FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 15 - janvier-juillet 2008


Formatur… limatur…
Le corps d’Adam et Ève dans la poésie latine chrétienne

© Paul-Augustin Deproost, 2008


Ce texte a été publié une première fois dans P. Carmignani — M. Courrént — T. Éloi — J. Thomas (éd.),  Le Corps dans les cultures méditerranéennes. Actes du colloque des 30-31 mars et 1er avril 2006 à l'Université de Perpignan/Via Domitia (UPVD) (sous la présidence de Paul Veyne), Presses universitaires de Perpignan, 2007, p. 105-125 (Coll. Études). Je remercie mon collègue et ami, le Professeur Joël Thomas, de m'avoir autorisé à en publier ici une version électronique. Pour le confort d'une lecture en ligne, j'y ai ajouté quelques sous-titres directement accessibles au départ d'un plan introductif.


Plan

1. Dieu et le corps

2. L'œuvre du sixième jour chez les poètes latins

3. « Ad imaginem Dei »

3.1 Mens : le regard de l'homme debout
3.2 Corpus : une anthropologie poétique de la « forme »
3.3 L'unité organique du corps d'Adam
3.4 La naissance à la vie et le souffle de Dieu
3.5
La compagne d'Adam

4. Conclusion : le corps de l'homme, visage de Dieu


1. Dieu et le corps

À l’heure où la question de l’image de Dieu continue de susciter des crispations idéologiques en sens divers, il n’est pas inutile de rappeler que cette question est posée dès le récit de la création de l’homme en Adam, reconnu par les trois grands monothéismes comme le grand ancêtre de l’humanité. Créé dans la Genèse « à l’image et à la ressemblance de Dieu », le premier homme est porteur d’une empreinte divine sur laquelle les théologiens de toute obédience sont loin de s’accorder lorsqu’ils cherchent à en préciser les contours, plus ou moins définis selon les représentations mêmes de Dieu qu’ils s’autorisent. Tout en affirmant que l’homme est « le calife de Dieu sur terre », le Coran ne le reconnaît pas comme « l’image de Dieu » et l’islam orthodoxe s’interdit, au moins dans les lieux sacrés, toute figuration ou détermination de l’être humain, eu égard au risque d’idolâtrie qu’elle peut induire [1]. Dans le prolongement de l’interdit biblique relatif à la représentation de Yahvé, le judaïsme manifeste également, avec toutes sortes de nuances, certaine hésitation à représenter son « image », considérant que la ressemblance de l’homme avec la divinité porte moins sur une identité morphologique que sur sa participation à l’œuvre de la création [2]. Le « tout à la raison » de l’idéalisme platonicien appuie cette interprétation spirituelle du verset de la Genèse, jusque dans la pensée augustinienne qui exclut le corps, l’homo exterior, de l’image de Dieu pour limiter l’homme à son âme selon la réduction anthropologique attestée dans le Premier Alcibiade de Platon : « Imago Dei intus est », écrit saint Augustin dans son commentaire sur le psaume 48 [3].

Or, le Nouveau Testament a développé sur cette question un discours radicalement neuf qui proclame le Christ « image du Dieu invisible et premier-né de toute créature », venu parmi les hommes pour racheter la désobéissance du premier Adam [4]. Le message chrétien réinvente et réhabilite fondamentalement le corps dès l’instant où il annonce que Dieu s’est incarné dans la personne de son Verbe et qu’il a donc parlé à l’homme par la chair [5]. Non par l’âme, selon certaines dérives spiritualistes, non par l’esprit ou l’intelligence comme dans certaine théodicée formaliste, ni par les anges ou autres êtres spirituels selon les systèmes gnostiques, mais dans un corps véritable et donc vulnérable, dans un corps « qu’il a reçu de nous », dit saint Augustin [6]. En donnant à Dieu une existence immanente qui le fait sortir de son être transcendant, le corps est devenu le lieu premier de la Révélation divine dans une religion de l’Incarnation, de la Résurrection et des signes sacramentels. La nouveauté de ce discours a induit une anthropologie qui définit le corps comme un patrimoine commun de Dieu et des hommes, lui confiant ainsi, en ce compris à toutes ses fragilités, une mission exceptionnelle qui ouvre à l’homme la porte des plus hautes promesses, car, selon la parole fameuse de Tertullien, « la chair est la charnière du salut » [7].

2. L'œuvre du sixième jour chez les poètes latins

Parallèlement à la réflexion strictement théologique, les poètes chrétiens latins développent sur le corps des premiers hommes un discours figuré qui compense l’épure visuelle du récit biblique de la création par une imagination foisonnante, largement tributaire des anthropomorphismes classiques. La démarche n’est pas seulement littéraire ; elle s’inscrit, certes, dans le vaste projet d’une conversion réciproque de l’antiquité et du christianisme par le biais d’une réhabilitation chrétienne des figures poétiques, mais, en même temps, elle reconfigure le visage de l’homme biblique sur le modèle de l’homme antique et mythologique, non sans induire une humanisation où le récit de la Genèse gagne en épaisseur dramatique sinon épique ce qu’il perd en profondeur symbolique [8].

Avant toutes choses, il importe de préciser qu’à l’exception du marseillais Claudius Marius Victorius au Ve siècle, les poètes ignorent l’articulation en deux temps du récit biblique de l’apparition de l’homme, d’abord créé puis modelé, ou, plus exactement, qu’ils la fondent en un seul récit, conformément à une exigence rhétorique qui interdit de répéter des épisodes similaires. Or on sait que le judaïsme hellénistique, notamment représenté par la pensée de Philon d’Alexandrie, suivi en cela par certains courants gnostiques, commentait le double récit de la Genèse en un sens qui distinguait une double création de l’homme, en se référant aux catégories grecques du genre et de l’espèce : l’homme « générique », créé homme et femme « à l’image de Dieu » (Gn 1, 27), en une sorte d’androgyne primitif et platonicien, y est le paradigme d’une humanité abstraite et conceptuelle, indépendante de toute substance corruptible, et l’homme « particulier », l’homme de chair, issu de la terre insufflée par Dieu et réalisé dans le premier couple, y est le paradigme de l’humanité terrestre et concrète [9]. Saint Augustin connaît cette hypothèse, en partie reprise par Origène, et la réfute sans concession, en argumentant que l’homme créé mâle et femelle dès Gn 1, 27 l’a été dans un corps charnel sans quoi la distinction sexuelle n’eût pas été possible [10].

Cela étant, il faut reconnaître que la conclusion hyéronimienne du premier récit de la Genèse semble bien indiquer un double moment, conceptuel puis opérationnel, dans l’œuvre de la création, puisque Dieu y achève son œuvre le septième jour et l’interrompt « pour faire ce qu’il a créé », là où la Septante et la vetus latina situent le terme de la création au sixième jour avant que Dieu ne se repose « de toutes les œuvres qu’il a commencé de faire » [11]. En ce jour de « repos », dont Philon dit qu’il est le « jour de naissance du monde », Dieu engage dans l’expérience et le temps humains ce qui jusque là était seulement du ressort de l’« ictus condendi », comme l’appelle saint Augustin, l’éclair de la création, comme en l’intuition d’un big-bang dont on sait qu’il a matériellement existé, mais dont on ne peut rien dire parce qu’il échappe aux catégories connues [12]. En paraphrasant presque littéralement le verset vulgate, le poète Victorius conclut, dès lors, que l’homme du premier récit de la création n’est pas simplement un concept, mais qu’il possédait bien un corps, non sans avoir hésité un instant sur la nature, complète ou latente, de ce corps ; mais, en écho à la théorie augustinienne des « raisons causales », le poète pose ce premier corps dans l’ordre de la première création qui fonde d’abord les conditions et les principes d’existence des choses avant de les déployer dans le temps de la deuxième création : « En se reposant, Dieu achève son œuvre pour faire ce qu’il avait créé, et il dote déjà d’un corps le premier homme qui était la dernière créature, car fonder les causes des choses ce n’est pas les pourvoir de membres » [13]. Pour Victorius, tout en étant au bout du processus de la création, l’homme est la première créature à entrer dans le dynamisme de l’histoire grâce au corps que lui donne d’abord le Créateur ; qu’il soit déjà « total » ou seulement pourvu de la forme que lui donne l’âme, le corps de l’homme existe et il inaugure, en ce sens, la manière « dont Dieu fera les choses futures, fait les choses à faire et avait toujours fait ce qui n’avait pas encore avancé dans le temps désormais prêt à s’écouler » [14].

