator que nous avons mentionné ci-dessus. Mais on ne sait pas quand il écrivit le carmen, étant donné que les jeunes filles ont pu apprendre un texte qui avait été élaboré déjà avant l'an 207. On sait, d'après les informations transmises par Censorinus, qui suit Varron, et par Pseudo-Acron, qui dépend de Verrius Flaccus, que, durant la première guerre punique, on décida d'organiser des jeux dédiés à Dis Pater et à Proserpine, en chantant, entre les sacrifices, un carmen pour favoriser le succès des Romains dans la guerre contre les Carthaginois. Étant donné que Varron et Censorinus soulignent la liaison de ces rites avec les jeux séculaires (utique ludi centesimo anno fierent), on peut fixer la date de la composition du carmen saeculare le plus ancien en 249 ou bien en 254/253, peut-être en 246 ou en 235 av. J.-C. En ce qui concerne l'auteur possible du chant séculaire, on peut suivre l’avis de Cichorius qui a proposé le nom de Livius Andronicus, ce dernier étant la seule personne à cette époque qui faisait véritablement autorité dans la vie littéraire de Rome. Par conséquent, c’est lui qui a dû être chargé de composer un chant officiel dans un but religieux[3].

            En résumant, on peut dire que, en 254 /253 ou en 249, ou même plus tard, le poète Livius Andronicus fut chargé de composer un chant à caractère magique pour aider sa génération à se libérer de ses vices, en enterrant en quelque sorte la génération responsable des défaites antérieures pour qu'on puisse continuer ainsi avec succès la guerre contre les Carthaginois. Il s'agit donc ici d’une part d'un acte de purification et d’autre part d’un acte qui a un aspect de funérailles. Cela est prouvé par les circonstances suivantes : d'une part, les jeux et le chant sont dédiés à des divinités chthoniennes et funéraires, Dis et Proserpine ; d'autre part, on sacrifia des victimes noires, victimes qui sont généralement associées à des obsèques. Tout cela veut dire que la naissance de la littérature séculaire officielle s'attache à des actes de purification et de funérailles qui remontent à une tradition archaïque en Italie, comme les formes mêmes de cette poésie l'indiquent. Tite-Live qualifie en effet ce chant de cette manière : il était « digne peut-être, à l'époque, des éloges d'esprits grossiers, mais [p. 26] paraîtrait maintenant rude à l'oreille et informe (carmen... nunc abhorrens et inconditum), si on le rapportait ». On pourrait en conclure que le premier chant archaïque de Livius Andronicus n'a pas été une composition à la grecque, ni une traduction, ni une adaptation à la mode de son Odissia ou de ses pièces de théâtre, mais qu'il a suivi une coutume folklorique d'origine italo-étrusque, fondée sur une série de procédés et d'idées magiques et occultes, et a utilisé des vers informes comme c'était l'habitude dans les refrains que chantaient les soldats lors du triomphe de leur général. C'est ainsi qu'on peut essayer de reconstruire la naissance et le caractère archaïque supposés du premier chant séculaire de la littérature latine.

            Par contre, il faut ajouter immédiatement qu'on modifia cette pratique quelques années plus tard. Tite-Live lui-même raconte que, en 207, pendant que les jeunes filles apprenaient le chant composé par Livius Andronicus, la foudre frappa le temple de Junon Reine. Puis, à la suite de la réponse des haruspices consultés, qui déclarèrent que ce prodige nécessitait l'apaisement de la déesse par une offrande, les décemvirs décidèrent immédiatement l'instauration d'un jour de cérémonies pour Junon Reine. Voici quel fut l'ordre de la cérémonie : du temple d'Apollon, deux vaches blanches furent amenées en ville par la porte Carmentale ; derrière elles, on portait deux statues en bois de cyprès, c'est-à-dire deux xoana, représentant Junon Reine ; ensuite vingt-sept jeunes filles, vêtues de longues robes, marchaient en chantant un carmen, en l'honneur de la même déesse. Dans le cas, on peut interpréter le mot de carmen comme hymne. Donc, il est permis de dire qu’en 207, le poète ou bien une autre personne a transformé le chant séculaire de l'an 249 en un hymne consacré à Junon et, peut-être, aussi à Apollon (cf. deis rite placatis - 27,38,1), en conservant, tout de même, des éléments archaïques, comme p. ex. le nombre des vierges, étant donné que le chiffre de vingt-sept représentait un nombre magique et sacré dans l’Italie ancienne. La deuxième modification exécutée lors de la cérémonie de l'an 207, si l'on considère les rites de l'an 249, réside dans le fait qu'on changea le rite magique en un rituel religieux d'offrande, de sacrifice et de procession, comme le souligne la couleur blanche des victimes qui ont été offertes en l'an 207.

