FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006
ROMA AETERNA ?
Controverse sur la filiation de la propriété napoléonienne
par
Drieu Godefridi
Juriste et philosophe
<godefridi@fahayek.org>
Titulaire de masters en droit et philosophie (UCL) et d'un DEA en droit fiscal (ULB), Drieu Godefridi, 34 ans, a créé voici trois ans un « réservoir d'idées » paneuropéen d'inspiration libérale et atlantiste, l'Institut Hayek. À ce titre, il publie régulièrement dans la presse francophone et dans la presse anglo-saxonne. Il est actuellement à la tête d'une entreprise européenne qu'il a créée il y a dix ans.
[Note de l'éditeur - 20 octobre 2006]
Résumé
Cet article est une réflexion sur les origines romaines supposées de la propriété du Code civil des Français de 1804, ou Code Napoléon, qui prend la forme d'une « disputatio » entre deux thèses : celle d'Henri Lepage, qui conteste la filiation des propriétés romaine et civiliste, et celle de l'auteur, qui affirme la réalité de cette filiation. L'auteur cherche également à mettre en lumière les causes de la pérennité de l'œuvre juridique romaine.
Mots-clefs
Propriété romaine, propriété du Code civil, droit subjectif et absolu, droit pratique, abstraction juridique
Dans son ouvrage tout entier consacré à la notion de propriété, Pourquoi la propriété ? [1], Henri Lepage défend, dans la ligne des travaux du théoricien du droit Michel Villey, la thèse selon laquelle la propriété du Code civil de 1804 s'oppose, dans son principe, à la propriété romaine. Je soutiens la thèse opposée. Cette brève dissertation débutera par un exposé complet de la position de H. Lepage (I), suivi d'un commentaire critique de cette position (II) puis de l'exposé de ma propre thèse (III), avant de conclure sur la pérennité de l'œuvre romaine.
H. Lepage écrit : « Dans la conception occidentale de la propriété, telle que celle-ci s'exprime dans l'article 544 du Code civil, le droit de propriété est un droit subjectif c'est-à-dire un droit abstrait, considéré comme un attribut même de l'être et qui, à ce titre, n'est pas une simple création de la loi, mais lui est antérieur et que la loi se contente de garantir, dans certaines limites. Par ailleurs, comme l'implique fort clairement la définition même de la propriété "droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue" détenir un tel droit, c'est se voir reconnaître un véritable pouvoir à l'intérieur d'un univers dont le droit de propriété délimite les frontières. Moyennant quoi, le droit, et en particulier le droit de propriété, s'analysent essentiellement comme des instruments qui servent à déterminer parmi les individus des structures relatives d'autorité. Or, fait remarquer depuis plus de trente ans le professeur Michel Villey, une telle conception du droit et de la propriété était totalement étrangère à l'univers juridique et conceptuel du monde romain. »
« Pour les Romains, disciples d'Aristote, les sources du droit ne se trouvaient pas, comme c'est le cas du droit moderne classique, dans l'étude de la nature humaine, individuellement considérée, et, partant de là, dans la déduction de règles normatives définissant des droits et des devoirs à vocation universelle. Pour eux, le fondement du droit se situait dans le respect de l'ordre naturel des choses, tel que celui-ci peut nous être révélé par l'observation concrète et attentive des multiples relations interindividuelles ou supra-individuelles qui, historiquement, déterminent la texture du corps social. Pour eux, le droit n'était pas une construction abstraite et théorique, mais une activité pragmatique ayant pour fin de préserver l'harmonie sociale en confiant aux juges la tâche d'assurer un "juste" équilibre entre tous ceux qui se disputent les honneurs et les biens. Le droit s'identifiait d'abord et avant tout avec la recherche et le maintien d'une "juste distribution" définie par l'ordre naturel des mœurs et des coutumes. Les "codes" romains ne définissent pas, comme les Tables de la Loi, ou même comme notre Code civil, un ensemble de commandements qu'il convient pour l'homme juste de respecter, sous peine de sanctions. Ce sont de simples recueils offrant un recensement, une description de pratiques observées, dans le seul but d'aider les juges à remplir au mieux leur tâche, mais sans aucune prescription normative comme c'est le cas dans notre système juridique. »
« Ainsi que le remarque Michel Villey, une telle conception exclut par définition toute idée d'un droit de propriété conçu comme un droit subjectif, abstrait et universel, impliquant la reconnaissance de sphères autonomes d'autorité juridiquement opposables à tous de la manière la plus absolue. Il est vrai, observe-t-il, que, pour décrire la propriété quiritaire, les Romains utilisaient le terme dominium (dominium ex jure quiritium), alors que pour tous les autres types de possession et de droits réels ou personnels, ils se contentaient du mot jus qui ne contient pas l'idée de maîtrise ni de souveraineté présentes dans le terme dominium. Il est vrai aussi que, par extension, l'utilisation de ce terme évoque la présence d'un pouvoir absolu du propriétaire sur les gens et les choses qui relèvent de son domaine. D'où la tentation très légitime de voir dans cette "propriété romaine" la première forme historique décelable de notre propriété considérée comme un "droit absolu". Mais, ajoute Michel Villey, réagir ainsi revient à oublier que, dans la conception romaine du droit, le constat juridique de l'existence d'une forme de relation "absolue", telle que celle qui se pratiquait dans le cadre du dominium quiritaire, n'entraînait nullement la reconnaissance juridique du droit à un tel pouvoir absolu. Ce sont là deux choses nettement différentes qui sont chez nous implicitement confondues depuis que nous avons adopté une conception essentiellement normative du droit, mais qui étaient totalement distinctes chez les Romains où régnait une séparation très nette entre ce qui relevait du droit et ce qui relevait de la morale. »
