FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 9 -
janvier-juin 2005
Le labyrinthe dans les premiers romans d'Henry Bauchau :
un mythe en immergence
Étudiante de licence en langues et littératures romanes
<ivanquaethem@yahoo.fr>
L'article qui suit est une étude réalisée par une étudiante de première licence en études romanes à l'Université catholique de Louvain, dans le cadre du cours « Typologie et permanence des imaginaires mythiques » (2003-2004). Ce cours pluridisciplinaire, assuré par une équipe de professeurs, envisage entre autres les réécritures littéraires des mythes de l'Antiquité.
Mlle Vanquaethem aborde ici un auteur belge contemporain, Henry Bauchau, dont l'œuvre majeure (Œdipe sur la route, 1990) est ouvertement marquée par les figures du labyrinthe et de Thésée ; un dessin de labyrinthe orne aussi le journal de l'auteur, Jour après jour (1992). Mais qu'en est-il dans ses premiers romans : La Déchirure (1966) et Le Régiment noir (1972) ? L'analyse montre que les éléments mythiques y apparaissent déjà de manière cryptée. Ce type d'approche permet de comprendre comment les mythes antiques structurent toujours les imaginaires contemporains, et comment les décalages instaurés reflètent l'horizon culturel et le projet littéraire de l'écrivain.
[Myriam Watthee-Delmotte, chercheur qualifié du FNRS et professeur à l'UCL - avril 2005]
Introduction
La traversée du labyrinthe par Œdipe, dans le roman Œdipe sur la route du romancier belge contemporain Henry Bauchau (Arles, Actes Sud, 1990), constitue une des preuves de l'intemporalité de ce mythe initiatique qui confronte le sujet aux forces les plus obscures du monde et de l'inconscient. Le surgissement d'un imaginaire aussi marqué laisse entendre qu'il s'agit d'une figure que Bauchau connaissait bien et dont on pourrait déceler les antécédents dans ses deux premiers romans, La déchirure (Bruxelles, Labor, Coll. Espace Nord, 1998) et Le régiment noir (Arles, Actes Sud, 2000). En effet, les figures du labyrinthe et du Minotaure renvoient directement à un rite d'initiation alors même que ces deux romans mettent en scène des héros voués à s'affirmer et à être initiés. Le repérage du mythe « en immergence » [1], s'il apparaît en contrepoint du récit, permet donc de mettre en lumière de nouveaux éléments de l'univers initiatique auquel les héros sont confrontés.
Le labyrinthe et le Minotaure sont des éléments indissociables l'un de l'autre, figures d'engloutissement qui dévorent, digèrent et initient le héros. Elles invitent celui-ci à mourir de manière symbolique pour ensuite renaître à lui-même. Par ailleurs, la monstruosité qui caractérise le lieu et, surtout, la bête, renvoie directement à l'analyse psychanalytique du sujet moderne dévoré par les forces ténébreuses, issues de son inconscient, qui le divisent. Or, ce genre de problématique a influencé Henry Bauchau dans l'écriture de ses livres, lui qui, à la suite d'une thérapie psychanalytique, s'est lancé dans la littérature. Ainsi peut-on mettre en évidence toute la cohérence du mythe avec le projet de l'écrivain. Reste, dès lors, à faire apparaître un réseau de significations dans ces deux premiers romans, qui renvoient, même partiellement, aux différents syntagmes du mythe.
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I. La déchirure
1. Un parcours labyrinthique
À la lumière d'une lecture rigoureuse de La déchirure, la figure du labyrinthe transparaît, en immergence, sous divers aspects. Elle permet notamment d'éclairer l'organisation narrative du récit, et elle s'incarne dans cet élément-clef de l'imaginaire de Bauchau que constitue « l'escalier bleu ».