3. « Ad imaginem Dei »

3.1. Mens : le regard de l'homme debout

Au terme du sixième jour, après les autres êtres terrestres, Dieu crée l’homme à son image et à sa ressemblance : « Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram », proclame unanimement la tradition latine de la Bible, nonobstant quelques variantes sur la préposition [15]. L’exégèse patristique a longuement commenté ce verset d’un double point de vue. Elle a d’abord reconnu dans la première personne du pluriel une allusion au Dieu trinitaire qui implique les trois personnes divines dans la création de l’homme [16] ; à la suite des Alexandrins et de saint Augustin, elle a ensuite compris l’« image de Dieu » comme « l’homme intérieur, là où se trouvent la raison et l’intelligence », sa supériorité sur le reste de la création lui venant du pouvoir de commander que lui accorde la suite du verset biblique [17].

Dans la longue prière d’ouverture de son poème Alethia, Claudius Marius Victorius paraphrase ainsi cette dernière étape de l’œuvre des six jours : « Faisons maintenant l’homme pour qu’il règne sur le monde et qu’il soit l’image de Dieu. Il convient que soit semblable à celui qui crée celui qui, libre pour le jugement, jouit en esprit des choses créées [18] ». Le poète conserve le verbe neutre « facere » du premier récit, auquel la poésie préférera bientôt les verbes marqués « formare » ou « limare », qui supposent des visions tantôt plus philosophiques tantôt plus artisanales du processus de création en accord avec le vocabulaire biblique du deuxième récit [19]. Cela étant, selon une exégèse majoritaire, mais non unanime, Victorius réduit l’expression biblique « ad imaginem » à une simple équivalence qui identifie l’homme et l’image de Dieu, et il justifie l’apparition de l’homme par le souci divin de lui confier la souveraineté sur le monde, transformant ainsi en un rapport téléologique ce qui dans le verset biblique n’est qu’une conséquence de cette création. Du reste, alors que le texte scripturaire situe la création de l’homme dans la foulée de celle des autres êtres vivants, le poète la fait précéder d’une incise qui souligne le manque sinon l’inutilité d’une nature privée de la présence humaine pour en assumer la propriété : « En l’absence d’un spectateur que comblerait la gloire d’un si grand ensemble et dont elle conduirait le regard avide à travers chaque chose, que pourrait apporter le monde à Dieu ? Il n’y a pas de propriété là où il n’y a pas de propriétaire [20]. » Bientôt le poète Avit de Vienne reprendra cette idée, mais en la mettant, cette fois, dans la bouche même du Créateur : « À quoi sert un univers rempli de toutes les créatures parfaites, si plus loin aucun gardien ne l’habite [21] ? » Qu’est-ce à dire sinon que l’homme est le but ultime et nécessaire de la création pour que Dieu puisse s’y complaire ? Comme l’écrit Lactance, « Dieu a fait lui-même pour lui-même une statue douée de sens et d’intelligence », où le souvenir mythique de Pygmalion filigrane l’acte Créateur jusque dans les virtualités spéculaires d’une œuvre animée par et pour l’artiste [22].

Chez les poètes, la présence, sinon le regard de l’homme sont donc indispensables pour donner un sens à la création, ou, mieux, pour que Dieu trouve un sens à son œuvre créatrice. « J’avais créé l’homme parfait, je lui avais ordonné de contempler les choses célestes, tourné vers moi par tous ses sens, de se tenir droit, de redresser sa taille, de regarder en haut », proclame Dieu dans le Contre Symmaque de Prudence, en faisant remonter le lieu commun antique de la station droite à une anthropologie du regard nécessaire [23]. « L’homme doit regarder le ciel élevé et puissamment louer les grandes œuvres de Dieu pour qu’elles n’aient pas été créées en vain », dit encore le pseudo-Hilaire, un poète gaulois du Ve siècle [24]. En quelque sorte, pour les poètes, l’homme est le regard obligé qui permet à Dieu de contempler sa création, et, à ce titre, l’âme ou l’esprit sont la véritable image de Dieu, car, selon une tradition platonicienne, notamment relayée par Lactance dans son traité Sur l’ouvrage du Dieu créateur, l’œil humain est la « fenêtre » par laquelle l’esprit contemple le monde [25]. Ce que Victorius traduit en langage augustinien dans l’activité du libre arbitre de l’homme, qui le rend semblable au Créateur en lui donnant de « jouir en esprit des choses créées » : l’orthodoxie ne trouve sans doute pas tout son compte dans cette « jouissance » des créatures, dont Augustin enseigne qu’il faut seulement vouloir « user » pour atteindre la seule jouissance de Dieu, mais le même Augustin considère bien le libre arbitre comme une marque inaliénable de l’homme par quoi il se distingue des autres créatures et ordonne sa volonté à l’usage des choses.

Enfin, alors que la Bible unit dans un même mouvement l’image et la ressemblance, Victorius dissocie les deux termes : l’homme est d’abord « l’image de Dieu » en même temps qu’il dirige le monde, car, selon Augustin, « ce n’est pas en raison de son corps que l’homme est dit fait à l’image de Dieu, mais en raison de la puissance par laquelle il surpasse toutes les bêtes » [26] ; et ensuite, l’homme « ressemble au Créateur » en exerçant sa pensée, et plus particulièrement sa mens, la plus haute partie de l’âme, sur les créatures, comme si, après avoir été créée, l’image elle-même était en devenir dans un processus où le libre arbitre l’appelle à une ressemblance de plus en plus en plus parfaite à son modèle divin [27]. Dans l’anthropologie augustinienne, l’homme est créé à l’image de Dieu « non pas en sa configuration corporelle, mais en cette forme intelligible qu’est l’âme (mens) éclairée », ce que le poète Avit de Vienne résume en faisant dire au Créateur : « Qu’il revête notre image intérieurement au fond de son âme bien achevée [28] ».

3.2. Corpus : une anthropologie poétique de la « forme »

Parallèlement à cette exégèse spiritualiste, certains poètes n’hésitent pas à ramener délibérément l’image de Dieu dans le corps de l’homme. Contrainte par son modèle virgilien, la centoniste Proba situe ainsi la ressemblance divine d’Adam dans « les traits et les épaules » dont la beauté rayonnait chez Énée « semblable à un dieu » lors de sa première rencontre avec Didon ; et le jeu de l’intertextualité souligne ici « la nouvelle beauté » du premier homme à rebours de « l’étrange aspect » du pauvre Achéménide rescapé des Cyclopes, dans l’expression commune « noua forma uiri » où la poétesse chrétienne efface la repoussante saleté du compagnon d’Ulysse dans une référence à l’anthropologie de la « forme » [29]. Pour d’autres poètes, le visage de l’homme est l’image même de Dieu, et le pseudo-Hilaire ajoute même que « l’homme se meut dans le temps avec les mains de Dieu » [30]. Pour démontrer la complicité du Père et du Fils dans l’œuvre créatrice, Prudence explique que « Dieu a donné à l’homme le visage de Dieu », car « le Christ est la forme du Père et nous sommes la forme et l’image du Christ. Par la bonté du Père, nous sommes créés dans le visage du Seigneur et le Christ viendra après les siècles dans notre visage » [31]. Le poète africain Dracontius confirme cette exégèse lorsqu’il désigne l’homme « image du Christ », conformément à la théologie origénienne qui, pour réconcilier le verset de la Genèse et la christologie paulinienne, limite l’image de Dieu à la personne du Verbe et définit l’homme comme « image de l’image » [32]. Comprise en ce sens, la création de l’homme dans la Genèse anticipe et préfigure l’avènement du Fils de l’homme dans la chair pour lui servir de modèle et elle porte en germe toute la théologie du nouvel Adam, dont saint Paul dit qu’il est « le premier-né de toute créature » [33]. À côté de l’imago, le raisonnement de Prudence met en évidence le concept de forma, qui évoque d’abord la qualité du dessin, du contour, de la ligne, une géométrie de la beauté. Le Christ est la forme de Dieu parce qu’il en « définit » parfaitement la nature dans son visage qui seul peut révéler l’exacte beauté du Père ; l’homme est la forme du Christ, parce qu’il lui donne les « traits » de ce visage, mais il en est aussi l’image parce qu’il ne peut en restituer la beauté parfaite, selon la théorie platonicienne de la dépréciation du reflet par rapport au modèle [34].

