FEC 10 (2005)

Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 10 - juillet-décembre 2005

<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>


Les Adonies d’Antioche au IVe siècle ap. J.-C.

par

Jean-François Vieslet

licencié en histoire

<jfvieslet@hotmail.com>

 

Cet article est la version retravaillée d’un chapitre du mémoire de licence de l’auteur, rédigé sous la direction du Prof. Françoise Van Haeperen et intitulé Les fastes d'Antioche et le crépuscule du paganisme. Anayse des fêtes païennes d'Antioche au IVe s. ap. J.-C. (Louvain-la-Neuve, année académique 2004-2005, 162 p.).


Plan

I. Introduction

II. Caractéristiques de la fête

   a. Adonis et Aphrodite: le récit mythique

    b. « Une perspective rationaliste » : les moissons

    c. Adonies: signes de deuil, présages de mort?

III. Rites et pratiques

   a. Lamentations

   b. Figuration du dieu

    c. Jardins d'Adonis

    d. Résurrection

    e. Rites antiochiens

IV. Problème de datation

   a. Automne

    b. Printemps

    c. Été

V. Conclusion

Bibliographie

Notes


I. Introduction

Bien qu’elle forme l’objet d’un débat passionnant entre les savants modernes, la fête en l’honneur d’Adonis, l’amant d’Aphrodite, nous reste quelque peu inaccessible. Le caractère sporadique des sources la concernant est évidemment le facteur principal de cette méconnaissance. L’ensemble du corpus de textes relatifs à ce sujet s’étend du IIIe s. av. J.-C. jusqu’au Ve s. ap. J.-C., et la majorité de ceux-ci concerne soit Athènes au Ve s. av. J.-C. soit l’Égypte ptolémaïque. Dans cette étude, nous nous pencherons davantage sur le témoignage le plus tardif attestant la tenue de cette fête, celui d’Ammien Marcellin.

En 362, l’empereur Julien entame un voyage dans toute la partie orientale de l’Empire en préparation de sa campagne contre les Perses qui lui coûtera la vie. Son périple le mène évidemment à Antioche et, au dire de l’historien romain, son arrivée dans la ville syrienne aurait coïncidé avec la tenue d’une fête ancienne, les Adonea (Amm., Hist., XXII, 9, 14).

Nous nous efforcerons de présenter ici une reconstruction de cette fête dans le milieu qu’est Antioche au IVe s. ap. J.-C. [1]. Les auteurs traditionnellement incontournables pour l’étude de la ville sur l’Oronte au IVe s., comme le rhéteur Libanios ou saint Jean Chrysostome, ne nous sont d’aucune aide pour appréhender cette cérémonie ; leurs écrits ne la mentionnent pas. La seule attestation des Adonies concernant formellement Antioche est celle d’Ammien Marcellin. D’autres auteurs, comme Théocrite de Syracuse ou Plutarque, décrivant cette fête en d’autres lieux et époques, peuvent nous venir en aide pour mieux comprendre celle-ci. Mais il faut évidemment garder à l’esprit que les pratiques extraites de ces autres sources ne coïncident ni chronologiquement ni géographiquement avec l’Antioche du IVe s. Nous ne pouvons ici que proposer une reconstruction.

Nous examinerons, tout d’abord, la raison d’être de cette fête. Pour ce faire, nous nous pencherons sur le mythe concernant la mort d’Adonis, sur les raisons que nous donnent ceux qui célèbrent les Adonies et, finalement, sur la perception que ces festivités véhiculent. Ensuite, nous traiterons avec plus de précision les pratiques et rites des fêtes. Enfin, nous aborderons l’épineux problème de la datation des Adonies qui fit l’objet de nombreuses hypothèses divergentes.

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II. Caractéristiques de la fête

    a. Adonis et Aphrodite : le récit mythique

« Theias, roi d’Assyrie, avait une fille appelée Smyrna. Indignée de l’indifférence de la jeune fille, Aphrodite lui inspira un amour passionné pour son père, le roi Theias. Smyrna eut recours à la complicité de sa nourrice et parvint, en abusant son père, à partager sa couche douze nuits consécutives. Mais quand il s’aperçut du crime de sa fille, le roi dégaina son poignard et la poursuivit. Aux abois, la jeune femme implora les dieux de la rendre invisible et les dieux exaucèrent sa prière et la transformèrent en un arbre appelé Smyrna ou arbre à myrrhe. Neuf mois plus tard, l’écorce de l’arbre éclata et il en sortit l’enfant qu’on appelle Adonis. Même en bas âge, il était déjà beau. Aphrodite le cacha dans un coffret et, pour le dérober aux regards des dieux, le confia à Perséphone. Mais lorsque Perséphone l’aperçut, elle ne voulut plus le rendre. L’affaire fut dès lors portée devant Zeus. L’année fut divisée en trois parts et le dieu ordonna qu’Adonis soit libre durant une des ces parts d’année, il en passerait une avec Perséphone et ce qui reste avec Aphrodite » (Apol., Bibl., III, 14, 4 ; trad. Frazer).

Tel est le mythe que nous rapporte Apollodore. Notons que d’autres versions du mythe nous indiquent seulement un passage entre Perséphone et Aphrodite (Hygin., Astron., II, 7). La genèse d’Adonis est évidemment très intéressante, elle met en scène l’inceste d’une fille pour son père. Nous n’aborderons pas ce thème ici, W. Attalah (1966, pp. 101-105) l'a traité pertinemment. Par contre, soulignons d’emblée, dans cette version du mythe, la  conception de la division du temps annuel.

Ovide nous gratifie également d’un long récit dans ses Métamorphoses à propos de ce mythe (Ov., Metamor., X, 725 ; trad. Lafaye). Son texte concorde avec celui d’Apollodore quant à la naissance d’Adonis et nous apporte quelques précisions. Il explique clairement l’amour que Vénus portait à cet homme. Ce dernier mourut sous les assauts d’un sanglier. La déesse désespérée pleura son amant et se lamenta sur son corps : « Non, dit-elle, tout ne sera pourtant pas soumis à votre loi, il subsistera à jamais un souvenir de ma douleur, ô mon Adonis ; la scène de ta mort, périodiquement représentée, rappellera chaque année mes lamentations ; et puis ton sang sera changé en une fleur » (selon la description qu’Ovide en fait plus loin, il s’agit de l’anémone). Cette version permet de mettre en évidence trois éléments importants. Tout d’abord, il y a le décès du parèdre de Vénus sous les coups d’un animal sauvage. Ensuite, cette mort entraîne les lamentations de la déesse. Enfin, Adonis renaît en fleur. Nous pourrions compléter ce récit par le passage de Firmicus Maternus, un chrétien romain du IVème siècle. Il précise en effet que ce serait le dieu Mars qui, jaloux de l’amour de Vénus pour Adonis, se serait changé en sanglier pour tuer le jeune homme (Firm., Err., 9, 1 ; trad. Turcan). Aristide, chrétien du IIe siècle, dans son Apologie, rapporte également l’action d’Arès dans la mort du jeune Adonis avant de fustiger comme scandaleux que Vénus, une déesse, se permette de descendre aux Enfers pour y rechercher son bien-aimé que Perséphone veut garder auprès d’elle (Arist., Apol., XI, 3-4 ; trad. Pouderon). Il ajoute qu’Adonis sera pleuré comme l’amant de Vénus.

Il n’est pas étonnant que les deux auteurs chrétiens braquent leurs accusations sur l’aveu d’adultère. Du point de vue païen, cela n’a pas grande importance. Les lamentations de la déesse sont par contre centrales ; elles vont directement se retrouver dans les pratiques de la fête célébrant Adonis. Soulignons également la lutte entre Aphrodite et Perséphone pour le jeune homme et le jugement de Zeus qui, pour J. G. Frazer, « n’est qu’une version grecque de la disparition et de la réapparition annuelle de Tammouz ». L’origine phénicienne d’Adonis ne peut en effet être remise en cause puisque l’on adorait alors ce dieu sous le nom de Tammouz (Frazer, 1921, p. 8).