L'intrigue du premier roman de Bauchau se construit par l'alternance entre l'attente, pendant l'agonie de la mère, et la remémoration du passé du je narrateur. D'emblée, celui-ci évoque la difficulté d'organiser ses souvenirs. Alors qu'il apprend que sa mère a eu une « attaque », il se laisse porter par les images que lui évoque ce mot guerrier :
C'étaient ces images brouillées et d'autres encore, plus incertaines, qui se pressaient en moi pendant que je répondais au téléphone et m'apprêtais à partir. Depuis je n'ai plus jamais pensé à maman sans que tous les temps vécus, et d'autres peut-être, ne se mêlent en mon esprit dans une grande confusion. (p. 18)
Aussi les réminiscences ne surgissent-elles pas linéairement ou thématiquement mais elles apparaissent dans la confusion, le désordre le plus total, un désordre que le narrateur assimile lui-même au labyrinthe :
J'avance pas à pas dans ce labyrinthe de sons, d'images et de souvenirs lacérés, sans savoir où il va me mener. (p. 216)
L'œuvre même, à travers la narration, apparaît labyrinthique. L'écrivain a rejeté la linéarité du récit au profit d'autres figures, dont celle du cercle, de la boucle, du « cycle » (p. 152). L'organisation du récit est mise peu à peu au service de la perte et de la déraison. Dès lors, la figure labyrinthique hante l'ensemble du roman, tant dans le fond que dans la forme, ayant pour conséquence l'agencement difficile du récit, ce que le narrateur évoque lui même à propos du livre qu'il écrit :
Je pense à mon livre abandonné chez moi. Voilà un an qu'il est commencé et il progresse, malgré moi, dans plusieurs directions, sans avoir trouvé le centre. Parfois, je le sens tout proche, mais sans pouvoir le faire sortir de l'obscurité d'où il me guide peut-être. Je suis entré dans ce livre à l'aveuglette, pressé sans doute de me retrouver à la naissance de la parole, dans la déchirure de l'enfance, dans le creux, dans la faille, en tout cas dans l'endroit béant où je suis descendu avec la Sibylle. (p. 94)
La figure qui se dessine ici correspond en bien des points à celle d'un labyrinthe à plusieurs chemins, avec diverses impasses qui rendent difficile l'accès au centre, lieu sacralisé mais peut-être inexistant, où se trouve non l'objet de la quête mais la clef qui permettra de mener à bien la traversée du labyrinthe, ou du livre. Le narrateur s'enfonce peu à peu dans ce labyrinthe, le mouvement le plus important pour lui étant « d'aller vers la profondeur » (p. 112), de s'engouffrer, de se laisser avaler.
Désorienté dans son avancée, le narrateur évoquera à plusieurs reprises sa perte, sa perdition, fondamentalement liée à l'enfance et à la figure qui la domina de son « image verticale », la mère :
À cause d'elle, et de son indécision fondamentale, je ne pouvais pas choisir non plus. Je ne savais pas où j'étais, allant constamment d'un clan et d'une maison à l'autre et ne cessant pas de me perdre dans l'espace intermédiaire. (p. 109)
Le labyrinthe impose de choisir, mais le je ne peut se dépêtrer de son incertitude fondamentale et s'avère « obligé de demeurer dans cet état de doute pénible et d'interrogation, allant et cherchant dans ce couloir incertain où [sa mère l'] avait abandonné » (p. 112). Le narrateur se voit donc obligé de sillonner le chemin, d'aller et de venir sans pouvoir réellement avancer, à cause de la blessure originelle (« l'univers discontinu ») qu'il n'arrive pas à surmonter et qui est la cause de tous les obstacles qu'il rencontre :
Le sol boulant sous mes pieds, j'avance - ou je recule - dans un interminable bourbier [2], l'oreille assourdie par le bruit des torrents, le regard obstrué de formes écrasantes ou mesquines. Je suis plongé dans l'univers discontinu, voilà ce qui m'est arrivé soudain et dont les autres malheurs […] ne sont que les péripéties. (p. 124)
Ainsi comprend-on que s'il ne trouve pas la voie qui mène au centre du labyrinthe, c'est parce qu'il n'ose pas réellement s'aventurer dans le chemin qui y mène, et qu'il se perd dans les impasses de son inconscient afin de ne pas se retrouver tout de suite devant la déchirure initiale. Fuyant, donc, devant son mal, le narrateur est tenté, à certains moments, d'abandonner :
Je coupe. Je coupe le cordon très ancien. Je coupe les liens avec Mérence, avec Olivier, avec Blémont. Je coupe le chemin du soleil [3], le chemin qui descend, le chemin du galop. Je coupe tous les chemins vers la profondeur. Quand la chose vient, je recule, je fais sauter le pont et la rivière est coupée. Je ferme la porte et la maison est coupée. Je me barricade dans le grenier, je pousse la vieille armoire devant la porte et je suis coupé des vivants. Je ferme les lucarnes, j'entasse des caisses et la lumière est coupée. J'entends encore galoper les rats mais il faut les tuer. Il faut tuer le plus possible. Alors je m'assieds dans la poussière des débris du temps et j'étouffe. J'entends le bruit du vent. C'est le signe de ma défaite. On ne peut pas couper le vent et avec lui tout recommence. (p. 149)
Le narrateur cherche sans cesse à fuir mais il ne peut couper à ses responsabilités, et sa fuite, désespérée, est vouée à l'échec : « on n'en sortait pas » (p. 140). Il lui faut donc entrer tout entier dans le labyrinthe, affronter le nœud du problème. Par ailleurs, il est aisé de retrouver dans ces lignes, dans cette volonté de « couper », l'image du fil d'Ariane, analogue au cordon ombilical et qui relie le je à l'enfance.