« (...) L'idée selon laquelle le droit de l'Europe moderne, et notamment sa conception du droit de propriété, devrait sa structure subjectiviste à l'influence du droit romain, est une idée fausse, une erreur historique. Une erreur qui s'expliquerait par le fait que romanistes et juristes de la Renaissance, dans leur fièvre de retourner aux sources de l'Antiquité, auraient tout naturellement réinterprété les écrits des Anciens à la lumière des nouveaux concepts intellectuels en train d'émerger à leur époque, et non dans l'esprit même des temps où ils avaient été rédigés. » [2]
« (...) Grotius exprime, dans le De Jure Belli ac Paci de 1625 :
Cette sociabilité, ou ce soin de maintenir la société d'une manière conforme aux lumières de l'entendement humain, est la source du droit proprement nommé, et qui se réduit en général à ceci : qu'il faut s'abstenir religieusement de ce qui appartient à autrui, lui restituer ce qui lui appartient, ou « le profit que l'on en a tiré; l'obligation de remplir ses promesses ; la réparation des dommages commis par sa faute ; le mérite d'être puni par les autres hommes (lorsqu'on a failli à ces obligations).
En quelques lignes, sous la plume d'un auteur dont les ouvrages vont circuler à travers toute l'Europe et influencer pendant près de deux cents ans la pensée de la plupart des grands juristes européens notamment Pothier, le principal inspirateur du Code civil, surgit la définition sans équivoque et sans ambiguïté d'un droit de propriété conçu comme un droit subjectif, de nature personnelle et absolue. (...) Le droit civil consiste désormais à connaître d'abord ce qui appartient à chacun, ensuite à énumérer les moyens procéduraux de l'obtenir. » [3]
Résumons la position de H. Lepage
La propriété romaine est :
une description pratique
résultant d’une activité pragmatique d’observation
inscrite dans l’ordre concret des choses
n’impliquant pas la reconnaissance d’un pouvoir absolu sur les choses, tout au plus son constat.
La propriété du Code civil est :
un droit subjectif
de construction abstraite et théorique
inscrit dans la nature de l’homme
qui implique un pouvoir absolu sur une chose
garanti par des moyens procéduraux
Il n'est pas question de contester que la propriété ait été baignée, aux XVIIe et XVIIIe siècles — comme à toutes les époques, du reste — d'un discours particulier. Toutefois, ce qui nous intéresse ici, ce ne sont pas les discours philosophiques et politiques sur la propriété, mais la réalité du droit de propriété.
Partons dès lors d'un cas concret. Paul est propriétaire d'une maison. En tant que propriétaire, il a le droit de l'habiter, de la louer et d'en percevoir les loyers, de la vendre, la donner ou la démolir ; il peut enfin réclamer du juge que son droit soit reconnu contre celui qui l'aurait indûment spolié de son bien. Paul pourrait vivre en France ou en Belgique, en 1810, en 1900, en 2000. Mais Paul vivait à Rome, il y a deux mille ans [4] : telle fut, en effet, au-delà des mots, la réalité du droit romain de propriété dès le Ve siècle a.C.
L'analyse de H. Lepage pose différents problèmes.
1. — Description pratique ou concept normatif ?
Poser que le concept romain de propriété est une description pratique plutôt qu’un concept normatif est, indépendamment même du contenu assigné à la notion, pour le moins délicat. La procédure civile romaine s'articulait, à l'époque classique, en deux temps : d'abord, le préteur identifiait les règles applicables au cas qui lui était soumis, et délivrait la « formule » qui convenait, ensuite le juge proprement dit tranchait le litige en appliquant le droit à l'espèce [5], l'exécution de la sentence revenant au préteur [6]. Leur rôle était donc, par définition, normatif [7] [8].
Que la propriété romaine n'ait pas seulement été le constat d'une appropriation mais la reconnaissance de la légitimité de cette appropriation ex iure Quiritium [9] se montre clairement par les conditions restrictives auxquelles elle était soumise (à l'époque classique) : être le fait d'un citoyen romain, porter sur une chose définie par le droit comme susceptible d'être appropriée, avoir été acquise selon l'un des modes prévus : notamment la mancipatio (un ensemble de formalités particulières [10]), l'in iure cessio, un procès fictif de juridiction gracieuse, et l'usucapio, mode d'acquisition ordinaire par le seul écoulement du temps [11], s'il s'agissait d'une res mancipi [12] ; les mêmes plus la traditio — simple remise de la chose — et les autres modes du ius gentium s'il s'agissait d'une res nec mancipi [13] . Le fait de la maîtrise ne valait droit que s'il répondait à ces différentes conditions.
2. — Juste distribution ou droit subjectif ?
