FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 17 - janvier-juin 2009
Nouvelle hypothèse sur l'initiation au culte d'Isis
par
Hippolyte Mimbu Kilol
Docteur de la Katholieke Universiteit Leuven (Belgique)
Professeur à l'Université Pédagogique Nationale et aux Facultés Catholiques de Kinshasa (RDC)
Le Professeur Hippolyte Mimbu Kilol, qui nous a fait parvenir le texte ci-dessous, est titulaire (1993) d'un doctorat en lettres (Latin) de la KULeuven, où il est revenu depuis lors pour deux séjours d'études (2004 et 2007). Il a été nommé en 1994 Professeur à l'Institut Saint-Eugène de Mazenod (Campus de l'Institut Supérieur de Philosophie et de Théologie de Kinshasa), en 1996 Professeur aux Facultés Catholiques de Kinshasa, et en 2007 Professeur à l'Université Pédagogique Nationale de Kinshasa (littérature latine et introduction aux études classiques). Depuis 1994, il est rédacteur en chef de la Revue africaine des Sciences de la Mission à l'Institut des Sciences de la Mission, où il enseigne notamment la religion égyptienne.
[Déposé sur la Toile le 23 juillet 2009]
Introduction
Cet article propose une nouvelle hypothèse relative au contenu de l’initiation aux mystères de la déesse égyptienne mondialement connue sous le nom d’Isis.
Le terme initiation désigne ici l’ensemble des rites en grande partie secrets, par lesquels un individu préalablement désigné par la déesse Isis était définitivement consacré à celle-ci et intégré au groupe de privilégiés auxquels elle était censée assurer sa protection pendant et après la vie terrestre. Ce sujet constitue un terrain de recherche commun aux égyptologues, aux philologues classiques et aux historiens de la religion. En effet, né en Égypte pharaonique où ses premières traces remontent à la Ve dynastie (2465-2323)[1], le culte d’Isis et de son parèdre Osiris s’est étendu à l’Égypte grecque et romaine en essaimant dans tout l’Empire romain. D’autre part, les principales sources littéraires de notre connaissance de l’initiation isiaque sont grecques et latines. Ces deux raisons expliquent et justifient l’intérêt de la philologie classique pour les dieux de l’Égypte ancienne.
L’article comprend deux sections : avant de formuler la nouvelle hypothèse concernant le contenu de l’initiation isiaque dans la deuxième partie, il importe de faire d’abord rapidement le point des études actuelles sur le sujet.
I. Les rites de l'initiation isiaque. Status quaestionis.
Le thème de l’initiation dans le culte des dieux égyptiens continue à poser des problèmes. La question de son origine soulève des controverses depuis plus d’un siècle. Quant à son contenu et à ses effets, on commence à les connaître davantage.
Deux thèses s’affrontent au sujet de l’origine de l’initiation isiaque. Selon les uns, c’est dans l’Égypte pharaonique, selon d’autres, c’est plutôt dans le monde grec à l’époque romaine que le culte d’Isis est devenu une religion à mystères, c’est-à-dire comportant, entre autres, des cérémonies secrètes réservées à un petit nombre d’élus.
Ainsi, déjà en 1900, dans son article sur Isis publié dans le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines, G. Lafaye penche pour la première solution[2]. Celle-ci est également soutenue par Ch. Lécrivain quatre ans plus tard. « C’est à tort, écrit-il, qu’on a souvent rejeté sur ce point les assertions unanimes des auteurs grecs, en prétendant qu’ils avaient été trompés par des analogies superficielles, par des assertions mensongères et les rapprochements arbitraires des prêtres égyptiens »[3]. Il pensait que l’influence de l’Égypte sur les mystères grecs de Déméter était incontestable. Mais cette hypothèse de l’influence ou de l’origine égyptienne des mystères d’Éleusis a été abandonnée[4].
Les auteurs grecs évoqués par Ch. Lécrivain, en l’occurrence Hérodote et Diodore de Sicile, font état de l’existence de cérémonies appelées mystères en Égypte au Ve et au Ier siècles avant Jésus-Christ et de l’origine égyptienne des mystères dionysiaques célébrés en Grèce[5]. C’est à titre indicatif que nous avons cité G. Lafaye et Ch. Lécrivain pour montrer que la discussion sur l’origine de l’initiation dans le culte d’Isis ne date pas d’aujourd’hui. Pour les partisans les plus récents de la première thèse rappelée ci-dessus, l’initiation se pratiquait déjà dans l’Égypte pharaonique. Par conséquent, ils estiment qu’elle a survécu dans les cérémonies du culte isiaque pratiqué à l’époque romaine[6].
Pour C.J. Bleeker[7], les textes de l’Égypte pharaonique ne font pas état de l’existence de rites d’initiation au sens strict : il n’y a pas de trace de rites de puberté ni de ritualisation de la circoncision ni de sociétés secrètes. Mais cet auteur note que l’initiation a cependant joué un rôle non négligeable dans la religion égyptienne à l’époque pharaonique. La structure du temple – dont une partie n’était pas accessible à tous –, les textes cultuels et funéraires en témoignent : cette initiation était réservée au roi et aux prêtres. J.G. Griffiths[8] est d’avis que l’influence grecque a ouvert aux laïcs de l’empire romain l’accès à ces rites qui avaient été l’apanage du clergé égyptien. J. Hani a soutenu que « la cérémonie secrète relative à la mort d’Osiris qui figurait dans les mystères hellénisés d’Isis était probablement inspirée des antiques mystères égyptiens eux-mêmes »[9].
Pour l’époque hellénistique, l’existence des mystères isiaques a été postulée par quelques savants. En 1975, la découverte d’une nouvelle arétalogie d’Isis à Maronée a conduit Y. Grandjean à faire remonter l’origine de l’initiation isiaque à la fin du IIe ou au début du Ier siècle avant Jésus-Christ. En effet, selon les versets 23-24 de l’arétalogie en question, « Isis a découvert avec Hermès les écrits et, parmi ceux-ci, les écrits sacrés pour les mystes et les écrits à caractère public pour tous »[10]. Pour l’éditeur de cet hymne, ce passage pourrait bien refléter une réalité cultuelle.
L’examen des arétalogies d’Isis a amené U. Bianchi à la conclusion qu’il n’y a pas eu un rituel initiatique isiaque en Égypte avant la conquête d’Alexandre. Mais cet auteur formule l’hypothèse que l’introduction des mystères dans le culte d’Isis a pu avoir lieu à l’époque ptolémaïque, suite à l’assimilation constante d’Isis à Déméter[11].
