FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007


Antoine Meillet, l’Europe et les études classiques

par

Jean Loicq

Professeur honoraire de l’Université de Liège
Adresse : avenue Nandrin, 24 -- B 4130 Esneux
<loicq-berger@skynet.be>

[Article déposé sur la Toile le 14 juillet 2007]


        Le texte qu'on va lire est une adaptation de l'article paru sous le titre Meillet et l'Europe dans le Mémorial publié par les Studia Indo-Europæa de Bucarest (t. 3, 2006). Ce dernier comporte en outre d'importants compléments à la bibliographie de ce grand linguiste parue en 1937 dans le Bulletin de la Société de linguistique de Paris (BSL) et, pour répondre à un vœu souvent exprimé, un aperçu de son œuvre critique, où se trouvent semées beaucoup d'idées. La seconde partie du Mémorial recense plusieurs centaines d'études et de témoignages sur l'homme et la doctrine : cette dernière reste, en effet, au centre de réflexions historiques ou méthodologiques, ainsi qu'en témoigne encore le recueil Meillet aujourd'hui, paru à l'automne 2006 (Louvain, Peeters, 312 p.).

        Rappelons ici qu'Antoine Meillet (1866-1936), reçu premier à l'agrégation de grammaire de 1889, suppléait aussitôt à l'École des hautes études de la Sorbonne son maître Ferdinand de Saussure (1857-1913), retrouvant à la rentrée, de l'autre côté de la table, ses compagnons d'études de la veille. Il devait succéder à Saussure deux ans plus tard et, en 1906 – centenaire célébré par  le  Mémorial –, il obtenait la chaire du Collège de France occupée jusque-là par Michel Bréal (1832-1915), le créateur de la sémantique. Il devenait ainsi le secrétaire en titre de la Société de linguistique à laquelle il allait, comme à son double enseignement, assurer un rayonnement mondial. En 1924, il entrait à l'Institut qui, en 1936, lui décernait, toutes académies réunies, sa plus haute récompense : le prix Osiris.

          Le rayonnement d'un maître se mesure aussi au nombre et à la notoriété des élèves qu'il a formés, voire orientés dans leur carrière. De l'helléniste belge Boisacq, l'un de ses premiers auditeurs, jusqu'au promoteur de la linguistique fonctionnelle, André Martinet, récemment disparu, en passant par Vendryes, son disciple le plus fidèle par l'esprit, Marouzeau, Marcel Cohen, Kuryłowicz, Benveniste (qui ont tous deux renouvelé notre vision de l'indo-européen), Chantraine, Lejeune et tant d'autres, c'est un chapitre entier de la linguistique et de l'orientalisme en Europe qui porte sa marque.

        La célébrité de Meillet tient avant tout à ses travaux de synthèse : les uns consacrés à l'indo-européen en général, les autres aux grandes langues de la famille, de l'iranien au germanique, mettant en relief leurs développements spécifiques et les traits qui fondent leur individualité. C'était là, à proprement parler, le but qu'il assignait à sa discipline, de préférence aux reconstructions théoriques où se complaisait la vergleichende Sprachwissenschaft du XIXe siècle : de l'avis général, son œuvre n'en a que mieux résisté à l'épreuve du temps. En mettant en avant le rôle de la société – et donc de l'histoire – dans le développement du langage, il élevait la linguistique au rang d'un véritable humanisme et posait les premiers fondements de l'actuelle sociolinguistique. Mais en même temps, l'attention qu'il a portée aux systèmes des langues qu'il étudiait faisait de ce disciple de Saussure l'un des précurseurs de la linguistique structurale, attentif même, vers la fin de sa vie, aux travaux de N. Troubetzkoy, R. Jakobson et A. Martinet. On va voir d'ailleurs que son infatigable curiosité n'allait pas qu'au passé des langues. Mais on verra aussi que dans l'Europe des nationalités née de la Grande Guerre, il faisait une place centrale à la culture gréco-latine, dans laquelle il voyait un indispensable facteur d'union.


Un groupe de savants français et étrangers au Musée archéologique de Florence (1928).

De gauche à droite : Max Niedermann, Alfred Ernout, Emile Mâle, A. Meillet, Mme Meillet, Mme ?, Carlo Battisti,

Giacomo Devoto, Émile Benveniste, Albert Grenier (d’après Atti I Congresso di studi etruschi)

 

       Un savant hors de la tour d'ivoire

 

             Sans avoir été ce que, après 1945, on a appelé un intellectuel engagé, Meillet, comme nombre de professeurs de sa génération, n'a pas cru devoir tourner le dos aux événements dont il a été le témoin. Conscient de l'incapacité où il était d'agir directement sur eux, il estimait qu'il appartient au savant d'éclairer les hommes dont c'est la tâche. Et ce n'est pas sans surprise qu'un chercheur d'aujourd'hui découvre de quel crédit ont pu jouir auprès des autorités et du public, durant la grande crise de 1914-1918, quelques universitaires à qui leurs titres scientifiques apparaissaient conférer des compétences de tous ordres.