« Formare » est précisément le verbe qu’utilise la Vulgate au moment de raconter le surgissement de l’homme « modelé » dans la terre par les mains artistes de son Créateur, là où les versions vieilles-latines préféraient des verbes plus descriptifs et moins marqués philosophiquement [35]. C’est aussi le verbe que reprennent certains poètes, non sans dramatiser à cet endroit l’œuvre de Dieu, comme Avit de Vienne, qui la compare expressément à celle de l’artisan qui travaille la cire et le gypse ou toute autre matière ductile habituellement utilisée dans la statuaire ; de la même manière, Dieu « travaille la terre qui, peu à peu, va prendre vie et il conçoit de la chair dans la boue visqueuse [36] ». La terre n’est pas ici n’importe quelle terre : elle est un « bloc d’argile souple », comme celle dont le Christ potier restaure les vases brisés des corps malades ; il s’agit de la terre cultivée, — aruum —, du champ labouré, du « guéret », celui, du reste, auquel retournera le corps mort après le péché plutôt qu’à la « poussière » biblique [37] ; Adam est résolument un « glébeux », comme le traduit André Chouraqui, directement façonné dans la seule terre par la main de Dieu, sans aucune médiation de la nature, car, selon le poète Dracontius, « la terre n’enfante pas l’homme ni de ses ondes l’Océan ; ni le ciel ni les astres ne l’engendrent, ni la région la plus pure de l’air » [38]. Contrairement à l’homme des Métamorphoses d’Ovide, dont on ignore s’il a été produit par une semence divine ou s’il a été façonné par Prométhée dans une terre composite mélangée de ciel et d’eau, l’homme de la Bible se distingue du reste de la nature par l’immédiateté d’une création divine dans un élément unique et étanche à tout autre [39]. Prudence et l’auteur du poème Sur la providence de Dieu ajoutent même qu’il s’en distingue précisément par ce processus artisanal, car, à la différence des autres êtres qu’il a créés par sa parole, Dieu a formé Adam « de ses propres mains », pour annoncer l’incarnation du Christ ou pour donner à l’homme de participer à la « raison divine » [40].

3.3. L'unité organique du corps d'Adam

D’origine divine mais de nature controversée, la raison est, pour les anciens, l’élément qui distingue radicalement l’homme des autres créatures. Les poètes la situent le plus souvent dans la tête, mais aussi parfois dans la poitrine : ainsi le pseudo-Hilaire qui lui associe le « haut conseil » et la « parole féconde » en un lieu où l’anthropologie homérique avait déjà commencé de situer les traits spécifiques de la psychologie humaine avant que le stoïcisme n’y localise la partie hégémonique de l’âme [41]. Mais, chez le poète chrétien, ce lieu s’inscrit dans la posture générale de l’homme, qui, contrairement aux autres êtres vivants et notamment « muets », tend son regard vers le ciel, selon le vieux cliché anthropologique du status erectus : « Dieu t’a donné la marche droite des pieds, un cou élevé afin qu’aucun obstacle n’entrave le regard des yeux vers le ciel [42]. » Ovide en avait fait un trait déterminant de son premier homme ; Avit de Vienne l’associe à l’autorité de l’homme sur la nature, car il a plu à Dieu « de placer sous le pouvoir de cet être au visage redressé les êtres penchés, pour qu’il dirige le monde soumis par une alliance éternelle » [43]. Mais le thème croise également l’injonction paulinienne qui invite l’homme à « songer aux choses d’en-haut et non à celles de la terre » ; il double ainsi la contemplatio caelestium d’une dimension éthique et paradoxale qui rappelle à l’homme que sa nature primordiale et profonde lui impose de redresser la tête et d’être supérieur aux autres créatures pour « adorer son Créateur en inclinant la tête » [44].

Tous les organes du premier homme traduisent cette élévation dans un mouvement qui fait saillir au sommet « la citadelle de la tête », comme l’appelle Avit de Vienne selon une image déjà platonicienne. Le poète les décrit longuement et avec une précision physiologique qui prend les allures d’un traité d’anatomie en miniature. L’érudition d’Avit procède méthodiquement, selon une démarche qui considère chaque organe comme le prolongement du précédent ou, en tout cas, dans sa relation avec un autre. Elle progresse de l’inventaire du squelette humain, en allant de haut en bas, de face puis de dos, vers celui des organes internes « formés pour les nouveaux usages de la vie », en s’attardant, au passage, sur le mécanisme de la respiration qui avait déjà impressionné Dracontius dans la foulée des médecins anciens, et en omettant, comme tous les poètes, les organes de la reproduction [45].

Dans les premiers chapitres de son traité Sur l’ouvrage du Dieu créateur, Lactance avait souligné que Dieu n’avait pas voulu façonner les êtres vivants « par agglomération », renonçant ainsi à leur donner « une apparence sphérique », à laquelle Platon avait pourtant reconnu la perfection de la nature humaine originelle [46]. C’est que la perfection des corps vivants se manifeste dans leur « unité organique », que Lactance appelle la ratio corporis, plutôt que dans une unité géométrique, privée du dynamisme nécessaire à la vie et à l’action [47]. Pour autant, la perfection de la sphère n’est pas absente du corps humain : on la trouve dans la boule de la tête qui, pour les anciens, est la partie la plus parfaite du corps de l’homme, celle qui, selon Avit de Vienne et la psychologie stoïcienne, « adapte aux sens de l’esprit le visage aux sept orifices capable d’odorat, d’ouïe, de vue et de goût » [48]. Le toucher échappe à cette série, car il est, dit le poète, « seul à sentir et à juger par tout le corps et à répandre à travers tous les membres sa propre vigueur » ; Augustin avait déjà observé cette exception, non sans préciser qu’il existe aussi un sens du toucher sur le visage, qui totalise donc tous les sens, justifiant ainsi que le souffle vivifiant de Dieu s’est posé à cet endroit du corps de préférence à tout autre [49]. Mais chez Avit, la diffusion du toucher est plutôt le signe de l’unité essentielle qui anime la diversité du corps, de la même façon que sa description des organes procède moins par énumération que par un chaînage qui les attache les uns aux autres ; en finale, Avit revient même, comme par un mouvement circulaire qui n’est pas sans rappeler celui de la sphère, au sommet et aux extrémités du corps, dont les cheveux et les ongles seraient vivifiés par le « clou de la rate » et présentent la particularité non seulement de ne pas souffrir, mais encore de recommencer à croître lorsqu’ils sont coupés [50].

3.4. La naissance à la vie et le souffle de Dieu

Une fois sa silhouette achevée, Adam naît ensuite à la vie selon un procédé de métamorphose qui « transforme le limon en chair », où « les os durcis étirent leur molle moelle au milieu des viscères », et où le sang afflue dans les veines pour donner au corps la « couleur de la vie » et teindre de pourpre son « visage de neige » ; enfin, le corps entier se réchauffe. Tout ce mouvement combine dans l’apparition du premier homme les transformations dont Ovide avait respectivement animé les cailloux jetés par Pyrrha et Deucalion après le déluge et la statue de Pygmalion : une naissance en trois temps — chair, os et sang — pour les humains nés des pierres ; un ivoire blanc qui s’attiédit, s’amollit puis rougit sous les baisers du sculpteur pour la créature de Pygmalion [51]. Mais, pour que ce corps devienne celui d’un homme, il lui faut encore une âme, le souffle de Dieu qui « imprègne la conscience naissante et brille de la pure lumière de la raison », en d’autres termes, qui donne un sens intérieur à la perception des choses et éclaire les mystères du monde extérieur. En accord avec le texte vulgate de Gn 2, 7, cette âme lui est « inspirée » (inspirare) plutôt qu’« insufflée » (insufflare) dans les versions vieilles-latines, car, d’origine divine, elle est issue d’un être incorporel, alors que, selon Avit, la leçon ancienne suppose une âme d’essence corporelle, celle qui anime les autres êtres vivants. L’homme qui était encore couché sur le sol peut alors se lever : « Il assure ses pas bien droit sur ses jambes », où les plantae erectae confirment la pleine humanité de l’être ainsi redressé, après que le Créateur eut envoyé son souffle in artus erectos, en une expression à forte valeur proleptique [52].

