FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007


Circé de Cortázar : au carrefour du mythe et du fantastique

© Sophie Dufays, 2007


Sophie Dufays est licenciée en langues et littératures romanes de l'U.C.L. (2005-2006) et actuellement assistante au Département d'études romanes de cette même université.

Elle a présenté le travail publié ci-dessous pendant l'année académique 2005-2006, dans le cadre du cours GLOR 2390 « Typologie et permanences des imaginaires mythiques » qui portait cette année-là sur Ulysse et son « environnement » mythique. Elle a travaillé sous la direction du Prof. Paul-Augustin Deproost, coordinateur de l'équipe enseignante responsable du cours.

On notera que l'article applique les recommandations orthographiques de l'Académie française.

[Note de l'éditeur - 18 décembre 2006]


Plan

1. Le mythe : Circé dans L’Odyssée d’Homère (chants X à XII)

1.1 Circé en situation
1.2 Les attributs de Circé

2. La tradition mythique : Circé, déesse ambigüe de la métamorphose
3. Une hypertextualité mythique : la Circé de Cortázar

3.1 Repérage du mythe et cohérence par rapport à ses potentialités interprétatives et au projet de Cortázar
3.2 Le substrat mythique : un charme équivoque

4. Mythe et fantastique : interface entre l’horizon mythique et l’écriture fantastique
5. Bibliographie


 

À un Ulysse polytropos répond, dès L’Odyssée, une Circé ambigüe (maléfique ou / puis bénéfique) ; caractérisée par la métamorphose, elle est insaisissable. Cette ambivalence était tout à fait propice à des développements fantastiques. Dans le conte de Cortázar, Circé n’est plus une déesse bien intégrée dans un univers merveilleux où le mythe résout des peurs en leur donnant forme dans le système explicatif d’un récit signifiant ; c’est une jeune fille mystérieuse, à la fois objet du désir et lieu de l’horreur, située dans un monde réaliste. Le garçon qu’elle charme ne devine pas ses intentions. Délia Mañara cristallise des fantasmes ; elle n’apporte pas de réponses mais ouvre un vide angoissant, le sentiment que la réalité est sous-tendue par un réel innommable. La reprise du mythe dans un univers où il ne peut plus servir d’explication nous fait toucher à son noyau, une manifestation fantasmatique d’un inconscient que la raison ne satisfait pas.

 

1. Le mythe : Circé dans L’Odyssée d’Homère (chants X à XII)

1.1 Circé en situation

Circé intervient dans les chants X et XII de L’Odyssée. Ulysse débarque dans l’ile d’Aiaié après avoir échappé aux Lestrygons. Il envoie la moitié de ses compagnons en reconnaissance ; ces derniers arrivent au palais de Circé qui leur ouvre ses portes et leur offre à boire et à manger. Mais aussitôt qu’ils ont bu son breuvage magique, elle les frappe de sa baguette et les transforme en porcs [1]. Seul Euryloque parvient à s’échapper et prévient Ulysse du danger. Celui-ci se dirige vers la demeure de Circé ; en chemin, il rencontre Hermès, qui lui donne un antidote aux potions maléfiques, l’herbe de vie appelée moly, et lui explique comment se comporter avec la magicienne pour qu’elle le serve. Ulysse ayant déjoué les sortilèges de Circé (et tiré son épée au moment où elle allait le toucher de sa baguette), celle-ci fait de lui son amant. Puis Ulysse, ayant obtenu de Circé qu’elle rende leur forme humaine à ses compagnons (ils sont même plus jeunes et plus beaux qu’auparavant), lui amène le reste de sa troupe. Elle s’occupe d’eux maternellement désormais, et les invite à reprendre des forces car elle sait les maux qu’ils ont soufferts. Ainsi restent-ils un an chez elle “ à savourer des profusions de viandes et du vin délectable ” [2].

Suppliée par Ulysse, Circé accepte de les laisser partir ; elle envoie Ulysse dans la maison d’Hadès consulter l’âme du devin Tirésias qui leur dira comment rentrer. Après ce voyage dans les Enfers, où Ulysse a notamment rencontré l’âme de sa mère Anticlée, il revient chez Circé, qui l’avertit des épreuves qui l’attendent (les Sirènes, Charybde et Scylla) et lui explique comment les affronter. Circé leur envoie un vent favorable.

On voit que l’attitude de la magicienne envers Ulysse et sa troupe a complètement changé après qu’Ulysse lui a opposé une résistance – laquelle n’a pu venir que d’une aide divine. De sorcière redoutable (d’autant plus redoutable que son apparence ne le laissait pas deviner : elle accueille royalement les compagnons d’Ulysse avant de les métamorphoser), la voilà transformée en déesse bienveillante et protectrice.

Le syntagme minimal du mythe consisterait donc en deux étapes (ou séquences) principales qui supposent entre elles un revirement :

— la métamorphose des compagnons d’Ulysse en porcs (Cicré change les hommes en animaux à l’aide de potions) ;

— l’amour et l’aide apportés à Ulysse (voyant sa magie sans effets sur Ulysse, Circé se convertit en son amante et adjuvante).

Nous verrons comment Cortázar reprend la première partie de ce syntagme, comment son regard la rend fantastique. Mais détaillons d’abord les caractéristiques qu’Homère attribue à Circé et qui définissent son charme ambivalent.

1.2 Les attributs de Circé

L’ascendance de Circé, sa situation dans un système généalogique mythique, lui conférait d’emblée une certaine signification. Homère rapporte qu’elle est la fille du Soleil et de la nymphe Persée [3]. Cette naissance conditionnait déjà son rôle futur : Aphrodite, comme Hélios (le Soleil) avait dénoncé à son mari Héphaïstos ses amours adultères avec Arès, s’est vengée sur la descendance du délateur ; Circé, Pasiphaé (soeur de Circé), Ariane, Phèdre (filles de Pasiphaé et de Minos), Médée (fille d’Aétès et nièce de Circé) peuvent, dans ce contexte, se lire comme “ des figures de la malédiction attachée au désir : elles sont clairement signifiantes pour et dans le système mythologique, même si par ailleurs le mystère du désir qu’elles incarnent échappe à toute explication définitive, aujourd’hui encore ” [4]. On attribue à Circé une descendance diverse ; elle aurait eu avec Ulysse plusieurs fils [5].