En conclusion, nous pouvons extraire des histoires légendaires à propos d’Adonis et de Vénus trois éléments majeurs. Premièrement, l’idée de cycle et de partage de l’année. Nous retrouverons cette division du temps en abordant la question de fixation de la date de célébration de cette fête. Deuxièmement, il y a les lamentations de la déesse pour son aimé, qui seront reprises lors de la fête et en deviendront l’élément central. Enfin, retenons également le lien qui existe, dans ces mythes, entre Adonis et la végétation. Il est né d’un arbre dont l’écorce éclate pour le laisser apparaître. Après avoir vécu dans l’amour d’une déesse, il meurt des défenses d’un sanglier pour renaître comme une fleur. Le rapport peut sembler faible de prime abord et il convient donc d’observer si ce lien se retrouve dans la perception des auteurs évoquant la célébration des Adonies.

    b. Une « perspective rationaliste » : les moissons

Ammien Marcellin, d’emblée, coupe court à toute interprétation mythique des Adonies. Il adopte, selon les mots de J. Fontaine, « une perspective rationaliste » (Fontaine, 1996, p. 313). Pour lui, cette fête « symbolise la coupe des moissons parvenues à maturité » (Amm. Hist., XIX, I, 11) [2]. P.M. Camus souligne dans son étude sur l’auteur romain « son intelligence pratique, peu tournée vers les subtilités complexes de la métaphysique » (Camus, 1967, p. 238). Le lien est ici évident et indiscutable : Adonis est à considérer comme une divinité liée aux moissons, aux pousses arrivées à maturité.

Ajoutons à notre argumentation la présence des Jardins d’Adonis dans la célébration de ces fêtes. Il s’agit de pots ou paniers où l’on entretenait durant huit jours des plants de différentes céréales. Nous y reviendrons plus loin mais leur évocation amène un nouvel indice de l’affinité entre Adonis et la végétation.

Les divisions temporelles évoquées ci-dessus se retrouvent elles aussi dans cette perspective. En effet, la végétation, et en particulier les céréales, sont cachées sous terre une moitié de l’année avant d’apparaître et grandir l’autre moitié. Il en va de même pour Adonis, partagé entre Aphrodite et Perséphone puisqu’il passe auprès de chacune une demi-année. Le parallélisme qui peut être décelé entre le cycle agraire et le partage du temps de la vie d’Adonis est un argument supplémentaire pour établir un lien entre celui-ci et le monde végétal.

C’est dans cette optique de célébration des moissons que l’on fête les Adonies à Antioche, si l’on en croit Ammien. Ce genre de cérémonie n’est pas réservé à l’aimé d’Aphrodite, on peut le constater notamment chez Diodore de Sicile qui témoigne d’un usage ancien en Égypte : « …au temps de la moisson, les gens du pays, en consacrant les premiers épis qu’ils ont coupés, se frappent la poitrine (koptesthai) auprès de la gerbe en invoquant Isis » (Diod. Sic. Bibl., I, 14, 2; trad. Bertrac) [3]. Le lien entre les couples Adonis/ Aphrodite et Isis/Osiris a été étudié par le Père de Vaux (1933).

Si le lien entre Adonis et la végétation paraît clair, il ne faut cependant pas faire de raccourci en faisant d’Adonis un dieu de la végétation. M. Detienne, dont nous exposerons les idées ci-dessous, considère au contraire, qu’Adonis est un dieu stérile et improductif (Detienne, 1972).

    c. Adonies : signes de deuil, présages de mort ?

En dehors des motifs qui président aux Adonies, il se dégage un sentiment particulier de cette célébration. Celui-ci nous concerne directement car il est rapporté par Ammien lors de l’arrivée de Julien à Antioche.

Cette fête, nous le verrons plus loin, fait naître dans la bouche des participantes des lamentations pour la mort du bel Adonis. En 362, à l’arrivée du prince dans la ville sur l’Oronte, Ammien considère comme une « vision funeste » que Julien soit accueilli à Antioche avec des lamentations et des cris de deuil (Amm, Hist., XXII, 9, 15) [4]. On peut se demander si cette mention, « uisum triste », n’est pas considérée par Ammien comme un véritable présage pour l’empereur qui trouvera la mort sous les traits perses peu de temps après.

Une deuxième mention des Adonies dans son œuvre renforce cette idée. Au livre XIX, il décrit une scène de deuil pour un prince perse tombé sous les flèches lors du siège d’Amida en Mésopotamie. Durant sept jours, les hommes « pleurent le jeune prince […] et chantent des sortes de nénies lugubres ; quant aux femmes, leur deuil faisait peine et elles criaient avec les larmes accoutumées le dernier adieu à l’espoir de leur nation fauché en sa première fleur, comme on voit souvent pleurer les prêtresses de Vénus dans les solennités consacrées à Adonis… » (Amm., Hist., XIX, I, 10-11). Ammien illustre ce deuil en le comparant avec les lamentations qui accompagnent les solennités pour Adonis. Peut-on discerner entre les deux récits un quelconque rapport ? Le fait est que, chronologiquement, le lecteur d’Ammien lit le deuil du prince perse avant l’arrivée de Julien à Antioche. Dans cette optique, la mention des fêtes d’Adonis lors de l’entrée du prince en ville serait directement, aux yeux du lecteur, un présage plus que néfaste pour Julien [5].

Et si l’on peut discerner un caractère funeste à cette fête chez Ammien, on peut également le retrouver deux siècles auparavant chez un autre écrivain, Plutarque. L’historien nous narre l’expédition athénienne sur Syracuse du Ve av. J.-C. dans deux de ses Vitae, celle d’Alcibiade et celle de Nicias. La flotte d’Athènes devait alors partir pendant les célébrations d’Adonis et cela ne fut pas de bon augure. « La date même du départ causa aussi des craintes secrètes à beaucoup de gens » (Plut., Nic., 13, 11 ; trad. Flacelière) et « on vit de mauvais présages même dans la fête qui se célébrait alors » (Plut., Alc., 18, 5 ; trad. Flacelière). Plutarque explique la raison de cette crainte en mentionnant les rites funéraires ou les hymnes funèbres pour Adonis. Thucydide relate également le départ de la flotte pour Syracuse mais ne souffle mot ni de la tenue de la fête des Adonies, ni d’un quelconque mauvais présage (Th., Hist., VI, 30 ; trad. Bodin). Quand bien même serions-nous ici en présence d’une reconstruction de Plutarque pour le Ve av. J.-C., son texte témoigne néanmoins de la perception que l’on avait de la fête d’Adonis au IIe ap. J.-C., un temps somme toute plus proche de notre propos. Les Adonies semblent donc bien être une fête chargée d’un lourd symbole de mort.

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III. Rites et pratiques

Nous l’avons déjà dit plus haut, le témoignage d’Ammien, unique pour Antioche au IVème siècle, est fort évasif sur la fête elle-même. Il mentionne bien les lamentations que nous traiterons ci-dessous. Mais en l’absence de toute autre indication, il nous est impossible de déterminer avec certitude les pratiques religieuses pour la fête d’Adonis à Antioche.

Toutefois une autre indication chez Ammien nous interpelle. En effet, il nous informe que les Adonies étaient célébrées selon le « rite ancien » (Amm., Hist., XXII, 9, 15 : « Adonea ritu uetere celebrari »). La signification et la portée de ce « ritu uetere » sont difficiles, voire impossibles à restituer et ne peuvent être qu’une reconstruction. Il nous faut donc passer ici en revue les différents usages observés ailleurs pour les Adonies, tout en sachant d’emblée qu’aucun d’eux n’a, avec certitude (à l’exception des lamentations), sa place dans la fête antiochienne du IVème siècle.

    a. Lamentations

Rappelons que les solennités en faveur d’Adonis devaient, selon le mythe, commémorer sa mort et sa descente aux Enfers chez Perséphone. Ovide, dans l’évocation de ce mythe, indique que les lamentations de la déesse pour son jeune amant seront périodiquement rappelées (Ov., Metamor., X, 725 ; trad. Lafaye). Ainsi, lors des célébrations pour Adonis, des plaintes et pleurs s’élèvent en souvenir de sa mort.