Cette chronologie s’écarte sensiblement du récit biblique, car, pour la Bible, Adam ne commence à vivre qu’après avoir reçu le souffle divin, qui ne se limite donc pas à « humaniser » un corps vivant en le redressant et en lui donnant les lumières de la raison, mais qui lui donne tout simplement la vie. Car, dans la Genèse, la vie du premier homme n’est pas du même ordre que celle des autres êtres vivants ; elle lui vient totalement et très concrètement du souffle que le Créateur a envoyé dans ses narines ; tout le corps, tout l’être, tous les sens de l’homme sont inspirés de ce souffle, et non seulement l’intellect, la raison, le sens spirituel. En revanche, Avit de Vienne semble introduire une discrimination hétérodoxe dans l’âme humaine, attribuant à une âme corporelle la vie animale que l’homme partage avec tous les vivants, et à une âme immatérielle les spécificités humaines de la raison et de la verticalité.

À sa manière, Avit rend ainsi compte du débat qui a longuement préoccupé les penseurs chrétiens sur la nature du souffle de Dieu, et dont ils ont trouvé les prolégomènes dans le vocabulaire différencié des versions de la Bible à cet endroit du texte de la Genèse. Hésitant entre πνοή et πνεῦμα, flatus et spiritus, qui deviendra spiraculum dans la Vulgate, s’agit-il d’une âme corporelle qui ne serait que le souffle de la respiration ou d’une âme divine qui inclurait une émanation de la substance même ou de l’Esprit de Dieu, ou bien encore d’une âme qui n’est ni corps ni Dieu, mais qui vient de Dieu et qui est « esprit de vie » selon la définition augustinienne qui confirme ainsi une des versions vieilles-latines les plus répandues [53] ? En marge de ce débat, le pseudo-Hilaire renoue même avec la psychologie stoïcienne, où le souffle de Dieu devient le « feu de l’éther », celui dont Zénon avait fait le principe actif qui rassemble et maintient les divers éléments du corps humain ; bientôt, après la faute, le même « feu descendu de l’éther abandonnera peu à peu » le premier homme du poète avant qu’il ne se glace et ne se décompose sous le froid du péché et de la mort, car, privé de ce souffle igné, le corps perd et sa chaleur et son unité. Par ailleurs, Dieu inspire à Adam « la riche partie de l’âme sacrée, après s’être mêlé à son corps tout entier ». De la prophétie d’Anchise sur l’âme du monde aux noces printanières de l’éther et de la terre dans la deuxième Géorgique, le poète gaulois relit ainsi le verset biblique à la lumière d’une union hétérodoxe entre Dieu et l’homme qui combine du vocabulaire virgilien pour recouper un des traits majeurs du stoïcisme, car, selon Sénèque, « la raison n’est rien d’autre qu’une partie du souffle divin plongée dans le corps de l’homme » [54].

Dracontius évoque plus sobrement le façonnage du nouvel homme « modelé par son Souverain et Créateur membre par membre hors de la poussière ». Le poète africain reproduit le schéma métamorphique d’un « limon » qui « était encore informe », qui « se fait membres, devient corps, figure d’homme, image du Très-Haut » [55]. Mais, de la terre à l’image, la progression est saisissante et inattendue, car elle échappe encore à toute présence du souffle : avant même qu’il ait reçu la vie et donc dans son corps (corporeus), dans sa seule « figure d’homme », Dracontius reconnaît en Adam l’image de Dieu que les exégètes s’accordaient à localiser dans la raison ou l’âme humaines. Sur un modèle plus ovidien que biblique, le poète chrétien récrit et explicite le surgissement de l’homme prométhéen issu d’une terre qui « était naguère masse grossière et sans image » avant de « s’habiller des figures inconnues des hommes » ; après la création des autres êtres vivants, « l’animal ami de la raison » réalise celui dont Ovide disait qu’il était « plus capable que les autres d’une intelligence élevée », et l’un et l’autre sont créés pour « dominer » ou, mieux, pour « gouverner » le reste de la création avec la moderatio à laquelle les anciens reconnaissaient la sagesse des rois [56]. Mais cette « forme nouvelle » apparaît « pour un temps privée d’âme », où la mens désigne clairement ici le principe de vie, aussitôt rebaptisé spiritus, selon le verset vulgate, qui vient animer la forme inerte : à la manière d’un feu intérieur qui trahit l’éveil d’une émotion plus antique que scripturaire, il « court soudain dans tous les membres » et permet au sang de réchauffer les viscères, de rosir les joues et le corps tout entier. « Déjà est une peau ce qui était poussière, déjà la terre enchâsse la moelle dans les os, les cheveux se lèvent en moisson. Tels des joyaux, les lumières du regard étincellent dans leur double orbite, et, assemblage inouï, la machine humaine se dresse, parle, heureuse de louer son Créateur de ce qu’elle existe et elle jette les yeux sur toutes choses » [57].

Outre les images du réchauffement et du rosissement qui rappellent encore une fois la créature de Pygmalion, l’alternance de l’imparfait au présent et l’anaphore de l’adverbe iam traduisent bien le processus de la métamorphose [58]. Mais surtout, non sans respecter la chronologie biblique, le poète « naturalise » le processus en taisant l’origine divine de ce souffle et en en décrivant les effets à travers tous les phénomènes que les anciens reconnaissaient comme des fonctions de l’âme, depuis les manifestations de la vie végétative jusqu’à celles de l’affectivité et de la pensée, en passant par la sensation, la perception et le mouvement [59]. L’homme de Dracontius ne renie rien de l’Adam biblique, mais il renonce aussi à toute prétention apologétique : il ne doit rien prouver, pas même l’origine divine de son âme ; il se contente d’être un homme, redressé sur ses jambes, heureux d’être là et de louer celui qui l’a appelé à la vie, portant sur les choses qui l’entourent les étincelles d’un « regard de joaillerie » qui semble recouper la théorie antique de la vision considérée comme un sens « igné » [60].

3.5. La compagne d'Adam

À ce moment du récit biblique, Dieu estime qu’il doit donner une compagne à Adam, car « il n’est pas bon que l’homme soit seul », dit la Genèse. Contrairement à l’œuvre du premier homme, les poètes sont plus discrets quand il s’agit de décrire la création et surtout le corps de la première femme de l’humanité. Lorsqu’ils en parlent, la plupart se limitent à paraphraser le mirabile de « l’élévation » d’Ève issue du sommeil et de la côte d’Adam, qu’ils prolongent parfois par le rapprochement typologique entre la naissance de la mère des vivants et celle de l’Église, respectivement sorties du côté d’Adam et de celui du Christ « endormi » sur la Croix [61]. Dans une homélie sur la passion du Christ, Avit de Vienne appuie même cette exégèse traditionnelle d’une précision temporelle qui fait naître Ève en début de nuit, lorsque tout s’endort, au soir du sixième jour, à l’heure où, selon le poète, l’eau et le sang ont aussi coulé du côté du nouvel Adam ouvert par la lance du centurion pour donner naissance à l’Église. Et, dans le prolongement de la pensée augustinienne sur le mariage, Avit ajoute que le mode particulier de la création de la femme compense chez l’homme la perte de sa côte par la jouissance du lien conjugal dans la perspective des épousailles du Christ affaibli par la mort et de son Église surgie de son côté [62].

Car, selon la Genèse, la création d’Ève a définitivement amputé Adam de sa côte qui a été remplacée par de la chair, affectant ainsi le corps de l’homme d’une infirmité permanente, notamment observée par saint Augustin, quand il explique qu’Adam est devenu « faible à cause de la femme elle-même », alors que la femme tient sa force de l’homme [63]. Le poète gaulois Cyprien fait peut-être allusion au jeu augustinien infirmatus/firmata lorsqu’il écrit qu’« une substance issue d’un double mélange affermit les membres » de la première femme [64].