La magicienne habite l’ile d’Aiaié (ile diversement située selon les auteurs), dans un somputeux palais au milieu des forêts, entourée de fauves apprivoisés : il s’agit des hommes qu’elle a changés en loups et lions [6]. La caractérise donc son rapport aux animaux.

Examinons les éléments du charme de Circé : elle est dotée d’une belle chevelure – symbole de l’attrait féminin  [7] ; elle chante (comme les Sirènes) et tisse (comme Pénélope) [8]. Elle a enfin le talent plus spécifique de réaliser des potions [9]

Mais de terrible elle devient tendre une fois que s’est opposé à son pouvoir celui, masculin, d’Hermès ; elle offre à Ulysse sa confiance [10] et lui est dès lors secourable et fidèle.

Le charme de Circé n’est plus alors celui d’une enchanteresse aux pouvoirs divins mais d’une femme séduisante, comme l’exprime la description de Circé au moment de se séparer d’Ulysse : “ La Nymphe se drapa d’un grand châle d’une blancheur éclatante, d’un tissu léger et d’une grâce charmante ; elle se ceignit les reins d’une belle ceinture en or, et se couvrit la tête d’un voile retombant” [11].

 

2. La tradition mythique : Circé, déesse ambigüe de la métamorphose

Dès l’Antiquité grecque, les ambigüités du récit d’Homère sur Circé (non seulement la personnalité même de la déesse, mais plusieurs détails, comme le choix du porc comme animal de la métamorphose, la description du moly, l’embellissement des Grecs quand Circé leur rend leur apparence initiale, le fait qu’ils gardent leur conscience humaine dans un corps animal) [12] ont donné lieu aux interprétations les plus diverses.

Les auteurs latins (essentiellement des poètes) qui ont repris le mythe ont réduit la personnalité de Circé aux deux traits de magicienne et d’amante (ainsi plusieurs auteurs ont-ils dramatisé la situation de Circé en tant qu’amante trahie), mais développé et enrichi le thème des métamorphoses. Le dialogue moral [13] qu’en a tiré Plutarque inaugure une tradition [14] selon laquelle Circé accepte de rendre forme humaine aux compagnons d’Ulysse (à la demande de celui-ci), mais seulement si ces compagnons le veulent bien ; or ils refusent, se disant ravis d’échapper aux vices des humains en gardant une apparence animale [15]. Une autre interprétation de la métamorphose consiste à la transposer dans le domaine sexuel, faisant de Circé une prostituée [16].

Les auteurs chrétiens, quant à eux, se sont attachés aux aspects philosophiques et religieux de cet épisode de la métamorphose (prolongeant une réflexion initiée par les Grecs), seul élément du mythe assimilable à leur tradition évangélique, en en faisant le symbole de l’action divine sur les hommes.

Au Moyen Âge, les allusions à Circé la montrent omnipotente et en font une redoutable sorcière, diabolisée.

Au tournant du XVIe et du XVIIe siècles, le mouvement baroque, dont le principe est la métamorphose, a fait de Circé son symbole [17]. En France, le succès du mythe s’observe particulièrement dans les ballets de cour. Ailleurs en Europe, Shakespeare (avec les figures de Titania [18], de Lady Macbeth), Quevedo, Lope de Vega, Calderón entre autres, font subir à Circé de nouvelles transformations.

Dès l’Antiquité avec Aristophane (dans Ploutos), le personnage de Circé a été parodié et dégradé. Cette tradition est bien illustrée au XXe siècle avec par exemple James Joyce qui présente une Circé maquerelle (dans le chapitre XV de son roman Ulysse).

Le Dictionnaire des mythes féminins rapporte que Circé en tant que magicienne initiatrice a fait l’objet de nombreuses variations dans la littérature latino-américaine tout au long du XXe siècle [19] : sa reprise par l’Argentin Cortázar ne constitue pas une exception.

À côté des écrivains (tant des romanciers et des dramaturges que des poètes) et des philosophes, Circé a aussi inspiré les compositeurs (au XVIIIe siècle, Gluck, Gazzaniga ont écrit des opéras mettant Circé en scène), les peintres (particulièrement à la fin du XIXe siècle avec les symbolistes et les décadentistes), les cinéastes (au cinéma, Circé apparait aussi bien dans son environnement antique traditionnel que dans la peau d’une femme fatale moderne [20] ) et même les dessinateurs de bandes dessinées.

De manière générale, comme le synthétise Duarte Mimoso-Ruiz,

Circé incarne les sources de la vie et de la mort […]. Elle demeure […] une figure emblématique et bifrons d’une certaine gynophobie, sinon d’une misogynie des origines : femme divine oxymorique, magicienne et sorcière, sublimée ou dégradée, située dans une hétérotopie, un Ailleurs indécidable et apparemment intangible, elle ouvre aussi des perspectives sur l’au-delà [21].

 

3. Une hypertextualité mythique : la Circé de Cortázar

3.1 Repérage du mythe et cohérence par rapport à ses potentialités interprétatives et au projet de Cortázar

L’inscription de l’intertexte mythique dans le paratexte (dans le titre) n’est pas le seul élément qui permet de repérer sa présence en immergence. On retrouve en effet dans le personnage de Délia Mañara les attributs de Circé : le rapport aux animaux [22] et le talent de fabriquer de funestes potions [23] principalement, mais aussi les qualités de tisseuse [24] et de musicienne [25], soit un réseau convergent de mythèmes. On a bien affaire à une actualisation de la première séquence du syntagme minimal du mythe, la fameuse métamorphose des hommes en animaux à l’aide de potions magiques – sans qu’elle soit jamais explicite : son existence même n’est pas rationnellement acceptable dans un monde réaliste ; c’est sa signification angoissante qui est en jeu. Le rapport entre le pouvoir de Circé sur les animaux et sur les aliments est exploité chez Cortázar avec des effets fantastiques [26].