Or, parmi les travaux de Meillet omis dans la bibliographie citée plus haut, il est nombre de publications de circonstance qui témoignent de son effort de coopération à la lutte engagée par la France et ses alliés en guerre et, une fois celle-ci achevée, de ses démarches pour faire aboutir certaines causes qui lui étaient chères. Il n'est pas, en effet, jusqu'au traité de Versailles qu'il n'ait indirectement contribué à préparer, on va le voir, en sa qualité de linguiste attentif aux problèmes des nationalités. C'était pour lui, qui occupait une chaire en vue, une manière d'étendre son enseignement jusqu'aux sphères mêmes du pouvoir.

Comment ce savant a-t-il été conduit à une certaine forme d’action publique, lui dont l’enseignement et les travaux de recherche auraient pu absorber les forces de plusieurs travailleurs, qui, contrairement à plus d'un de ses collègues, entendait se tenir à l’écart de tout mouvement  politique, qui se déclarait même souvent déçu par les faiblesses de la IIIe République ? La réponse à cette question doit faire intervenir plusieurs facteurs.

L’homme, d’abord. On se souvient de lui comme d’un « moine laïc », dans sa campagne du Berry surtout, où il se retirait l’été pour composer ses livres, ne sortant de chez lui que pour de brèves promenades conduites d'un pas rapide, un journal sous les yeux ; mais son ouverture d’esprit, soulignait-on aussi, dépassait de beaucoup les frontières de l’Hexagone, avec toutefois une conscience aiguë de la mission humaniste de la France. Assidu à nombre de sociétés scientifiques, qu’il fréquentait activement dans le but d'enrichir sa discipline, il a été, avec le temps, de plus en plus présent dans les commissions ou les comités où ses rapports et ses avis étaient sollicités, à Paris et à l’étranger. On réalise alorscombien ce chef de l’école linguistique française a conçu son rôle avec abnégation et générosité, à la manière plutôt d’un apôtre laïque.

D’ailleurs, il ne faudrait pas réduire le portrait intellectuel de Meillet à celui d’un grammairien à l’affût des archaïsmes du sanscrit védique, du grec d’Homère ou des parties versifiées de l’Avesta. Un spirituel collaborateur des Nouvelles littéraires qui l’avait interviewé en 1924, Frédéric Lefèvre, notait ceci : « Un savant de cette sorte n’est pas ce qu’un vain peuple pense : un monsieur tout habité d’étranges manies et de tics, protégeant, d’une antique calotte de velours, un chef dénudé, et vivant au milieu de la poussière d’innombrables in-folio. M. Meillet est un homme gai, alerte, l’esprit vif et l’intelligence toujours en éveil. Il se repose de la rédaction d’un article de philologie arménienne en lisant la N.R.F., la Revue Musicale, les Nouvelles littéraires ou L’Europe nouvelle. Rien de ce qui est moderne ne lui est étranger » (repr. dans F. L., Une heure avec..., 3e série, Paris, 1925, p. 31-32).

Il faut aussi rappeler que Meillet a été, dès sa prime jeunesse, un voyageur et un marcheur d’une endurance surprenante ; lui-même racontait comment, un été, son arrivée en Corse avait coïncidé avec une grève des chemins de fer départementaux, le contraignant à accomplir à pied l'itinéraire prévu. Mais très vite sa curiosité d’humaniste et d’homme de science l’avait conduit à l’étranger, en Italie surtout où, me disait Mme Meillet, l’amateur d’art qu’il était − et très myope de surcroît − se faisait apporter une échelle pour examiner les fresques des vieilles églises d’Ombrie ou de Toscane. Son intérêt pour la langue et la civilisation arméniennes lui avait fait obtenir, à l’âge de vingt-cinq ans, une première mission à Vienne, au couvent des PP. Mekhitharistes, et en Arménie même, au cœur de la congrégation, à Etchmiadzin près d’Erevan ; les moines, un peu effarouchés par la hâte fébrile que manifestait leur jeune hôte à se faire communiquer des manuscrits − ces moines qui avaient l’éternité devant eux l’appelaient « Monsieur Vite-Vite » (Vaghvaghaki).