En revanche, le poète Dracontius se singularise par rapport à l’épure biblique, tant à propos de la création que du portrait d’Ève, qui sont un rare moment de grâce et de sensualité dans la poésie hexamérale [65]. Tout d’abord, plutôt qu’elle ne s’inscrit dans un programme divin qui cherche à établir de l’extérieur ce qui est bon pour l’homme, Ève surgit d’Adam parce qu’elle est intimement liée au désir de l’homme qui se prend à regretter de n’avoir personne pour « partager son sort », une fois passé le temps des premiers émerveillements devant la beauté d’un monde qu’il ne peut observer que de loin et qu’il ne comprend pas ; selon le poète, même si Adam n’est pas « le géniteur de son épouse dans l’union charnelle », il n’en est pas moins « l’auteur de la vie », prenant ainsi dans la création de la première femme une part active qui le distingue du personnage biblique [66]. Dans cet esprit, Ève n’est pas une créature qui serait mieux adaptée à Adam et qui lui serait plus proche que les autres animaux de la terre, elle n’est pas seulement « parée pour l’enfantement », comme chez Avit de Vienne ou saint Augustin qui définissait ainsi l’adiutorium biblique ; Ève est la partenaire d’Adam et son égale dans un magnifique programme d’union conjugale, animé d’une tendresse inconnue du texte scripturaire et de son exégèse traditionnelle, car « la douceur », « les charmes de la vie commune », le « partage des mêmes désirs » sont les premiers manques que le Créateur a voulu combler dans le cœur solitaire d’Adam pour que les deux époux deviennent, mieux qu’« une seule chair », « une seule volonté, égaux à vouloir, égaux à ne pas vouloir », selon l’idéal cicéronien de l’amitié [67]. Comme l’avait déjà observé le poète Marius Victorius, alors qu’il aurait pu la façonner dans la poussière, comme Adam, Dieu choisit de créer Ève à partir d’une côte de l’homme pour souligner la force du lien qui les unit, pour que leur amour ne connaisse aucune division « dans un cœur sans partage » [68].

Mais, contrairement au récit biblique, le Dieu de Dracontius rend bientôt à l’homme la côte qu’il lui a enlevée « subrepticement » à la manière d’un voleur repenti qui, non content de restituer le bien subtilisé, y ajoute un intérêt qui ne lui était pas dû : car, la côte qui a été enlevée à « l’homme » sera bientôt rendue au « mari ». Ainsi, à la différence de l’exégèse traditionnelle, loin de priver Adam de son intégrité, Ève donne à l’homme l’occasion d’un plaisir qu’il ne connaissait pas et qui n’est pas seulement une compensation pour l’os perdu, comme chez Avit de Vienne, mais une jouissance nouvelle ajoutée à l’œuvre de la création : loin d’être un pis aller nécessaire, l’amour conjugal relève bien de l’intention créatrice de Dieu née du désir de son premier homme. Ève naît dans les « passions nouvelles » du sommeil qui l’a « enfantée », donnant ainsi à Adam d’être à la fois premier père et premier époux dans l’exercice du plaisir d’amour que le Créateur authentifie bientôt en « les unissant tous les deux en un seul » pour répondre au désarroi de ces deux êtres qui ignorent pourquoi ils sont là. Le poète devance ici très largement la morale de son temps qui avait certes reconnu, avec saint Augustin, que la sexualité est un bien créé par Dieu et constituait le mode normal de transmission de la vie dès le paradis originel, mais qui en avait reporté l’exercice après la faute : pour Dracontius, l’amour est l’explication ultime de la création de l’homme et de la femme, et Dieu a personnellement uni les premiers époux dès leur première rencontre, sans qu’aucun rapport de force ou de dépendance ne s’installe entre eux [69].

Du reste, avant même qu’Adam ne s’éveille, Ève naît « à l’âge de la gorge naissante », comme la jeune Déidamie qui avait séduit Achille dans le poème de Stace, avec l’éclat d’une adolescente qui a gardé la pureté de l’enfance, « rudis matura », encore « ignorante » des choses de l’amour et pourtant déjà « mûre » pour en connaître les plaisirs. Résolument étrangère à la femme biblique, vieille-latine ou vulgate, l’Ève de Dracontius n’est pas encore mulier et elle est encore moins uirago ; elle est puella ou uirgo. Comme dans la poésie érotique d’Ovide, elle s’offre bientôt au regard tétanisé d’Adam, « couverte d’aucun voile », dans la « nudité d’un corps de neige », « telle une nymphe de l’abîme », et, de la longue chevelure au vermeil des joues, la beauté de son corps est celle de la nymphe Daphné qui avait affolé le regard d’Apollon dans les Métamorphoses [70]. Tout en Ève n’est que beauté : « omnia pulcra gerens », pure de toute duplicité latente ou pressentie comme celle que l’on pouvait redouter de la part de « la vierge à la belle poitrine » choisie par Proba pour habiller sa première femme des traits ambivalents de la monstrueuse Scylla [71]. Chez Dracontius, en même temps qu’est née la mère des vivants sont nés, avec l’active complicité de Dieu, la magie de la beauté féminine et les plaisirs de l’amour dans ce jardin du début du monde que la Vulgate appelle « le paradis de volupté ».

4. Conclusion

Le corps de l'homme, visage de Dieu

« La puissance de Dieu donne sa forme à l’animal ami de la raison ; elle le façonne artistement pour qu’il devienne un corps ». De la « forme » à la « lime », les poètes chrétiens ont investi le corps d’Adam et Ève de toutes sortes d’émerveillements philosophiques, théologiques, éthiques ou tout simplement poétiques. Il se sont cru autorisés à compléter la sobriété du récit biblique en instrumentalisant ces premiers visages des débats anthropologiques de leur temps. Il est rare, du reste, qu’ils nomment ces deux êtres, comme s’ils voulaient éviter de réduire au temps des origines et à des corps singuliers ce qu’ils considèrent comme un bien commun à l’histoire de toute l’humanité. Adam et Ève ne sont pas un couple comme les autres ; ils sont le couple inaugural, un couple sans nom qui donne à tous les hommes de découvrir dans leur corps ce que le théologien Adolphe Gesché appelait « le chemin de Dieu » [72]. Pour raconter ce que personne n’a vu, les poètes latins chrétiens ont puisé en sens divers dans le répertoire classique les images qui leur ont permis de figurer ce premier instant de l’humanité. S’agit-il d’habiller la raison d’un vêtement de chair ou de s’attendrir sur le grain de ces corps inédits, la poésie hexamérale emprunte tantôt à des catégories philosophiques tantôt à la magie et à la sensualité des légendes de métamorphoses un langage qui reflète des anthropologies contrastées. Dès l’instant où le Nouveau Testament révèle l’incarnation du Verbe de Dieu, les relectures chrétiennes de la Genèse n’ont pas pu faire l’économie d’un nouveau discours sur le corps devenu le lieu même où la « foi touche » le corps de Dieu comme dans ce raccourci augustinien qui commente la guérison de l’hémorroïsse : « La foule le presse, la foi le touche [73]. » En appui à ce discours, dont ils simplifient souvent les difficultés théologiques, il n’est pas rare que les poètes esthétisent les corps d’Adam et Ève en une « image de Dieu » qui donne aux premiers hommes le visage même de leur Créateur, comme en ces « visages divins » dont parle le pseudo-Hilaire, à moins qu’ils ne leur prêtent tout simplement les premiers émois d’une humanité enchantée par la beauté du monde ou l’éveil du sentiment amoureux [74]. Sans doute, Dieu a-t-il « créé l’homme le moins possible », selon l’admirable intuition de Blanc de Saint-Bonnet ; les poètes chrétiens ont ainsi pu compléter l’œuvre inachevée en donnant aux deux premiers humains les corps patiemment conçus dans les sagesses et les mythes de leur temps. Mais, à travers cette diversité, leurs traits convergent en un miroir dont le tain réfléchit toujours la même image, jusque dans ses biseaux les plus obliques : car, lorsqu’ils s’éveillent à la vie que Dieu inscrit, en l’occurrence, dans la chair unique de leur amour, Adam et Ève anticipent par la voix de leurs poètes la louange du psalmiste : « Au réveil, je me rassasierai de ton image » [75].