La thèse selon laquelle l’initiation isiaque attestée à l’époque impériale n’existait pas dans la religion égyptienne de l’époque pharaonique – et même hellénistique – a été défendue depuis longtemps aussi, notamment par P. Roussel[12], A. Erman[13], A.-J. Festugière[14] et G. Vandebeek[15]. Elle a été reprise dernièrement par Françoise Dunand[16], France Le Corsu[17] et M. Malaise[18] :
Contrairement aux affirmations d’Hérodote et de Diodore, ce ne sont pas les Grecs qui ont emprunté les rites initiatiques des mystères éleusiniens, mais c’est probablement sous l’influence de la Déméter éleusienne qu’Isis finit par prendre le caractère d’une divinité des mystères[19].
Tel est l’avis de Françoise Dunand au terme d’une étude particulièrement fouillée consacrée à ce problème. Son argument principal consiste à établir une différence entre les cérémonies pratiquées en Égypte au Ve siècle avant Jésus-Christ et signalées par Hérodote sous le nom de mystères et les cérémonies de l’initiation telles qu’elles étaient célébrées dans la religion isiaque dans les provinces de l’Empire romain. Celles-ci « supposent une sélection des fidèles, la cérémonie se déroulant devant un petit nombre d’initiés et excluant sévèrement les profanes, les mystères égyptiens supposent la présence de toute une foule et ont lieu au grand jour, à l’exception des rites réservés aux prêtres »[20]. D’autre part, elle constate que les éléments caractéristiques des mystères d’Isis et d’Osiris de l’époque impériale, à savoir « vocation du fidèle, épreuves initiatiques, nouvelle naissance et union du myste à la divinité » manquent dans les cérémonies de l’Égypte pharaonique[21]. Enfin, selon le même auteur, hormis les témoignages littéraires, l’épigraphie et l’archéologie n’attestent guère l’existence de l’initiation dans le culte des dieux égyptiens avant l’époque impériale. Les rares traces dont on dispose, une dédicace de Thessalonique (IIe siècle avant Jésus-Christ) et les arétalogies ne lui paraissent pas concluantes[22].
Tout dernièrement, M. Malaise a repris l’examen critique des points de vue des auteurs qui ont postulé l’existence de l’initiation isiaque en Égypte à l’époque hellénistique et de ceux qui plaident en faveur de ses antécédents pharaoniques. Pour l’époque hellénistique, il estime que les rares témoignages conservés « ne reflètent pas une réalité cultuelle »[23]. Selon lui, il n’y a pas de révélation d’une doctrine secrète dans la religion pharaonique. Or ce hieros logos constitue l’élément essentiel de l’initiation isiaque. Il en conclut qu’on ne peut parler d’une initiation « comparable à celle vécue par Lucius » pour cette période[24].
Enfin, C. Froidefond, dans son édition du traité de Plutarque sur Isis et Osiris, parue en 1988, s’inspire de Françoise Dunand et situe la création des mystères dans le culte d’Isis au plus tard au Ier siècle de notre ère[25].
Quelle conclusion tirer de tout cela ? Il n’appartient pas à un latiniste de trancher cette querelle sur l’origine de l’initiation isiaque. C’est l’affaire des égyptologues. Cependant, après avoir pris connaissance des arguments majeurs avancés de part et d’autre pour étayer les deux thèses opposées sur le problème, nous pouvons émettre quelques observations.
Les arguments n’ont pas beaucoup varié au cours des années et rares sont les éléments nouveaux versés au dossier. Pour la plupart des auteurs consultés, l’Égypte pharaonique n’a pas connu la pratique des mystères de type éleusinien. Ceux-ci ont été adoptés dans le culte d’Isis à l’époque des Lagides. L’existence des mystères isiaques à l’époque romaine est admise par tous. Mais, entre l’initiation aux mystères gréco-romains d’Isis et les cérémonies égyptiennes décrites par Hérodote au Ve siècle avant Jésus-Christ, les ressemblances ne manquent pas. D’abord, dans les deux cas, le mythe de référence est celui d’Isis et d’Osiris. Ensuite, au point de vue des rites, le voyage que l’initié isiaque est censé accomplir correspond à l’itinéraire du défunt selon les croyances de l’Égypte pharaonique. La représentation dramatique de la mort d’Osiris, de sa quête et de sa redécouverte par Isis figurait aussi bien dans les cérémonies de l’Égypte préhellénique que dans l’initiation isiaque de l’époque impériale. Enfin, sous les pharaons comme sous l’Empire romain, le but poursuivi par les deux types de rites était le même, à savoir l’identification à la divinité[26]. La différence essentielle entre les deux catégories de rituels réside, semble-t-il, dans le fait que les mystères isiaques comportaient notamment un discours sacré qui n’apparaît pas dans les cérémonies correspondantes de l’Égypte pharaonique. À signaler également le transfert aux vivants des rites qui s’appliquaient aux défunts en Égypte. Compte tenu de ces convergences et différences, l’hypothèse d’une mutation ou d’une évolution ne semble pas avoir reçu toute l’attention qu’elle mérite. En d’autres termes, comme on a observé certains changements apparus dans le culte isiaque en milieux grecs et romains, par exemple la possibilité offerte aux fidèles d’adorer la statue de la déesse face à face, nous pouvons nous demander si une forme d’initiation pharaonique n’a pas pu évoluer jusqu’à devenir ces rites décrits par Apulée.
Combien d’initiations pouvait subir un adepte de la religion égyptienne sous l’Empire romain ? Hormis L’Âne d’or d’Apulée, dont le héros, Lucius, dont il sera longuement question plus loin, bénéficie de trois initiations consécutives, on ne possède pas d’autres témoignages antiques confirmant ce nombre[27]. Diodore de Sicile fait mention d’une initiation à Isis et d’une autre à Osiris comme pendante des initiations de Déméter et de Dionysos[28]. Mais nous avons vu que bon nombre de chercheurs récusent l’existence de l’initiation dans la religion égyptienne à l’époque de Diodore. Cependant, de prime abord, il n’y a pas de raisons de penser que les trois initiations successives de Lucius sont une simple invention d’Apulée[29]. Car ce romancier respecte soigneusement les faits de la religion égyptienne.
L’argument avancé dans L’Âne d’or (XI, 29, 5) pour justifier la nécessité de la troisième initiation selon lequel les habits liturgiques reçus dans le sanctuaire de Cenchrées ne peuvent être portés à Rome semble trouver confirmation ailleurs. En effet, nous avons inventorié quelques exemples de costumes différents les uns des autres susceptibles d’être mis en rapport avec l’initiation au culte d’Isis dans des régions diverses. Énumérons ces différents vêtements rituels :
le vêtement d’un personnage représenté sur un sarcophage d’Hierapytna, en Crète, en face de la divinité, comme Lucius revêtu de douze tuniques devant la statue d’Isis. Françoise Dunand[30] estime voir dans la coiffure de ce personnage une marque de sa divinisation. Ce qui ne serait possible que par l’initiation. En outre, si le port du vêtement sacré est une des caractéristiques des initiés isiaques comme le veut Plutarque[31], ce personnage est assurément un initié[32].