Le mythe de Circé n’est pas pour l’écrivain argentin le résultat d’un choix isolé et anecdotique. Si le conte ici analysé constitue une allusion explicite (par son titre) au mythe, on peut rattacher à la déesse toutes les figures médiumniques ou dangereuses de l’œuvre de Cortázar [27].

Le récit est polysémique et son caractère proprement fantastique (ses effets fantastiques) n’empêche bien sûr pas d’autres interprétations de l’investissement de la figure mythique de Circé ; ainsi Duarte Mimoso Ruiz nous signale-t-il qu’ “ au-delà du fantastique, on peut lire […] dans “ Circé ” une intention satirique de la part de Cortázar à l’égard d’Evita Perón, autre Circé de la politique […] ” [28]. Car il a écrit et publié son recueil Bestiario (qui contient « Circé » ) dans les années de triomphe du péronisme. Cependant, les propos de Cortázar lui-même sur son conte le rattachent non tant à une satire politique qu’à un traumatisme qu’il a connu dans son rapport à la nourriture (lequel traumatisme n’était sans doute pas sans rapport avec le régime populiste argentin) : “ Quand je mangeais, j’étais sans cesse pourchassé par la peur de trouver des mouches ou des insectes dans ma nourriture […] Quand j’écrivis [Circé], […] je découvris qu’elle avait agi comme un exorcisme parce qu’elle me guérit immédiatement ” [29]. Le récit se réfère, à travers la trame mythique, à un monde pathologique de fantasmes qui sont aussi symboliques pour le lecteur contemporain que les mythologies précartésiennes. Dans son article “ Lo fantasmático y lo mitológico en un cuento de Julio Cortázar : Circe ”, Fikri Soussan s’intéresse aux “ relations complexes qui se trament entre l’archaïque et l’angoisse de l’obscurité, entre le mythe et le rêve ” [30]. Les effets fantastiques que le mythe peut avoir tiennent précisément à ce que, dépouillé de sa fonction rassurante, explicative, il est ramené à ce qui est peut-être son origine, il n’est plus que l’écho archétypal [31] des produits oniriques et fantasmatiques (éventuellement traumatiques) de la subjectivité – auxquels il apporte sa caution. Ainsi la dimension fantastique, qui traduit, qui met en scène une impulsion issue des zones latentes du psychisme, renverrait-elle à des pôles archétypaux que les mythes expriment. Issus de l’“ inconscient collectif ”, ils se cristalliseraient dans un “ imaginaire collectif ” que des auteurs comme Bachelard et Durand se sont chargés d’explorer.

3.2 Le substrat mythique : un charme équivoque

Si le nom grec “ Circé ” évoquait pour les Grecs l’épervier (κίρκος) ou la navette (κερκίς) dont il dérive, celui de Délia [32] Mañara est associé pour les Hispanophones aux mots maraña (“ enchevêtrement ”) et araña (“ araignée ”) ; elle est donc d’emblée perçue comme une femme arachnéenne, dont le charme consiste à entrainer les hommes dans sa toile (pour les manger après les avoir transformés en animaux, pourrait-on interpréter).

La Circé d’Homère est liée à la mort : elle envoie Ulysse dans les Enfers – mais c’est pour l’aider à retrouver son chemin (en consultant l’âme de Tirésias). Délia aussi conduit les hommes à la mort, mais on ne voit pas comment ce serait pour leur bien. Avant d’être courtisée par Mario, Délia a eu deux fiancés, Rolo et Hector, qui tous deux sont morts – le premier d’un arrêt cardiaque et le second, suicidé. Le narrateur, un enfant de douze ans à la mémoire vacillante [33], rapporte les bruits qui, après ce double malheur, ont fait de Délia “ la fille qui avait tué ses deux fiancés ” (p. 37). Ces rumeurs sont décrites comme une toile (qui se formerait autour de Délia-araignée et de Mario-sa proie aveugle) : “ Les gens mettent de tels sous-entendus partout, et il faut voir comment, de tant de nœuds accumulés, nait à la fin un morceau de tapisserie ” (p. 41). Filée, la métaphore est bientôt appliquée à tout le récit : “ À partir de là, il devient difficile de bien suivre le fil de l’histoire, il s’y mêle d’autres éléments, légers oublis, mensonges que l’on tisse et retisse par-delà les souvenirs ” (p. 44). Ce tissu de racontars, de paroles douteuses sur des faits douteux (comment savoir si la mort de Rolo est bien naturelle ?) constitue l’enveloppe de ce que l’on peut appeler le destin [34] : “ Mario comprit […] qu’il étaient tous les deux pris, sans vouloir le dire, dans le même filet ” (p. 55), elle l’araignée et lui l’insecte prêt à être dévoré… Précisément, la relation de Délia avec les animaux (entre autres avec les insectes) est un mystère à la fois fascinant et effrayant.

On peut relever dans le texte une progression dans le rapprochement (cruel) qui s’opère entre Délia et les animaux.

D’abord, les animaux la suivent, lui tournent autour. C’est déjà étrange : “ Un chat suivait Délia. Tous les animaux se montraient soumis envers Délia, Mario n’aurait pas pu dire si c’était par peur ou par affection, mais ils la suivaient sans qu’elle prît la peine de les regarder. […] Et les papillons se posaient sur les cheveux de Délia ” (p. 39, je souligne).

Ensuite, elle joue avec les animaux, elle les manipule, ce qui provoque une sensation d’horreur : “ Délia avait joué avec une araignée quand elle était petite. Cela horrifiait tout le monde, même Mario qui n’en avait pas peur ” (p. 39).

Il y a aussi les animaux qu’elle a reçus d’Hector : ils meurent. Il s’agit d’un lapin blanc (mort très vite, avant Hector) et d’un poisson rouge (mort après Hector, selon la prédiction de Délia).

Enfin, Délia elle-même est étroitement associée ou comparée à plusieurs insectes, en lien avec l’obscurité : “ Son geste devant la lumière avait quelque chose de la fuite aveugle du millepatte, une course folle le long des murs ” (p. 48) ; “ Quand elle alluma la lumière, Mario vit le chat endormi dans un coin et des cafards qui s’enfuyaient sur le carrelage ” (p. 51) ; “ Elle fixait le sol des yeux comme si elle cherchait une fourmi sur le parquet ” (p. 52).