Des auteurs se sont penchés sur la question des caractères originels de la propriété romaine avant la République, c'est-à-dire de la fondation de Rome (VIIIe s. a.C.) à la loi des XII Tables (Ve s. a.C.), pour exhumer les traces de modes collectifs de propriété : propriété communautaire et propriété familiale. La rareté des sources nous réduit aux conjectures sur ces types d'appropriation, que ne semble d'ailleurs pas envisager H. Lepage, mais les auteurs même qui en rendent compte sont clairs : « Dès les XII Tables, la propriété romaine est, aussi bien pour les immeubles que pour les meubles, une propriété privée individuelle. » [14]
« Subjectif » est de ces mots qui fâchent. Les juristes eux-mêmes lui devinent une connotation suspecte [15]. Mais le brouillard philosophique dont est nimbée la notion de « droit subjectif » ne doit pas faire illusion : du point de vue du droit, subjectif signifie individuel, ni plus, ni moins [16]. Poser que la propriété civiliste se distingue de la propriété romaine en cela que la première est un « droit subjectif » alors que la seconde n'était qu'un « droit individuel », reviendrait, du point de vue juridique, à ne rien dire du tout.
Individuelle, la propriété civiliste ; individuelle, et strictement, la propriété romaine.
3. — Reconnaissance ou constat d'un pouvoir sur la chose ?
La distinction entre la « reconnaissance d'un pouvoir absolu » sur une chose, qui serait civiliste, et le simple « constat de ce pouvoir », qui serait romain, procède de la même confusion : si le juge constate mon pouvoir absolu sur une chose et n'y trouve rien à redire du point de vue du droit, il le reconnaît du fait même.
4. — La propriété illimitée n'est ni romaine, ni civiliste, ni de ce monde
Le droit de propriété romain comporte le « pouvoir d'occuper la chose, d'en retirer tous les services, tous les produits, périodiques ou non, tous les accroissements ; pouvoir de la modifier, de la diviser, de l'aliéner, même de la détruire, sauf les restrictions légales, enfin de la vendiquer dans les mains des tiers » [17]. Droit absolu, donc, et opposable à tous (erga omnes), mais absolu ne veut pas dire illimité, souligne René Robaye : « Les juristes romains ont connu très vite des limitations apportées aux prérogatives du propriétaire, soit dans l'intérêt des voisins, soit dans l'intérêt général. » [18] Des limitations qui répondent à des nécessites pratiques, pragmatiques, et non idéologiques : telle est, très exactement, la conception originelle de l'article 544 du Code civil : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements. » [19]
Il n'est pas juqu'à la nature même de ces limites qui ne frappe par leur étonnante similitude. Ainsi des servitudes, imposées dans l'intérêt des voisins, de l'expropriation pour cause d'utilité (de nécessité [20]) publique ; et jusqu'aux normes en matière d'urbanisme : hauteur des constructions, types de maisons, nature des matériaux [21] : toutes limitations communes, dans leur principe, aux propriétés romaine et civiliste.
5. — Les garanties procédurales sont-elles spécifiques à la propriété civiliste ?
Présenter la garantie de moyens procéduraux comme spécifique à la propriété civiliste n'est pas conforme à la réalité : tout le droit romain de la propriété s'est développé à l'occasion d'actions en justice visant à sanctionner le droit de propriété sous ses différentes formes [22].
6. — Nature de l'homme ou ordre des choses ?
L'élément le plus convaincant de la définition de la propriété romaine proposée par H. Lepage est que le concept romain de propriété résulte d'une observation, par les juges, de l'ordre des choses. La propriété romaine est une émanation de la pratique, un concept juridique abstrait de la réalité des échanges par des générations de légistes et de juges. Mais c'est encore un point sur lequel la propriété romaine rejoint la propriété civiliste : que certains civilistes aient pu prétendre abstraire le concept de propriété, non de l'ordre de la réalité, mais de la nature humaine — ce que ne firent certainement pas la plupart d'entre eux —, est, nous le savons, au mieux une figure de rhétorique. Comme la propriété romaine, l'œuvre civiliste prend racine dans la pratique et ses exigences concrètes, et cela en grande part en puisant directement dans l'acquis du droit romain lui-même.
D'où il suit que la propriété romaine est, comme la propriété civiliste :
un droit subjectif
de construction abstraite
qui implique un pouvoir absolu sur une chose
garanti par des moyens procéduraux.
Cette gémellité principielle des propriétés civile et romaine ne surprend guère, si l'on retrace la généalogie de l'œuvre civiliste (1). De la gémellité des principes romain et civil, il faut cependant se garder de conclure à l'identité de la propriété des Romains et de la nôtre (2).
1. — Par où qu'on la prenne, la généalogie du Code civil nous ramène à Rome
D'où vient le Code civil ? De la tabula rasa des quatre juristes qui l'ont élaboré, saisis d'un vertige cartésien à la Lycurgue ? Non pas : le Code Napoléon est la synthèse brillante, et partiellement novatrice, des sources de droit existantes : ordonnances de Louis XIV et postérieures (en matière de donations et de testaments, notamment), coutumes de Paris et du nord de la France — toutes sources copieusement nourries de droit romain — et, d'abord et avant tout, le droit romain lui-même. Jusqu'à la Révolution, le sud de la France était officiellement régi, en matière civile, par le seul droit romain ; le Nord français était coutumier mais se reportait au droit romain en cas de silence de la coutume : le droit romain y jouait donc le rôle de droit commun, auquel les coutumes faisaient exception [23]. Souvenons-nous que pendant tout l'Ancien Régime, le seul droit qui était enseigné, en France, était le droit romain. Il n'y avait, dans tout le royaume, de facultés de droit que romain. Il fallut attendre 1679 pour que soit créée, à Paris, une première chaire de « droit français ».