Un second témoignage : une dédicace de Samos, signée par un fidèle désigné comme hieraphoros heptastolos, « aux sept tuniques »[33]. C’est une autre forme d’habit d’initié.
La tunique de Saqqarah, en Égypte, donne un troisième exemple différent de vêtement relatif à l’initiation isiaque[34].
Citons enfin la statuette polychrome de Cyrène, en Afrique du Nord. Cumont écrivait qu’elle « représente probablement une myste dans le costume où, après l’initiation, on l’avait présentée aux hommages des fidèles : après l’avoir emmaillotée, comme une momie, on l’avait revêtue d’un habit rappelant son identification à Isis »[35]. Elle est aussi coiffée d’un disque solaire comme Lucius et ses pieds sont nus comme ceux du personnage d’Hierapytna.
En ajoutant à ces quatre exemples les douze robes de consécration de Lucius, nous avons la preuve de la diversité des habits liturgiques dans le culte d’Isis : chacun des cinq centres énumérés, Hierapytna, Samos, Saqqarah, Cyrène et Cenchrées avait les siens. Ce constat semble corroborer, du moins en partie, la raison invoquée par les dieux de Lucius pour expliquer l’utilité d’une seconde initiation d’Isis. Devant le silence des autres sources écrites sur ce problème, nous pouvons supposer qu’il était possible de recevoir plus d’une fois l’initiation aux sacra d’Isis. Relevons néanmoins le fait qu’une seule définition recouvre les différentes initiations (XI, 21, 7) et qu’une de celles-ci pouvait suffire apparemment à beaucoup de fidèles (XI, 29, 4). En outre, les trois teletae de Lucius exigent les mêmes préparatifs : un jeûne de dix jours. Lucius établit également une distinction entre l’initiation isiaque et l’initiation osirienne pour rendre compte de la nécessité de la seconde initiation (XI, 27, 3). Que faut-il en penser ?
Bien que les sources antiques ne confirment pas directement l’existence de plusieurs initiations dans le culte des dieux égyptiens à l’époque impériale, il semble que les deux inscriptions de Thessalonique tendent à rattacher l’initiation à Isis et à Osiris séparément[36]. Ne peut-on pas y voir une indication sur la distinction entre l’initiation d’Isis et celle d’Osiris ?
À l’exception de quelques critiques qui veulent interpréter le nombre des initiations subies par Lucius comme une « création amusée »[37] d’Apulée, la plupart des chercheurs paraissent accepter telle quelle l’information du narrateur de L’Âne d’or à ce sujet[38]. D’aucuns se demandent plutôt si des intérêts d’ordre matériel (financier) n’ont pas poussé le clergé isiaque à multiplier les initiations à leur profit[39]. Enfin, dans d’autres cultes à mystères de l’Antiquité, tels ceux d’Éleusis ou de Mithra, on comptait plus d’une initiation.
Pour toutes ces raisons, nous estimons que le témoignage d’Apulée sur l’admission éventuelle à plusieurs initiations successives mérite d’être expliqué autrement que comme un fait comique ou fictif. Il correspond probablement à un aspect de la réalité historique. Mais, tout en acceptant l’idée de la pluralité d’initiations, nous ne nous bornons ici qu’à l’étude d’une seule teleta. En effet, c’est uniquement l’initiation aux mystères d’Isis qui est décrite dans L’Âne d’or.
Quels étaient les rites de l’initiation égyptienne pratiqués dans les provinces de l’Empire romain ?
Selon Françoise Dunand, qui s’appuie essentiellement sur Plutarque, le contenu de l’initiation au culte d’Isis comportait :
une représentation dramatique des épisodes du mythe osirien accompagnée d’un enseignement doctrinal à caractère secret ;
« une transposition de ces mêmes événements mythiques dans une série d’actes rituels que l’initié devait en quelque sorte jouer ou mimer pour pouvoir s’identifier aux dieux »[40].
M. Malaise, quant à lui, choisit comme référence principale le témoignage d’Apulée qui ne fait pas mention d’une représentation de la mort d’Osiris ni de la quête d’Isis, mais insiste sur la différence entre l’initiation au culte d’Isis et celle au culte d’Osiris. Il en conclut que la cérémonie commémorant la quête d’Isis évoquée par Plutarque faisait partie de l’initiation osirienne et non de l’isiaque[41]. Celle-ci comprenait, selon lui, les rites signalés par Lucius dans le livre XI du roman d’Apulée[42]. Le plus déterminant consistait en un voyage symbolique dans le royaume des morts égyptiens, appelé la Douat. Au terme de son itinéraire, l’initié se voyait identifié au soleil, figure d’Osiris[43]. Selon les croyances égyptiennes, après la mort, l’initié devenait un Osiris.
Étant donné qu’il n’est pas possible d’étudier l’initiation dans le culte égyptien de l’époque impériale sans se référer constamment au livre XI de L’Âne d’or, nous nous bornons pour le moment à ce simple rappel des résultats de travaux précieux de Françoise Dunand et de M. Malaise. Toutefois, il convient de relever d’ores et déjà les faits suivants. Tous les rites énumérés par les deux savants précités font assurément partie intégrante des cérémonies de l’initiation dans le culte égyptien comme l’attestent les sources antiques. Or la lecture de celles-ci donne à penser qu’elles citent seulement une partie des rites initiatiques pratiqués dans la religion en question. Ainsi, Plutarque présente les cérémonies relatives aux douleurs et au deuil d’Isis comme une addition à un rituel préexistant dont il ne souffle mot[44]. De son côté, le héros d’Apulée prévient le lecteur : potest sine piaculo ad profanorum intelligentias enuntiari referam (Je me bornerai donc à rapporter ce qui est permis sans sacrilège de révéler à l’intelligence des profanes).
Bref, Plutarque se tait sur ce que le romancier nous révèle et inversement. Et comme ils gardent tous deux le silence sur une partie des cérémonies initiatiques, nous sommes amenés à nous demander quel a pu en être le contenu et ce qu’ils cachent au lecteur.
R. Merkelbach avait naguère postulé l’existence d’une cérémonie de hiérogamie dans l’initiation au culte des dieux égyptiens. Le philologue allemand se fondait non seulement sur un passage du conte de Psyché, mais aussi sur des sources indépendantes du roman[45]. Cette hypothèse a été refusée par G. Freymuth[46]. Mais Françoise Dunand[47] et W. Burkert[48] ne l’excluent pas. De prime abord, il ne serait pas surprenant que l’union d’Isis et d’Osiris soit commémorée au même titre que les autres épisodes mythiques dans les cérémonies initiatiques. Il est vain d’espérer trouver des informations explicites sur un tel rite dans la littérature, car il s’agit précisément d’un de ces aspects dont les initiés seuls gardent jalousement le secret. Par contre, la scène de la tunique de Saqqarah[49] reproduisant l’union mythique d’Isis et d’Osiris apporte une confirmation aux arguments de Merkelbach.