La dernière évocation d’un animal montre toute la cruauté de Délia et confirme son gout pour l’obscurité [35] – jusqu’à la cécité : “ Derrière lui [Mario], dans la cuisine où il avait trouvé le chat avec de longues échardes plantées dans les yeux, se trainant encore pour aller mourir dans la maison, il entendit respirer les Maraña […] ” (p. 69).

Par ailleurs – ou plutôt, en continuité – les bonbons qu’elle fabrique (avec lesquels elle joue, comme avec l’araignée) sont comparés à des animaux : “ Le bonbon était comme une minuscule souris entre les doigts de Délia […] Mario en ressentit une douce et atroce répugnance ” (p. 44). Dans l’exemple qui suit, l’analogie entre le bonbon et l’animal est moins directe, mais d’autant plus dégoutante : “ Ce soir-là les bonbons […] avaient un arrière-gout de sel au plus lointain de la saveur, comme si, au fond du parfum, se cachait une larme ” ; et cette larme évoque un animal : “ Un petit poisson rouge translucide sommeillait […]. Mario pensa à l’œil salé comme une larme qui giclerait contre ses dents s’il le croquait ” (p. 51). Les bonbons sont donc petit à petit associés à quelque chose de douteux : “ ils [les parents de Délia – qui sont les seuls à connaitre leur fille et le secret de ses recettes] allaient jusqu’à ouvrir le bonbon pour voir ce qu’il y avait dedans ” (p. 51). Or le dernier bonbon que Délia veut offrir à Mario contient un cafard réel : “ Mario pressa légèrement les flancs du bonbon […] La lune éclaira en plein le corps blanchâtre du cafard, le corps dépouillé de sa carapace et tout autour, mêlés à la menthe et à la pâte d’amande, les débris d’ailes, de pattes et de carapace écrasée ” (p. 59). On voit donc s’établir un rapport de plus en plus étroit entre les animaux et les bonbons, sous le signe, là encore, de la pénombre : Délia exige que Mario, quand il goute ses préparations, ferme les yeux – car c’est dans le monde des ténèbres qu’elle exerce son pouvoir, qu’elle peut subjuguer : “ À la visite suivante – un soir aussi, dans l’ombre de l’au revoir près du piano – elle lui permit de gouter à un autre bonbon. Il fallait fermer les yeux pour en deviner le parfum ” (p. 47) ; et encore : “ Elles [les dégustations] avaient toujours lieu dans le salon, à la tombée de la nuit, et il fallait fermer les yeux et deviner […] ” (p. 49).

À d’autres endroits du texte, un contraste est marqué entre un environnement sombre et un élément à la blancheur troublante, les mains de Délia ou ses bonbons : “ Cela lui [à Mario] faisait mal de voir le sourire voilé de Délia quand elle mettait son chapeau devant la glace, elle si blonde dans tout ce noir ” (p. 39) et plus loin, p. 41 : “ il regardait sa main [celle de Délia] contre la soie noire de la robe. Il mesurait ce blanc sur ce noir, cette distance ” ; “ Sa meilleure recette était celle des bonbons à l’orange remplis de liqueur […] Mario voyait ses doigts trop blancs contre le bonbon [...] ” (p. 44). La couleur blanche caractérise aussi un échantillon de bonbon que Délia fait gouter à Mario, et, finalement, le corps du cafard tel qu’il transparait (à la clarté de la lune) dans le bonbon que Délia a réservé à Mario pour on ne sait quelle fin d’ensorcellement qu’il faut bien attribuer à la folie. Le blanc qui apparait au milieu de l’obscurité qui cherche à le cacher, est comme le signe du mystère qu’incarne de Délia ; cette (absence de) couleur témoigne qu’il faut se méfier de l’obscurité, qu’elle dissimule un secret, un mystère dangereux. Si l’on se réfère à l’archétypologie de G. Durand qui propose une double polarisation des images autour de l’opposition lumière-ténèbres, les symboles nocturnes qui se concentrent en Délia font d’elle un être négatif, lié à la mort. Délia introduit la nuit à l’intérieur du Régime Diurne de l’Image [36].

Si la Circé d’Homère est d’abord une magicienne qui manipule les bêtes et les breuvages, et ensuite l’amante d’Ulysse, ces deux dimensions sont confondues dans le conte de Cortázar ; le désir amoureux de Délia ne s’exprime plus que dans son besoin de domination. L’(inquiétante, si l’on se réfère à Freud) étrangeté de ce désir n’apparait clairement à Mario qu’au moment suprême où Délia veut lui faire avaler le cafard caché dans un bonbon : “ Elle lui offrait le bonbon d’un geste suppliant et Mario comprit soudain le désir qui habitait sa voix ” (p. 58).

Jusqu’à ce moment, sourd aux rumeurs et aux pressentiments [37], sous le charme de Délia, Mario l’idéalise ; il ne se rend pas compte que ce “ charme ” n’est pas naturel [38] et positif mais magique [39] et néfaste. Il lui rend visite de plus en plus fréquemment, l’écoute jouer au piano dans une lumière généralement voilée, bientôt lui apporte des ingrédients pour ses recettes qu’il lui demande de pouvoir gouter et finalement la demande en mariage. Cependant il n’est pas fait mention d’une attirance physique entre eux. À l’acte sexuel vient se substituer l’acte de gouter des bonbons et des liqueurs – pour Délia, de les préparer puis de les regarder gouter [40] : le plaisir érotique auquel elle se refuse est transféré du sens du toucher à ceux de la vue et du gout (associé à l’odorat). Ainsi le désir de Mario pour Délia s’exprime-t-il dans l’association qu’il réalise entre Délia et un bonbon : “ […] elle l’embrassa sur la joue. Sa bouche sentait tout doucement la menthe. Mario ferma les yeux. Il voulait sentir ce parfum et cette saveur derrière ses paupières closes. Et le baiser revint, plus dur et plus plaintif […] peut-être était-il resté immobile et passif à savourer Délia dans la pénombre du salon ” (p. 48). La sexualité n’est pas du côté de l’amour, mais des ténèbres, de la mort. L’érotisme manifesté ici est “ l’énergie qui cherche à détruire la vie, la sexualité et l’amour ; sorte de fascination développant une pulsion mortelle comme si, dans la mort, résidait la façon de s’approprier la discontinuité qui nous sépare de l’autre ” [41].