Le narrateur, en fin de compte, se laisse engloutir, s'enfonce vers le centre du labyrinthe, évoquant ce point central qu'est « le jeu originel », d'où est issue la déchirure initiale entre la vie et le monde, entre l'enfant et la mère, entre la pensée et les mots. Après la traversée de ce point central, après la victoire sur le labyrinthe, le narrateur, initié, devient maître des mots, par la réalisation de son livre, et il accède à la maîtrise de soi à travers sa réconciliation avec sa déchirure : « On peut vivre aussi dans la déchirure. On peut très bien » (p. 13).
Il faut par ailleurs noter que le labyrinthe et le parcours initiatique du narrateur se trouvent mis en abyme dans l'escalier bleu, situé au cœur de la « maison chaude » (p. 95). En effet, dans le souvenir du narrateur, celui-ci ne se présente pas comme une allée rectiligne qui monterait et qui descendrait, mais comme un lieu noué, emmêlé :
C'est derrière la palissade couverte d'affiches qu'il faut découvrir l'escalier. Il grimpe et s'enchevêtre dans tous les sens autour de ce qui fut naguère un palais, puis un entrepôt, et qui aujourd'hui n'est plus rien. (p. 19)
Ce lieu mythique et multiforme, dans lequel l'enfant s'engouffre, « descend » (p. 112), lieu de la déchirure où, comme nous le verrons, il rencontrera son Minotaure, est tout à fait propice à la perte. Le narrateur en fait d'ailleurs l'expérience, ce qu'il se remémore avec la Sibylle :
Qu'est-ce qui m'est arrivé dans cet escalier ? Je crois que je me suis perdu. Je m'étonne d'avoir dit cela, car l'escalier a peut-être été le lieu le plus familier de ma vie. Pourtant, c'est exact, je me suis égaré là comme un enfant se perd dans une gare ou un grand magasin, et qu'il n'y a plus d'autres ressources que de se mettre à pleurer. (p. 73)
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2. Un fil d'Ariane symbolique
La Sibylle, qui préside aux séances de réminiscence du narrateur, assume un rôle comparable à celui du fil d'Ariane. Omniprésente, servant toujours de point d'appui dans le texte pour faire progresser le récit, elle accompagne partout le narrateur et l'ouvre à un autre monde, à l'univers labyrinthique de son inconscient :
Vous êtes là. Vous êtes toujours là. Rien ne peut plus vous empêcher d'être assise dans ma vie pour l'éternité. Vous m'avez trompé. Je voulais un médecin, pas une Sibylle, ni ce grand pays derrière vous qui m'appelle. (p. 64)
D'une part, la Sibylle, à l'instar du fil d'Ariane, permet au sujet qui s'engouffre dans le labyrinthe d'avoir un sentiment de sécurité, un point d'appui à partir duquel il peut affronter l'angoisse des profondeurs inconscientes. Présence silencieuse à l'écoute, elle porte la voix et les souvenirs du narrateur :
Ce n'est pas ce que je croyais, la Sibylle n'est pas celle qui sait, encore moins celle qui conseille. Elle est celle qui est assise et qui écoute. Alors que je suis toujours ailleurs, dans le passé ou dans l'avenir, elle est présente, elle est là. Insignifiante parfois, au milieu des rendez-vous de la semaine. Occupant tout, obstruant tout, inévitable, lorsque l'angoisse s'avive. Elle est aussi une Grande Muraille. Silencieuse, impénétrable, barrant l'horizon comme l'autre. (p. 62)
La Sibylle, obstacle labyrinthique nécessaire à l'initiation du narrateur, qu'il « paie pour apprendre à bien le franchir » (p. 63), empêche celui-ci de se perdre et lui permet de sortir du « bourbier » de la dépression : lui permettant de ne pas s'égarer, du même coup, elle le sauve et le renvoie à la société « à peu près en état de marche » (p. 246). Aussi, « son image aujourd'hui signifie : je vous ai tiré du pire, le reste c'est votre affaire » (p. 245).