 

Le IIe siècle av. J.-C., avec Ennius et Caton

            Comme nous l'avons rappelé dans notre étude, il y a beaucoup d'incertitudes sur les dates possibles des jeux séculaires[4]. Une des causes en est le fait que la tradition romaine connaissait des conceptions différentes de la datation par siècles : on a attribué des durées différentes aux siècles : cent dix ans, cent trois ans ou cent ans ; mais on a pu aussi partir de dates différentes pour la fondation de Rome. Ce phénomène permettait des datations contradictoires et variées des jeux séculaires, tout particulièrement, à l'époque républicaine. Cette constatation est valable dans le cas du deuxième siècle av. J.-C., et on peut interpréter plusieurs ouvrages littéraires écrits en ce temps-là comme des monuments commémoratifs [p. 27] de l'anniversaire de la ville de Rome. Selon S. Timpanaro, Ennius commença à écrire son épopée intitulée Annales après 189, et de nos jours cette hypothèse est généralement acceptée. Or on sait que le poète datait la fondation de Rome précisément en 884/883, et c’est ainsi qu’il rappelait à la mémoire de son public le septième centenaire de l'Vrbs, comme on peut lire dans un de ses fragments :

septingenti sunt paulo plus aut minus anni

augusto augurio postquam inclita condita Roma est

                        (Varr., 3,1,2 = ed. Skutsch, lib. IV/V. 154/501/)

On voit donc que Ennius fêtait le centenaire de Rome par un genre littéraire qui était auparavant inconnu dans la littérature romaine, en remplaçant pour ainsi dire le chant de type archaïque par l'épopée à la mode, écrite dans des hexamètres à la manière d'Homère dont Ennius représentait une nouvelle incarnation d'après la métempsycose pythagoricienne.

            À la fin des années 50 du deuxième siècle av. J.-C. et encore en 149, Caton l'Ancien fit une réédition de son ouvrage historique intitulé Origines en complétant la première version. Comme on sait, l'auteur, qui y présente, justement, les origines des villes italiennes, a posé comme date de la naissance de Rome l'an 750/749 av. J.-C. On voit donc qu'il a célébré par son oeuvre le sixième centenaire de la fondation de l'Vrbs, dont la constitution était, selon lui, supérieure à celle des autres villes, parce que l'État romain, contrairement aux États grecs, n'avait pas été constitué par l'intelligence d'un seul homme, mais par des générations et pendant plusieurs siècles. Ainsi, à propos du six centième anniversaire de Rome, Caton l'Ancien nous montre l'État romain à sa naissance, après dans sa croissance, puis à l'âge adulte et enfin dans la stabilité durable de sa force (Cic., de re pub., 2,1,2-3), en montrant qu'en peu de temps une si grande ville a pu croître, être florissante, puisqu'elle s'est écroulée en étant capable ensuite se relever (Vell. Pat., 1,7,2). On pourrait dire que les Origines de Caton étaient un livre de circonstance, qui exposait et théorisaient le développement de l'État romain au temps de son jubilé, parce que les jeux séculaires eurent lieu, tels qu'ils furent célébrés officiellement, en 149 ou en 146 av. J.-C. En fait, la première histoire romaine rédigée en latin célébra l'accomplissement d'un nouveau saeculum de Rome.