 


[1] L’expression « calife de Dieu sur terre » est coranique (Sourate 2, verset 30). En revanche, certains courants chiites de l’islam mystique et notamment l’obédience des « Frères de la pureté » admettent sans difficulté que l’homme, but de la création, ressemble à son Créateur et est dès lors destiné à réintégrer un jour le principe divin par la purification.

[2] L’interdit biblique de l’image remonte à Ex 20, 4. Sur cette question, voir notamment la récente réédition de A. Wénin, L’homme biblique : lectures dans le premier Testament, Paris, Cerf, 2004. On sait que les premières représentations d’Adam et Ève dans les fresques de la synagogue de Doura-Europos au IIIe siècle PCN relèvent d’un courant juif minoritaire.

[3] Aug., in psalm. XLVIII, 11 (cf. Plat., Alc., 130c). Pour une bonne introduction à la théologie patristique de l’image de Dieu, voir : A.G. Hamman, L’homme, image de Dieu. Essai d’une anthropologie chrétienne dans l’Église des cinq premiers siècles, Paris, Desclée, 1987 (Coll. Relais-études, 2). Pour cette communication, j’ai tiré profit de la thèse d'I. Glorieux, Les paradis bibliques dans la poésie latine de l’antiquité tardive et du haut moyen âge, Louvain-la-Neuve, 2004 (thèse dact.).

[4] Voir Col 1, 15 (cf. Rm 5, 12-21, sur la théologie du nouvel Adam).

[5] Comme le rappelle tout le prologue de l’évangile de saint Jean.

[6] Aug., in psalm. CXL, 4.

[7] Tert., resurr. VIII, 2 : « Caro salutis est cardo. »

[8] Plusieurs textes poétiques ont été rassemblés sur ce thème dans C. Witke, Numen litterarum. The Old and the New in Latin Poetry from Constantin to Gregory the Great, Leiden-Köln, E.J. Brill, 1971 (Coll. Mittellateinische Studien und Texte, Bd. 5), p. 155-198, mais insuffisamment commentés du point de vue qui nous occupe ici.

[9] Voir Phil., de opificio mundi, 76 et 134 ; legum allegoriae I, 31 et II, 13. Pour l’androgyne platonicien, voir Plat., Banquet, 189d-193d.

[10] Voir Aug., gen. ad litt. III, 22, 34, où Augustin réfute également la thèse de l’androgyne primitif.

[11] Cf. Gn 2, 2-4 : « et consummauit Deus in die sexto opera sua quae fecit et requieuit die septimo ab omnibus operibus suis quae fecit et benedixit Deus diem septimum et sanctificauit eum quia in eo requieuit ab omnibus operibus suis quae inchoauit Deus facere » (vetus latina) et « compleuitque Deus die septimo opus suum quod fecerat et requieuit die septimo ab uniuerso opere quod patrarat et benedixit diei septimo et sanctificauit illum quia in ipso cessauerat ab omni opere suo quod creauit Deus ut faceret » (vulgate).

[12] Sur le septième jour comme jour anniversaire du monde, voir Phil., de opificio mundi, 89 ; de specialibus legibus II, 59. L’« ictus condendi » apparaît en Aug., gen. ad litt. IV, 33, 51.

[13] Cf. Gn 2, 3 Vulg (n. 11) et Mar. Victor, aleth. I, 187-190 : « Cessando consummat opus quodcumque crearat/ ut faceret primumque hominem iam corpore donat/ qui postremus erat ; nam causas condere rerum/ non quod membra dare est. »

[14] Cf. Mar. Victor, aleth. I, 163-165 : « Dixerat haec et factus homo seu corpore toto/ siue anima ac specie, forsan quo more futura,/ quo facienda facit, quo factum semper habebat/ iam prope praeterito quod nondum accesserat aeuo », et la théorie augustinienne des raisons causales dans Aug., gen. ad litt. VI, 6, 9-11.

[15] Au lieu du « ad » vulgate, on trouve « secundum » ou « iuxta » chez certains témoins vieux-latins du texte de Gn 1, 27.

[16] Cf. e.g. Aug., gen. ad litt. III, 19, 29, et, chez les poètes, Ps. Hil., gen., 116-118 : « Tunc “faciamus”, ais, “hominem.” Dic, optime, cum quo/ conloqueris ? Clarum est : iam tum tibi filius alto/ adsidet in solio et terras spectat amicas. »

[17] Voir Aug., gen. c. Manich. I, 17, 28 : « Et quod homo ad imaginem Dei factus dicitur secundum interiorem dici ubi est ratio et intellectus, unde habet potestatem (Gn 1, 26). »

[18] Mar. Victor, aleth. I, 160-162 : « Nunc hominem faciamus, ait, qui regnet in orbe/ et sit imago Dei. Similem decet esse creanti/ liber ad arbitrium fruitur qui mente creatis. » Sur l’œuvre des six jours dans le poème de Claudius Marius Victorius, voir D.J. Nodes, The Seventh Day of Creation in Alethia of Claudius Marius Victorius, dans VChr, t. 42 (1988), p. 59-74, et l’édition de P.F. Hovingh, Claudius Marius Victorius, Alethia. La prière et les vers 1-170 du livre I, avec introduction, traduction et commentaire, Groningen-Djakarta, J.B. Wolters, 1955.

[19] Voir e.g. Alc. Avit., carm. I, 56 : « nunc homo formetur » ; les deux verbes sont attestés dans le même vers chez Dracontius : Drac., laud. dei I, 330 : « (animal rationis amicum) formatur uirtute Dei, limatur in artus », auquel nous avons emprunté le titre de cette communication. Pour les verbes bibliques, voir infra n. 35.

[20] Mar. Victor, aleth. I, 155-158 : « Ni spectator adest, quem tantae gloria molis/ impleat atque oculis auidum per singula ducat,/ quid possint conferre Deo ? Possessio nulla est/ si rerum possessor abest. »

[21] Alc. Avit, carm. I, 53-54 : « Et tamen impletum perfectis omnibus orbem/ quid iuuat ulterius nullo cultore teneri ? »

[22] Lact., inst. II, 10, 3 : « Tum fecit sibi ipse simulacrum sensibile atque intellegens. »

[23] Prud., c. Symm. II, 260-262 : « Condideram perfectum hominem, spectare superna/ mandaram totis conuersum sensibus in me,/ recto habitu celsoque situ et sublime tuentem. » Le lieu commun de la station droite remonte à Anaxagore et au Timée de Platon (voir de nombreuses références dans l’édition du De natura deorum de Cicéron par A. St. Pease [p. 914-915]). Avit de Vienne le commente longuement en Alc. Avit, carm. I, 59-72, qui associent la souveraineté de l’homme sur la création et l’orientation de son regard vers les choses d’en-haut. Le thème traditionnel de l’homo erectus apparaît également plusieurs fois dans les traités augustiniens sur la Genèse, moins comme une preuve de l’image de Dieu que comme l’indice extérieur de la nature de l’âme, faite pour se hausser vers les choses spirituelles (e.g. Aug., gen. c. Manich. I, 17, 28) ; seul un passage de la Quaestio 51 met ce cliché en rapport avec le verset biblique. Sur ce thème, voir J. Fontaine, Un cliché de la spiritualité antique tardive : « stetit immobilis », dans Romanitas-Christianitas. Untersuchungen zur Geschichte und Literatur der römischen Kaiserzeit (= Mélanges J. Straub), Berlin-New York, W. de Gruyter, 1982, p. 528-552 ; A. Wlosok, Laktanz und die philosophische Gnosis. Untersuchungen zu Geschichte und Terminologie der gnostischen Erlösungsvorstellung, Heidelberg, Winter, 1961, p. 8 sq (Coll. AHAW) ; M. Perrin, L’homme antique et chrétien. L’anthropologie de Lactance (250-325), Paris, Beauchesne, 1981, p. 68-77, 408-409 (Coll. Théologie historique, t. 59).