Si l’on accepte cette hypothèse, le mariage sacré aurait-il été la seule pratique initiatique volontairement omise par Apulée et Plutarque ? Nous pouvons, nous semble-t-il, chercher aussi dans une autre direction. Le lecteur de L’Âne d’or est frappé par la note de joie qui paraît à fleur de texte dans le récit de l’expérience religieuse de Lucius[50]. Or, dans le contenu de l’initiation présenté jusqu’ici, on ne nous a pas encore révélé la source d’une telle joie, c’est-à-dire la nature exacte de l’expérience susceptible de la produire. Cette question nous paraît d’autant plus importante que cette joie a été considérée comme un des effets caractéristiques de la dévotion isiaque. Néanmoins, la réponse – s’il y en a une – ne pourra être fournie que dans la deuxième partie de cet article.
Dans l’état actuel de nos connaissances, les éléments caractéristiques de l’initiation dans le culte gréco-romain d’Isis et d’Osiris peuvent être résumés ainsi :
1) la vocation du fidèle : cette caractéristique permanente n’aurait existé que pour le culte des dieux égyptiens [51];
2) la transmission d’une doctrine secrète ;
3) des cérémonies consistant soit en un drame sacré sur les thèmes du mythe osirien, soit en une descente symbolique aux enfers (mort symbolique) ;
4) des cérémonies d’identification du myste à la divinité, anticipation rituelle de la divinisation de l’initié après sa vie terrestre ;
5) une vie nouvelle, parce que consacrée et placée sous la tutelle d’Isis et d’Osiris. Les autres cérémonies restent à définir.
II. Notre hypothèse
Qu’adviendrait-il à une personne immédiatement après sa mort ou au seuil de celle-ci ? À cette question, les cultures et les traditions de l’Afrique subsaharienne n’apportent souvent que des bribes de réponses dont aucune synthèse n’a encore été faite[52].
La Bible, en particulier le Nouveau Testament, ne fournit pas de réponse simple[53]. Le Jugement, l’Enfer, le Paradis sont des réalités de la foi chrétienne que nous ne discutons point dans cet article. La question qui nous occupe porte sur ce qui se passe entre les instants environnant de part en part la mort et l’accès à ces réalités. La science ne s’était pas inquiétée de déchiffrer ce genre d’énigme jusqu’à une époque récente. Mais depuis quelques décennies, les enquêtes minutieuses d’un médecin américain sur la survie de la conscience au-delà de la mort semblent lever le voile sur cette zone d’ombre. À la lumière des découvertes de cet auteur – que plusieurs chercheurs indépendants ont confirmées[54] – la religion de l’Égypte ancienne de l’époque impériale permet de montrer que les prêtres d’Isis et Osiris avaient probablement acquis des connaissances sérieuses sur ce qui est censé arriver à l’homme immédiatement après sa mort et les avaient intégrées dans leurs pratiques cultuelles. Cette hypothèse propose une interprétation originale du rituel initiatique du culte d’Isis et Osiris.
Avant de développer notre argumentation, il importe de présenter les textes de base sur lesquels porte cette étude.
Dans son œuvre romanesque connue sous le double titre de L’Âne d’or ou les Métamorphoses, Apulée, auteur latin d’Afrique du Nord (IIe siècle après J.-C.), a donné la description la plus longue et la seule à la première personne de toute la littérature classique sur une initiation aux mystères. Selon la majorité de spécialistes, L’Âne d’or constitue la principale source littéraire de notre connaissance de l’initiation au culte de la déesse égyptienne Isis. Nous en retenons deux passages clés.
D’abord, un prêtre d’Isis définit l’initiation au culte égyptien en terme de vie et de nouvelle naissance :
[…] ipsamque traditionem ad instar uoluntariae mortis et precariae salutis celebrari, quippe cum transactis uitae temporibus iam in ipso finitae lucis limine constitutos, quis tamen tuto possint magna religionis committi silentia, numen deae soleat elicere et sua prouidentia quodam modo renatos ad nouae reponere rursus salutis curricula.
[…] L’acte même de l’initiation figure une mort volontaire et un salut obtenu par grâce. Les mortels qui, parvenus au terme de l’existence, foulent le seuil où finit la lumière, et à la condition que l’on puisse leur confier sans crainte les augustes secrets de la religion, la puissance de la déesse les attire à elle, les fait renaître en quelque sorte par l’effet de sa providence et leur ouvre, en leur rendant la vie, une carrière nouvelle[55].
Ensuite cette définition, qui n’est pas à interpréter comme une simple métaphore, est confirmée par le passage suivant, dans lequel Lucius, un initié à la religion égyptienne, relate son initiation :
Accessi confinium mortis et calcato Proserpinae limine per omnia uectus elementa remeaui, nocte media uidi solem candido coruscantem lumine, deos inferos et deos superos accessi coram et adoraui de proxumo.
J’ai approché des limites de la mort ; j’ai foulé le seuil de Prosperine, et j’en suis revenu porté à travers tous les éléments ; en pleine nuit, j’ai vu le soleil briller d’une lumière étincelante ; j’ai approché les dieux d’en bas et les dieux d’en haut, je les ai vus face à face et les ai adorés de près[56].
On note chez les commentateurs d’Apulée deux hypothèses concernant la nature de l’expérience initiatique nocturne vécue par Lucius[57]. Pour les uns, celle-ci n’était qu’une extase, pour d’autres, l’exactitude de la description des impressions du narrateur suggère des actions rituelles objectives[58].
Notre contribution se ramène essentiellement à rapprocher le récit apuléien des résultats d’une étude contemporaine sur la mort. L’inconvénient de notre approche consiste à nous priver d’un exposé sur les détails concrets des rites. Mais cela peut être suffisamment compensé si nous parvenons à montrer ce qui a pu probablement être fait en réalité sur la personne de l’initié pour produire sur elle des impressions fortes et durables.
En effet, nous avons remarqué un parallélisme particulièrement frappant entre le récit de l’initiation de Lucius chez Apulée et les témoignages concordants des hommes du XXe siècle qui « après avoir été considérés comme cliniquement morts, ou après avoir approché la mort de très près à la suite d’accidents graves, ont pu être ramenés à la vie grâce aux procédés modernes de réanimation »[59].