 Une deuxième mission arménienne (1903) lui avait fait traverser de part en part la Russie, de Saint-Pétersbourg à Bakou. Spécialiste du vieux-slave, il avait une certaine pratique des langues modernes et était, depuis ses années d'étudiant, lié d'une étroite amitié avec Paul Boyer (1864-1949), futur administrateur et réformateur de l'École des langues orientales. Ce dernier tenait de longs séjours à Moscou et de ses passages à Jasnaja Poljana, auprès de Tolstoï, une connaissance intime de la vie russe et, bien qu'ennemi du tsarisme, suivait avec inquiétude l'évolution politique du pays. Meillet n'ignorait rien de l'activité de son aîné, en qui il voyait associer recherche savante et observation  de l'actualité étrangère.

Ce goût des voyages, cette tournure d'esprit internationaliste que j'ai plus tard retrouvée chez Mme Meillet mais qui était si rare en France à cette époque, allaient trouver à s'exercer après la guerre surtout, alors que sa notoriété eut désormais franchi les frontières.

 

Une linguistique ouverte sur l'histoire et la sociologie

Au-delà de ces contingences d’ordre personnel, c’est la conception même que Meillet s’était faite de la linguistique qui l’a conduit à la sociologie et de là, à l’histoire. De Bréal il avait appris à ne jamais séparer la langue et les hommes qui l’emploient. Le maître s’était assez tôt détourné de la technique de la grammaire comparée pour mettre en lumière, dans les grandes langues de civilisation, l’action de l’homme, de sa culture et de son histoire. De son côté, Saussure pressentait que toute langue, prise à un moment donné de son développement, constitue un système particulier, une architecture − ce sont les prémisses de la linguistique structurale − et l’essentiel de l’œuvre de Meillet, on l'a vu, a consisté à faire ressortir comment, à partir du commun modèle préhistorique, quelques grandes langues indo-européennes ont acquis, en évoluant séparément, l’aspect qu’elles présentent à l’époque des premiers textes.

Comment cette architecture vient-elle à se modifier avec le temps ? est-ce la structure même de la langue qui porte en soi les lignes directrices de son évolution ? ou sont-ce, au contraire, les éléments qui, se modifiant sous l'action d'influences externes, entraînent à la longue un changement de structure ? vieux et vif débat, nullement clos, auquel ont pris part depuis des linguistes en partie formés à son école, comme J. Kuryłowicz ou A. Martinet. Il est sûr que, sans nécessairement se sentir « tiraillé », ainsi qu'on l'a dit, entre histoire et structure , Meillet a cherché un équilibre entre les deux points de vue ; mais, historien plus que théoricien (ainsi s'est-il défini un jour), il était personnellement tourné davantage vers la diachronie, et vers ce qui, dans la diachronie, lui paraissait relever de l'évolution des sociétés et des mentalités.

Il concevait, d'après des survivances védiques ou homériques, un indo-européen tout dominé par des conceptions de « demi-civilisés » (émule de Durkheim et de Lévy-Bruhl, il évitait le terme de « primitifs »), et évoluant avec les progrès de la civilisation vers des langues comme le grec classique, qui éliminait les catégories concrètes comme le duel ou le locatif et où prévalaient les valeurs rationnelles et laïques de mots autrefois chargés de religiosité. Dans cette perspective, il opposait volontiers le grec au latin (ou au sanscrit) : en regard du neutre húdōr, témoin d'une conception purement matérielle de l'« eau », seul conservé par le grec, aqua exprime une notion conçue comme féminine de l'eau vive, voire curative (cf. Aquae et les Âpas védiques), tandis qu'avec le même radical dont est fait húdōr le latin créait un mot unda également « animé », auquel son infixe -n- confère une valeur quasi-verbale, donc active celle-là même qui survivait en sanscrit dans le verbe véd. unátti « il se meut dans l'eau » (pl. undánti). Il voyait dans le couple ignis : pũr une opposition parallèle, attribuant à des développements inégaux des mentalités le maintien du nom « animé » dans des langues archaïques comme le lituanien (ugnis) et le slave (russe ogón'), et même sous forme divinisée dans l'Inde (Agni).

Passant de faits de détail aux caractères généraux de la langue, il voyait dans la partie la plus largement conservée de l'indo-européen l'idiome d'une aristocratie conquérante et organisatrice, mais sans unité politique, chaque petit groupe ayant son autonomie. Le grec ancien lui paraissait tenir de là sa physionomie propre, qu'il opposait aux traits populaires du latin, langue archaïque certes, mais de propriétaires paysans. Sur un autre plan, il comparait aussi le grec au turc, à la structure si régulière, où chaque catégorie grammaticale a une caractéristique unique, toujours la même dans tous les cas, en contraste total avec la morphologie compliquée du grec ; il notait encore la différence entre ce dernier et le sanscrit classique, dont les formes verbales, qui seules définissent exactement l'action, sont comme étouffées par l'envahissement de la composition nominale, alors que le verbe grec se déploie en catégories bien arrêtées, chaque racine ayant pour ainsi dire son propre système. Ainsi conclut-il une communication sur les Caractères généraux de la langue grecque, que les hellénistes peuvent encore méditer : « la langue grecque offre deux caractères qui se manifestent également dans la politique, dans l'art et dans la littérature : une individualité accusée de chaque élément, et des lignes nettement dessinées, des catégories exactement définies, mais qui ne s'emboîtent pas les unes dans les autres » (C. r. de l'Acad. des inscr., 1928, p. 10-13).