À en croire Ammien, cette pratique est attestée à Antioche et, nous l’avons dit, c’est la seule qui le soit. Dans la ville sur l’Oronte, « on entendit de toutes parts des lamentations perçantes et des cris de deuil » (Amm., Hist., XXII, 9, 15; trad. Sabbah). L’auteur précise également, dans la comparaison avec la mort d’un prince perse précédemment évoquée, que les femmes se lamentent comme des prêtresses de Vénus qui portaient le deuil pour Adonis (Amm., Hist., XIX, I, 11) [6]. En tout état de cause, ce sont les femmes qui jouent le rôle central dans ce deuil. Ammien ne mentionne aucune participation masculine.

Théocrite de Syracuse, qui écrit à la cour des Ptolémées au milieu du IIIe siècle av. J.-C., est également une source importante pour l’étude de la fête d’Adonis. Nous conservons notamment de lui une idylle sur les Adonies à Alexandrie. Théocrite introduit une lamentation publique pour Adonis chantée par une artiste, « la fille de l’Argienne » (Argeias thugatèr ; « une virtuose connue à l’époque » d’après Legrand, 1953). Durant cette complainte, elle mentionne l’histoire d’Adonis ainsi que les dispositions prises pour la célébration de sa fête, notamment des lamentations : « …la gorge découverte, nous entonnerons un chant perçant » (Thcr., Idyl., XV, 135 ; trad. Legrand). En plus de ce chant public, il existe donc une lamentation faite par plusieurs femmes. Mais si celles-ci jouent manifestement un rôle central dans ces plaintes, il n’est cependant question d’aucune prêtresse de Vénus. Au contraire, le terme ama nous incite à penser que ce sont toutes les femmes qui sont concernées par le travail de deuil et toute la cérémonie entourant la fête.

Plutarque confirme cette idée soutenue par les textes de Théocrite et d’Ammien Marcellin. À deux reprises, il décrit les Adonies comme une fête où seules les femmes jouent un rôle. Elles « …accomplissaient des rites funèbres et se frappaient la poitrine » (Plut., Nic., 13, 11) [7]. Nulle trace de présence masculine pour la fête, ni même d’une fonction spéciale des célébrantes : il s’agit de simples femmes. Les lamentations sont donc leur apanage dans cette cérémonie, aucune autre source ne venant préciser d’autres acteurs de ces plaintes.

La place des femmes au centre de pratiques funéraires comme pleureuses est habituelle. Ce sont elles qui, le jour d’une inhumation, pleurent autour du corps du défunt. Leur rôle est moins évident pour le reste de la cérémonie. Cependant, l’ensemble de nos sources ne mentionne que l’acteur féminin dans cette festivité. Les hommes semblent en être absents.

Les lamentations à Adonis sont sans nul doute ce qui marque le plus cette célébration, la résumant parfois à cette seule pratique. C’est le cas pour le témoignage d’Ammien Marcellin, nous l’avons vu et le déplorons. C’est aussi valable pour les auteurs chrétiens. Jérôme regrette que la grotte où naquit le Christ à Bethléem fût auparavant l’endroit où l’ « on pleurait l’amant de Vénus » (Hier., Epist., 53, 3 ; trad. Labourt). Firmicus Maternus ne rapporte rien d’autre que « Adonis est pleuré comme l’époux de Vénus » (Firm., err., IX, 1 ; trad. Turcan). D’autres auteurs comme Origène ou Cyrille d’Alexandrie apportent des précisions quant aux pratiques, nous les envisagerons plus loin. Mais, dans ces deux textes, les lamentations restent l’élément commun. Il faut en conséquence considérer ces rites de deuil auxquels participent les femmes comme l’usage central de cette fête.

 

Nous quittons à présent les faits tels qu’Ammien les rapporte. Car, si les lamentations sont avérées et incontestables pour Antioche, aucune certitude ne peut être apportée pour les autres pratiques traitées ci-dessous. Certaines sont plus vraisemblables, comme les statues ou les jardins d’Adonis, d’autres, plus « exotiques », nous incitent à une plus grande réserve.

    b. Figuration du dieu

Plutarque et Théocrite restituent une autre pratique, celle de la présence de représentations d’Adonis. Pour Plutarque, « en maint endroit de la ville, des images étaient exposées autour desquelles les femmes accomplissaient des rites funèbres et se frappaient la poitrine » (Plut., Nic., 13, 11) [8]. Il s’agit ici d’une traduction stricte du texte de Plutarque. Dans ce premier passage, R. Flacelière comprend et traduit le eidôla par « image d’Adonis », traduction acceptable vu le contexte mais sans justification textuelle, le nom du dieu n’est pas précisé. Cependant, dans la Vie d’Alcibiade (18, 5), Plutarque reprend cette séquence des Adonies et cite alors « …les femmes exposaient dans beaucoup d’endroits des images semblables aux morts que l’on emporte en terre… » [9]. Ces eidôla, dont la traduction la plus courante est « fantôme » ou « image réfléchie », ne seraient pas des images d’Adonis, mais bien des figurations d’hommes morts. Faut-il à présent considérer que les cadavres représentés avaient seulement une valeur symbolique ou bien s’agissait-il de personnes réellement décédées ?

Dans le chant à Adonis inséré dans l’idylle XV de Théocrite de Syracuse, la représentation du dieu est plus nette. Les célébrants de la fête se rendaient alors dans le palais de Ptolémée où une statue d’Adonis avait été dressée pour l’occasion. « Auprès de lui sont déposés tous les fruits de la saison, tous les fruits que portent les arbres ; auprès de lui, de délicats jardins conservés dans des corbeilles d’argent (…) » (Thcr., Idyl., XV, 112 ; trad. Legrand). La statue du dieu reçoit donc des offrandes et, le lendemain, les femmes portent la statue vers la mer où elles la jettent en se lamentant : 

« Nous, demain à l’aurore, à l’heure de la rosée, toutes ensemble nous le porterons hors de la ville, là où les flots écument sur le rivage ; et, les cheveux épars, laissant traîner nos robes jusqu’à nos talons, la gorge découverte, nous entonnerons un chant perçant » (ibid., 131).

La divinité est ici clairement figurée et sa statue, comme si Adonis y résidait réellement, est l’objet d’offrandes mais également de tout un cérémonial symbolique rappelant sa mort lorsqu’on la jette dans la mer (nous reviendrons sur la spécificité des « jardins » ci-dessous).

Enfin, un dernier texte mentionne des figurations du dieu. Il s’agit d’une lettre d’Alciphron, auteur du IIe siècle de notre ère. Il met en scène des hétaïres athéniennes du Ve s. av. J.-C. qui doivent se rendre aux Adonies et mentionne la présence de plusieurs figurations du dieu :

« Pour cette fois, nous te pardonnons de nous avoir dédaignées, mais aux fêtes d’Adonis, nous dînons dans le Collytos, chez l’amant de Thessalè ; c’est elle qui est chargée d’habiller le bien-aimé d’Aphrodite. Tâche de venir avec un jardin et une poupée » (Alcphr, Epist., 4, 14, 8 ; trad. Hartog).

Nous pouvons isoler de ce passage deux formes de figurations d’Adonis. La première, que l’on habille [10], devait sans nul doute ressembler à celle que mentionne Théocrite. Une statue que l’on expose, que l’on pare. Il n’est malheureusement pas précisé si ces statues étaient par la suite jetées à la mer comme c’est le cas chez Théocrite, mais on peut le supposer. Le deuxième type de représentation est la poupée (korallion). S’agit-il d’une figuration miniature du dieu ? C’est probable, bien que l’on puisse, en les identifiant aux eidôla de Plutarque, en faire des représentations de morts. Mais, en dehors de toute spéculation, aucune autre indication ne nous aide à comprendre l’utilité de celles-ci.

    c. Jardins d’Adonis

Un autre élément caractéristique de cette fête et à propos duquel les historiens modernes débattent encore aujourd’hui, ce sont les fameux jardins d’Adonis. Nous allons dans un premier temps tenter de donner une explication aussi précise que possible de la nature même de ces jardins. Dans un second temps, nous aborderons le rôle joué par ceux-ci durant les Adonies et l’interprétation qu’on peut en donner.