Lorsque le projet de Code Napoléon fut présenté au Tribunat, qui comptait parmi ses membres Benjamin Constant, Pierre Daunou, Marie-Joseph Chénier, Jean-Baptiste Say, François Andrieux, et Charles Ganilh, ceux-ci critiquèrent le projet pour son imitation servile du droit romain et coutumier et le taxèrent de compilation insipide dénuée d'originalité. A quoi Portalis, l'un de ses auteurs, répondit que le but n'était point d'innover mais d'être clair, et que le projet ne s'adressait pas à un peuple neuf et comme sorti de terre, mais à une nation vieille de dix siècles.
Au-delà du droit de la propriété, ce sont, en réalité, des pans entiers du droit romain qui subsistent, aujourd'hui encore, au cœur même des droits européens. Dans sa remarquable étude de droit civil annoté d'après le droit romain, le Recteur de l'Université de Gand Paul Van Wetter a montré, en retraçant la généalogie de chaque article du Code civil, que
« près des deux tiers de notre droit civil sont d'origine romaine. »
[24] Dans leur histoire du droit privé, Paul Ourliac et Jean de Malafosse confirment que
« c'est
Dans le fond comme dans la forme, toutes les législations modernes se basent sur le droit romain. Il est devenu, pour le monde moderne, comme le christianisme, comme la littérature et l'art grecs et romains, un élément de civilisation. Son influence n'est nullement restreinte aux institutions que nous avons empruntées au droit romain. Notre pensée juridique, notre méthode, notre forme d'intuition, toute notre éducation juridique, en un mot, sont devenues romaines, si l'on peut appeler romaine une chose d'une vérité universelle, que les Romains ont seulement le mérite d'avoir développée jusqu'à sa plus haute perfection.[26]
2. — Gémellité principielle, mais diversité des incarnations historiques
Plaider l'identité pure et simple des propriétés romaine et civiliste n'aurait guère de sens : dès lors que l'on dépasse le stade primaire du rapport de possession sur une chose matérielle — c'est-à-dire dès lors que l'on pénètre à proprement parler dans le champ du droit — la propriété et son droit prennent des formes nécessairement divergentes d'une société à l'autre et d'une époque à l'autre. C'est en ce sens que Friedrich August von Hayek a pu écrire qu' « il n'y a rien de "naturel" dans les définitions spécifiques de droits de cette sorte (...). » [27] Si les principes des propriétés romaine et civiliste — comme droits individuels, abstraits, absolus mais pas illimités, garantis par des moyens de justice — sont essentiellement identiques, leurs formes particulières sont divergentes.
Le concept romain de propriété n'est d'ailleurs pas plus monolithique que le droit dont il est issu : son histoire est celle d'un développement, presque organique [28], donc sans rupture [29], vers toujours plus de richesse dans la généralité et l'abstraction [30], depuis la distinction séminale entre la maîtrise matérielle d'une chose (ou possession) et la représentation juridique du rapport à cette chose (ou propriété) jusqu'à la déclinaison des différents modes d'acquisition de la propriété, et des démembrements qui peuvent en être opérés.
Née de la vie concrète, l'institution romaine s'y est constamment adaptée. Ainsi, par exemple, à côté de la propriété quiritaire des citoyens romains s'est progressivement développée une nouvelle forme de propriété : la propriété bonitaire. Comme l’explique Gaius :
Sequitur ut admoneamus apud peregrinos quidem unum esse dominium, nam aut dominus quisque est, aut dominus non intellegetur. Quo iure etiam populus romanus olim utebatur : aut enim ex iure Quiritium unusquisque dominus erat, aut non intellegebatur dominus ; sed postea diuisionem accepit dominium, ut alius possit esse ex iure Quiritium dominus, alius in bonis habere. [31]
L'essor, la consécration, l'affaissement puis la disparition de la propriété bonitaire illustrent à merveille la manière dont le droit romain s'abreuvait à la réalité pour mieux la réguler. Lorsque le moyen par lequel l'on acquérait une chose n'était pas de ceux qu'admettait le ius civile, l'on sortait du champ du droit (rem in bonis habere). Or le formalisme du ius civile était exigeant et nombreux les cas de transfert de choses n'y obéissant qu'imparfaitement. Quid par exemple du citoyen romain qui achetait une res mancipi à son propriétaire quiritaire mais la recevait par traditio (qui n'était pas, rappelons-le, un mode d'acquisition admis par le ius civile) ? En toute rigueur de ius civile, ce citoyen romain ne pouvait devenir propriétaire que par usucapio, c'est-à-dire par prescription acquisitive au bout d'un certain délai [32], mais restait, dans l'intervalle, passible d'une action en revendication de la part du vendeur, lors même qu'il avait payé le prix de la chose et exécuté chacune de ses obligations. Voilà ce que ne pouvait accepter le préteur qui, « interprète de la conscience publique » [33], donna au bonitaire — pour le délai nécessaire à usucaper — une exception de dol lui permettant de s'opposer, avec succès, au quiritaire et une exceptio rei venditae et traditae contre celui auquel le quiritaire a mancipé la chose après l’avoir remise au bonitaire [34]. Des actions possessoires avaient été créées pour protéger les Romains qui exploitaient les fonds provinciaux (ager publicus), lesquels n'étaient pas susceptibles d'être appropriés de manière privative [35]. Le préteur étendit bientôt le bénéfice de ces actions possessoires aux bonitaires. Puis le préteur leur accorda une action similaire à l'action en revendication du ius civile :