Le charme de Délia est parfaitement exprimé dans cette phrase, qui reprend les éléments analysés (son rapport aux animaux et à la nourriture, à l’obscurité et à la mort) : “ De Délia il ne restait plus que les manies délicates, son plaisir à manipuler les essences et les animaux, son entente avec les choses simples et obscures, le voisinage des papillons et des chats, l’aura de sa respiration à demi engagée dans la mort ” (p. 49).

Circé et Délia ont l’objectif commun d’ensorceler les hommes, de les dominer, mais ce n’est qu’à défaut de ou dans l’espoir d’en être aimées. Si Circé, seule sur son ile, change les hommes qui viennent à sa rencontre en bêtes, c’est pour les empêcher de repartir – car elle sait que pour tout autre qu’elle son ile n’est qu’un lieu de passage : comme l’écrit R. Bozzetto, “ pour Ulysse, l’ile de Circé n’est qu’une étape : son destin est ailleurs […]. Le destin de Circé est dans la répétition de l’échec, dans sa recherche de quelqu’un qui puisse partager son désir ” [42]. L’usage d’enchantements, de charmes magiques, vient suppléer la séduction féminine dont elle craint qu’elle ne suffise pas à retenir les hommes. Mais contrairement à Circé, Délia ne répond plus qu’à un instinct meurtrier (la pulsion de mort) qui ne donne à la métamorphose d’autre fin que la destruction – tandis que dans le mythe originel, elle était l’instrument d’un retour à la vie sauvage, un passage pour arriver au centre de soi-même. L’originalité de Cortázar tiendrait, selon M. Franzone à ce qu’il ne fait agir son personnage “ que sous la pulsion de mort, cette autre face du visible ” [43].

Cortázar reprend le noyau du mythe en ce qu’il a d’énigmatique : l’étrange changement d’attitude de Circé, qui de magicienne terrible se transforme en amoureuse protectrice, ne se produit pas chez Délia ; ce côté bénéfique n’apparait nullement en elle. Mario est tout à fait aveuglé et ne dispose de l’aide d’aucun dieu pour ouvrir les yeux (au sens propre, puisque Délia exige qu’il les ait fermés quand il boit ses potions et vise, on le pressent, à les lui fermer définitivement), ni d’aucune herbe protectrice. Ulysse comme Mario savent que d’autres ont eu une mauvaise expérience chez Circé/Délia, mais Ulysse apprend de source sûre que ses compagnons ont été transformés en porcs, tandis que Mario refuse d’ajouter crédit aux rumeurs selon lesquelles Délia serait responsable de la mort de ses fiancés.

Si tous deux se sont révoltés contre la magicienne, ont fait le geste de la tuer (Ulysse en tirant “ le glaive aigu qui touche à sa cuisse ”, Mario en serrant ses doigts autour du cou de Délia “ comme pour la protéger contre cette horreur qui montait en elle ” [p. 59]), mais renoncé à lui donner la mort, si tous deux l’abandonnent à sa solitude maudite, leur propre fin n’est cependant pas la même : Ulysse, après de nombreuses péripéties, va retrouver son Ithaque, tandis que Mario, délivré de la folie de Délia, n’a rien à retrouver ; il a aliéné son identité en la mettant au service de Délia. Le texte ne nous dit rien sur son avenir : on ne sait si Délia n’aura été qu’un épisode transitoire dans sa vie ou s’il s’est terminé par un suicide, mais cette question n’est pas l’essentiel, l’accent est mis sur Délia qui reste une fois de plus à la charge de ses parents désespérés.

Le conte de Cortázar littérarise le mythe de Circé (il est, selon la terminologie de G. Genette, une hypertextualité d’une partie du chant X de L’Odyssée), jouant sur son ambivalence fondamentale pour recréer une Circé humaine mais toujours insaisissable : on ne sait si son charme est dû à sa séduction féminine ou à de mystérieux pouvoirs magiques ; finalement son comportement est inexplicable – la seule possibilité rationnelle est de l’attribuer à la folie.

Cortázar ne reprend donc pas le mythe tel quel ni dans sa totalité : il n’en retient qu’un fragment, lequel, détaché du récit mythique originel, perd le sens (déjà ambigu nous l’avons vu) qu’il y avait. Les éléments attribuables à Circé (les mythèmes) exercent un pouvoir d’irradiation qui convoque tout un ensemble mythique non pour suggérer sa présence à l’arrière-fond mais pour mieux mettre en évidence son absence. Comme le remarque Lévi-Strauss, le mythe ne semble obéir à aucune règle logique ; il fait intervenir le surnaturel sans poser la question de son caractère plus ou moins possible. Tant que l’on croyait aux dieux, tout phénomène apparemment inexplicable trouvait en eux leur origine ; la foi se passait de la raison. Selon Jolles en effet, l’histoire que le mythe raconte serait une question qu’une culture pose à l’Univers, et la réponse de l’univers à cette question [44]. En même temps qu’il donne du sens à cette culture (en l’intégrant dans l’ordre symbolique), le mythe donne forme à des terreurs : originellement lié à la peur – la peur fondamentale devant l’inconnu, née de la conscience spécifiquement humaine de la mort –, il exerce par rapport à elle une fonction rassurante. Mais dès lors que, dans un monde désacralisé et rationnalisé, on ne croit plus aux dieux et que leurs actes sont attribués à des humains, l’angoisse provoquée par l’impossiblité pour la raison de les comprendre est laissée face à elle-même. Subsistent des figures mythiques isolées qu’a pu s’approprier tout artiste en tant que support, lieu d’investissement d’un éventuel fantasme personnel.

L’empreinte de la tradition nous force à nous interroger sur le rapport du récit fantastique avec cette tradition. Quelle potentialité du mythe de Circé – et du mythe en général – est-elle exploitée dans son actualisation fantastique par Cortázar ? Ou, pour poser la question autrement, comment ce jeu sur la variante fantastique du mythe enrichit-il sa polysémie ?