    Nature des jardins

Dans le Phèdre, Platon met dans la bouche de Socrate une métaphore sur le discours où le philosophe utilise l’image des jardins d’Adonis.

« Si un cultivateur intelligent a des graines auxquelles il tient et dont il veut avoir des fruits, ira-t-il sérieusement les semer en plein été dans les jardins d’Adonis, pour le plaisir de voir ces jardins devenus superbes en huit jours ? Ou, s’il lui arrivait de le faire, ne serait-ce que par jeu, et à l’occasion de la fête ? » (Plat., Phaedr., 276 b ; trad. Robin).

Les Jardins d’Adonis sont des pots dans lesquels on fait pousser des semences en un espace très court, huit jours à en croire Platon. Ce laps de temps écoulé, les plantes se fanent alors rapidement. Julien illustre bien l’aspect éphémère de cette plantation en la comparant à l’œuvre de christianisation de l’Empire par Constantin :

« Serait-ce donc, dit-il, Constantin, les jardins d’Adonis que tu nous présentes comme tes œuvres ? – Que veux-tu dire, répond l’autre, avec tes jardins d’Adonis ? – Ceux que les femmes, repart Silène, plantent en l’honneur de l’amant d’Aphrodite, en remplissant de terreau des vases à fleurs. Ils ne restent verts qu’un instant et se fanent aussitôt » (Jul., Caes., X, 30 c ; trad. Lacombrade).

Julien ne précise pas exactement combien de temps les jardins étaient cultivés mais l’utilisation de terreau pour accélérer la croissance va parfaitement dans le sens du philosophe et atteste la valeur très éphémère des jardins d’Adonis.

W. Attalah (1966, p. 212), dans sa synthèse sur les Adonies, a réalisé une reconstitution des semences utilisées pour les jardins. Cette reconstruction est bien argumentée et bien acceptée par les chercheurs postérieurs dont M. Detienne ou R. Simms et nous ne voyons aucune raison de douter des conclusions de cette étude. Les jardins d’Adonis seraient ainsi composés de quatre semences différentes : le blé, l’orge, la laitue et le fenouil. D’autres variétés de plantes peuvent être trouvées, mais ce sont ces quatre variétés qui sont les mieux attestées [11].

    Rôle dans la fête

Outre le passage du Phèdre que nous venons de présenter où Socrate avance comme seules raisons pour réaliser des jardins d’Adonis le jeu ou bien la fête elle-même, deux autres sources prouvent l’implication de ces jardins dans les Adonies. Tout d’abord, Théocrite de Syracuse qui, dans le chant à Adonis de son Idylle XV, décrit ce qui entoure la statue du dieu : « auprès de lui, de délicats jardins conservés dans des corbeilles d’argent » (Thcr., Idyl., XV, 113 ; trad. Legrand). Les jardins font donc partie intégrante du cérémonial et semblent être présentés ici sous la forme d’offrandes à Adonis. Ils sont en effet intégrés dans la liste des cadeaux, fruits, parfums, pâtisseries,… que l’on présente aux pieds du dieu. Alciphron atteste également la présence des jardins durant la fête. Dans ses Lettres, il met en scène la courtisane Mégara écrivant à Bacchis, une autre courtisane, pour les Adonies. Elle lui demande expressément de ne pas oublier « de venir avec un jardin et une poupée » (Alcphr, Epist., 4, 14, 8 ; trad. Hartog). Ce passage nous confirme la présence des Jardins dans les Adonies. Un aspect personnel pourrait également en être extrait. Le texte d’Alciphron nous pousse, il est vrai, à croire que chacune des hétaïres apportait un jardin et une poupée. Chaque participante cultiverait donc son propre jardin pour la fête.

Les jardins étaient voués à être jetés soit dans la mer, comme le rapporte Eustathe (in Odyss., XI, 590), soit dans des sources si l’on en croit Zenobius (Cent., I, 49). On peut penser que cela devait se faire à la manière de la statue jetée dans l’eau à Alexandrie.

Le rôle symbolique qu’endossaient ces jardins est l’objet depuis plus d’un siècle d’un débat entre les savants. Un premier commentaire fut lancé par J.G. Frazer au début du siècle, interprétant les jardins d’Adonis comme un symbole fort de fertilité. Dans l’optique d’un Adonis garant et même personnification de la végétation, J.G. Frazer (1921, p. 184) comprend la culture puis la noyade des jardins comme un rite magique de fertilisation : « si nous voyons clair, toutes ces cérémonies d’Adonis eurent pour intention première d’agir comme des charmes destinés à encourager la croissance et le renouveau de la végétation ; et le principe, dont on attendait cet effet, était celui de la magie homéopathique ou imitative ». Fr. Cumont (1929) et L. Deubner (1932) se rallient à ce point de vue malgré les remarques du Père de Vaux (1933) quant aux témoignages grecs où les jardins d’Adonis étaient avant tout perçus comme des choses éphémères et donc stériles.

W. Attalah (1966, pp. 211-228) émet d’emblée des doutes sur l’hypothèse de divinité fertile. Si J.G. Frazer considère que le fait de cultiver les jardins était un rite pour augurer une bonne germination et les jeter dans l’eau un rite pour attirer la pluie, W. Attalah est plus réservé en soulignant que les jardins étaient également jetés dans la mer, alors que celle-ci n’est pas une source de fertilité. Il étaye sa position en citant les textes de Platon et celui de Julien où la culture des jardins d’Adonis est montrée comme un signe de brièveté. Il avance alors une autre hypothèse : « Ces jardins servaient en quelque sorte d’épitaphios pour envelopper le cadavre d’Adonis avant qu’il ne fût jeté à la mer. Ce rite n’est peut-être pas étranger au lit de laitue où Aphrodite avait couché le cadavre de son amant » (Id., p. 228). W. Attalah reprend donc le mythe d’Athénée qu’il utilise comme seul lien entre les Adonies et les jardins où effectivement une pousse de salade était plantée. Toutefois, malgré son développement sur le caractère stérile des jardins, il reste dans le doute quant au lien entre une plantation stérile et Adonis symbole de la végétation, mais il n’avance aucune solution.

Dans un important ouvrage consacré à ce sujet, M. Detienne (1972) va prendre une direction radicalement différente. Il introduit son propos en rappelant les deux courants d’interprétation du mythe d’Adonis dans l’historiographie. Le premier, et certainement celui qui rassembla le plus d’adhérents, est dû à J.G. Frazer qui voit dans les Adonies un symbole de fertilisation. L’autre, lancé par le Père de Vaux, interprète au contraire cette fête comme un signe de dépérissement de la végétation. M. Detienne souligne pertinemment que dans un courant comme dans l’autre, la compréhension de la divinité reste la même : Adonis incarne la végétation. Or, pour M. Detienne, il en va tout autrement. Adonis est tout le contraire de la culture, et l’exemple de ses jardins en montre toute la portée. Après avoir présenté un panorama de l’utilisation littéraire du thème des jardins d’Adonis comme objet de stérilité, il rejette définitivement l’hypothèse de J.G. Frazer : « Au contraire, toutes ces épithètes, par leur caractère privatif, indiquent que l’horticulture d’Adonis représente la négation de la vraie culture des plantes, une forme inversée de la céréaliculture telle que la définit sur un plan religieux, la principale puissance des plantes cultivées : Déméter » (Id., p. 194). Il traite dès lors systématiquement les différentes caractéristiques des deux horticultures pour les opposer : ce sont les hommes qui cultivent la terre, les femmes qui font pousser les jardins d’Adonis ; il faut huit mois à la terre pour fournir le fruit des céréales, on lui « fait violence » en forçant les pousses à verdir en huit jours ; l’agriculture est un travail sérieux tandis que les jardins d’Adonis ne sont qu’un « jeu » (Plat., Phaedr., 276 b ; trad. Robin). Il interprète même les semences utilisées (blé, orge, salade et fenouil) comme un croisement d’axes des deux divinités (blé/orge pour Déméter et fenouil/salade pour Adonis) dans une volonté « d’imitation trompeuse de la culture de Déméter… » (Detienne, 1972, p. 203). Enfin, reprenant la remarque d’Attalah quant à la valeur stérile de la mer dans laquelle on jetait les jardins, il montre, grâce à Oribase, que les sources et l’eau froide pouvaient également endosser ce symbole de mort, donnant ainsi le coup de grâce aux théories frazériennes. En conclusion, M. Detienne considère Adonis comme une divinité frivole et improductive. Il est même l’antithèse de la production. L’historien persiste en avançant que cette fête n’était, par sa raison d’être même, célébrée que par celles qui ne se préoccupaient pas de ces considérations productives, les prostituées. Ses sources sont la lettre d’Alciphron et l’interprétation du mythe voulant qu’Adonis, fils d’une relation incestueuse, soit l’antithèse d’un mariage et d’une union fertile. Mais ces dernières propositions sont peut-être un peu exagérées et supposent le passage sous silence de plusieurs autres sources.