 

Le Ier siècle av. J.-C. avec Cicéron, Cornélius Népos et Catulle

Le premier siècle av. J.-C. eut une importance particulière dans la vie publique, de même que dans la pensée politique et dans la littérature de Rome en ce qui concerne l’idée de saeculum. La religion étrusque, qui se présentait comme une religion révélée, avait attribué à la nymphe Végoia (Begoe, Vecuia) une prophétie qui apparaît comme une sorte de cosmogonie adressée à Arruns Veltymnus. Cet oracle fut rédigé vers 91/90 av. J.-C., comme le montrent des allusions aux événements qui se sont déroulés avant la fin du huitième saeculum de la vie historique des Étrusques. Vers cette même période, Marius et Sylla diffusèrent, eux aussi, une propagande, qui les présentait comme les nouveaux fondateurs de Rome au début d'une nouvelle ère qui allait inaugurer un nouvel ordre des choses. Ces généraux se faisaient voir comme de nouvelles incarnations de Romulus. Par contre, étant donné que Romulus, meurtrier de son frère, avait un aspect déshonorant et honteux car l'idée d'un royaume tyrannique lui était associée, Marius et Sylla se [p. 28] cherchèrent un autre modèle de précurseur pour eux-mêmes, modèle qu’ils pensèrent retrouver dans la figure, d’ailleurs falsifiée, de Camille qui se présentait dans la littérature romaine comme un nouveau fondateur de l'Vrbs (cf. P.M. Martin, L’idée de royauté à Rome de la Rome royale au consensus républicain, Clermont-Ferrand, 1982, 360 ; v. encore J. Hellegouarc'h, Le principat de Camille, dans REL, 48, 1970, 112-132 ; Liv., 5,49,7sqq. et 7,1,1 ;  Plut., Cam., 1,1 ; Eutr., 1,20,3 ; Iulian., Caes., 323a). Cela permettait à Marius et Sylla de se présenter, l'un et l'autre, comme le troisième conditor urbis après le « second Romulus », nom qui exprimait la personnalité de Camille, conquérant de Véies et restaurateur de Rome. Marius déclara que, par sa victoire sur les Cimbres et les Teutons, il avait sauvé Rome d'un aussi grand danger que celui du IVe siècle lorsque Camille avait assuré le salut de la Ville par son triomphe sur les Gaulois.

Une propagande identique fut reprise par Cicéron au cours de son consulat de l'an 63, année qui fut interprétée comme annus fatalis et qui marquait donc l'accomplissement d'un siècle. En considérant que, selon Castor de Rhodes, chronographe contemporain, les fondements de Rome avaient été jetés en 764/763, on a cru, à juste titre, qu'il s'agissait de commémorer, en 63 av. J.-C., le septième centenaire de Rome, suivant une conception du siècle qui a dû être acceptée par la génération de Cicéron, même si ce n'est que d'une manière partielle. Le consul, qui avait écarté de Rome Catilina et anéanti sa conjuration, s'est vanté de sauver Rome d'un malheur effroyable et brusque, en assurant ainsi la naissance d'une Rome plus heureuse. Il exprima cette idée dans son poème sur son consulat dans ces termes : o fortunatam natam me consule Romam !, ce qui veut dire en français : « O Rome fortunée, sous mon consulat née ! » (trad. par A. Ernout).

Cette idée politique de Cicéron, fondée sur une interprétation religieuse et exprimée par des discours très modernes à leur époque, formulée également par des vers d'une médiocre qualité artistique mais d'autant plus originaux, ou du moins bien actualisés, fut fortement critiquée par ses ennemis politiques. Cette violente critique trouve son expression dans les invectives pseudo-sallustiennes contre Cicéron, où on peut lire les reproches suivants : [En ce qui concerne la Rome fondée par le consul de l'an 63, on pourrait parler plutôt d'une Rome] « infortunée et misérable... qui a subi la plus cruelle proscription aux temps où Cicéron, bouleversant la république, forçait tous les bons citoyens terrorisés à se courber devant sa cruauté » (1,3,5). Aux yeux de l'auteur de l'invective I, Cicéron se présentait comme un nouveau Romulus, un Romulus d'Arpinum (Romulus Arpinas - 1,4,7), un successeur du fratricide, mais qui s'imaginait que, par sa valeur sans égale, il avait surpassé les Paulus, les Fabius, les Scipions, dont la gloire pâlissait, selon l'appréciation tendancieuse du consul de l'an 63, en face de ses propres exploits. Dans ce cas, les idées séculaires deviennent objet de risée, selon une tendance bien répandue dans la littérature oratoire à la fin de la République. Tout cela montre, d'une manière claire, les transformations multiples de la pensée sur la notion de saeculum comme sujet littéraire dans la Rome ancienne.