Sans doute la doctrine se bornait-elle à un nombre limité de constats de ce genre, et son principe même a-t-il fait l'objet de discussions. On entre là, il est vrai, dans un domaine délicat, où il apparaît bien malaisé d'établir des rapports de nécessité. D'ailleurs, disciple de Saussure, Meillet était aussi l'héritier de Bréal, et se défiait des constructions théoriques abstraites.

Il reste que ses travaux ont tôt attiré l'attention d'historiens d'orientation sociologique. Lucien Febvre consacrait à l'Aperçu d’une histoire de la langue grecque, dès sa parution, un article enthousiaste, souvent réimprimé depuis (Combats pour l'histoire, p. 158-168) ; trente ans plus tard, il s'assurait sa collaboration à la section des sciences humaines dans l'Encyclopédie française d'Anatole de Monzie. Si l'on pouvait prévoir que Camille Jullian, le fougueux historien de la Gaule, s'appuierait sur les travaux de Meillet dans sa vision de la préhistoire européenne, on n'est pas peu surpris, en revanche, d'apprendre qu'un autre maître de la « nouvelle histoire », Marc Bloch, s'est inspiré de vues convergentes de Meillet et de notre Henri Pirenne dans ses recherches d'histoire rurale (Combats..., p. 395).

La linguistique de Meillet n'est en effet pas seulement historique tout en préparant la voie à la linguistique synchronique naissante , elle est aussi, par un trait qui lui appartient en propre, sociologique : « Les caractères d'extériorité à l'individu et de coercition par lesquels Durkheim définit le fait social apparaissent donc dans le fonctionnement du langage avec la dernière évidence », écrivait-il dès 1905-1906 (repr. dans Linguistique historique et linguistique générale, I, p. 230). Dès auparavant, le neveu de Durkheim, Marcel Mauss, qui devait diriger plus tard le groupe des ethnologues français, s'était mis à l'école de Meillet et devait écrire à sa mort des pages qui débordent de reconnaissance (L'Année sociologique, 1938). On verra de même plus tard son propre disciple Claude Lévi-Strauss s'inspirer de Jakobson : l'anthropologie structurale sortie de ces rencontres a ainsi des racines lointaines dans la linguistique sociologique de Meillet, comme le reconnaît Lévi-Strauss lui-même (cf. p. ex. Anthropologie structurale, I [1958 ; réimpr. 1971], p. 266).

Si donc en dernière analyse l’histoire, pour Meillet, se révèle la seule variable susceptible de rendre compte de l’évolution des langues parmi les divers paramètres dont relève le langage (anatomiques, psychiques, etc.) variabilité dans le temps, ce sont les conditions sociales où la langue est placée à une époque déterminée qui expliquent sa variabilité dans l'espace (les dialectes) ou dans la hiérarchie sociale (les niveaux de langue). C’est en historien en même temps qu’en linguiste-sociologue (nous dirions aujourd'hui : en sociolinguiste) que Meillet, avec la maturité, observe désormais l’évolution politique et sociale de l’Europe depuis l’Antiquité jusqu’aux soubresauts annonçant la Première Guerre mondiale et les révolutions qui en ont marqué le terme.

 

 

L'Europe en crise

 

La guerre de 1914 a été en effet pour cet intellectuel libéral et progressiste, qui avait entretenu des relations cordiales avec nombre de collègues allemands et autrichiens, qui venait de composer en allemand un manuel d’arménien classique, un déchirement cruel. Elle trouvera en lui un observateur passionné, inquiet, certes − fin décembre déjà, un ami qui enseignait la littérature russe en Sorbonne note que Meillet déplorait le peu de combativité des troupes russes, − mais un observateur qui nourrissait aussi l’espoir de voir une Europe nouvelle, plus démocratique, s’élever sur les décombres des derniers empires absolutistes. Aussi voit-on le linguiste, par une collaboration assidue à des revues destinées à un public éclairé mais large, comme la très internationale Scientia, préoccupé des rapports entre langue et nationalité, de la situation linguistique des empires de Russie (spécialement dans les Pays baltes), d'Autriche, de l'Asie ottomane.

Ces travaux d'approche préparent l'essai sur Les langues dans l'Europe nouvelle, paru quelques semaines avant la fin du conflit mais composé alors que l'issue en était encore incertaine, et qui proposait pour une Europe nécessairement différente une politique linguistique courageuse, hardie, mal accueillie dans certains pays. On y reviendra plus loin.