[24] Ps. Hil., gen., 114-115 : « Quique altum spectet caelum laudetque potenter/ munera magna Dei, ne sint haec condita frustra. »

[25] Voir Lact., opif. VIII, 11, et le commentaire qu’en donne Perrin (n. 23), p. 100 sq.

[26] Voir Aug., gen. c. Manich. I, 17, 28.

[27] Sur ce thème du « devenir de l’image », voir la note complémentaire 16 « L’âme image de Dieu » du tome 48 de la Bibliothèque augustinienne (De Genesi ad litteram, I-VII) (1972), p. 631-632.

[28] Cf. Alc. Avit, carm. I, 58 : « Induat interius formonsa in mente figuram », et Aug., gen. ad litt. III, 20, 30 : « Homo creatus ad imaginem Dei, quia non corporis liniamentis, sed forma quadam intellegibili mentis inluminatae. »

[29] Cf. Proba, cento 119-120 : « Procedit noua forma uiri pulcherrima primum,/ os umerosque deo similis » (cf. Verg., Aen. III, 591-592 et I, 589).

[30] Ps. Hil., gen., 119-120 : « Sed “faciamus” ais “hominem cui uultus imago/ noster erit manibusque meis procedat in aeuum.” »

[31] Prud., apoth., 305-306 : « “Fecit”, ait, “condens hominem Deus et dedit olli/ ora Dei.”… (309-311) Christus forma Patris, nos Christi forma et imago ;/ condimur in faciem Domini bonitate paterna,/ uenturo in nostram faciem post saecula Christo. » L’idée avait déjà été développée par Tert., resurr., 6.

[32] Cf. Drac., laud Dei I, 525, où la périphrase « Christi imago » désigne l’homme, et 2Co 4, 4 et Col 1, 15, où le Christ est appelé « l’image de Dieu ». Selon Origène (comm. in Ioh. II, 3), l’homme est image de Dieu par l’intermédiaire du Christ et est donc « image de l’image » (cf. la citation de Prudence supra n. 31).

[33] Col 1, 15.

[34] Le vocabulaire de Prudence n’est cependant pas stable : en apoth., 72, il présente le Christ « image de Dieu » excluant alors toute approximation, pour signifier l’identité absolue du reflet avec son modèle.

[35] Voir Gn 2, 7 : fingere, plasmare, figurare, figulare, chez les témoins vieux-latins, contre formare vulgate.

[36] Voir Alc. Avit, carm. I, 76-81.

[37] Voir aussi l’expression massa segnis (I, 79 ; cf. III, 363 : massa caduca). Pour aruum, cf. I, 80-81 : « Sic pater omnipotens uicturum protinus aruum/ tractat », et III, 176 (= Gn 3, 19) : « Limo formatus rursus redigeris in aruum », là où la Bible latine note « in terra(m) » (vetus latina) ou « in puluerem » (vulgate).

[38] Drac., laud. Dei I, 333-334 : « Ast hominem non terra parit, non pontus ab undis,/ non caelum, non astra creant, non purior aer. »

[39] Voir Ov., met. I, 76-86. La tradition chrétienne semble même ignorer l’exégèse philonienne de ce passage qui parle d’une « terre éparse triée du meilleur de la terre », relayant une légende juive selon laquelle Dieu avait choisi aux quatre coins du monde la terre dont il a façonné l’homme (voir Philo, opif. 137).

[40] Cf. Ps. Prosp., carm. de prou., 218-222, et Prud., apoth., 1030-1037.

[41] Le pseudo-Hilaire situe le lieu de la raison, du conseil et de la parole dans la poitrine d’Adam : voir Ps. Hil., gen. 136-137 : « (Tibi Deus contulit) atque domum diuae pectus rationis et alti/ sedem consilii, facundae uocis honorem ». Pour le stoïcisme, le « temple de Dieu » est dans le cœur de l’homme (cor ou pectus) : voir Perrin (n. 23), p. 424-425, qui rapproche ce thème de l’anthropologie biblique. Chrysippe évoque les deux localisations de l’hêgemonikon dans la tête et dans la poitrine, tout en préférant la deuxième ; en revanche, Clément d’Alexandrie choisit la tête, parce que Dieu a insufflé l’âme raisonnable sur le visage du premier homme.

[42] Ps. Hil., gen. 133-134 : « (Tibi Deus contulit) incessumque pedum rectum, sublimia colla,/ ne qua mora in caelum oculis spectantibus esset. » Pour le cliché de l’homo erectus, voir supra n. 23.

[43] Cf. Ov., met. I, 84-86 : « Pronaque cum spectent animalia cetera terram,/ os homini sublime dedit caelumque tueri/ iussit et erectos ad sidera tollere uultus », et Alc. Avit, carm. I, 59-60 : « Hunc libet erectum uultu praeponere pronis/ qui regat aeterno subiectum foedere mundum. »

[44] Alc. Avit, carm. I, 143 : « Praecellens factis factorem pronus adora » Cf. Col 3, 2 ; Prud., c. Symm. II, 260-262 (supra n. 23).

[45] Voir Alc. Avit, carm. I, 82-113 (et les notes de N. Hecquet-Noti dans son édition des Sources chrétiennes [t. 444], Paris, Cerf, 1999, p. 138-142, qui commente les emprunts d’Avit à la science anatomique de son temps). Dracontius avait décrit le phénomène de la respiration en laud. Dei, I, 591-599. Sur la théorie du pneuma vital dans l’antiquité, voir G. Verbeke, L'évolution de la doctrine du pneuma : du stoïcisme à saint Augustin. Étude philosophique, Paris Desclée de Brouwer, 1945.

[46] Cf. Lact., opif. V, 1 et Plat., Banquet, 189d-193d.

[47] Pour l’expression ratio corporis, voir Lact., opif. I, 16.

[48] Voir Alc. Avit, carm. I, 82-84 : « Hic arcem capitis sublimi in uertice signat,/ septiforem uultum rationis sensibus aptans/ olfactu, auditu, uisu gustuque potentem. » Cette théorie stoïcienne a notamment été développée dans Plutarque, Des opinions des philosophes, IV, 21.

[49] Cf. Aug., gen. ad litt. VII, 17, 23 ; Alc. Avit, carm. I, 85-86 : « Tactus erit solus, toto qui corpore iudex/ sentiat et proprium spargat per membra uigorem. »

[50] Voir Alc. Avit, carm. I, 110-113. Pour le « clou de la rate », voir Hecquet-Noti, (n. 45), p. 42.

[51] Cf. Alc. Avit, carm. I, 114-120 : « Postquam perfectae iacuit nouitatis imago/ formatumque lutum speciem peruenit in omnem,/ uertitur in carnem limus durataque molles/ uisceribus mediis traxerunt ossa medullas./ Inseritur uenis sanguis uiuoque colore/ inficit ora rubor ; toto tum corpore pallor/ pellitur et niueos depingit purpura uultus » ; Ov., met. I, 407-409 (Pyrrha et Deucalion) ; X, 283-289 (Pygmalion).

[52] Voir Alc. Avit, carm. I, 122-130 : « Solam/ exspectant animam puro quam fonte Creator/ promat et erectos recturam mittat in artus./ Lenem perpetuo flatum profundit ab ore/ inspiratque homini quem protinus ille receptum/ attrahit et crebri discit spiraminis auras./ Postquam nascentem sollers Prudentia sensum/ imbuit et puro rationis lumine fulsit,/ surgit et erectis firmat uestigia plantis » ; Avit fait la critique du texte biblique de Gn 2, 7, en Alc. Avit, c. Ar., 30, p. 13, 31 Peiper.

[53] Voir Aug., gen. ad litt. VII, 21, 30 : « Non dicitur melius quam anima uel spiritus uitae. » Augustin a longuement réfléchi à ce problème dans le septième livre du De Genesi ad litteram (gen. ad litt. VII, 1 sq), également en rapport avec une critique textuelle de Gn 2, 7, où il privilégie, à l’inverse d’Avit, la leçon vieille-latine contre celle qui deviendra la leçon vulgate (voir aussi ciu. XIII, 24). Comme me l’écrit Mgr Roger Gryson, que je remercie de m’avoir éclairé sur cette question, « la variation entre insufflauit et inspirauit touche un point sensible ; elle a partie liée avec le débat entre le créatianisme et le traducianisme qui débouche, en Gaule méridionale précisément, dans la seconde moitié du cinquième siècle, sur un autre débat à propos de la corporéité de l’âme, soutenue par Fauste de Riez dans ses lettres III et V et réfutée par Claudien Mamert, prêtre de Vienne, dans ses trois livres De statu animae. » Sur cette question complexe, voir notamment E.L. Fortin, Christianisme et culture philosophique au cinquième siècle : la querelle de l’âme humaine en occident, Paris, Études augustiniennes, 1959.