             [p. 29] Cicéron se souviendra encore du septième centenaire de la fondation de Rome, mais cette fois en suivant une autre chronologie, qui fut élaborée par les chercheurs romains contemporains, en premier lieu, par Varron. Quand Cicéron commença à écrire son dialogue De re publica, il s'adressa à son ami, Atticus, pour s'informer sur la chronologie de l'histoire romaine, et surtout sur la date précise de la fondation de l'Vrbs. Il voulait aussi connaître et utiliser, dans le même but, les livres de Varron. Mais nous ne savons pas exactement quels étaient ces ouvrages varroniens. On peut penser aux Antiquités, dont certaines parties devaient être publiées déjà au temps de la rédaction du De re publica, mais on peut penser également aux Annales qui étaient sur le point de prendre leur forme définitive. Cicéron demanda également certains renseignements à Atticus sur le début de l'histoire romaine et les événements historiques qui devaient figurer dans l'ouvrage intitulé liber annalis, qui date aussi de la fin des années 50 et du début des années 40. Mais pourquoi Cicéron a-t-il choisi les livres de Varron et d'Atticus comme point d'orientation historique pour son traité sur l'État ? Dans une étude antérieure, j'ai déjà eu l'occasion de soutenir la thèse selon laquelle le De re publica, composé dans les années 54 à 51, était lié au septième centenaire de Rome, qui fut célébré précisément dans ces mêmes années : Varron avait en effet élaboré une nouvelle chronologie des origines de Rome, en établissant par une série d'arguments que la fondation de l'Vrbs avait eu lieu en 754/753 av. J.-C. Solin est témoin de cette nouvelle chronologie, lui qui se fonde sur Varron pour fixer la date de la naissance de Rome en cette année-là. Cette théorie fut acceptée également par Atticus et par Cicéron, comme l'affirme Solin lui-même, qui déclare : « selon Pomponius Atticus et Cicéron, Rome fut fondée la troisième année de la sixième Olympiade », c'est-à-dire en 753 av. J.-C. En outre, Cicéron présente, dans le dialogue intitulé Brutus, son ami Atticus en disant de lui  : annorum septingentorum memoriam uno libro colligavit (18,72). Ces mots indiquent que le liber annalis résumait les événements qui s'étaient déroulés á Rome pendant sept cents ans, ce qui était très important à l'occasion du septième centenaire de Rome. Il s'ensuit que le De re publica aussi est une œuvre de circonstance, qui avait été écrite à propos du septième centenaire de Rome et qui voulait trouver un remède à la crise de la République, atteinte alors d'une maladie quasiment mortelle, en attribuant à Cicéron lui-même le rôle politique d'un moderator rei publicae s'appuyant, en premier lieu, sur la dignité et sur l'autorité qui lui étaient reconnues alors même qu'il n'exerçait plus aucune fonction officielle. Dans ce domaine, l'auteur du dialogue que nous analysons a repris l'héritage spirituel de Caton l'Ancien dont les Origines avaient été rédigées, dans leur forme ultime, pour montrer la gloire de Rome fondée, selon la chronologie suivie par Caton, six cents ans auparavant. Caton avait voulu perfectionner l'organisation de l'État et en assurer l'équilibre, alors qu'il jouissait lui aussi d'une autorité acquise depuis longtemps quand bien même il n'était plus investi d'aucune magistrature. Ce rôle peut apparaître comme l'anticipation de la théorie cicéronienne sur le moderator rei publicae.