 

4. Mythe et fantastique : interface entre l’horizon mythique et l’écriture fantastique

Au-delà du mythe de Circé, Cortázar fait fréquemment allusion à la mythologie grecque ou atzèque, en particulier dans son premier recueil de contes (Bestiaire). Le fantastique dans ces récits ne tient pas tant à la manifestation dans un monde réaliste d’un phénomène surnaturel dont on ne sait si les lois de la raison peuvent l’expliquer en le réduisant à de l’étrange ou décliner leur pertinence en concluant à un univers merveilleux [45] ; l’incertitude concerne l’origine même du récit, les motifs de la crise à l’origine du récit. Comme le remarque Roger Bozzetto, “ni les personnages, ni le texte ne donne une réponse claire aux questions que le récit fait naitre, sans pour cela qu’ils relèvent du gratuit ou de l’absurde. Ils semblent référer à une loi cachée, dont on ignore si elle est de l’ordre du jeu, du fantasme, ou si elle provient de cette présence latente du mythe ” [46]. J’ai déjà dit un mot du rapport entre mythe collectif, récit construit et fantasme individuel chaotique : le premier peut canaliser et fournir en quelque sorte une objectivation au second.

L’utilisation de figures mythiques dans le cadre d’une écriture fantastique permet à Cortázar d’affronter une réalité inconcevable (angoissante et traumatisante) en lui cherchant un sens.

Le substantif “ fantastique ” renvoie à deux acceptions. C’est d’abord “ un sentiment face à la réalité ” (tel que le définit par exemple Cortázar) – sentiment qu’il existe sous l’apparence de la réalité une loi toujours inaccessible à notre intellect, en deçà de toute saisie rationnelle ; on ne peut que la sentir. Cortázar parle du fantastique comme d’ “ une espèce d’acceptation de tout ce que les autres considèrent comme inexpliquable, comme un jeu de hasards ou de coïncidences ” [47]. Il y a, en ce sens, une dimension fantastique dans le rapport de l’homme au monde.

Ce sentiment intemporel s’est incarné dans un genre littéraire spécifique en Occident à partir de la fin du XVIIIe siècle – époque cruciale des révolutions industrielle et bourgeoise, de changement de paradigme et de cadre symbolique. Le “ genre ” fantastique a évolué avec des moyens divers et en produisant des effets divers [48], mais toujours il s’agit de “ figurer un impensable, un impossible et pourtant là ” [49].

Le fantastique pour Cortázar (comme pour d’autres écrivains argentins comme Quiroga, Borges et Bioy Casares, ce qui permet de parler d’un fantastique argentin, particulier à l’intérieur du réalisme magique latino-américain) ne répond pas au choix volontaire d’un genre, mais s’impose comme “ le seul type de fiction possible pour explorer les " frontières du connu ", les lézardes de la réalité par où sourd la face informe du réel ” [50]. Ce fantastique-là n’a pas besoin d’une apparence de surnaturel pour exister ; comme l’explique Cortázar,

le fantastique n’a rien de surnaturel, de magique ou d’ésotérique ; ce sentiment d’être immergé dans un mystère continu, duquel le monde dans lequel nous vivons en ce moment n’est qu’une partie, ce sentiment n’a rien de surnaturel ni d’extraordinaire ; c’est précisément quand on l’accepte avec humilité, avec naturalité, qu’on le capte, qu’on le reçoit chaque fois avec plus de force. [51]

Ce qui rapproche le mythe du fantastique, c’est la peur. La peur originelle de la mort et de l’inconnu, ce réel innommable, le mythe (comme discours) la symbolise en en faisait un récit qui met l’homme aux prises avec des forces surnaturelles représentées et déifiées, un récit qui en tant que création collective lie une communauté : “ L’affrontement au réel a nécessité l’usage du langage, fondement du rapport symbolique, et de l’imaginaire, pour construire une réalité acceptable ” [52].

Cette même peur se manifeste dans le sentiment de fantastique. Le pressentiment qu’il existe sous l’apparence de la réalité des forces obscures incontrôlables, peut-être hostiles, que Cortázar appelle aussi “ Destin ”, peut surgir dans toute situation quotidienne. C’est bien dans un monde réaliste et vraisemblable (celui de l’Argentine des années 1920) que Cortázar situe son récit. Dans ce cadre, nous assistons à la montée des pressentiments (avec la mention répétée des deux morts douteuses, les rumeurs, l’attitude des parents de Délia), à la représentation du conflit entre la réalité codée (dans laquelle le comportement de Délia constitue un scandale) et le fantasmatique sous-jacent, ce qui crée un climat de malaise croissant. Sous les codes qui organisent le quotidien subsiste l’horreur innommable.

L’individu confronté à un texte fantastique doit renoncer à son aspiration d’explication rationnelle, son besoin de sens, d’inscription dans le symbolique, ce qui le met face à son angoisse. Dans Circé, renonçant à comprendre la légitimité du sens de la quête de Délia, il est confronté à l’angoisse d’un érotisme (au sens large que lui donne Bataille) purement destructeur.

Alors que le mythe tend à donner une cohérence symbolique forte au réel innommable, le fantastique met en place un dispositif textuel qui questionne cette cohérence et tend à faire renaitre la terreur ou l’horreur devant le chaos et la violence latente qui s’y cachent, prêtes à resurgir [53].

Le traitement équivoque du personnage de Circé – depuis L’Odyssée et tout au long des nombreuses reprises dont elle a fait l’objet, auréolait ce mythe, dès son origine (dès le temps où il constituait une réponse et non comme aujourd’hui une question), d’un mystère qui n’allait que s’accroitre dans un monde perçu fantastiquement (c’est-à-dire un monde rationnel dans lequel la découverte des failles de la raison produit des effets fantastiques), jusqu’à devenir le lieu d’expression de fantasmes mortifères, où se révèle seulement l’angoisse fondamentale d’une absence de sens.