J. Winkler (1990, pp. 188-209) fut le premier à faire une critique de la théorie de M. Detienne et particulièrement à propos de la participation exclusive des prostituées. Il rejette cette théorie notamment en citant les passages d’Aristophane ou de Ménandre où sans aucune contestation possible, des citoyennes prennent part aux Adonies. Cette conception était une des bases importantes des théories d’improductivité d’Adonis de M. Detienne, opposant les femmes citoyennes, productives, dévouées à Déméter, aux autres, improductives, vouées à Adonis.

Après cette critique de J. Winkler, R. Simms poursuit et donne pour les Adonies une nouvelle interprétation de la fête et des jardins l’accompagnant. Elle aborde la fête du point de vue des femmes athéniennes. Selon elle, les Adonies sont fêtées non pour le mythe qu’elles représentent mais bien pour le deuil qui y est lié. Cette activité était l’apanage des femmes (les Adonies étendaient ainsi leur action) et leur permettent de rencontrer d’autres femmes et donc de se créer un « espace de parole ». Dans cette conception de la fête, R. Simms interprète les jardins d’Adonis : « I do think, however that the gardens had a specific function in the Adonia as it was celebrated in classical Athens and that they were connected with death. I suggest that they were convenient, portable funerary biers for the small doll-like figures of Adonis and grown specifically for this purpose » (Simms, 1998, p. 129). Les jardins ne seraient donc qu’une bière pour les petites figurines d’Adonis. Si R. Simms n’apporte pas de précision quant à l’origine de son raisonnement, on peut d’emblée réfuter une quelconque interprétation de Plutarque. En effet, si l’on considère les eidôla qu’il mentionne comme les petites poupées d’Alciphron, explication vraisemblable, on ne peut utiliser la mention « …semblables aux morts que l’on emporte en terre » pour soutenir cette hypothèse. Le ekkomizomenois se rapporte de fait à nekrois et non à eidôla.

Les sources ne nous permettent pas d’expliquer davantage, comme le fait R. Simms, le rôle de jardins dans les Adonies. Le texte de Théocrite présente ceux-ci davantage comme des offrandes que l’on dépose aux pieds de la statue du dieu. Il nous paraît hasardeux de pousser plus loin l’interprétation.

d. Résurrection

Nous devons traiter un dernier aspect de la fête que l’on retrouve dans plusieurs sources : la résurrection d’Adonis. En effet, nous avons jusqu’à présent abordé les Adonies uniquement du point de vue de la mort du dieu sans nous attarder sur ce qui se passait ensuite. Trois auteurs rapportent la résurrection d’Adonis lors des fêtes : Origène, Cyrille d’Alexandrie et Jérôme. Il n’est évidemment pas fortuit qu’ils soient tous les trois chrétiens. Nous y reviendrons après avoir analysé leurs témoignages.

Origène, le premier, parle en ces termes des Adonies :

« Le dieu que les Grecs nomment Adonis et appelé, dit-on, Thammouz chez les Juifs et les Syriens […] Il paraît que certaines cérémonies sacrées se pratiquent chaque année : d’abord, on le pleure comme s’il avait cessé de vivre, et, en second lieu, on se réjouit à son propos, comme s’il était ressuscité des morts. Mais ceux qui se piquent d’interpréter les mythes des Grecs et ce qu’on appelle la théologie mystique, disent qu’Adonis est le symbole des fruits de la terre que l’on pleure lorsqu’ils sont semés, mais qui lèvent, et qui, pour cela, causent par leur croissance la joie des cultivateurs » (Orig., Selecta in Ezech., VIII, 12 ; trad. Attalah).

Ainsi, l’auteur chrétien atteste le deuil et les pleurs pour le dieu au IIIe siècle en y rajoutant la résurrection de celui-ci. Il faut souligner les réjouissances qu’apporte ce dernier phénomène. De fête douloureuse et triste, les Adonies se changent en célébrations de joie. Origène montre également le lien entre ce processus de mort/résurrection et la végétation que l’on jette mais qui se relève en poussant. Il rejoint et confirme donc les paroles d’Ammien.

Cyrille d’Alexandrie écrit au Ve siècle qu’une pièce se joue à Alexandrie :

« quand Aphrodite pleurait la mort d’Adonis, un chœur gémissait et se lamentait sur elle ; quand elle remontait de l’enfer et disait avoir trouvé celui qu’elle cherchait, il se réjouissait avec elle et se mettait à danser. Cette scène s’est jouée jusqu’à nos jours dans les temples d’Alexandrie » (Cyrill., In Isaïam, XVIII, 1-2).

Les réjouissances sont donc ici aussi bien établies pour la fête, ce qui tranche avec la conception funéraire que l’on a pu retrouver jusqu’ici.

Un écho identique est perceptible chez Jérôme qui tient le même discours sur les Adonies. La divinité est pleurée comme morte, puis des explosions de joie naissent pour célébrer sa résurrection (Hier., In Hiez., III, 4, 12).

Les historiens chrétiens modernes sont d’accord pour trouver dans cet aspect des Adonies une imitation de la résurrection du Christ. Leurs collègues, historiens de la religion païenne renversent les influences et considèrent la résurrection d’Adonis comme une inspiration pour celle du Christ (De Vaux, 1933 ; Frazer, 1921 ; Cumont, 1927). Nous n’entrons pas ici dans ce débat et refermons donc ce dossier pour nous concentrer sur le fait : le rite de résurrection d’Adonis est bien attesté pour le IVe siècle. Qu’en est-il à Antioche ?

e. Rites antiochiens

Que pouvons-nous affirmer ou du moins supposer pour une reconstruction pertinente des rites composant la fête des Adonies à Antioche au IVe siècle ?

Les lamentations, nous l’avons dit, sont incontestables, Ammien les cite d’emblée. Elles forment le cœur de la fête et sont l’élément que les auteurs, païens ou chrétiens, retiennent le plus.

Par contre, la présence de figurines miniatures et de représentations du dieu est beaucoup moins certaine. La proximité relative de témoignages d’auteurs comme Plutarque ou Alciphron ne permet pas de prouver que ce rite se retrouve à Antioche deux siècles plus tard. Ces deux auteurs du IIe s ap. J.-C. décrivent les Adonies pour la ville d’Athènes au Ve av. J.-C. La nécessité qu’ils ont d’être compris par leurs contemporains nous incite à considérer ce témoignage comme valable pour leur temps.

Nous sommes dans la même incertitude pour les jardins d’Adonis. Cependant, Ammien Marcellin nous laisse percevoir les Adonies comme une célébration des céréales arrivées à maturité et des moissons. Ceci pourrait être compris comme un indice favorable à la présence des jardins.

Enfin, reprenons le témoignage d’Ammien (Hist., XXII, 9, 15) : celui-ci parle d’une célébration des Adonies « ritu uetere ». Faut-il dès lors voir chez l’historien une allusion à une différence entre les rites de son temps modifiés par l’apparition de la résurrection du dieu, et une autre forme de rite, plus ancienne ? Nous le pensons. En effet, il nous semble que la célébration de la fête antiochienne telle que la décrit Ammien ne devait pas comporter la résurrection d’Adonis, comme nous avons pu le voir chez les auteurs chrétiens. La fête devait se célébrer comme on peut le lire chez Théocrite (Idyl., XV ; trad. Legrand), se terminant avec la mort du dieu. En effet, si la résurrection d’Adonis était cause de manifestations de joie après les pleurs de sa mort, il n’en est nullement question à Antioche. Ammien ne parle que des lamentations. Pire, la fête est présentée comme un mauvais augure pour le Prince. Rien dans la célébration ne devait donc aller dans ce sens joyeux de la résurrection nous dit le témoignage d’Ammien. C’est, selon nous, l’interprétation que l’on pourrait donner de ce « ritu uetere », l’absence de cette croyance de résurrection.