Datur autem haec actio ei qui ex iusta causa traditam sibi rem nondum usucepit eamque amissa possessione petit. Nam quia non potest eam ex iure Quiritium suam esse intendere, fingitur rem usucepisse et ita quasi ex iure Quiritium dominus factus esse intendit (...). [36]
Armés de ces actions et de ces exceptions, le propriétaire bonitaire jouissait de droits très comparables à ceux du propriétaire du ius civile. Mieux : en cas de conflit entre propriétaires bonitaire et quiritaire, c'était le premier qui l'emportait. Le droit du quiritaire fut alors baptisé de nudum ius quiritium, pour dire le dépouillement d'un simple titre voué à disparaître au terme du délai d'usucapion. Les modes de protection de la propriété bonitaire se révélèrent à l'usage, non seulement tout aussi efficaces, mais d'un maniement plus facile que ceux de la protection quiritaire, qu'ils finirent par supplanter [37]. Vint l'empereur Justinien, qui abrogea les distinctions entre fonds italiques et fonds provinciaux, puis entre res mancipi et res nec mancipi [38], tombées en désuétude. Alors la coexistence des propriétés quiritaire et bonitaire perdit tout espèce d'intérêt pratique, et elle quitta le droit romain, pour n'y laisser qu'une seule propriété, le dominium ou proprietas [39] : « Cette propriété unique est civile, c'est-à-dire pleinement protégée par la loi ; mais sa théorie est imprégnée des règles de l'ancienne propriété bonitaire, qui ont prévalu sur celles de l'ancienne propriété civile. » [40] La tradition supplanta naturellement les autres modes d’acquisition de la propriété :
Nihil enim tam conveniens est naturali aequitati, quam voluntatem domini volentis rem suam in alium transferre, ratam haberi. Et ideo cujuscumque generis sit corporalis res, tradi potest, et a domino tradita alienatur. [41]
On le voit : l'institution romaine de la propriété ne saurait prétendre à l'univocité, constellée qu'elle est des particularités d'une évolution parallèle à celle de la réalité dans laquelle elle s'inscrivait.
Mêmement, il ne saurait être question d'envisager la propriété du Code Napoléon à nos jours comme un monolithe. Si le principe qui la sous-tend est constant, son actualisation s'est conséquemment enrichie depuis 1804 [42]. Que l'on songe seulement à l'apparition et au développement de l'Internet, et l'on comprend que le droit, fût-il de propriété, doit subir de profondes inflexions pour rester en rapport avec la réalité qu'il régule [43]. Le droit des obligations n'a pas cessé d'évoluer après la chute des Romains — le principe de consensualisme s'est, par exemple, progressivement substitué au formalisme romain — et la pratique, travaillée par les légistes, continue à produire de nouveaux raffinements des techniques obligationnelles [44].
La thèse défendue par H. Lepage d'une propriété civiliste qui serait « totalement étrangère à l'univers juridique et conceptuel du monde romain » procède d'une confusion. Confusion entre la réalité du droit, et les discours sur le droit. Nous l'avons dit : il n'est pas question de contester que les discours sur le droit de propriété divergent fondamentalement d'une époque à l'autre, variant, notamment, au gré des conceptions philosophiques. On sait, d'ailleurs, la faible propension des Romains à discourir sur le droit ; on sait, aussi, la nette inclination des Français à vouloir coucher leur droit dans l'écrin d'une philosophie universelle.
Mais ce qui doit nous intéresser lorsque l'on compare les propriétés romaine et civiliste, ce ne sont pas les discours sur le droit, c'est la réalité du droit. Alors les choses sont plus simples : les propriétés romaine et civiliste sont des droits individuels, absolus (mais non illimités), abstraits des nécessités de la vie concrète et garantis par des actions en justice.
Cette identité principielle des propriétés romaine et civiliste n'est guère surprenante si l'on examine les sources de Code civil de 1804 : quand ses auteurs ne se sont pas abreuvés directement au droit romain, ils ont mobilisé des sources elles-mêmes nourries de droit romain.
L'identité principielle des propriétés romaine et civiliste ne doit pas masquer la diversité de leurs incarnations historiques. Le droit de propriété d'une communauté humaine prend nécessairement des colorations propres à cette communauté, s'il veut la réguler. Songeons, par exemple, aux plus récents développements du droit de propriété en rapport avec les nouvelles technologies. Nous avons montré que la propriété romaine elle-même n'est pas univoque, qu'elle fut constamment adaptée à l'évolution de la société romaine.