En confrontant le récit de Lucius et l’expérience de la mort modèle reconstituée par le Docteur Moody[60], nous pensons que la mors uoluntaria, l’épreuve fondamentale de l’initiation isiaque signifiée par l’accessi confinium mortis, était probablement une épreuve comportant des dangers de mort. Ainsi s’expliquent les similitudes entre le texte d’Apulée et les témoignages des personnes ramenées à la vie après la mort clinique (respiration interrompue, cœur arrêté, activité cérébrale nulle)[61]. Nous allons essayer d’étayer notre hypothèse. À cet effet, il importe d’abord de présenter au lecteur un extrait du livre La vie après la vie :
Voici donc un homme qui meurt, et, tandis qu’il atteint le paroxysme de la détresse physique, il entend le médecin constater son décès. Il commence à percevoir un bruit désagréable, comme un fort timbre de sonnerie ou un bourdonnement et dans le même temps il se sent emporté avec une grande rapidité à travers un obscur et long tunnel. Après quoi il se retrouve soudain hors de son corps physique, sans toutefois quitter son environnement physique immédiat ; il aperçoit son propre corps à distance, comme en spectateur. Il observe de ce point de vue privilégié les tentatives de réanimation dont son corps fait l’objet ; il se trouve dans un état de forte tension émotionnelle.
Au bout de quelques instants, il se reprend et s’accoutume peu à peu à l’étrangeté de sa nouvelle situation. Il s’aperçoit qu’il continue à posséder un « corps », mais ce corps est d’une nature très particulière et jouit des facultés très différentes de celles dont faisait preuve la dépouille qu’il vient d’abandonner. Bientôt, d’autres événements se produisent ; d’autres êtres s’avancent à sa rencontre, paraissant lui venir en aide ; il entrevoit les « esprits » de parents et d’amis décédés avant lui. Et soudain une entité spirituelle, d’une espèce inconnue, un esprit de chaude tendresse, tout vibrant d’amour – un « être de lumière » - se montre à lui. Cet « être » fait surgir en lui une interrogation, qui n’est pas verbalement prononcée, et qui le porte à effectuer le bilan de sa vie passée. L’entité le seconde dans cette tâche en lui procurant une vision panoramique, instantanée, de tous les événements qui ont marqué son destin. Le moment vient ensuite où le défunt semble rencontrer devant lui une sorte de barrière, ou de frontière, symbolisant apparemment l’ultime limite entre la vie terrestre et la vie à venir. Mais il constate alors qu’il lui faut revenir en arrière, que le temps de mourir n’est pas encore venu pour lui. À cet instant, il résiste, car il est désormais subjugué par le flux des événements de l’après-vie et ne souhaite pas ce retour. Il est envahi d’intenses sentiments de joie, d’amour et de paix. En dépit de quoi, il se retrouve uni à son corps physique : il renaît à la vie.
Par la suite, lorsqu’il tente d’expliquer à son entourage ce qu’il a éprouvé entre-temps, il se heurte à différents obstacles. En premier, il ne parvient pas à trouver des paroles humaines capables de décrire de façon adéquate cet épisode supraterrestre. De plus, il voit bien que ceux qui l’écoutent ne le prennent pas au sérieux, si bien qu’il renonce à se confier à d’autres. Pourtant, cette expérience marque profondément sa vie et bouleverse notamment toutes les idées qu’il s’était faites jusque-là à propos de la mort et de ses rapports avec la vie »[62].
Les témoignages à partir desquels le Docteur Moody[63] a reconstitué cette expérience de la mort comportent treize traits communs, dont sept au moins sont plus ou moins reconnaissables dans le chapitre 23 du dernier livre de L’Âne d’or. Il s’agit de : l’incommunicabilité, le tunnel obscur, les contacts avec d’autres, l’être de lumière, le retour, le problème du témoignage, les répercussions sur la conduite de la vie. Sur les six autres traits dont aucun n’est apparemment reflété chez Apulée, deux peuvent être déduits de la relation de Lucius : les sentiments de calme et de paix[64] et le panorama de la vie passée du mourant[65]. Ce dernier trait peut correspondre au jugement que subissait l’initié selon les croyances égyptiennes. L’audition du verdict de mort prononcé par le médecin ne peut même pas s’appliquer au cas de Lucius. Les deux autres traits, les bruits et la frontière ou limite[66] n’apparaissent pas dans le témoignage de Lucius. Nous laissons au lecteur le soin de juger leur poids dans notre argumentation qui ne vise pas, du reste, à établir une correspondance mathématique.
Le plus important ici est de montrer que les moments les plus significatifs du récit de l’initiation du héros apuléien s’expliquent plus ou moins parfaitement à la lumière de l’étude du Docteur Moody. Ainsi, accessi confinium mortis peut vouloir dire : « J’ai vu la mort de très près » ou : « J’ai été temporairement mort ». Si l’on accepte cette lecture, il faut logiquement classer l’épreuve de Lucius parmi les catégories des expériences étudiées par l’auteur de La vie après la vie qui les classe comme suit :
1. Les expériences vécues par des personnes qui ont été ranimées après avoir été tenues pour mortes, déclarées comme telles, ou considérées comme cliniquement mortes par leurs médecins ;
2. Les expériences vécues par des personnes qui, à la suite d’accidents, de blessures graves, ou de maladie, ont vu la mort de très près ;
3. Les expériences vécues par les personnes qui, sur le point de mourir, en donnaient la description à ceux qui les entouraient[67].
Per omnia uectus elementa remeaui : l’idée essentielle exprimée ici est celle d’un mouvement et d’un retour. Ne correspond-elle pas à la sensation éprouvée par les mourants « d’être emportés très rapidement à travers une sorte d’espace obscur »[68] ? Pour décrire celui-ci, les interviewés de Moody se servent de termes très divers tels caverne, puits, cuve, tunnel, cheminée, vacuité, vallée ou cylindre[69].
Lucius prétend avoir vu le soleil brillant d’une lumière blanche en pleine nuit. De leur côté, les témoignages recueillis par le Docteur Moody font état de l’apparition d’un « être de lumière »[70]. Laissons la parole à Moody lui-même :
De tous les éléments communs figurant dans les témoignages que j’ai analysés, le plus difficilement croyable et en même temps celui qui produit sur le témoin l’impression la plus intense, c’est la rencontre avec une très brillante lumière » […] généralement qualifiée de « blanche » ou de « claire »[71].
Les témoins reconnaissent unanimement qu’il s’agit d’un « être de lumière ». Ils l’identifient selon leurs antécédents et leurs croyances religieuses : les chrétiens, par exemple, « identifient cette lumière au Christ »[72].
Nous savons que, pour l’initié Lucius, le soleil était une divinité égyptienne. Pour souligner davantage l’aspect universel et humain du phénomène en question, il convient de rappeler que la présence d’un soleil brillant durant la nuit associée à l’idée de la mort est aussi attestée dans le culte initiatique de Mithra[73].