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IV. Problème de datation

S’il est un sujet qui a suscité le débat autour des Adonies, c’est bien la fixation de la date de leur célébration. La discussion est d’autant plus complexe que nous conservons des sources traitant des Adonies concernant plusieurs lieux et époques différentes avec tous les risques de variations de tradition que cela implique. Nous rendrons donc ici compte du développement du débat et des recherches plus récentes, qui souvent concernent Athènes au Ve s. av. J.-C. Puis, partant de ces conclusions, nous examinerons avec précision toutes les données que nous pouvons rassembler pour Antioche au IVe s. ap. J.-C.

a. Automne

Il s’agit de la proposition la plus ancienne et celle qui, aujourd’hui, remporte le moins l’adhésion. Elle est basée sur trois indications : le voyage de Julien à Antioche, le calendrier utilisé et les offrandes de fruits à Adonis.

La lecture d’Ammien Marcellin a suscité chez certains savants des interprétations parfois osées.

W. Greve (1877, p. 44) explique le voyage de Julien à Antioche par la nécessité pour ce dernier d’hiverner avant son expédition contre les Perses. L’empereur devait donc arriver à Antioche au mois de septembre, le mois où se déroulait la fête. Cette argumentation boiteuse a été balayée, nous le verrons plus loin. Il est certain que Julien avait atteint la ville orientale au minimum un mois avant septembre.

Un autre indice en faveur de la fête d’automne a été tiré du texte d’Ammien. L’historien mentionne que la fête est célébrée « l’espace d’un an s’étant écoulé » (Hist., XXII, 9, 15 ; trad. Fontaine). On retrouve le même indice chez Théocrite qui écrit que « …Adonis que les Heures aux pieds délicats te ramènent avec le douzième mois de l’intarissable Achéron » (Thcr., Idyl., XV, 102 ; trad. Legrand). On peut expliquer ces passages de deux manières. Soit les deux auteurs ont seulement voulu signifier que la fête était célébrée annuellement, soit il s’agit de l’indication du début d’une année. Mais quel calendrier suivre dès lors ? L’hypothèse du calendrier syro-macédonien, très vraisemblablement en vigueur à Antioche et dont le début de l’année correspond au début d’octobre, a été avancée par les partisans d’une date automnale. Mais, nous l’avons dit, il est impossible que Julien soit arrivé aussi tard à Antioche, ce qui rend inutile le témoignage d’Ammien pour une célébration de la fête en automne.

Le dernier et le principal argument des partisans des Adonies automnales est la nature des offrandes à Adonis que Théocrite nous rapporte : « Auprès de lui sont déposés tous les fruits de la saison, tous les fruits que portent les arbres… » (Idyl., XV, 113; trad. Legrand). F. Hauser (1909, p. 80) et L. Deubner (1932, p. 221) relient ce passage avec un vase où les solennités d’Adonis seraient représentées. Une grappe de raisin dans un plat y est représentée en offrande au dieu, ce que les deux savants considèrent comme une trace probante de la célébration automnale. L’interprétation de la représentation de ce vase a été longuement discutée (voir Hauser, 1909 ; Attalah, 1966 ; Weil, 1966). Mais en tout état de cause, la présence de raisins pour les Adonies ne pose aucun problème pour fixer la fête en été, voire même à la fin de l’hiver. A.D. Nock (1934, p. 291) a mis en lumière le fait que les Grecs anciens pouvaient conserver leur raisin jusqu’au mois de Choes qui correspond à la mi-février. N. Weill rejette cette opinion en avançant qu’il eût été étrange que l’on offre au dieu des fruits déjà gâtés par le temps. Elle souligne cependant que des variétés de raisins, comme ceux de Corinthe, pouvaient être récoltées dès l’été. Il est donc vain de vouloir tenter de dater les Adonies en automne grâce à cet argument.

b. Printemps

Aristophane, dans Lysistrata (387-398), met en scène un orateur, Demostratos, qui joua un rôle dans la préparation de l’expédition athénienne sur Syracuse de 415. À en croire l’auteur, ce dernier discourait devant l’assemblée pour l’enrôlement d’hoplites tandis que sa femme participait aux Adonies. Ainsi, nous pourrions retrouver la date de la fête si nous arrivions à situer dans le temps cette réunion. Thucydide peut nous aider. Les délibérations pour l’expédition en Sicile ont débuté « dès le printemps » (Th., Hist., VI, 8 ; trad. Bodin). Lors de la deuxième session, cinq jours après la première, Thucydide mentionne l’intervention « d’un Athénien » pour demander le nombre de troupes nécessaires. F.R. Walton identifie ce citoyen à Démostratos (Walton, 1938, p. 66). En utilisant Aristophane et Thucydide, F.R. Walton conclut donc que les Adonies devaient se tenir au printemps. R. Simms (1997, p. 52) néanmoins fait remarquer, après avoir déterminé une date en juin, que l’aspect historique des œuvres d’Aristophane était discutable : « He was interested in creating an effective scene which had some resemblance (perhaps) to reality. In Lysistrata, Demostratos’ grand proposals are punctuated by mournful cries of the women. Everyone in the audience (in 411) knew what had happened to the fleet and could readily appreciate the significance of the juxtaposition of these two seemingly unrelated happenings ». Cette hypothèse du « télescopage » des deux événements par Aristophane est également soutenue par J. Servais (1984, p. 92). Cela invaliderait donc le témoignage d’Aristophane en faveur d’une fête pour le printemps. Mais un autre élément est à prendre en considération dans le cadre de cette hypothèse.

La découverte d’une inscription dans le temple d’Aphrodite et d’Éros à Athènes est utilisée par les défenseurs d’une fête de printemps. O. Broneer (1935, pp. 31-55) montre que le culte rendu à cet endroit à la déesse était celui d’Aphrodite aux Jardins, ce qui permet à B.D. Meritt de supposer que les Adonies devaient se célébrer dans les jours suivant ou bien précédant la fête à Éros, si les deux fêtes ne se chevauchaient pas. Il appuie son idée sur la confusion bien attestée entre Éros et Adonis dans la littérature et surtout l’art grec, comme le démontre notamment W. Attalah (1966, pp. 195-201). L’inscription mentionne que la fête était célébrée le quatrième jour de Mounychion, ce qui correspondait au début avril en 415. Selon l’idée de B.D. Meritt, nous avons donc ici un nouvel élément en faveur d’une fête printanière. Mais l’argumentation est assez faible. Elle n’est basée que sur une confusion possible dans l’interprétation des sources iconographiques. Les éléments en faveur d’une fixation en été sont beaucoup plus concluants à notre avis pour déterminer la date des Adonies.

c. Eté

Prenons le plus ancien texte traitant des Adonies, le Phèdre de Platon. Ce dernier nous apprend que les jardins d’Adonis étaient plantés « en plein été » (therous) (Plat., Phaedr., 276 b ; trad. Robin). Thucydide (Hist., VI, 30), quant à lui, précise que la flotte pour Syracuse prit la mer « …au milieu de l’été ». D’après Plutarque, le départ de l’expédition coïncidait avec la célébration des Adonies à Athènes (Plut., Nic., 13, 11; Plut., Alc., 18, 5). Nous le savons, la division saisonnière de l’année de Thucydide est particulière (Pritchett, 1961, pp. 17-52). Le terme therous signifie pour lui la période entre avril et novembre : la saison navigable. Notons néanmoins qu’il précise « …en plein été ». Mais si la définition des saisons est discutable pour Thucydide, il n’en va pas de même pour Platon. L’été est indiscutablement la saison que le philosophe désigne, précisant au passage le rôle de la chaleur pour le rite des jardins d’Adonis.