            Cependant, conformément à ses idées politiques, élaborées d'après les exigences des années 50 av. J.-C., Cicéron avait placé ses paroles dans la bouche de Scipion Émilien, en mettant de nouveau en scène des contemporains de Scipion, les amis de ce dernier. Le choix du héros principal du De re publica était particulièrement heureux, et il en va de [p. 30] même de celui de la date de la conversation imaginaire qui est rapportée dans le dialogue cicéronien. En effet, la situation politique de Scipion pouvait évoquer celle de Caton l'Ancien à la fin de sa vie, c'est-à-dire vers l'an 149, et celle de Cicéron au cours des années 50 av. J.-C. Scipion Émilien avait 55 ou 56 ans en 129 av. J.-C., date supposée de l'entretien entre les membres du cercle des Scipions. Il avait donc à peu près le même âge que Cicéron, lorsque celui-ci écrivit le De re publica, et il n'exerçait plus non plus de fonction officielle, mais il s'opposait à la loi agraire, que cherchait à imposer C. Gracchus. Scipion voulait ainsi s'opposer à des tendances politiques qu'il jugeait excessives et imposer une attitude de modération dans la vie politique. D'autre part, c'est en 129 av. J.-C. que Rome fêta, au moins théoriquement, son six centième anniversaire selon la chronologie établie par Cincius Alimentus. Il apparaît de ce fait que les arrière-plans historique, politique et littéraire du dialogue cicéronien sont si bien élaborés par l'auteur qu'on croira difficilement qu'on puisse les attribuer purement et simplement au jeu du hasard. Le De re publica est, selon toute probabilité, un monument politico-philosophique original qui témoigne de l'importance du septième centenaire de Rome et il s'insère à ce titre dans un contexte historiographique représenté par Varron, par Atticus et par Cornélius Népos.

            Quant à Cornélius Népos, il est utile de préciser encore quelques points concernant son rôle dans la question de la pensée séculaire. Cet auteur, ami de Cicéron et d'Atticus, publia, vers le milieu des années 50 av. J.-C., une grande œuvre en trois volumes, intitulée Chronica. qui était une chronologie de Rome, insérée dans le cadre d'une histoire universelle rédigée selon l’ordre des événements. Quoique Cornélius Népos plaçât la date de naissance de Rome en 751/750 av. J.-C., on peut considérer cette œuvre comme une construction littéraire, parfaitement originale à Rome, destinée à honorer l'Vrbs au moment celle-ci achevait le septième siècle de son existence. Cette interprétation paraît confirmée par les expressions qu'emploie à son propos Catulle lorsqu'il dédie son joli petit livre à Népos avec ces mots (1,3 sq.) :

                          ....namque tu solebas

            meas esse aliquid putare nugas,

            iam tum cum ausus es unus Italorum

            omne aevum tribus explicare cartis

            doctis, Iuppiter, et laboriosis.

            Quare habe tibi quicquid hoc libelli,

            qualecumque ; quod, o patrona virgo,

            plus uno maneat peremne saeclo.

Ces vers peuvent se traduire ainsi en français :

« car tu attachais quelque prix à mes bagatelles, dès le temps où tu osas, seul parmi les Italiens, dérouler toute la suite des âges en trois volumes fruit d'un dur labeur, par Jupiter. Accepte donc le contenu de ce petit livre, quelle qu'en soit la valeur ; puisse-t-il, ô vierge, ma patronne, vivre toujours jeune au-delà d'un siècle ! » (d'après la traduction de G. Lafaye)

[p. 31] Ainsi le poète romain accentue encore l'importance de l'oeuvre de son ami, Cornélius Népos, dans l'histoire universelle et romaine, en la reliant à l'idée de siècle, idée qui influence même la publication du petit livre de Catulle. Cette remarque ironique attire l'attention du lecteur sur le fait que la parution des poèmes de Catulle vers l’an 54/53 est inséparable de l'atmosphère séculaire qui entourait les ouvrages littéraires de cette époque, ce qu’on peut constater à propos des traités philosophiques, historiques et chronologiques que nous avons examinés ci-dessus. C'est dans ce sens que Catulle présente, durant ces années, César conquérant dans le rôle d'un nouveau Romulus, mais d'une manière ironique, en l'apostrophant par l'insulte de « Romulus débauché » (cinaede Romule - 29,7). Voilà une nouvelle présentation où la pensée sur la notion de saeculum se trouve de nouveau transformée, et cette fois en la rattachant indirectement à la tradition de la poésie ïambique née en Grèce[5].