En attendant, les événements se succèdent, avec leur cortège de malheurs, et la douleur de voir basculer dans le camp ennemi, après des atermoiements, des pays comme la Grèce ou la Bulgarie. Présidant en 1917 l’Association des études grecques, Meillet ne craint pas de dénoncer la politique de neutralité bienveillante à l’égard de l’Allemagne pratiquée par le gouvernement de Constantin Ier, beau-frère de Guillaume II ; et il prend soin de saluer dans une note de correction la venue au pouvoir d'E. Venizelos et l’entrée de la Grèce dans le camp des Alliés (Rev. des études grecques, 30 [1917], p. xi).

 Meillet devait mettre son humanisme au service de certaines causes où la justice internationale, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes étaient en jeu.

On a dit plus haut l’affection qu’il avait conçue, dès son premier séjour dans le pays, en 1891, pour la culture et la langue arménienne. Il ne se résignait pas à considérer ce pays, christianisé dès avant Constantin le Grand, comme une province parmi d'autres de la grande Asie : « les Arméniens... ont reçu, rappelait-il, la civilisation occidentale à peu près dans les mêmes conditions que les peuples de langue germanique et de langue slave » (La Voix de l'Arménie, 1 [1918], p. 11). Il relevait aussi dans le vocabulaire militaire de l'arménien quelques termes issus de l'éphémère protectorat exercé par Rome sur cette contrée, éternel enjeu d'impérialismes adverses (Mém. de la Soc. de linguistique, 18 [1913], p. 348-350). Au lendemain des massacres de 1915, il s'est dépensé en faveur de la cause arménienne, affirmant par la parole et par la plume sa foi dans l’avenir de la nation, exposant, en termes sobres mais avec toute son autorité de spécialiste, les titres à constituer un État autonome que lui confère son brillant passé. « Comme le retour de l’Alsace-Lorraine à la France, écrit-il en 1918, la libération de l’Arménie symbolisera le triomphe des principes au nom desquels combattent les Alliés et pour lesquels les États-Unis sont entrés dans la guerre » (Bull. de l'Alliance française, suppl. au n° 79, p. 4). À l’approche de la conférence de Lausanne, en 1923, Meillet joignait sa signature à celle d’éminentes personnalités du monde politique, scientifique et littéraire, comme Georges Clemenceau, Paul Langevin ou Anatole France, dans un appel solennel à la diplomatie internationale pour que la cause de l’Arménie trouve enfin une solution conforme aux droits élémentaires de l’humanité. En dépit de la cruelle désillusion que devait lui infliger le honteux traité de Lausanne, qui abandonnait l’Arménie aux ambitions de l’U.R.S.S., Meillet est resté jusqu’au bout fidèle à sa vocation arménophile. L’été 1936 encore, il a trouvé la force de dicter un message à l’occasion du 1500e anniversaire de la traduction arménienne des Évangiles, où il en réaffirmait la portée et la signification pour la science et pour la culture.

 Des documents peu connus attestent, chez Meillet, un rôle quasi officiel et davantage permanent. Membre du Comité directeur de l’Alliance française, il consacrait dès 1916-1917 une partie de son énergie au Bulletin de guerre que l’Alliance entendait diffuser dans les pays neutres, où l’on savait la propagande allemande active et même efficace : cette collaboration était en grande partie anonyme, mais il m’a été possible de l’identifier en explorant ses papiers conservés au Collège de France. Si l’on reconnaît la griffe du maître dans les articles consacrés au problème des nationalités en Europe centrale, à l’avenir du français dans la diplomatie européenne, aux prétentions allemandes sur les peuples slaves et baltiques, on est davantage étonné d’apprendre  par son propre témoignage qu’il a assumé deux fois par mois la tâche de dresser le tableau de la situation militaire (voir le Bull. de l'Alliance française, 37 [1915-1920], p. 12-16). On s'explique ainsi que l’historien Ernest Lavisse, préparant ses Lettres à tous les Français (1916) sur les poids respectifs des forces en présence dans le conflit, ait confié à Meillet, promu ainsi au rang d’expert militaire, la tâche d’évaluer les chances de l’armée russe (c’était avant la triste paix de Brest-Litovsk) et de l’armée italienne.

Son action a pris un tour plus résolument diplomatique dans les mois qui ont précédé la conférence de Versailles. On sait qu'à la veille de la Grande Guerre, le Quai d’Orsay, accoutumé à ne traiter qu’avec les grandes puissances, ignorait à peu près tout des nationalités et des cultures dont elles se composaient : Pologne, nations baltiques, nations slaves d’Europe centrale, etc. Aussi, au lendemain de l’armistice, lorsqu’il fallut jeter les bases de la nouvelle Europe, un Comité d’études politiques créé par le Ministère des Affaires étrangères chargea Meillet de composer deux rapports : l’un sur l’Arménie, l’autre, sur la Pologne et la Lituanie. De là deux opuscules enfouis dans l'énorme liasse des imprimés relatifs aux conférences de la paix, mais auxquels l'Europe d'aujourd'hui confère curieusement une actualité nouvelle, conforme aux réalités ethno-linguistiques qui y sont décrites.