Mais les dieux d’en bas et les dieux d’en haut adorés pas Lucius apparaissent-ils aussi dans les témoignages de nos contemporains ? On ne doit évidemment pas s’attendre à une rencontre avec Isis, Osiris et Rê de nos jours. Cependant, l’expérience relatée par le Docteur Moody fait état de la rencontre avec des « êtres chers » à ses informateurs[74]. Ne tiennent-ils pas la place des dieux de Lucius ? Car l’interprétation de « l’être de lumière » dépend, dit-on, de la religion de l’intéressé.
On peut allonger cette liste des similitudes. On noterait par exemple les difficultés éprouvées de part et d’autre à communiquer l’expérience vécue[75], les répercutions profondes et durables de celle-ci sur la vie du « mort » redevenu vivant. Relevons singulièrement parmi ces effets que la plupart des interlocuteurs du Docteur Moody se disent libérés de la crainte de la mort et ont acquis la certitude de la survie après la mort corporelle[76].
Les divergences ne manquent pas entre le cas de Lucius et celui des témoignages rapportés par le médecin américain. Citons entre autres : le premier fait état d’une descente au royaume de Proserpine, c’est-à-dire aux enfers ; les autres déclarent n’avoir rien vu qui ressemble à un enfer :
Je n’ai pas eu à enregistrer une seule référence à un ciel ou à un enfer correspondant aux images conventionnelles qui ont cours dans notre société[77].
Cette divergence s’explique aisément dans la mesure où l’on est ici en présence de deux conceptions différentes de l’enfer/enfers. Pour Lucius et la religion égyptienne, il s’agit du domaine des morts, appelé la Douat ou l’Amdouat[78]. Tandis que l’enfer biblique est un lieu exclusivement réservé aux hommes condamnés, à la suite des péchés de leur vie, aux châtiments éternels loin de Dieu et de ses élus. Selon la Bible, nul ne peut revenir de là après y avoir séjourné[79]. Il s’ensuit logiquement qu’un témoignage mentionnant une visite de l’enfer au sens chrétien serait irrecevable parce qu’en contradiction avec la Bible. Il n’est pas sans intérêt de signaler qu’on a soupçonné une influence de la religion égyptienne dans un des passages fondamentaux de Luc relatifs à l’après-mort : il s’agit de Lc 16, 19-25 inspiré, semble-t-il, de « l’histoire véridique de Satni-Kharmoi et de son fils Sénosiris » (IVe siècle avant J.-C.).[80]
La divergence la plus significative entre Lucius et les informateurs de Moody réside sans doute dans la différence entre les deux situations : la mort vécue par Lucius se place dans un contexte cultuel ; elle a été prévue et voulue (mors uoluntaria). Les expériences étudiées dans La vie après la vie sont survenues à la suite de maladies ou d’accidents graves ; elles n’ont nullement été voulues par des hommes. L’expérience individuelle de Lucius réunit plus de traits communs que la plupart de celles étudiées par Moody, ce qui tend justement à prouver le caractère étudié de l’épreuve, mais aussi du récit de l’initié que nous considérons comme une formule.
Notre conclusion prend en compte ce fait qui ne saurait annuler la valeur des analogies relevées ci-dessus. Celles-ci sont suffisamment nombreuses pour nous autoriser à soutenir que :
1) l’épreuve initiatique relatée par Lucius (XI, 23, 7) a probablement été une expérience de la mort « clinique » avant le terme ;
2) les prêtres isiaques ont peut-être valorisé un phénomène plus ou moins naturel de la psychologie humaine – celle des mourants – à des fins religieuses.
Examinons une objection : si l’on met à part les similitudes constatées sur lesquelles se basent nos conclusions, est-il possible de trouver dans la littérature classique des arguments en faveur de ces dernières ? Oui, assurément. Apulée lui-même atteste dans L’Âne d’or que des médecins de l’antiquité connaissaient des substances capables de provoquer une « mort temporaire » (X, 9-12). On y lit cet aveu :
Dedi uenenum, sed somniferum mandragoram illum grauedinis compertae famosum et morti simillimi soporis efficacem.
J’ai donné la potion, mais c’était de la mandragore, ce narcotique si connu pour sa vertu léthargique et qui engendre un sommeil tout à fait semblable à la mort (X, 11, 2).
Or, dans certains des cas analysés par le Docteur Moody, l’expérience de la mort a été la conséquence d’une anesthésie[81]. Bien qu’il ne parle pas spécialement du culte d’Isis, Firmicus Maternus nous informe que les initiés buvaient quelque chose aux rites d’initiation des cultes à mystères :
De tympano manducaui de cymbalo bibi et religionis secreta perdidici.
J’ai mangé dans le tambourin, j’ai bu dans la cymbale, je me suis instruit à fond des mystères de la religion[82].
Enfin, un passage de Plutarque qui rapproche les expériences de l’âme immédiatement après la mort des épreuves de l’initié mérite particulièrement d’être cité à l’appui de nos conclusions :
L’âme souffre une expérience semblable à ceux qui célèbrent de grandes initiations […]. Des délires pleins d’égarements au début, des marches exténuantes en cercle, des chemins effrayants dans l’obscurité qui ne mènent nulle part ; puis immédiatement avant la fin, toutes les choses terribles, la panique, les tremblements et la sudation et la stupeur. Et alors une lumière merveilleuse vient à votre rencontre, des régions et des prairies de pureté sont là pour vous accueillir avec des sons, des danses, des mots solennels, sacrés, et des vues saintes ; et là, l’initié accompli à ce moment-là, libéré et délivré de toute servitude, se promène couronné d’une guirlande, célébrant la fête en même temps que les autres personnes saintes, et baisse les yeux sur la multitude non initiée, non purifiée de ce monde, dans la boue et le brouillard [83].
En dépit de sa nouveauté, notre interprétation de l’initiation à la religion égyptienne est conforme aux conclusions des savants[84] qui ont considéré celle-ci comme une expérience anticipative, accordée à l’adepte d’Isis, de la félicité post mortem que la compagnie des dieux lui réservait après sa vie terrestre.
Cet article a montré que les prêtres de l’Égypte ancienne avaient déjà découvert l’expérience d’agonie que les chercheurs de notre siècle commencent à redécouvrir.
Notes
[1] J.G. GRIFFITHS, The origins of Osiris and his cult, Leiden, 1979, p.70. I. SHAW (ed), The Oxford history of Ancient Egypt, Oxford, 2000, p.112-113, propose les dates (2494-2345) pour la Ve dynastie. La première version du mythe d’Osiris et Isis figure dans les « Textes des Pyramides » découverts sur les parois de la pyramide de Ounas, dernier pharaon de la Ve dynastie de l’Ancien Empire égyptien.
[2] G. LAFAYE, in DAREMBERG-SAGLIO, III, 1, Paris, 1900, p.577.