 

L'Empire, avec notamment Florus et Juvénal

            Nous pourrions continuer l'examen de notre sujet en examinant la littérature séculaire de l'époque augustéenne, et en notant les changements qui ont alors affecté la conception du siècle et sa présentation artistique, depuis Virgile[6] et à travers Horace[7] et Tibulle[8] pour en arriver à Ovide et à Tite-Live. Chez ces auteurs, l'héritage archaïque des jeux séculaires et les formes littéraires de la poésie bucolique se combinent avec les formes de la poésie didactique d'Hésiode et avec celles de l'épopée homérique et hellénistique ou encore avec celles des odes triomphales, en tenant compte aussi de la tradition historique et historiographique. Mais cet aspect de la question a été bien étudié et nous nous permettrons donc de passer sur cette époque qui aurait dû assurer à Rome, selon l'idéologie officielle du régime augustéen, un renouvellement général après la purification de la génération des guerres civiles. Nous nous contenterons d'inviter nos auditeurs à se reporter, entre autres, à l'étude approfondie de Mme Clavel-Lévêque qui éclaire bien cette question[9].

            Dans la dernière étape de ma conférence, je traiterai seulement une question, en soulignant le fait que les Origines de Caton et le De re publica de Cicéron ont établi une [p. 32] tradition historiographique durable dans la littérature romaine. Le neuvième centenaire de Rome, qui fut célébré sous le principat d'Antonin le Pieux, en 147 après J.-C., donna à Florus l'occasion de rédiger son histoire abrégée de Rome, où il présentait le peuple romain comme un unique individu, dont il pouvait ainsi examiner toute la carrière pendant son enfance, son adolescence et sa jeunesse jusqu'à sa vieillesse. Selon Florus, historien d'origine africaine, le peuple romain, avant de connaître le déclin physique, avait été capable de reprendre des forces à l'époque augustéenne[10], quand le prince avait organisé de nouveau en 17 av. J.-C. des Jeux Séculaires, mais ce renouvellement, dont les effets s'étaient fait sentir tant sur le plan politique que sur le plan social, s’était révélé temporaire[11], étant donné que, sous l'effet de l'inertie des Césars, le peuple romain avait vieilli et avait perdu de sa vigueur. On assistait donc à une décadence, une dégénérescence inéluctable, même si Rome avait connu un nouveau reverdissement de ses forces sous le principat de Trajan. Cela montrait que Rome voyait la mort près d'elle, c'est-à-dire que Rome était condamnée à court terme.

            Cette vision presque apocalyptique de Rome trouve aussi son expression chez un poète contemporain de Florus, Juvénal, qui dut écrire ces vers encore sous le principat d'Hadrien, lorsque l'idée de siècle connut une nouvelle vitalité.

          Nona aetas agitur peioraque saecula ferri

            temporibus, quorum sceleri non invenit ipsa

            nomen et a nullo posuit natura metallo (13,28-30).

            [p. 33] Nous avons suivi ici (avec nona) la leçon acceptée, entre autres, par István Károly Horváth[12], au lieu d’envisager la correction de quelques chercheurs, qui, surtout dans le passé, ont proposé de lire nunc. István Borzsák[13] défend lui aussi cette lecture, mais nous pensons qu'il est impossible de le suivre sur ce point, étant donné que la leçon nona se révèle plus convaincante comme lectio difficilior que le mot nunc. La formule nona aetas de Juvénal est confirmée aussi par le texte de l'épopée de Lucain (7,387) à laquelle les Scholia Bernensia ajoutent cette phrase de commentaire (1,563) : [Sibylla] nuncentesimum annum exitio Romanis cecinerat[14]. La leçon nona aetas trouve encore un appui dans le texte de Dion Cassius, qui parle de neuf cents ans comme d'un nombre fatal dans l'histoire romaine (57,18,3-5). On voit que l'idée de siècle est entrée dans un autre genre littéraire, et en l'occurrence dans la satire que les Romains eux-mêmes considéraient comme un genre purement latin. Tout cela prouve que l'idée de saeculum, qui était à l'origine une conception italo-étrusque, a fourni un sujet d'inspiration permanent à la littérature latine, sujet qui était toujours capable de se transformer et se renouveler selon les exigences sans cesse variables, en réunissant en elle les tendances de l'archaïsme, de la modernité et du classicisme, qui furent constamment présentes dans la littérature de l'Antiquité romaine.