 

5. Bibliographie

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[1] D’autres auteurs rapportent que les compagnons d’Ulysse ont été changés en porcs, chiens ou lions selon les tendances profondes de leur caractère et de leur nature.

[2] Homère,  L’Odyssée, trad. revue et corrigée de M. Meunier, Paris, Albin Michel, 1961, p. 177.

[3] D’autres auteurs en font la fille de l’Océan ou encore d’Hécate.

[4] Bozzetto (R.), “ Circé, ou Cortázar devant le mythe ”, Nîmes, Draille, n. 9, 1988, p. 128-145.

[5] Selon les auteurs, ces fils sont Télégonos, Latinos, ou Romos, Antias et Ardéas (héros éponymes des trois cités de Rome).

[6] Homère, op. cit., p. 167 : “ Ils trouvèrent dans le creux d’un vallon la maison de Circé, bâtie en pierres lisses, en un lieu découvert. Tout autour se voyaient les loups de montagne ainsi que des lions, que la déesse avait ensorcelés en leur donnant de funestes breuvages ”.

[7] Ibid., p. 167 : “ Nous arrivâmes dans l’ile d’Aiaié. Là vivait Circé aux belles boucles, terrible déesse à voix retentissante, sœur d’Aétès aux pensées malfaisantes ”.

[8] Ibid., p. 169 : “ […] ils entendaient Circé […] chanter à belle voix et tisser au métier sur une grande toile, une toile divine ”.

[9] Ibid., p. 170 :  : “ elle ajouta à ce breuvage épais des sucs pernicieux, afin qu’ils aient le plus complet oubli de la terre de leurs pères. Dès qu’ils eurent avalé ce qu’elle leur présentait, Circé les frappa soudain de sa baguette, et les enferma dans une étable à porcs ”.

[10] Ibid., p. 172 : “ Mais allons ! Mets ton glaive au fourreau, montons tous deux sur notre lit, afin qu’après nous être amoureusement unis sur cette couche, nous puissions avoir confiance l’un dans l’autre. ”

[11] Ibid., p. 178.

[12] Cf. Geubelle (V.), Circé. Étude du cheminement du mythe dans l’imaginaire antique, U.C.L, Faculté de Philosophie et lettres, mémoire inédit (présenté en vue d’obtenir le grade de licenciée en Philologie classique), 1990.

[13] “ Que les bêtes brutes usent de la raison ”, in Œuvres morales.

[14] Tradition qu’ont illustrée Gelli (Circé, 1544), La Fontaine (dans sa fable Les compagnons d‘Ulysse, livre XII, 1), Fénelon (dans le sixième Dialogue des morts).

[15] Cf. Laffont-Bompiani, “ Circé ” dans Dictionnaire des personnages littéraires et dramatiques de tous les temps et tous les pays : poésie, théâtre, roman, musique, [Paris], Robert Laffont, 1960, coll. “ Bouquins ”, p. 235.

[16] Cf. Horace (Épîtres, I, 2, v. 17-26), Pétrone (Le Satiricon, fragments 126 et suivants), Apulée (L’Âne d’or).

[17] Cf. Rousset (J.), La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon, Paris, José Corti, 1968: “ Circé, c’est la déesse qui d’un homme fait un animal, et de nouveau un homme ; qui prête et retire à chacun tous les corps, toutes les figures ; plus de visages, mais des masques ; elle touche les choses et les choses ne sont plus ce qu’elles étaient ; elle regarde le paysage et il se transforme. Il semble qu’en sa présence l’univers perde son unité, le sol sa stablilité, les êtres leur identité ; tout se décompose pour se recomposer, entrainé dans le flux d’une incessante mutation, dans un jeu d’apparences toujours en fuite devant d’autres apparences. ” (p. 18)

[18] Titania est la reine des fées qui, dans Le songe d’une nuit d’été, transforme l’artisan Bottom en âne.

[19] De M.A. Asturias (Hommes de maïs, 1949), J. Rulfo (Pedro Paramo, 1955), O. Paz (Pierre de soleil, poème, 1957), C. Fuentes (Zone sacrée, 1967), J. Donoso (L’Obscène oiseau de la nuit, 1970), G.G. Márquez (Cent ans de solitude, 1967 ; De l’amour et autres démons, 1995) à E. Sabato (Alejandra, 1961) et S. Ocampo (Mémoires secrètes d’une poupée, 1988).

[20] De L’Ange bleu (Marlène Dietrich) (1930) de Josef von Sternberg au personnage d’Alice (Nicole Kidman) dans Eyes Wide Shut (1999) de Stanley Kubrick.

[21] Brunel (P.), sous la dir. de, “ Circé ” dans Dictionnaire des mythes féminins, Monaco, 2002, p. 428-429.

[22] Je développerai le rapport aux animaux dans le point suivant.

[23] Par exemple : “ Délia passait des heures à préparer les liqueurs et les bonbons ” (p. 48).

[24] Le narrateur note qu’ “ elle [Délia] était plus douce avec Mario, elle le faisait asseoir près de la fenêtre du salon et lui parlait couture et broderie ” (p. 42).

[25] Les qualités vocales de Circé (déesse “ à la voix retentissente ”) sont transférées à l’art du piano : “ Délia, à présent, retrouvait par moments un peu d’entrain : un jour elle se mit au piano […] ” (p. 42).

[26] Au-delà d’un genre, le fantastique est un sentiment face à la réalité, dont l’incarnation dans un récit produit des effets en fonction d’une visée. Je préciserai plus loin cette conception qui est celle de Cortázar et que Roger Bozzetto a mise en perspective avec d’autres définitions du fantastique. 

[27] Dans Bestiaire (1951), Les fils de la Vierge, Marelle (1963), Nous l’aimons tant Glenda (1980), Heures indues (1986).

[28] Brunel (P.), op. cit., p. 426.

[29] Cité dans Soussan (F.), “ Lo fantasmático y lo mitológico en un cuento de Julio Cortázar : Circe ”. Je traduis directement.

[30] Ibid.

[31] Je reprends l’expression d’ “ écho archétypal mythique ” à R. Bozzetto (loc. cit.)