[3] Ch. LECRIVAIN, in DAREMBERG-SAGLIO, III, 3, Paris, 1904, pp.2134-2135.
[4] Anne BURTON, Diodorus Siculus. A Commentary, Leiden, 1972, p.125.
[5] Hérodote, II, 170-171 ; Diodore de Sicile, I, 29, 2 et 97, 4, et, plus tard, Plutarque, Isis et Osiris, 27 D-E.
[6] E. CHASSINAT, Le mystère d’Osiris au mois de Khoiak I, Paris, 1966, p.20, fait remonter l’origine des « mystères d’Osiris » à la XVIIIe ou à la XIIe dynastie.
[7] C.J. BLEEKER, Initiation, Leiden, 1965, pp.50-58. Il est suivi par R.E.WITT, Isis in the Graeco-Roman World, Ithaca, 1971, p.152.
[8] J.G. GRIFFITHS, Plutarch’s de Iside et Osiride, Cardiff, 1970, p.392.
[9] J. HANI, La religion égyptienne, Paris, Belles Lettres, 1976, pp. 344-346. Cfr aussi P. BARGUET, Les textes des sarcophages, Paris, 1986, p.30. M. MALAISE, « Contenu et effets de l’initiation isiaque », in AC, 50 (1981), pp.483-498 énumère quelques noms d’auteurs qui ont soutenu la première thèse.
[10] Y. GRANDJEAN, Une nouvelle arétalogie d’Isis à Maronée, Leiden, 1975, pp.103-104.
[11] U. BIANCHI, « Iside dea misterica. Quando ? », in Perennitas. Studi in onore di Angelo Brelichi, 1980, p.33.
[12] P. ROUSSEL, « Un nouvel hymne à Isis », in REG, 42 (1929), pp.258-264.
[13] A. ERMAN, La religion des Égyptiens, Paris, 1937, p.436, fut l’un des premiers à constater l’absence d’une doctrine secrète dans les cérémonies en l’honneur d’Osiris de l’époque pharaonique.
[14] A.-J. FESTUGIERE, Le monde gréco-romain, II, Paris, 1935, pp.138-139.
[15] G. VANDEBEEK, Interpretatio Graeca, Leuven, 1946, p.110-115.
[16] Françoise DUNAND, in Mystères et syncrétismes, 1975, pp.10-62.
[17] France LE CORSU, Isis, Paris, 1977, pp.36-42.
[18] M. MALAISE, « Les caractéristiques et la question des antécédents de l'initiation isiaque » in Les rites d'initiation, Louvain-la-Neuve, 1986 (= Homo Religiosus, 13), p. 355-362.
[19] Françoise DUNAND, « Les Mystères égyptiens aux époques héllénistiques et romaines », in Mystères et syncrétismes, 1975, p.29
[20] Ibid., p.25.
[21] Ibid., p.25
[22] Françoise DUNAND, in Le culte d’Isis, III, Paris, 1973, pp.174-175.
[23] M. MALAISE, in AC, 50 (1981), p.485.
[24] M. MALAISE, in Rites d’initiation, 1986, p.360.
[25] C. FROIDEFOND, Plutarque. Isis et Osiris, Paris, 1988, p.277, note 4.
[26] Fr. CUMONT, Les religions orientales, Paris, 1929, p.91.
[27] J.-C. FREDOUILLE, Apulei Metamorphoseon. Liber XI, Paris, 1975, p.13.
[28] Diodore de Sicile, I, 96.
[29] Nicole FICK, « L'Isis des “Métamorphoses” d'Apulée», in RBPh, 65 (1987), p.31.
[30] Françoise DUNAND, in Mystères et syncrétismes, 1975, pp.32-33, note 81.
[31] Plutarque, Isis et Osiris, 3. Ce témoignage de Plutarque est certainement d’une grande importance pour la compréhension de l’argument de Lucius que nous examinons. Préoccupé par le souci de dégager la portée philosophique du culte isiaque, Plutarque relativise, mais sans la nier, la valeur de la marque extérieure des initiés isiaques : l’habit de lin et la tonsure.
[32] Contre cet avis, Françoise DUNAND, in Mystères et syncrétismes, 1975, p.33.
[33] Françoise DUNAND, in Mystères et syncrétismes, 1975, p.40.
[34] Ibid., p.43.
[35] Fr. CUMONT, Les religions orientales, Paris, 1929, pl. V, 3. Cfr France LE CORSU, Isis, Paris, 1977, p.243.
[36] Il s’agit d’une dédicace du IIe siècle avant Jésus-Christ adressée à Osiris mystês et d’une autre dédiée à Isis orgia datant du IIe siècle après Jésus-Christ. Cfr Françoise DUNAND, in Mystères et syncrétismes, 1975, pp.13 et 32, et Françoise DUNAND, Le culte d’Isis, III, Paris, 1973, p.174.
[37] J.-C. FREDOUILLE, Apulei Metamorphoseon. Liber XI, Paris, 1975, p.13 ; mais, p. 126, il écrit que l’illumination (L’Âne d’or, XI, 27, 2) paraît présentée comme un degré supérieur par rapport à l’initiation aux mystères d’Isis.
[38] P. MEDAN, Apulée. Métamorphoses, Livre XI. Texte latin avec un commentaire critique et explicatif, Paris, 1925, p.74 ; M. DIBELIUS, Botschaft und Geschichte, II, Tübingen, 1956, p.49 ; C. MARANGONI, « Il nome Asinio Marcello e i misteri di Osiride », in AAPat, 87 (1974-1975), III, pp. 333-337 ; Françoise DUNAND, in Mystères et syncrétismes, 1975, pp. 13 et 36 ; J.G. GRIFFITHS, Apuleius of Madauros. The Isis-Book, 1975, pp. 308 et 330. La distinction de deux initiations du point de vue de leur contenu est plus nette chez M. MALAISE, « Contenu et effets de l’initiation isiaque », in AC, 50 (1981), p.491. J. BERGMAN, « “Per omnia vectus dementa”. Réfexions sur l’arrière-plan égyptien du voyage de salut d’un myste isiaque », in La soteriologia dei culti orientali nell’impero Romano. Atti del colloquio internazionale [...] Roma 24-28 settembre, 1979, a cura di U. Bianchi e M. J. Vermaseren, Leiden, 1982, p.692, suppose aussi une différence de contenu pour les deux consécrations.
[39] J.G. GRIFFITHS, Apuleius of Madauros. The Isis-Book, 1975, p.337.
[40] F. DUNAND, « Les mystères égyptiens aux époques héllénistique et romaine », in Mystères et syncrétismes, 1975, p.56.
[41] M. MALAISE, « Contenu et effets de l’initiation isiaque », in AC, 50 (1981), pp.486-488.