 


 

Notes

 

1.    Pour les problèmes soulevés dans notre étude, v. surtout les recherches de fond de P. Brind'amour, L'Origine des Jeux Séculaires, dans ANRW, II, 16.2, 1978, 1334-1417, où se trouve aussi une bibliographie spéciale complémentaire ; cf. encore notre propre étude : A saecularis gondolat mint irodalomalakító tényezõ Rómában [La pensée séculaire comme moyen pour la formation de la littérature à Rome], dans Antik tanulmányok, 45, 2001, 75-112, où on trouve des références à une partie spéciale de la littérature que P. Brind'amour ne mentionne pas, ou qu'il ne pouvait pas encore connaître. Une synthèse du problème de la « Chronologie des Jeux Séculaires » qui présente un bon point de départ pour les recherches suivantes se trouve dans l’étude mentionnée de P. Brind'amour, 1353 sqq.

 

2.    Pour pouvoir donner et interpréter le texte livien, j'ai suivi l'édition suivante : Tite-Live, Histoire romaine, tome VI, trad. nouvelle avec une introduction et des notes par E. Lasserre, Paris, 1941.

 

3.     C. Cichorius, Römische Studien, Leipzig, 1922, 1 sqq. ; cf. E.H. Warmington,  Remains of Old Latin, II, p. LCL, Cambridge, Massachusetts - Londres, 1982, Introduction, p.XIII.

 

4.    Pour la problématique du saeculum et des ludi saeculares et encore pour le rituel de ces derniers, v. récemment P. Weiss, Die Säkularspiele der Republik - eine annalistische Fiktion ? Ein Beitrag zum Verständnis der kaiserzeitlichen ludi saeculares, dans MDAI(R), 80, 1973, 205-217 ; J. Scheid - J. Svenbro, Les Jeux séculaires : rites, paroles et écrit, dans AEHE, Ve sect., 97, 1988-1989, 297-299 ; H. Pavis D'Escurac, Siècle et Jeux séculaires, dans Ktèma, 18, 1993, 79-89 ; G. Freyburger, Siècle et Jeux séculaires, dans Ktèma, 18, 1993, 91-101. En ce qui concerne les lieux des jeux, v. J.P. Poe, The Secular Games, the Aventine and the Pomerium in the Campus Martius, dans ClAnt, 3, 1984, 57-81.

 

5.    Cette question est largement traitée dans mon étude intitulée Caesar als Romulus der Eroberer, parue dans Ad Fontes ! Festschrift für Gerhard Dobesch, Vienne, 2004, p. 355-367.

 

6.    Sur cette question, v. récemment K. Galinsky, Augustan Culture. An Interpretive Introduction, Princeton, 1998 (= 19961), 93 sqq. (avec une bibliographie complémentaire). Des informations de valeur sont présentées par J. Griffin, Augustus and the Poets : Caesar qui cogere posset, dans F. Millar - E. Segal (edd.), Caesar Augustus. Seven Aspects, Oxford, 1984, 189-218 ; Idem, Virgil, Oxford, 1986.

 

7.    V. récemment : P.L. Schmidt, Horaz' Säkulargedicht, ein Prozessionslied ?, dans AU, 28, 1985, 42-53 ; E. Flores, Su alcuni aspetti religiosi del carmen secolare di Orazio, dans Aion, 17, 1995, 161-174 ; D. Barker, The Golden Age is Proclamed ? The carmen saeculare and the Renaissance of the Golden Race, dans ClQ, 46, 1996, 434-446 ; H. Canzik, Carmen und sacrificium. Das Saecularlied des Horaz in den Saecularakten des Jahres 17 v. Chr., dans R. Faber - B. Seidensticker (edd.), Werke, Bilder, Töne. Studien zur Antike und Antikenrezeption, Würzburg, 1996, 99-113.

 

8.     N. Méthy, Rome, « ville éternelle » ?, À propos de deux vers de Tibulle (II,5,23-24), dans Latomus, 2000, 69-81 (avec une riche bibliographie complémentaire).