Mais la Sibylle permet, d'autre part, d'avancer, d'aller plus loin, de s'engouffrer, de se laisser engloutir dans le labyrinthe, avec l'assurance de ne pas se perdre. Dès lors, elle ouvre des portes nouvelles, des chemins à explorer, voies de l'inconscient et du plaisir, sorties de secours pour un moi enfermé dans le monde « comme ça » (p. 204) :
Comment faire avec cette matière - ou cette pensée - féminine qui voltige autour de vous, qui vous pousse sans cesse en avant ou en arrière, qui dérange votre coiffure, bouleverse vos idées et votre confort et vous fait sentir de mille et une manières que vous êtes lourdaud, tout à côté de ce qui est vrai et amusant. (p. 63)
Poussant le narrateur à toujours descendre plus loin, la Sibylle, figure initiatrice, fait peu à peu émerger chez son patient, le narrateur, un autre fil d'Ariane, qu'il portera en lui et qui lui permettra de devenir autonome et davantage sûr de lui : portant la voix du je, la psychanalyste transforme cette voix en un fil continu de paroles, qui soutiendront le récit et deviendront écriture.
La règle fondamentale, c'est qu'il faut tout dire. Les pensées, les rêves, les désirs : tous vos mensonges. (p. 181)
Le narrateur, dès lors qu'il fait sien le discours interrogateur, questionnant, de la Sibylle, intègre le fil d'Ariane, c'est-à-dire la voix de la psychanalyste, dans sa vie quotidienne. Les cas sont fréquents où le je se parle à travers les questions de la Sibylle, qu'il a intériorisées, afin de ne pas s'abandonner à l'angoisse, et pour mieux diriger sa pensée, pour mieux explorer sa parole :
Où ai-je vu mourir ce cheval maigre ? C'est de lui que je tiens ma plus ancienne expérience de la mort. Comme elle était semblable à celle-ci. Déjà ce souffle lacéré, le soulèvement de la tête et des épaules et la même obstination têtue. Qui était ce cheval ? Ce cheval de Blémont, puisqu'on voyait Victor lui bouchonner le ventre et lui soulever parfois la tête sur ses genoux. (p. 222)
L'image du fil d'Ariane se reflète donc dans l'écriture même. Celle-ci, comme le cordon ombilical, dira le lien à la mère, à l'enfance et à son imaginaire, mais elle servira également de barrière contre la perte et le désespoir, et elle sera l'outil grâce auquel le narrateur explorera son intimité.