[32] Notez que l’on peut voir dans “ Délia ” un anagramme de “ Idéal ”…

[33] “ Je me souviens mal de Délia mais elle était fine et blonde, avec des gestes trop lents (j’avais douze ans, à cet âge le temps et les choses coulent au ralenti) et elle portait des robes claires à grande jupe ” (p. 37) ; plus loin : “ Je ne me souviens pas bien de Mario mais on disait qu’ils formaient un beau couple, Délia et lui. ” (p. 40) dans Cortázar (J.), Circé dans Les armes secrètes, trad. de l’espagnol par L. Guille-Bataillon, Paris, Gallimard, 1963, coll. " Folio ", n. 448. Ce narrateur pas sûr de lui jette d’emblée sur son récit un certain trouble.

[34] Notez que l’on peut lire dans le nom “ Mario ” l’anagramme du mot grec “ moira ” qui signifie “ destin ”.

[35] L’affinité étrange de Délia avec les forces obscures est récurrente, indépendamment même des animaux et des bonbons ; par exemple : “ Sur un regard de Délia, Mario alla éteindre la lumière. Il ne resta plus qu’une lampe sur la table d’angle qui tachait de jaune triste le tapis aux broderies futuristes. Il y avait autour du piano une lumière voilée ” (p. 57), ou encore : “ Délia était près de lui sur le sofa vert sombre, sa robe bleu clair découpait vaguement sa silhouette dans la pénombre ” (p. 57).

[36] Cf. Durand (G.), Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, PUF, 1963. Durand cite précisément Circé, en expliquant que les symboles de la lune (“ indissolublement conjointe à la mort et à la féminité ”, p. 100), de la chevelure (associée à l’eau noire), de l’animalité, “ sont l’aspect négatif extrême de la fatalité plus ou moins inquiétante que personnifie par ailleurs Circé, Calypso ou Nausicaa. Circé la magicienne, à mi-chemin entre les sirènes et la charmante Nausicaa […], n’introduit-elle pas Ulysse aux enfers et ne lui permet-elle pas de contempler la mère morte, Anticlée ? L’Odyssée toute entière est une épopée de la victoire sur les périls de l’onde comme de la féminité ” (p. 103-104).

[37] “ Il avait même l’espoir – sourd à cette chose en marche qu’il sentait parfois quand il était seul et qui lui était profondément étrangère et obscure – que l’avenir rapprocherait maisons et familles. ” (p.45, je souligne).

[38] “ Pendant un certain temps Mario crut que c’était le charme de Délia et ses robes qui excitaient la haine des gens ” (p. 37, je souligne). Mario, séduit par la grâce de Délia, s’efforce de la défendre en en faisant la victime des jaloux.

[39] Le mot “ magique ” apparait dans le texte : “ Elle fit un geste, comme pour ouvrir une petite porte dans l’air, un geste presque magique. “ Alors tu es mon fiancé ”, dit elle. Comme tu me sembles différent, changé. ” (p. 52). Mario est la victime inconsciente de cette magie dont il subit les effets sans percevoir la cause.

[40] Voici un passage significatif de la jouissance de Délia et du danger qu’elle représente pour Mario : “ En décembre, par une chaleur douce et humide, Délia réussit la liqueur d’orange et ils la burent, heureux, un soir d’orage. […] Délia était comme transfigurée en regardant Mario déguster en connaisseur le petit verre violet plein de lumière orange à l’odeur brulante. " J’en mourrai  de chaleur mais c’est délicieux ", répéta-t-il plusieurs fois. ” (p. 46, je souligne)

[41] Franzone (M.), “ Figures du désir : l'amour entre destruction et sublime. Deux nouvelles de Julio Cortázar ”.

[42] Bozzetto (R.), loc. cit.

[43] Franzone (M.), loc. cit.

[44] Jolles (A.), Formes simples, Paris, Seuil, 1970, p. 58. Cf. aussi Brunel (P.), Mythocritique. Théorie et parcours, Paris, PUF, 1992 : “ La disposition mentale favorable au mythe est l’humeur interrogeante ” (p. 18).

[45] C’est de cette manière que Tzvetan Todorov fixe les limites du fantastique (dans Introduction à la littérature fantastique…) : à la frontière entre l’étrange et le merveilleux, il se caractérise par l’incertitude du lecteur.

[46] cfr Bozzetto (R.), loc. cit.

[47] Cortázar (J.) y Prego Gadea (O.), “ Los cuentos : un juego mágico ”, in La fascinación de las palabras, Buenos Aires, Alfaguara, 1997. Je me suis permise de traduire directement de l’espagnol.

[48] Si le fantastique utilise souvent comme moyen l’apparition du surnaturel (lequel peut être puisé dans des mythologies existantes, païennes ou chrétiennes ressuscitées pour l’occasion, ou dans une mythologie parallèle inventée), celle-ci peut avoir plusieur effets :
— elle est terrifiante, provoque l’horreur dans les romans gothiques anglais (ce leur est une manière de concrétiser le sentiment du Mal) ;
— elle s’oppose à une explication rationnelle de la nature dans la plupart des textes fantastiques qui seraient à la frontière entre l’étrange et le merveilleux ; né d’une forte crise de la représentation, d’une confrontation entre les croyances antérieures et l’approche de la réalité par le développement de la rationalité scientifique, le fantastique serait, selon Tzvetan Todorov, l’effet de doute sur le statut de la réalité ;
— dans d’autres textes, le surnaturel ne fait pas l’objet d’un doute mais d’une sidération du narrateur, que le lecteur est invité à partager.

[49] Bozzetto (R.) et Huftier (A.), Les frontières du fantastique. Approches de l’impensable en littérature, Valenciennes, Presses Universitaires de Valenciennes, 2004, coll. “ Parcours ”, p. 57.

[50] Idem, p. 58.

[51] Cortázar (J.), El sentimiento de lo fantástico. Je traduis directement de l’espagnol.

[52] Bozzetto (R.) et Huftier (A.), op. cit., p. 149.

[53] Ibid., p. 153.


[Déposé sur la Toile le 18 décembre 2007]


FEC - Folia Electronica Classica  (Louvain-la-Neuve) - Numéro 13 - janvier-juin 2007

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