[42] Ibid., pp.489-490.
[43] Ibid., pp.491-492.
[44] Plutarque, Isis et Osiris, 27.
[45] R. MERKELBACH, Roman und Mysterium, Munich, 1962, pp.16-18, s’appuie sur Rufin, Histoire ecclésiastique (XI, 25), Josèphe, Antiquités (XVIII, 3) et sur Plutarque.
[46] G. FREYMUTH, in MH, 21 (1964), pp.86-95, résumé par J. LECLANT, Inventaire bibliographique des Isiaca, Leiden, 1974, p.38, n°435.
[47] F. DUNAND, « Les mystères égyptiens aux époques héllénistique et romaine », in Mystères et syncrétismes, 1975, pp. 43 et 56.
[48] W. BURKERT, Les cultes à mystères dans l’Antiquité, Paris, 1992, p.97.
[49] Cf . F. DUNAND, in Mystères et syncrétismes, 1975, p.43.
[50] Apulée, L’Âne d’or, XI, 15, 4; 16, 10, mais surtout XI, 24, 50.
[51] K. PRUMM, « Mystères », in Supplément au Dictionnaire de la Bible, VI, 1960, col. 134, s.v. mystères ; cf. M. MALAISE, in Rites d’initiation, 1986, p.359.
[52] J. MBITI, African Religions and Philosophy, Londres-Ibadan-Nairobi, 1970, p.161 et 210.
[53] Cf. J. DUPONT, Nouvelles études sur les Actes des Apôtres (Lectio Divina, 118), Paris, Cerf, 1984, chap. 16: « L’après-mort dans l’oeuvre de Luc », pp.358-378. On lira un point de vue chrétien sur l’expérience aux frontières de la mort dans M. LEBOUCHER, Y a-t-il une vie après la mort ? Paris, Centurion, 1989, p.96-125. M. GOURGUES, « L’au-delà dans le Nouveau Testament », in Cahiers Évangile, 41 (1982), p.24 écrit : « Les lumières que nous avons sur l’après-mort viennent moins de ce que Jésus a pu dire que de ce que Dieu a fait de lui après sa mort: "Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous aviez crucifié" (Ac 2, 36) ».
[54] K. RING, Sur la frontière de la vie, traduit de l’américain par Muriel Lesterlin. Préface du Dr Raymond Moody, Paris, Laffont, 1982, p.202.
[55] Apulée, L’Âne d’or, XI, 21, 7 (traduction de Paul Vallette, Collection des Universités de France).
[56] Ibid., XI, 23, 7.
[57] M. MALAISE, « Contenu et effets de l’initiation isiaque », in AC, 50 (1981), p.491, note 40.
[58] P. MEDAN, Apulée. Métamorphoses, Livre XI. Texte latin avec un commentaire critique et explicatif, Paris, 1925, p.XXIII.
[59] R. MOODY, La vie après la vie. Enquête à propos d’un phénomène : la survie de la conscience après la mort du corps. Traduit de l’américain par Paul Misraki, Paris, Laffont, 1977, p.4 de la couverture.
[60] Ibid., p.35.
[61] Sur cette définition de la mort clinique : P. MISRAKI, préface à R. MOODY, Ibid., p.41.
[62] R. MOODY, Ibid., p.35-36.
[63] Ibid., p.41-112.
[64] Ibid., p.45.
[65] Ibid., p.84.
[66] Ibid., p.47.
[67] Ibid., p.30.
[68] Ibid., p.42.
[69] Ibid., pp.44 et 97 où « le retour » est présenté explicitement comme un des treize éléments de l’expérience de la mort.
[70] Ibid., p.49.
[71] Ibid., p.78.
[72] Ibid., p.79.
[73] J.G. GRIFFITHS, Apuleius of Madauros. The Isis-Book, Leiden, 1975, p.305.
[74] R. MOODY, op.cit., p.36: « il (le mort) entrevoit les “esprits” de parents ou d’amis décédés avant lui ». Mais, plus loin, p.74-77, l’auteur parle de la rencontre des « entités spirituelles » dans un sens plus large.
[75] Ibid., p. 41-42, 104-107 sur « le scepticisme et l’incompréhension auxquels se heurtent les gens qui tentent de faire part de leur expérience de la “mort temporaire” ». De là, leur réticence à témoigner. Chez Apulée, Lucius invoque l’obligation religieuse du silence (L’Âne d’or, XI, 23, 6). Et il fait clairement allusion au fait qu’il ne sera pas compris par le lecteur (XI, 23, 7). Ce qui est naturel dans le premier cas est assumé religieusement dans le roman, mais les similitudes sont évidentes.
[76] R. MOODY, op.cit., p.160.
[77] Ibid.
[78] J. BERGMAN, « “Per omnia vectus dementa”. Réfexions sur l’arrière-plan égyptien du voyage de salut d’un myste isiaque », in La soteriologia dei culti orientali nell’impero Romano. Atti del colloquio internazionale… Roma 24-28 settembre, 1979, a cura di U. Bianchi e M. J. Vermaseren, Leiden, 1982, p.683.
[79] Luc, 16, 24-31 ne dit pas exactement ce que nous affirmons, mais nous pouvons légitimément penser qu’il exclut la possibilité d’un retour éventuel de l’enfer. Pour Matthieu, 25, 41-42 et Apocalypse, 20, 15, l’enfer, toujours associé à la présence d’un feu brûlant, n’est pas placé immédiatement après la mort de chaque homme.
[80] G. MASPERO, Les contes populaires de l’Égypte ancienne, Paris, 1911, p.158-162 cité par M. GOURGUES, « L’au-delà dans le Nouveau Testament », in Cahiers Évangile, 41 (1982), pp.17 et 20.
[81] R. MOODY, op. cit., p.43, 49 et 50. Sur l’hypothèse d’une anesthésie dans l’initiation isiaque, J.G. GRIFFITHS, The Isis-Book, 1975, p.299.
[82] Firmicus Maternus, L’erreur des religions païennes, 18, 2 (traduction R. Turcan, Collection des Universités de France).
[83] Stobée, IV, 19. Pour la traduction : W. BURKERT, Les cultes à mystères dans l’antiquité. Traduit par Bernard Deforge et Louis Bardollet avec la collaboration de Gyorgy Karsai, Paris, Belles Lettres, 1992, p.83.
[84] J. HANI, La religion égyptienne dans la pensée de Plutarque, Paris, Belles Lettres, 1976, p.230-231; M. MALAISE, « Contenu et effets de l’initiation isiaque », in AC, 50 (1981), p.498; cf. aussi M. MESLIN, « Réalités psychiques et valeurs religieuses dans les cultes orientaux (Ier-IVe siècle) », in Revue historique, 512 (1974), p.289-314.
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 17 - janvier-juin 2009
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