[54] Cf. Ps. Hil., gen., 145-147 : « Ne quid diuinis modo desit uultibus, ignem/ aetheris inspiras et sacrae mentis opimam/ indulges partem permixtus corpore toto » ; 166-167 : « aethere demissus paulatim deficit ignis./ Frigore peccati torpentia corda rigescunt » ; Sen., epist. LXVI, 12 : « Ratio autem nihil aliud est quam in corpus humanum pars diuini spiritus mersa. » Pour la combinatoire des souvenirs virgiliens, voir Verg., Aen. VI, 724-727 : « Principio caelum ac terras camposque liquentis/ lucentemque globum lunae Titaniaque astra/ spiritus intus alit, totamque infusa per artus/ mens agitat molem et magno se corpore miscet » ; georg. II, 325-327 : « Tum pater omnipotens fecundis imbribus aether/ coniugis in gremium laetae descendit et omnis/ magnus alit magno commixtus corpore fetus. » Sur la réception chrétienne de la psychologie stoïcienne, voir M. Spanneut, Le stoïcisme des Pères de l’Église. De Clément de Rome à Clément d’Alexandrie, Paris, Seuil, 1957, p. 131-176 (Coll. Patristica Sorbonensia, t. 1).

[55] Drac., laud. Dei I, 336-338 : « (Dominator et Auctor) plasmauit per membra uirum de puluere factum./ Limus adhuc deformis erat, membratur in artus/ corporeus, species hominis, caelestis imago. »

[56] Cf. Drac., laud. Dei I, 329-331 : « Omnibus his genitis animal rationis amicum/ formatur uirtute Dei, limatur in artus/ ut dominanter eat moderatior omnibus unus » ; Ov., met. I, 76-88. Sur la présence du modèle ovidien de la création de l’homme dans la paraphrase de Dracontius, voir J. Bouquet, L’imitation d’Ovide chez Dracontius, dans R. Chevallier, Colloque Présence d’Ovide, Paris, Belles Lettres, 1982, p. 185-187 (Coll. Caesarodunum, t. 17bis) ; voir aussi M. Roberts, Creation in Ovid’s Metamorphoses and the Latin Poets of Late Antiquity, dans Arethusa, t. 35 (2002), p. 403-415.

[57] Voir Drac., laud. Dei I, 339-348 : « Conspicitur noua forma uiri sine mente parumper./ Spiritus infusus subito per membra cucurrit/ et calefacta rubens tenuit praecordia sanguis,/ mox rubuere genae, totos rubor inficit artus./ Iam cutis est qui puluis erat, iam terra medullas/ ossibus includit, surgunt in messe capilli./ Orbe micant gemino gemmantia lumina uisus/ et uocem compago dedit noua machina surgens/ auctorem laudare suum gauisa, quod esset,/ atque oculos per cuncta iacit. » La description du souffle qui « court dans les membres » d’Adam pour les réchauffer et les rosir est presque un centonage de Verg., Aen. XII, 65-66 : « cui plurimus ignem/ subiecit rubor et calefacta per ora cucurrit » et d'Ov., met. VII, 78 : « Erubuere genae totoque recanduit ore », où s’expriment respectivement l’émotion de Lavinia à l’annonce du combat de Turnus et celle de Médée à la vue de Jason.

[58] Voir H. Haege, Terminologie und Typologie des Verwandlungsvorgangs in den Metamorphosen Ovids, Göppingen, 1976, p. 64 (Coll. Göppinger akademische Beiträge, 99).

[59] Sur les fonctions de l’âme et les classements qu’on en propose au début du Ve siècle, voir J. Flamant, Macrobe et le néo-platonisme latin à la fin du IVe siècle, Leiden, Brill, 1977, p. 517-525.

[60] Voir e.g. Lact., opif. VIII, 16, où il est question des scintillae luminum.

[61] Sur ce thème traditionnel de l’exégèse patristique, voir notamment Aug., in Ioh. CXX, 2, et J. Daniélou, Sacramentum futuri : études sur les origines de la typologie biblique, Paris, Beauchesne, 1950, p. 37 sq.

[62] Voir Alc. Avit, carm. I, 158-159 : « Quam (sc. feminam) Deus aeterna coniungens lege marito/ coniugii fructu pensat dispendia membri. » Sur la signification prophétique du mode de création de la femme chez saint Augustin, voir notamment Aug., in Ioh. CXX, 2, et la note complémentaire 42 « La femme, la sexualité et le mariage dans le De Genesi » au livre IX du De Genesi ad litteram dans l’édition de la Bibliothèque Augustinienne, t. 49 (1972), p. 516-530 (surtout p. 528-530). Avit situe la naissance d’Ève au soir du sixième jour, dans carm. I, 144 sq, à l’heure où le centurion aurait ouvert le côté du Christ mort sur la croix (Alc. Avit, hom. I, 2).

[63] Voir Aug., gen. ad litt. IX, 18, 34.

[64] Cypr. Gall., gen., 36 : « Atque artus mixtu gemino substantia firmet ».

[65] Voir Drac., laud. Dei I, 371-401 et l’analyse que j’en ai proposée dans P.-A. Deproost, « Telle une nymphe de l’abîme… » La création d’Ève dans l’Hexameron poétique de Dracontius (laud. Dei I, 371-401), dans P.-A. Deproost — A. Meurant (éd.), Images d’origines. Origines d’une image. Hommages à Jacques Poucet, Louvain-la-Neuve — Bruxelles, Academia-Bruylant — Presses universitaires de Louvain — Facultés universitaires Saint-Louis, 2004, p. 393-402 (Coll. Université catholique de Louvain. Bibliothèque de la Faculté de philosophie et lettres. Transversalités, t. 4).

[66] Voir Deproost, « Telle une nymphe… » (n. 65), p. 394.

[67] Voir Drac., laud. Dei I, 360-370 et Deproost, « Telle une nymphe… » (n. 65), p. 395.

[68] Cf. Drac., laud. Dei I, 377-378 ; Mar. Victor, aleth. I, 374-375.

[69] Voir Drac., laud. Dei I, 390-392 : « Somnus erat partus, conceptus semine nullo ;/ materiem fecunda quies produxit amoris/ affectusque nouos blandi genuere sopores » ; 399-401 : « Tunc Deus et Princeps ambos coniunxit in unum/ et remeat sua costa uiro, sua membra recepit,/ accipit et fenus, cum non sit debitor ullus » ; cf. 381-382 : « Subducitur una/ sensim costa uiro, sed mox reditura marito. » — Augustin débat longuement de la question de la sexualité primitive dans le livre IX du De Genesi ad litteram, à propos de la création d’Ève.

[70] Voir Deproost, « Telle une nymphe… » (n. 65), p. 397-400 (Drac., laud. Dei I, 383-386 et 393-397).

[71] Cf. Proba, cento, 131-132 : « Et pulchro pectore uirgo/ iam matura uiro, iam plenis nubilis annis », qui ont inspiré Drac., laud. Dei I, 383-386, et où Proba reporte sur sa uirgo la beauté monstrueuse de la Scylla virgilienne (= Verg., Aen. III, 426).

[72] Voir A. Gesché — P. Scolas (éd.), Le corps, chemin de Dieu, Paris/Louvain-la-Neuve, Cerf/Université catholique de Louvain — Faculté de théologie, 2005.

[73] Aug., serm., 229L (PLS 2, 487, 34) : « Turba premit, fides tangit. »

[74] Voir Ps. Hil., gen., 145 (supra n. 54).

[75] Ps 17, 15.


[Déposé sur la Toile le 24 mai 2008]


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 15 - janvier-juillet 2008

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