 

9.     M. Clavel-Lévêque, L'espace des jeux dans le monde romain : hégémonie, symbolique et pratique sociale, dans ANRW, II, 16,3, 1986, 2405-2563.

 

10. Cf. J.F. Hall, The Saeculum Novum of Augustus and its Etruscan Antecedents, dans ANRW, II, 16.3, 1986, 2564-2589 ; H. Kloft, Die Säkularspiele des Augustus und die Tradition der Herrscherfeste in der Antike. Soziale und kommunikative Aspekte, dans G. Binder - K. Ehlich (edd.), Kommunikation in politischen und kultischen Gemeinschaften, dans Bochumer Altertumswissenschaftliches Colloquium, 24, 1996, 51-74. - V. encore  L. Moretti, Frammenti vecchi e nuovi dei ludi secolari del 17 a. C., dans RPAA, 55/56, 1982-1984, 361-379.

 

11. Pour les fêtes séculaires symbolisant le renouvellement après Auguste v. p. ex. : P. Di Manzano, Note sulla monetazione dei Ludi seculari dell'88 d.C., dans BCACR, 89, 1984, 297-304. Cf. encore J. Scheid, Déchiffrer des monnaies. Réflexions sur la représentation figurée des Jeux séculaires, dans C. Auvray-Assayas (ed.), Images romaines. Actes de la table ronde organisée à l'École Normale Supérieure, Paris, 1998, 13-35 [Études de littérature ancienne, 9] ; B. Schnegg-Köhler, Die augusteischen Säkularspiele, Munich - Leipzig, 2002, où se trouvent les photos des actes des jeux de 17 av. J.-C., leur « diplomatische Abschrift » et leur édition critique, avec une documentation bibliographique très importante.

 

12. Le texte se trouve dans la forme citée dans l'édition suivante : D. Iunius Iuvenalis szatírái. D. Iuni Iuvenalis Saturae, latinul és magyarul [Les satires de D. Iunius Iuvenalis. D. Iuni Iuvenalis Saturae, en latin et en hongrois], trad. et notes par Gy. Muraközy, préface par I.K. Horváth, Budapest, 1964, loc. cit. ; I.K. Horváth, Egy szó két betűje a Iuvenalis- filológiában [Deux lettres d'un mot dans la philologie de Juvénal], dans Antik Tanulmányok, 13, 1966, 127-141 ; Idem, Zwei Buchstaben eines Wortes in der Juvenal-Philologie, dans BCO, 14, 1961, 221 (ref. E. Maróti). La lecture nona figure aussi dans l'édition de J. Willis, Iuvenalis Saturae, Stuttgardiae et Lipsiae, MCMXCVII, loc. cit., de même que dans le commentaire d'E. Courtney, Londres, 1980, ad loc., où se trouvent les lieux parallèles des auteurs que nous mentionnons.

 

13. I. Borzsák, Nona aetas ? A Iuvenalis-szöveg hagyományozásának kérdéséhez [Pour la question de la tradition textuelle d’un lieu de Juvénal], dans Antik Tanulmányok, 13, 1966, 116-127 ; Idem, Nona aetas ?, dans ACD, 2, 1966, 63-72 ; Idem, Még egyszer a iuvenalisi nona aetas kérdéséhez [Pour une deuxième fois la question de la nona aetas de Juvénal], dans Antik Tanulmányok, 14, 1967, 137-138 ; Idem, Nona aetas. Zur juvenalischen Textüberlieferung, dans Meander, 22, 1967, 305-317.

 

14. Cf. H.W. Parke, Sibylls and Sibylline Prophecy in Classical Antiquity, Londres-New York, 1988. Cette théorie est conforme à la tradition précédente qui a fait rendre l’oracle par la Sibylle à Énée sur le sort de la nouvelle Troie. Les anciens ont placé cet événement en l’année 814 av. J.-C. (suivant Timée), ou en 728 (suivant Cincius Alimentus), cf. N. Méthy, op. cit., p. 71 et note 9 (avec une bibliographie complémentaire).

 


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 17 - janvier-juin 2009

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