 

 

Vers une Europe nouvelle sous le signe de l'humanisme classique

 

 Dans Les langues dans l’Europe nouvelle (automne 1918), l'auteur examine avec perspicacité l’ensemble de la situation du Vieux Continent. Contrairement à ce qu'ont cru ou voulu croire certaines critiques, il souhaitait sincèrement l'émancipation de beaucoup de peuples jusque-là opprimés ; la citation suivante, peu connue, ne laisse à cet égard aucune ombre : « Il faut que les nations slaves de l'empire austro-hongrois soient libres. Il faut que la Pologne recouvre son indépendance. Il faut que les Italiens d'Autriche soient réunis à l'Italie. Il faut que les Roumains de Transylvanie soient réunis à la Roumanie » (Bull. de l'All. française, n° 78 [février 1918], p. 5). En même temps, toutefois, il se déclare préoccupé par le morcellement linguistique consécutif à l'avènement des États nés de la victoire, démocraties mettant au pouvoir des intellectuels au service des classes moyennes et paysannes, aspirant à promouvoir comme langues de culture des idiomes en partie construits artificiellement sur des parlers paysans, donc sans grand passé littéraire et sans diffusion internationale. Meillet pensait qu’il y avait là pour l’Europe un danger d’éclatement, une dispersion d’efforts qui, sans dispenser personne d’apprendre de grandes langues, aurait, au point de vue scientifique, l’inconvénient d’étouffer partout les dialectes authentiques.

Ainsi, il porte dans la deuxième édition de ce livre (1928) un jugement sévère sur le nationalisme linguistique de la nouvelle république d’Irlande : « Le linguiste peut de loin regarder avec curiosité l’expérience que fait l’Etat libre d’Irlande en essayant de rendre vie au gaélique moribond. Il n’ignore pas, il est vrai, les inconvénients de cette tentative pour les savants qui font l’histoire de l’irlandais : instituer par l’école et par le livre un irlandais commun, c’est ruiner les témoignages sincères qu’apportent, sur le passé de l’irlandais, les parlers qui ont survécu par eux-mêmes… Mais à juger des choses en homme civilisé, en Européen, à se placer au point de vue pratique, il est étrange qu’on puisse même proposer à un peuple d’abandonner la grande langue de civilisation, largement ouverte sur le monde qu’est l’anglais, pour un parler de paysans qui l’emprisonnerait dans un cachot linguistique » (Les langues dans l’Europe nouvelle, avant-propos de la 2e éd., p. x). L'homme qui écrivait ces lignes avait lui-même fait le très difficile apprentissage du vieil-irlandais auprès du grand d'Arbois de Jubainville ; mais, trait révélateur de sa conscience d'Européen du XXe siècle, il séparait de la vie moderne ce qu'il regardait comme une sorte d'archéologie linguistique.

À ce mal inévitable Meillet proposait un remède, qui n'a guère été suivi : le recours aux langues classiques, ou plus exactement au fonds intellectuel commun qu'elles représentent pour l'ensemble de la culture européenne. Car, réaliste, il n'aurait sans doute pas cautionné l'entreprise du « latin vivant », pas plus qu'il n'avait réellement appuyé les essais de  langues artificielles. Mais ses recherches sur des idiomes parfois très éloignés (il a été l'un des premiers déchiffreurs du tokharien d'Asie centrale) n'ont jamais détourné Meillet de son attachement aux grandes langues classiques. Il avait des littératures anciennes une lecture étendue, constamment entretenue, qui allait d'Homère à Cicéron. Son célèbre Aperçu d'une histoire de la langue grecque (1re éd. 1913), qui a, on l'a vu, attiré d'emblée l'attention d'un non-helléniste comme Lucien Febvre, a été salué comme un chef-d'œuvre par Alfred Croiset ; il allait décider le jeune Dumézil, alors lycéen, à poursuivre des études de lettres. Si l'Esquisse dédiée au latin (1928) peut paraître moins achevée, moins équilibrée, elle reste éminemment suggestive : le vieil esprit romain, saisi à travers sa langue et sa première littérature, puis la manière dont il s'imprègne de culture grecque pour en répandre le meilleur et ainsi assurer durablement le prestige du latin en Europe, y sont caractérisés en des formules saisissantes. Ces deux livres ont été récemment réédités dans une forme rajeunie et sont toujours en vente. Et l'on ne saurait oublier que son dernier livre, composé avec Alfred Ernout, est ce Dictionnaire étymologique qu'on ne cesse de remettre à jour et qui a servi de modèle à des entreprises parallèles. Associé dès ses débuts à l'Association G. Budé (1917), il en est resté administrateur jusqu'au bout, rendant compte de ses éditions, y apportant à l'occasion l'appoint de sa science d'helléniste ; sans l'accident brutal qui devait entamer son activité, il aurait en partie présidé son congrès de Nîmes à Pâques 1932.