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3. Thésée et le Minotaure : deux faces du Moi
L'identification du narrateur avec Thésée vient de l'analogie de leur parcours : ils sont en effet tous deux plongés dans un univers labyrinthique et effrayant dont ils tentent de trouver l'issue. Cependant, la faiblesse, l'incertitude et la peur fondamentales du narrateur empêchent de le considérer comme un véritable héros, et l'analogie des deux personnages s'avère dès lors fort restreinte :
Vous vous contentez d'appeler ma force. Je n'ai plus de force. Je ne veux plus en produire. La force me fait peur. Ça dégoûte d'avoir tant de plaisir à l'avouer, mais j'ai peur. J'ai tout le temps peur. Il faut bien que je le supporte. (p. 64)
Par ailleurs, on décèle chez le narrateur une facette obscure où s'incarne la figure du Minotaure telle qu'elle s'est révélée dans la littérature contemporaine : la part inconsciente, instinctive et difficile à assumer que chacun porte en soi. En effet, dans l'escalier bleu, l'enfant a connu un dédoublement d'où a surgi « l'homme noir », le Minotaure, incarnation de l'inconscient, de la matière refoulée. Grâce à l'homme noir, l'enfant peut transgresser les lois : il se livre à l'inceste et embrasse Mérence, le double de sa mère. Ainsi, « l'homme noir », c'est le Minotaure, figure aux gestes brusques, voire bestiaux, qui problématise le désir et figure les fantasmes de l'enfant :
[…] à l'attirance de maman se superposait celle de l'homme noir, en train de baiser Mérence sur la bouche, et cette image, à son tour, produisait celle du garçon de la nuit, en révolte et en érection. (p. 112)
D'autres éléments permettent d'appuyer l'analogie entre le narrateur et le Minotaure. Comme le Minotaure, le narrateur s'est senti toute sa vie un enfant rejeté, voire abandonné, principalement de sa mère, qui apparaît dès lors comme une nouvelle Pasiphaé. Laissé à lui-même, le petit est dès lors condamné à errer dans un « monde comme ça », un labyrinthe, qui ne lui convient pas :
Elle (maman) n'a pas besoin de répéter. Je sors. J'ai retrouvé la situation fondamentale. Je suis, comme autrefois, celui qui est de trop. À nouveau rejeté, repoussé par l'incompréhensible injustice. (p. 58)
Ce sentiment d'abandon se mue peu à peu en complexe de persécution . Faible et toujours incertain, le narrateur a, en effet, le sentiment d'être une victime facile pour sa famille de chasseurs ancestraux, lui qui affirme : « Tu ne chasses pas, toi. Tu es chassé. » (p. 61)
Un narrateur double, une figure mixte, autant Thésée que Minotaure, traqueur et chassé, telle est la situation initiale, qui correspond à l'analyse psychanalytique du sujet moderne, divisé entre sa personnalité sociale, soumise aux lois, et sa nature érotico-morbide. Le lent travail d'intégration de cette seconde nature sera la clef de la réconciliation du narrateur avec lui-même. Le narrateur, dans un premier temps, défie le Minotaure, ne sachant pas encore qu'il fait partie de lui :
Qu'importe mon personnage minuscule et la puissance de mon adversaire. Je ne me coucherai pas. Jamais ! (p. 66)
En fin de parcours, le narrateur, mis en déroute par ce combat insoluble, cette poursuite de soi-même, découvre où se cache son ennemi, son autre, avouant : « Je m'aperçois, pour la première fois, que par toute la part submergée de moi-même je suis l'homme noir » (p. 183). Il lui a donc fallu affronter son Minotaure, combattre l'homme noir intérieur pour renouer avec lui-même et s'assumer. De cette lutte, proche de celle de Jacob avec l'ange, où « il faut se combattre avant de se connaître », jaillira la vie :
J'ai assumé l'homme noir qui par violence, par ruse et par abomination a tenté de vaincre l'autre et n'a pas été vaincu par lui. Ce combat, cet affrontement, c'est la vie, c'est l'écriture que je veux vivre. (p. 242)
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II. Le régiment noir
1. L'espace mortifère de la guerre
Dans ce second roman de Bauchau, la forme du labyrinthe peut se déceler dans l'espace du champ de guerre, dans la guerre elle-même, cette guerre de Sécession où le premier narrateur en je, celui qui invente l'histoire, décide d'embarquer son père, Pierre. En effet, la guerre, à l'instar du labyrinthe, apparaît d'emblée comme un phénomène castrateur, comme une matière dévoratrice, un « espace ritualisé féminin et dévorant [4] ». Cette « matière féminine », Pierre rêve de la « saisir », de « la pétrir, l'ouvrir » (p. 59) et de s'y engloutir comme dans la gueule béante d'un labyrinthe. Plongé dans un tel contexte, Pierre, pour ne pas se perdre, peut compter sur son esprit mathématique, sur son intelligence tactique, héritée du grand-père, qui avait fait les campagnes de Napoléon. Grâce à ce génie méthodique, il est capable de percer le secret de la guerre et de son labyrinthe, qui sont en effet des constructions mathématiques mises au service de la perdition. Aussi, même si le chemin sera long, même si la guerre prendra du temps, « l'issue est certaine » (p. 109) : Pierre traversera le labyrinthe.