L’hypothèse qui a sans doute eu le plus d’importance dans l’historiographie concernant la fixation de la date des Adonies est celle de Fr. Cumont au début du siècle (1927, pp. 330-341). L’étude d’un bréviaire du Xe siècle lui fit découvrir le martyre de deux saintes espagnoles, Juste et Rufine, condamnées pour avoir refusé de donner des pots de terre à des femmes déambulant en cortège et se lamentant autour de la statue de la divinité Salambô. Cette dernière serait pour Fr. Cumont « le nom qu’on donnait en pays sémitique à l’Aphrodite qui pleure Adonis » (Id., p. 334). W. Attalah (1966, p. 249) se montre très critique vis-à-vis de ce lien, donnant quelques exemples contradictoires. Cependant il considère l’idée de Fr. Cumont « …comme une hypothèse de travail, très vraisemblable, du reste » vu l’indice des lamentations ainsi que l’importance des pots de terre dans le récit, interprétés par Fr. Cumont comme des contenants pour les Jardins d’Adonis (le texte mentionne que l’on demandait aux deux femmes «… un vase pour l’usage du dieu »). Le gouverneur espagnol fit subir aux deux chrétiennes une punition étrange, elles durent le suivre, pieds nus, dans un lieu du mont Marianus avant de rentrer avec lui à Séville. Celui-ci devait vraisemblablement participer à une procession pour Adonis au terme de laquelle, à l’instar du rite que rapporte Théocrite, la statue était jetée dans la mer ou dans une source. « Le gouverneur dut leur imposer, en expiation de leur sacrilège, de suivre déchaussées la grande procession des Adonies, où lui-même figurait, et l’hagiographe aura répugné à rappeler explicitement une participation, même forcée, à une cérémonie païenne » (Cumont, 1927, p. 336). Les deux martyres furent par la suite jetées en prison où elles décédèrent.

Les collectes des prêtresses sacrées, la présence des pots de terre et une procession à travers la campagne font penser à Fr. Cumont que cette fête avait un lien vraisemblable avec les Adonies, sans pour autant que le nom d’Adonis ne soit cité. Il est important de souligner que Fr. Cumont ne tire aucune conclusion certaine, mais bien un faisceau de présomptions tendant à rendre sa théorie possible. Mais ce qui nous importe au premier plan n’est pas tant de savoir si les Adonies étaient célébrées de l’autre côté de la Méditerranée mais bien quand elles l’étaient. À la lumière de ce passionnaire et d’une mention d’Ammien Marcellin, Fr. Cumont va échafauder une théorie que la majorité des scientifiques postérieurs prendra comme argent comptant pour la fixation de la fête romaine. Voici les étapes de son argumentation.

Quand l’empereur Julien atteint la ville d’Antioche en 362, Ammien Marcellin note que la foule l’accueillit « …comme s’il s’agissait de quelque divinité ; et il s’étonnait d’entendre l’immense foule l’acclamer en s’écriant que la lumière d’un astre sauveur s’était levée sur les pays de l’Orient » (Amm., Hist., XXII, 9, 14) [12]. J.G. Frazer avait déjà émis l’hypothèse, sans la vérifier, que le lever de cet astre dont parle Ammien, puisqu’il coïncidait avec la tenue des Adonies, pourrait être celui de la planète Vénus. Fr. Cumont rejette l’hypothèse de Vénus, le cycle des planètes n’ayant pas un rythme annuel strict, mais retient l’idée de J.G. Frazer et la développe pour découvrir quelle étoile se cache derrière le « sidus » d’Ammien. Le 19 juillet correspondait, en Égypte, au 1er Thot et astronomiquement au lever héliaque de Sirius, marquant de fait le commencement de l’année sothiaque. Le savant belge mentionne d’emblée que la différence de latitude entre Alexandrie et Antioche entraînait un décalage pour le lever de Sirius, mais que les relations intenses et bien connues entre la Syrie et l’Égypte expliqueraient l’adoption par les Syriens du calendrier égyptien.

Il défend son hypothèse en citant Théocrite et Ammien dans leur mention d’un « douzième mois » ou « d’une année écoulée ». Ces remarques peuvent, nous l’avons déjà dit, être interprétées comme un indice de la fin d’une année et du commencement de la suivante. Mais l’élément le plus important de son argumentation est le rapport avec les fêtes espagnoles évoquées ci-dessus. En effet, la date de la fête des deux saintes espagnoles, variant selon les églises, était fixée soit le 17 juillet, soit le 19 juillet. Fr. Cumont relie alors ces deux découvertes en émettant l’idée suivante : « Peut-être n’est-ce point une hypothèse trop aventureuse que de supposer, les deux saintes étant mortes en prison, que le souvenir du jour exact de leur décès ne s’était conservé ni pour l’une, ni pour l’autre. Mais on savait certainement que leur supplice coïncidait avec les Adonies, et l’on a pu ainsi placer leur commémoration ce jour […], peut-être afin de l’opposer à la fête païenne » (Cumont, 1927, p. 336). Devant cette convergence de détails, Fr. Cumont conclut en fixant la date des Adonies au 19 juillet et il est le premier à le faire avec autant de précision. Il pousse même plus loin son raisonnement en supposant qu’à Athènes, qui reste le premier sujet d’étude pour les Adonies, il « trouve infiniment probable » (Cumont, 1935, p. 50) que l’on ait observé le lever du Chien, ou Sirius, pour la célébration des Adonies.

Plusieurs études ultérieures (Piganiol, 1937, p. 8) ne feront qu’entériner les idées de Fr. Cumont, notamment celle de M. Detienne. Son analyse élaborée des jardins d’Adonis repose en effet, en grande partie, sur une célébration durant la canicule, période la plus chaude propice au dépérissement des Jardins d’Adonis. D’autres tenteront de réfuter cette thèse en donnant une date estivale aussi précise [13] mais ces recherches concernent exclusivement la fête à Athènes au Ve s. av. J.-C. Pour la fête romaine, l’hypothèse de Fr. Cumont est communément acceptée et n’a pas fait l’objet de nouvelles discussions.

Tout en gardant à l’esprit ces hypothèses pour Athènes, examinons ce que nous pouvons tirer des sources pour les Adonies antiochiennes au IVe siècle. Les indications temporelles que nous pourrions trouver chez Ammien Marcellin, unique source pour notre propos, sont au nombre de trois : l’arrivée de Julien dans la ville d’Antioche, la mention d’un astre se levant, base de travail de Fr. Cumont, et enfin l’interprétation d’Ammien selon laquelle cette fête symbolise les céréales arrivées à maturité.

Ce dernier élément est le moins précis quant à la datation. En effet, si l’on postule que les Adonies étaient célébrées au moment des moissons, il est impossible d’y adjoindre une date précise. Les récoltes devaient, avec les nuances climatiques, se dérouler en juin ou juillet, mais en tout état de cause, en été.

Les déplacements de Julien et son entrée à Antioche permettent de réduire singulièrement nos hypothèses. Selon J. Bidez (1930, p. 274), l’empereur quitta la capitale au solstice d’été de 362. Son périple le mena à travers l’Anatolie, par Tarse, pour atteindre enfin Antioche. Nous n’avons aucune indication sur la durée des différentes étapes de Julien, mais nous sommes certains, d’après le Code Théodosien (I, 16, 8), qu’il avait atteint Antioche le cinq des Calendes d’août, soit le 28 juillet.

À la lumière de ces développements, la théorie de Fr. Cumont fixant la fête le 19 juillet reste plausible. Cependant, il convient de relire avec attention les sources que le savant belge exploite. Nous l’avons vu, les martyres des saintes espagnoles n’apportent aucune certitude ni pour la célébration d’Adonies à Séville, ni pour la fixation de la date de la fête des deux saintes. L’hypothèse de Fr. Cumont est vraisemblable, même probable, mais ne repose que sur des présomptions. De plus, R. Simms l’a bien montré pour Athènes, des traditions différentes existent pour la date des Adonies. La détermination d’une date pour un lieu ne peut être avancée comme preuve pour une ville aux différences culturelles flagrantes située de l’autre côté de la Méditerranée.