Faut-il s'étonner de le voir occuper le poste de président de la Société des études latines dès la quatrième année de sa fondation, tout de suite après les aînés Havet, Chatelain, Gœlzer ? soutenir aussi J. Marouzeau dans sa lourde tâche bibliographique, pénétré qu'il était de la nécessité, pour un linguiste, de ne négliger ni littérature, ni civilisation, et regrettant, en parcourant l'Année philologique, d'avoir l'impression de visiter « un cimetière d'enfants mort-nés » ?

Il voyait dans l'héritage gréco-latin le fondement, non seulement historique, mais la source vive de la civilisation européenne. Car, insistait-il, ce ne sont pas seulement les grandes nations de langues romanes qui portent en elles cet héritage, mais la civilisation d’Occident tout entière, chaque nation se l’étant assimilé et l’ayant adapté à mesure de son accession à la culture méditerranéenne ou, plus tard, au christianisme, jusqu’à ce que la Renaissance vienne le raviver, inaugurant le processus qui devait conduire aux révolutions technologiques contemporaines. En dehors des langues romanes, qui ont conservé la matérialité des mots latins dont elles ont hérité − et mis à part l’anglais qui a reçu nombre de mots du français −, toutes les langues de l’Europe occidentale, et notamment germanique, ont vu leur vocabulaire philosophique, moral ou scientifique, et même leur syntaxe, enrichis, affinés par des clercs ou par des humanistes qui savaient le latin  et qui y ont fait passer des notions, des valeurs, des nuances puisées au fonds latin. Ces mêmes éléments, du reste, étaient souvent, en latin même, et par une opération semblable, empruntés à la tradition grecque : c’est ainsi que le grec aitía communique son sens philosophique de « cause » au latin causa, et ce dernier à l’allemand Sache, Ursache ; que l’allemand Gewissen « conscience » est construit exactement comme lat. conscientia, ou qu’il emprunte Qualität à un lat. qualitas formé lui-même par Cicéron sur le modèle de gr. poiótēs, etc. Cicéron avait ainsi enrichi la langue latine de valeurs grecques, pour faire du latin un instrument de la pensée universelle qui devait survivre plus de mille ans à l’effondrement de l’Empire d’Occident ; aussi Meillet le considérait-il comme l’un des fondateurs de la civilisation européenne. Ainsi, l'allemand est tout pénétré de latin, a-t-il écrit maintes fois : « il n('y) subsiste de germanique que les moyens matériels d'expression ; toute la face sémantique est latine ou romane » (Les langues..., p. 266). Combien il aurait été scandalisé d'entendre, comme le signataire de ces lignes, un contemporanéiste connu proclamer devant une Faculté que le bagage indispensable à un germaniste en matière d'Antiquité romaine se limite à la bataille de Teutoburg !

Aussi n’est-ce pas un hasard si ces idées formaient le fond de conférences faites à Berne et à Prague : dans deux pays dont les langues ont été artificiellement « vernacularisées » par des nationalismes intransigeants. La Tchécoslovaquie a été, en effet, l'un des États qui ont déployé le plus d'efforts pour dissimuler par un vêtement national l'unité profonde du vocabulaire européen, qui tient tout entière dans son héritage gréco-romain : en appelant divadlo ce qui partout ailleurs en Europe (même en Russie) et en Amérique est adapté de théatron, les intellectuels tchèques ont inutilement contribué à isoler leur langue du concert international. De même l'allemand, qui traduisait par Fernsprecher ce qu'on nomme partout ailleurs « téléphone ». Si Meillet concédait que l'étude du grec est pénible, il tenait du moins pour indispensable le maintien du latin, qui a d'ailleurs souvent pris au grec ce qui devait passer dans le bien commun du vocabulaire de civilisation européen : « l’étude du latin, que menace l’esprit égalitaire des démocraties et qui apparaît souvent comme un pur luxe, est de grande portée ; si elle n’a plus la valeur pratique immédiate qu’elle avait au Moyen Age et qu’elle a longtemps conservée, elle est indispensable pour maintenir entre les langues modernes un reste d’unité » (Les langues..., p. 266). Il ajoutait que le jour où l'on abandonnerait les études latines, on amoindrirait la capacité de résistance des langues romanes elles-mêmes : « ce n'est qu'en se rattachant toujours à leurs origines latines qu'(elles) pourront faire bloc entre elles », et d'insister sur la valeur d'instrument pédagogique du latin pour passer d'un idiome à l'autre (ibid., p. 265). Qui ne voit ce que ces lignes avaient de prophétique, à présent que l'anglais ne s'impose pas seulement comme la langue internationale, mais encore pénètre nos propres langues dans le lexique (formes et sens), voire se substitue à elles au sein de nos propres entreprises ?