Dès la première attaque que Pierre doit mener, il se trouve confronté à une situation dédaléenne. Il s'agit de la bataille de Bull Run, « course de taureau » à l'image de celle des soldats réguliers, qui sont obligés d'aller toujours vers l'avant, car « on ne peut fuir qu'en avant » (p. 56) et se lancer dans la gueule du loup, du monstre dévorateur qu'incarne l'ennemi, Stonewall Jackson :
Au milieu [des troupes ennemies], il y a une voix, une voix qu'il nous faut absolument entendre et qui nous contraint au silence. Une voix qui dit : Attention, laissez-les venir. Et, comme elle le veut, nous sommes obligés d'avancer. (p. 59)
Les troupes fédérales dans lesquelles Pierre est incorporé s'engouffrent donc dans le chemin qui mène à l'ennemi, chemin semé d'embûches qui se présente à la manière d'un labyrinthe crétois. En effet, cet espace labyrinthique, cette grande plaine de Bull Run ne semble posséder qu'une voie unique, avec divers obstacles dont un « pont de pierre » et une « rivière » (p. 54), des « taillis » qu'il faut écraser et des « troncs » entre lesquels il faut sinuer (p. 55), et surtout la menace constante des obus. L'armée traverse cet espace mortifère qui se présente comme un lieu stratégique, avec des points hautement importants, tels que cet emplacement central qu'occupe « la maison de la veuve », qui est la « clef de la position » (p. 61).
Après cette épreuve du feu, la configuration labyrinthique de l'espace ne cesse de se manifester toujours plus dans ces grands territoires sauvages du Sud, que les Nordistes ne connaissent pas, ce qui les handicape grandement et les oblige à progresser lentement, alors que les Sudistes peuvent mener des attaques éclairs, eux qui connaissent les « routes inconnues » (p. 103) de ces contrées. Dans l'armée de Lincoln, « les cartes sont rares et sommaires », c'est pourquoi elle est obligée de passer par les routes et les voies principales, alors que les troupes de Richardson Davis « connaissent tous les sentiers de traverse » (p. 99) par lesquels elles peuvent surprendre ou s'échapper. Dans ces derniers exemples, l'espace prend la forme non plus d'un labyrinthe crétois, mais d'un dédale à plusieurs voies parmi lesquelles il faut choisir le bon parcours, celui qui permet d'arriver à destination. Les troupes doivent avancer dans ces « ténèbres » (p. 138), constituées de « chemins étroits » (p. 118), dans lesquels il faut faire passer les canons et les hommes. Tout le long du récit, il s'agira pour Pierre et son régiment noir de progresser, d'avancer, de s'engouffrer dans le Sud, par un mouvement vers le bas où on se laisse toujours davantage engloutir :
On descend - pourquoi descend-on, ce n'est pas une image, c'est le mouvement qu'on fait - on descend toujours plus profondément vers le sud. (p. 380)
Progressivement, ce lieu inconnu tournera à l'avantage de Pierre et de ses compagnons, devenant un lieu de refuge qu'ils ont, après un temps d'initiation, assimilé, et qui leur permet de progresser cachés, à l'abri des troupes rebelles. Dans ces lieux obscurs et mystérieux, le régiment noir bâtira sa victoire en surprenant l'ennemi, l'attaquant à la faveur de la nuit et se retranchant dans les méandres des forêts du pays.
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2. Les voix d'Ariane
Dans ce second roman, il est intéressant de voir comment, à nouveau, des voix conseillères, non plus celle de la Sibylle, mais celle du grand-père Pierre et celle du fils, jouent le rôle du fil d'Ariane, non seulement en unissant le héros au monde de l'enfance, à l'Europe, mais aussi en lui donnant les clefs et l'assurance qui permettent d'avancer dans le labyrinthe et d'en sortir.