Comment expliquer l'exceptionnelle pérennité de l'œuvre juridique romaine ? Par-delà le concept de propriété, ce sont des pans entiers du droit des Romains, des époques classique et justinienne, que l'on retrouve dans le Code civil de 1804. Cette exceptionnelle pérennité, l'œuvre romaine la doit aux conditions de sa naissance (qu'il partage avec sa seule rivale : la common law) : voilà un corpus de règles élaborées au départ de la seule pratique, des nécessités de la vie concrète, notamment des échanges ; un droit radicalement étranger aux prétentions cartésiennes d'une législation imposée d'en-haut, dérivée de principes philosophiques et moraux a priori. Première clef.
Pour être profondément ancré dans la pratique, le droit romain n'en fut pas moins abstrait par des générations successives de légistes qui l'ont porté vers des sommets d'abstraction [45]. L'opposition entre « droit pratique » et « droit abstrait » est malheureuse : la raison d'être du droit est, certes, de répondre aux exigences de la pratique, mais cela il ne le peut qu'en s'en abstrayant. Un droit qui, tel le droit byzantin de l'Empire finissant ou le droit islamique, reste rivé à la vie concrète, et ne propose que des solutions particulières à des problèmes concrets, ne répond en aucune façon aux exigences de la vie réelle. En prévoyant le sort d'une succession entre parents au 32e degré ou entre parents dont l'un des deux a été changé en animal, sans rien dire du sort des successions en général, le droit islamique ne répond pas aux besoins de la pratique. Le projet de Code prussien initié par Frédéric-le-Grand (entré en vigueur en 1794), avec ses dix-neuf mille articles, était un affreux monstre juridique (si peu) condamné à la naissance. Par contraste, un droit qui, tel le droit romain des obligations, a régi tous les types possibles et imaginables de sociétés humaines pendant deux mille ans présente quelques garanties sous le rapport de l'abstraction des conditions concrètes de sa formulation. Dans cette capacité d'abstraction — le génie juridique romain au sens strict — réside la deuxième clef de la persistance du droit romain. Répondre aux exigences de la pratique tout en atteignant au degré le plus élevé de généralité et d'abstraction : la satisfaction de ces deux impératifs constitue le défi du droit. Il en va de cette tâche d'élaboration du droit comme du gravissement d'une montagne : la base, très large, est constituée des exigences de la pratique, le sommet, fort éloigné, est la norme de droit, infiniment plus abstraite que la base, mais qui persiste à entretenir avec celle-ci comme un lointain rapport charnel. C'est parce que les juristes romains ont façonné leur univers juridique en ayant constamment égard à ces deux impératifs, que le droit des Quirites reste, à maints égards, notre droit.
[1] Henri Lepage, Pourquoi la propriété ?, Paris, Hachette, 1985. [Retour]
[2] H. Lepage, Pourquoi la propriété ?, pp. 45-47. [Retour]
[3] H. Lepage, Pourquoi la propriété ?, pp. 65-66. [Retour]
[4] J'emprunte cet exemple à Joseph-Louis-Elzéar Ortolan, Explication historique des Instituts de Justinien, t. II, Paris, Joubert, 1843, p. 218. [Retour]
[5] Francis de Zulueta rappelle qu'il existait deux types de procédures civiles dans la République, qui « have in common the division of the action into a first stage before the magistrate (in iure) when the issue or point in dispute was defined, and a second stage before the private iuror (...) when the issue was decided » : F. de Zulueta, « The Science of Law », in The legacy of Rome, éd. par Cyril Bailey, Oxford, Clarendon Press, 1947, p. 189. [Retour]
[6] Yves Poullet, Fondements romains du droit privé actuel, Namur, Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix de Namur, 2003, p. 32. [Retour]
[7] Réduire le droit au domaine de l'être et à sa description revient d'ailleurs à nier l'idée même de droit, qui n'a de sens qu'en s'affirmant dans un registre différent de l'être, celui du devoir être. Du droit « sans prescription normative » (voir plus haut) est une contradiction dans les termes. C'est en ce sens qu'H. De Page a pu écrire que « la propriété est le point de vue juridique par excellence » : Henri De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, 2ème éd., t. 5, Bruxelles, Bruylant, 1941, n°552. [Retour]
[8] Lorsque H. Lepage écrit que « Les 'codes' romains ne définissaient pas, comme les Tables de la Loi, ou même comme notre Code civil, un ensemble de commandements » (voir plus haut), il oublie qu'à la base de tout l'édifice du droit romain on trouve les règles contraignantes et formalistes de la loi des XII Tables (Summum ius, summa injuria). [Retour]
[9] Du point du vue du droit des Quirites, i.e. des Romains. [Retour]
[10] Présence de témoins, utilisation d’une balance et d’un lingot de métal : cfr. J.-L.-E. Ortolan, Explication historique des Instituts de Justinien, t. I, p. 196. [Retour]
[11] René Robaye, « Du 'dominium ex iure Quiritium' à la propriété du Code civil des Français », Revue Internationale des Droits de l'Antiquité, 1997, p. 329. [Retour]