En ce qui concerne la théorie astronomique plaçant, sur base d’un passage d’Ammien, le calendrier sothiaque au cœur de la fête, elle est le fruit d’une incompréhension du texte d’Ammien dans le chef de Fr. Cumont.

En effet, la mention « …salutare sidus inluxisse… » (Amm., Hist., XXII, 9, 14) ne doit pas être interprétée, comme le font J.G. Frazer ou Fr. Cumont, comme une indication astronomique mais bien comme une simple marque de respect envers le Prince. Une étude récente et concluante du texte d’Ammien Marcellin par J. den Boeft (1995) met en lumière que cette façon de saluer Julien n’est pas unique à Antioche, on la retrouve également lors de son entrée à Vienne [14]. Mais, plus encore, l’empereur lui-même entend être appelé de la sorte selon cet autre passage : « à l’exemple de la métropole populeuse et très fréquentée, il serait accueilli également dans les autres cités comme un astre salutaire » [15]. Ces titres sont par ailleurs attestés chez d’autres auteurs antiques [16]. L’indication astronomique de Fr. Cumont n’est en fait qu’une marque d’honneur que l’on donne au Prince. Il ne s’agit en aucune manière de la mention d’un lever d’étoile. La théorie de Fr. Cumont ne peut donc plus s’appuyer sur un élément tangible. Pour être rigoureux, tenons-nous à l’intervalle durant lequel Julien était certainement arrivé à Antioche : entre le 21 juin et le 28 juillet. Ceci n’invalide pas la proposition de Fr. Cumont, mais ne permet pas non plus de la confirmer ; elle est possible, sans plus. Nous avons une dernière source, un passage de Sozomène, décrivant un temple d’Aphrodite en Syrie et racontant qu’ « à Aphaka d’autre part, après une certaine invocation, à jour fixe, un feu s’élançait comme un astre depuis le sommet du Liban (la montagne) et il s’enfonçait dans le fleuve qui est auprès » (Soz., HE., II, 5, 5 ; trad. Festugière). Ce texte est assez obscur et n’a pas fait l’objet de commentaires approfondis, mais il serait tentant d’y voir un nouvel élément en faveur de la théorie du calendrier sothiaque. Cependant, il me semble que prouver la simultanéité des Adonies à Antioche avec le lever héliaque de Sirius sur la seule base de ce texte ne serait pas chose sérieuse.

Nous n’avons rien à opposer au vide que laisse derrière elle la théorie de Fr. Cumont. Aucune source ne nous permet d’apporter plus de précision. Ainsi, nous ne rejetons pas comme hypothèse de datation des Adonies le 19 juillet. Cette date est probable, mais aucun élément incontestable ne vient la prouver. Pour Antioche, la seule certitude que nous ayons, c’est que la fête s’est déroulée durant le mois de juillet 362.

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V. Conclusion

L’approche de la fête des Adonies n’est pas chose aisée, nous l’avons montré tout au long de cet article. Les sources mentionnant cet événement sont aussi concises que dispersées dans le temps. Les conclusions que nous pouvons extraire de celles-ci sont sans aucun doute biaisées par cela.

Ainsi, à l’exception des lamentations, nous n’avons aucune certitude quant à la présence des autres rites et pratiques que nous avons décrits. La présence de jardins d’Adonis ou d’effigies à son image sont possibles, nous les repérons dans d’autres descriptions de la fête. La résurrection d’Adonis, qui n’apparaît que dans les sources chrétiennes, est vraisemblablement un élément intéressant de l’étude de la fête à Antioche. À nos yeux, la mention de « ritu uetere » d’Ammien Marcellin est à interpréter comme l’absence de ce rite que nous qualifierons volontiers de « nouveau ».

Si l’attestation de la fête des Adonies durant l’été 362 ap. J.-C. ne semble pas discutable, il faut néanmoins rester prudent à propos des dates du 17 ou 19 juillet avancées par Fr. Cumont. En effet, l’historiographie moderne, davantage intéressée par la fête de l’Athènes classique que par l’Antioche de l’Antiquité tardive, ne fit que répéter les conclusions pour la ville syrienne du savant belge, les parant progressivement des atours de la certitude. Leur auteur avait pourtant pris la précaution de présenter celles-ci comme le résultat d’un faisceau de détails convergent. La longévité d’une hypothèse n’est pas un argument pour considérer celle-ci comme davantage crédible. Dans l’incapacité de trouver une réponse certaine à ce problème de datation, il nous faut donc rester dans un flou, moins rassurant qu’un jalon bien attesté, mais qui est le lot des recherches sur les événements anciens.

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Bibliographie

    Ouvrages et articles

 Sources anciennes


Notes

[1] Concernant Antioche, voir Downey G., History of Antioch, Princeton, 1961; Liebeschuetz J.H., Antioch. City and imperial administration in the later Roman empire, Oxford, 1972; Petit P., Libanius et la vie municipale à Antioche au IVe siècle après J.-C., Paris, 1955. 

[2] Amm. Hist., XIX, I, 11: « … in sollemnibus Adonidis sacris, quod simulacrum aliquod esse frugum adultarum religiones mysticae docent » et Amm, Hist., XXII, 9, 15 « … quod in adulto flore sectarum est indicium frugum » (trad. Sabbah).

[3] P. Bertac associe ces rites à la fête d’Isis de novembre qui se déroulait trois jours durant. Voir Turcan, 1992, p. 114 pour les fêtes isiaques.

[4] Amm, Hist., XXII, 9, 15. « Et uisum est triste quod, amplam urbem principumque domicilium introeunte imperatore tunc primum, ululabiles undique planctus et lugubres sonus audiebentur ».

[5] D’autres passages d’Ammien peuvent être facilement interprétés comme des présages de mort pour l’empereur : XXV, 2, 3-8 ; XXV, 3, 9 ; XXIII, 5, 4-14 ; voir également Lana I., 1998.

[6] Amm., Hist., XIX, I, 11 : « Feminae uero, miserabili planctu, in primaeuo flore succisam spem gentis solitis fletibus conclamabant, ut lacrimare cultrices Veneris saepe spectantur in sollemnibus Adonis sacris… ». 

[7] Plut., Nic., 13, 11. Il me semble plus correct dans ce contexte de traduire kopetoi par « elles se frappaient la poitrine » plutôt que « se frappaient le front » comme le suggère R. Flacelière ; voir également Plut., Alcib., 18, 5.

[8] kai prokeito pollachothi tès poleôs eidôla, kai taphai peri auta kai kopetoi gunaikôn èsan... Plut., Nic., 13, 11; trad. Flacelière.

[9] eidôla te pollachou nekrois ekkomizomenois homoia proukeièto tais gunaixi. Plut., Alc., 18, 5; trad. Flacelière.

[10] On retrouve ce phénomène d’habillement des statues notamment dans les processions des Panathénées où l’on revêtait Athéna du peplos, une robe.

[11] Théophraste parle dans un de ses textes (Thphr., HP, VI, 7, 3) de l’aurone cultivé dans des pots de terre comme les jardins d’Adonis.

[12] Amm., Hist., XXII, 9, 14 : « ...miratus voces multitudinis magnae, salutare sidus inluxisse eois partibus adclamantis ».

[13] Attalah (1966, p. 255) développe et soutient l’hypothèse d’une double fête, une au printemps, l’autre en été ; Simms, 1997, pp. 50-53, réexaminant les sources athéniennes avec précision, rejette les théories de Fr. Cumont et conclut sur la particularité d’Athènes quant à la date des Adonies. En rapprochant la fête de la mutilation des Hermès, elle parvient à aboutir de manière convaincante à la date du quatrième jour de Skirophorion (11 juin) pour l’année 415 av. J.-C.

[14] Amm., Hist., XV, 8, 21: « …communiumque remedium aerumnarum in eius lacabat aduentu, salutarem quendam genium adfulsisse… ».

[15] Amm., Hist., XXI, 10, 2: « quod ad exemplum urbium matris populosae et celebris, per alias quoque civitates ut sidus salutare susciperetur,… » (trad. Sabbah).

[16] Plin., Pan., 3, 2, 3: « quasi quoddam salutare humano generi sidus exortus es » ; Them., Or., 16.

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FEC 10 (2005)

Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 10 - juillet-décembre 2005

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