Sur un plan plus large, Meillet a pu souhaiter voir se réaliser ce qu’on appelait alors les États-Unis d’Europe, préfiguration de ce qui devait être vingt ans plus tard notre C.E.E. Cette vaste confédération, il la voyait lointaine, mais nécessaire pourtant. Il écrivait à la fin des Langues… « chacune des démocraties nationales doit sentir qu’elle est une partie d’une humanité dont l’unité apparaît chaque jour plus évidente et qui n’a de plus en plus qu’une civilisation, héritière de la civilisation gréco-romaine, et elle doit faire le nécessaire pour s’entendre avec toutes les autres » (p. 287).

On sait, hélas, ce qu'il est advenu. Les divers totalitarismes, nationalistes ou non, qui ont plus tard consacré l'échec des démocraties de 1920 n'ont que trop confirmé le scepticisme voilé dont s'enveloppait la conclusion de ce beau livre quant à la réalisation de ces vœux. Meillet a pu, vers la fin de sa vie, éprouver le chagrin d'assister à l'exploitation politique faite par une certaine Allemagne de ce qui avait fondé sa propre carrière : la parenté des langues indo-européenne, dont l'évidence s'était muée en une effrayante théorie raciste ; alors que les forces commençaient à lui manquer, il a du reste tenu à la dénoncer lui-même publiquement lors du suicide, en 1933, du linguiste Hermann Jacobsohn (Bull. Soc. de linguist., 34, p. xxiv-xxv). La science, chez lui, n'allait pas sans conscience.

Mais la roue tourne. Une Europe unie se réalise. Le hasard a voulu que le centenaire de la nomination de Meillet au Collège de France, l'année 2006, ait coïncidé avec l'entrée dans l'Union de pays dont aucun ne devait lui être indifférent. Avec la Roumanie, pays longtemps divisé et que sa position géo-stratégique tenait éloigné de nous, achevait ce regroupement des nations latines qu'il avait appelé de ses vœux dès 1920. La Bulgarie est le creuset où, avec la Macédoine, s'est élaborée cette vieille langue ecclésiastique, première forme écrite du slave, qui fournissait à Meillet le sujet de sa thèse principale, et dont l'action sur les vernaculaires de l'Est et du Sud s'est révélée si durable que, par un piquant paradoxe, le nom tout révolutionnaire de Leningrad en conservait la marque. Et s'il reconnaissait un mérite à la civilisation byzantine, c'est bien d'avoir transmis aux nations slaves une part de l'héritage hellénique, perceptible jusque dans la littéralité avec laquelle Cyrille et Méthode ont rendu le grec des Évangiles. Il eût été plus heureux encore, peut-on croire, de voir la république grecque de Chypre (il écrivait Cypre, en réaction contre cette orthographe vieillotte issue des Croisades) retrouver, après une très longue séparation, le domaine continental où la civilisation gréco-romaine s'est principalement épanouie : n'est-ce pas la grande île d'Aphrodite, d'où est venu à notre Occident son nom du cuivre, qui a maintenu le plus longtemps le vieil idiome achéen, l'écrivant encore au 1er millénaire avant le Christ dans le syllabaire hérité des temps héroïques ?

Si donc à maints égards l'Europe d'aujourd'hui apparaît plus conforme à ce que Meillet avait pressenti, souhaité et conseillé, il est trop évident, d'une part, que les crispations nationalistes n'en ont pas tout à fait disparu c'est peu dire si l'on songe à la défunte Yougoslavie –, et d'autre part, que c'est désormais l'anglais, non le latin, qui représentera (de manière assez sommaire, il est vrai, mais voyante) l'héritage linguistique gréco-latin. Du moins  lui sert-il de vecteur dans le Monde entier, l'étendant à des continents dont l'Antiquité ignorait l'existence. Et ce ne serait pas le chapitre le moins saisissant à ajouter à l'Esquisse que celui qui montrerait un homme d'affaires chinois, un diplomate du Moyen Orient, un chercheur nigérian faire, par le truchement de l'anglais, et avec leurs habitudes articulatoires respectives, un usage quotidien de mots latins à peine déformés sous leur apparence écrite, et que reconnaîtraient sans trop de peine Cicéron ou saint Augustin. Habent sua fata quoque linguae.

 


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 14 - juillet-décembre 2007

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