[12] Catégorie privilégiée de choses sur lesquelles le pater familias exerce un pouvoir, comme le sol italien : Gaius, 2, 27 ; Tituli ex corpore Ulpiani (auteur inconnu), 19, 1 : « Mancipi res sunt praedia in italico solo, tam rustica, qualis est fundus, quam urbana, qualis domus item iura praediorum rusticorum, velut via, iter, actus, aquaeductus item servi et quadrupedes, quae dorso collove domantur, velut boves, muli, equi, asini. Ceterae res nec mancipi sunt. » La distinction est ancienne et perd sa raison d’être à mesure que Rome perd son caractère agricole : R. Robaye, Le droit romain, t. I, Bruxelles, Bruylant, 1996, pp. 80-81. [Retour]
[13] M.-J. Cornil, Droit romain, Bruxelles, Bruylant, 1885, p. 76, souligne que les res nec mancipi furent d'abord soustraites du champ de la propriété, avant que d'y être incluses par le ius civile. Voir aussi sur ce point Paul Frédéric Girard, Manuel élémentaire de droit romain, 8e éd. revue et mise à jour par Félix Senn, Paris, Rousseau, 1929, p. 286 et René Foignet, Manuel élémentaire de droit romain, Paris, Libraire Arthur Rousseau, 1916, p. 101. [Retour]
[14] P. F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, p. 284 ; R. Foignet, Manuel élémentaire de droit romain, p. 101. [Retour]
[15] Je veux dire : philosophique. [Retour]
[16] Les droits subjectifs sont les prérogatives que le droit objectif reconnaît aux sujets de droit. Le terme subjectif reste préférable à individuel, en cela qu'il permet de désigner, non seulement les personnes physiques, mais encore les personnes morales, toutes sujets de droit. [Retour]
[17] J.-L.-E. Ortolan, Explication historique des Instituts de Justinien, t. II, p. 218. [Retour]
[18] R. Robaye, Le droit romain, p. 104 ; P.F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, p. 277. L'illimitation du droit de propriété est, tout au plus, une illusion de penseur en chambre, une erreur logique qu'aucune société humaine n'a jamais et ne pourra jamais réaliser. [Retour]
[19] R. Robaye, Le droit romain, p. 109 ; A. Typaldio-Bassia, Le droit romain, Paris, A. Chevalier-Marescq, 1898, p. 64 ; « Qu'est-ce que les Romains entendaient exactement par l'abusus ? Ce n'était ni l'abus, ni l'usage illimité. C'était simplement l'usage dernier, le droit de disposer, ab-uti. La propriété, disaient-ils, — et les idées n'ont pas changé sous ce rapport — se caractérise par le jus re sua abutendi, car seul, le propriétaire peut disposer d'un bien. » : H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, n°892. [Retour]
[20] P.F. Girard, Manuel élémentaire de droit romain, p. 279. [Retour]
[21] R. Robaye, Le droit romain, t. I, p. 112. [Retour]
[22] Interdits possessoires, la rei vindicatio — action en revendication qui subsiste de nos jours —, action de vol, action aquilienne : R. Robaye, Le droit romain, p. 113. Nous y reviendrons. [Retour]
[23] La pureté de ce droit romain de la période pré-révolutionnaire ne doit pas faire illusion : elle est médiocre. Vulgaire dans le sud et fortement mâtiné d'éléments de la propriété médiévale, qui est collective, dans le nord, ce droit romain s'éloigne chaque jour un peu plus de la qualité des origines. Et c'est précisément avec l'institution romaine originelle que les auteurs du Code civil renouent : R. Robaye, « Du 'dominium ex iure Quiritium' à la propriété du Code civil des Français », pp. 313-314 ; H. De Page, Traité élémentaire de droit civil belge, t. 5, n°891. [Retour]
[24] Paul Van Wetter, Droit civil annoté d'après le droit romain, Gand, 1872, p. VII. [Retour]
[25] Paul Ourliac et Jean de Malafosse, Histoire du droit privé, t. I, Paris, P.U.F., 1961, p. VII. [Retour]
[26] Rudolf von Ihering, L'Esprit du droit romain, traduit de l'allemand par O. de Meulenaere, t. I, 3ème éd., Bologne-Paris, Forni Editore Bologna, 1886-1888, p. 14. Italiques de l'auteur. La common law n'est guère redevable au droit romain, il faut le noter. [Retour]
[27] Friedrich August von Hayek, La Constitution de la liberté, traduit de l'anglais par Raoul Audouin, Jacques Garello et Guy Millière, Paris, Litec, 1994, p. 156. [Retour]
[28] « We can observe the method in which the fundamental ideas of family, property and contract, expressed at first in a rude collection of customs, were by a process extending over many centuries developed in a consistent body of reasoned doctrine, essentially not created by the State, though sanctioned by its protection. » : F. de Zulueta, « The Science of Law », in The legacy of Rome, p. 175-176. [Retour]
[29] F. de Zulueta, « The Science of Law », in The legacy of Rome, p. 182 : « between the Twelve Tables (450 a.C.) and Justinian (527-65 p.C.) there are no revolutions in the tradition of private law. » ; R. Robaye, Le droit romain, pp. 105 et 110. [Retour]
[30] Le concept abstrait de dominium est lui-même d'introduction relativement récente (fin de la République), note R. Robaye, Le droit romain, p. 106. [Retour]
[31] « Il nous faut maintenant attirer l’attention sur ce que les étrangers ne connaissent qu’une seule forme de maîtrise : on est censé être propriétaire ou ne pas l’être. Ce droit était autrefois en vigueur même chez le peuple romain : ou bien en effet on était propriétaire de droit quiritaire ou on n’était pas considéré comme propriétaire. Plus tard la notion de propriété se scinda : une même chose pouvait appartenir à l’un de droit quiritaire et se trouver au nombre des biens de l’autre » : Gaius, Institutes, trad. de Julien Reinach, Paris, Les Belles Lettres, 1965, 2, 40. (Dans la suite de cette étude, je renverrai au texte de Gaius par le nom de l’auteur et aux Institutes de Justinien par le titre). [Retour]
[32] Un an pour les meubles, deux ans pour les immeubles : Gaius, 2, 42 ; ce délai fut porté à trois et dix à vingt ans par Justinien : Institutes de l’Empereur Justinien, trad. sur le texte de Cujas par A.M. du Caurroy, 5e éd., Bruxelles, H. Tarlier, 2, 6. [Retour]
[33] M.-J. Cornil, Droit romain, p. 80. [Retour]
[34] Digeste, 21, 3 ; R. Robaye, Le droit romain, pp. 115 et 119. [Retour]
[35] Ces fonds étaient réputés propriété publique. [Retour]
[36] Gaius, 4, 36 : « Cette action est donnée à celui qui réclame une chose qui lui a été livrée en vertu d’une cause juste, qu’il n’a pas encore usucapée et dont il a perdu la possession. Car comme il ne peut prétendre que la chose est à lui de droit quiritaire, on feint qu’il ait usucapé la chose et il émet ainsi sa prétention comme s’il était devenu propriétaire de droit quiritaire ». Il s’agit de l'action publicienne, du nom du préteur qui la conçut. Le préteur Publicius recourut pour cela à une fiction : lorsque le citoyen romain acquérait une res mancipi par tradition, il ne pouvait, en principe, en devenir propriétaire qu'en l'usucapant par l'écoulement du temps. Dès lors que toutes les conditions de la prescription étaient réunies, le préteur la considérait fictivement comme accomplie, lors même que le délai n'était pas encore écoulé (voy. aussi les Institutes, 6,6,4). Quid du bonitaire pérégrin ? La fiction ne pouvait lui être élargie : il ne pouvait usucaper, l'usucapion étant réservée aux Romains. Il obtint néanmoins du préteur une action comparable : P. Van Wetter, Cours élémentaire de droit romain, 1893, p. 325 ; Gaius, 4, 37. [Retour]
[37] P.F. Girard, Droit romain, p. 287. [Retour]
[38] Institutes, 2, 1, 40 ; J.-L.-E. Ortolan, Explication historique des Instituts de Justinien, t. I, p. 261. [Retour]
[39] R. Robaye, Le droit romain, p. 125. [Retour]
[40] P. Van Wetter, Cours élémentaire de droit romain, p. 326. [Retour]
[41] Institutes, 2, 1, 40 : « Quoi de plus naturel et de plus équitable que de confirmer la volonté du propriétaire qui entend transférer sa chose à autrui ! On peut donc livrer, et par la tradition qu’en aura faite le propriétaire, aliéner toutes les choses corporelles. » [Retour]
[42] C'est d'ailleurs le principe même de la codification napoléonienne qui fut une nouvelle fois questionné à l'occasion de son bicentenaire. Fallait-il codifier ? Faut-il codifier à nouveau ? Sans doute l'état du droit à la fin du XVIIIe siècle justifiait-il l'unification napoléonienne, sans doute sa pérennité dans des sociétés qui se sont métamorphosées témoigne-t-elle du génie légistique de ses auteurs et de leur égard pour les exigences de la vie concrète. Mais l'on peut se demander, avec Xavier Dieux, si l'un des principaux mérites du Code Napoléon n'est pas de « contenir des dispositions suffisamment vagues ou lacunaires pour permettre au droit des obligations d'évoluer et de s'adapter aux nécessités modernes, grâce à l'activité créatrice de la jurisprudence et de la doctrine » : Xavier Dieux, « Les articles 1101 à 1133 du Code civil : dispositions préliminaires et conditions de validité des contrats », Journal des Tribunaux , 2004, p. 293. [Retour]
[43] « (...) much as we owe to the classical (Roman law) concept of several property as the exclusive right to use or abuse a physical object in any matter we like, it oversimplifies the rules required to maintain an efficient market economy, and a whole new sub-discipline of economics is growing up, devoted to ascertaining how the traditional institution of property can be improved to make the market function better. » : F.A. Hayek, The Fatal Conceit, Chicago, The University of Chicago Press, 1989, p. 69. [Retour]
[44] X. Dieux, « Tendances générales du droit contemporain des obligations 'Réforme et contre-réforme' », in X. (ed.), Les obligations contractuelles, Bruxelles, Édition du jeune barreau de Bruxelles, 2000. [Retour]
[45] L'arbre du droit romain a bénéficié des soins talentueux, souvent géniaux, de générations successives de prudens ou jurisconsultes, ces interprètes officiels du droit dont l’autorité était telle, sous l’Empire, que “le juge ne pouvait (…) s’écarter de leur réponse” (Institutes, 1, 2, 8, voy. aussi R. Robaye, Le droit romain, pp. 40-41). Cette classe romaine de juristes d'élite n'admettait en ses rangs que les meilleurs d'entre les meilleurs. F. de Zulueta note que Cicéron lui-même, quoique bon avocat, n'accéda jamais au cénacle des prudens (« The Science of Law », in The legacy of Rome, p. 193). [Retour]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006
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