Le grand-père de Pierre incarne cette voix, cette « profondeur d'une voix » (p. 175), qui est celle de l'expérience de la guerre. Elle va permettre au futur colonel de se forger un esprit tactique et de sortir des situations les plus délicates. Ainsi, lorsque Pierre cherche une solution pour ne pas battre en retraite et sacrifier des hommes, il invoque son grand-père :
Il faut sauver les hommes par les canons. Le père Pierre savait, oui, aurait su comment faire. Me rappeler sa voix et ce qu'il m'a dit un jour en forêt. (p. 105)
Il a donné à son petit-fils « le feu et la vigueur » (p. 18), et grâce à lui, Pierre trouve le courage, la force et l'intelligence d'avancer, de progresser sur l'échiquier de l'adversaire. L'aïeul, par exemple, a appris à son petit protégé les tactiques napoléoniennes, celles qui lui reviendront à la mémoire et lui permettront de penser comme Jackson et de le combattre.
À cette voix se superpose celle du fils, le premier narrateur en je, qui peut aider son père imaginaire par l'écriture, écriture qui lui permet de défendre et d'attaquer. C'est donc aussi cette voix qui donne à Pierre son assurance et ses repères, notamment lorsqu'elle cite les passages de l'Histoire de la guerre de Sécession. Cette voix le mène, le guide, du début à la fin, dans l'espace labyrinthique du récit.
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3. Thésée et le Minotaure : doubles et dédoublements
Les personnages et les camps opposés dans la guerre de Sécession se présentent non pas selon une simple opposition binaire mais selon un jeu complexe de doubles et de dédoublements. En effet, le premier roman a permis, nous l'avons vu, d'accepter la déchirure initiale du sujet, c'est-à-dire sa division intrinsèque entre des pôles difficiles à concilier.
La lutte qui a lieu entre les forces du Nord et du Sud n'a rien de manichéen : les deux camps confinent à l'ambiguïté, car ni l'un ni l'autre ne s'avère totalement juste ou démoniaque. Le Nord, d'abord, se bat pour une idée : l'abolition de l'esclavagisme. Cela lui permet de toucher à des principes universels et donc de regrouper des forces venues de tous horizons, y compris les Noirs. Cependant, derrière cette idée, il y a les puissants, les patrons d'usine, les capitalistes aux allures de démocrates que Pierre exècre. Il le reconnaît lui-même, avouant : « En somme, nous avons fait, nous avons gagné une guerre de Blancs » (p. 352).
De l'autre côté, « Stonewall Jackson et Robert E. Lee ne se sont pas battus pour l'esclavage », mais pour un sol, dont Pierre sent « qu'il est celui d'une vraie patrie » (p. 348). Aussi, le visage de ces deux généraux donne une apparence humaine au combat des Sudistes, masquant les faces haineuses des anciens maîtres. Particulièrement, Jackson incarne la figure du chevalier, valeureux et généreux, que Pierre aime plus que tout. Cependant, défendant le Sud, Stonewall Jackson, « tout rouge, tout noir, absolument sans visage » (p. 130), incarne également le Minotaure, avec sa « crinière géante » et « sa bouche qui profère l'insupportable cri » (p. 129). Ainsi, ce Minotaure du camp ennemi est-il celui qu'il faut chasser, « poursuivre », « encercler » (p. 107), jusqu'à la mort :
Jackson nous a chassés vers le nord, maintenant c'est nous qui le poursuivons vers le sud. Il a été meilleur chasseur que nous, maintenant il est meilleur gibier. (p. 107)
Finalement, Pierre tuera Jackson en donnant l'ordre de l'abattre alors qu'il est blessé. Cette mise à mort lâche mais cruciale, accomplie par un homme qui a dû, pour tuer l'image du père et de l'Occident, « penser noir », marque ce moment capital où l'initié monte un des premiers échelons qui mènent à l'initiation.
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Outre les camps des Nordistes et des Sudistes, le héros lui-même se présente comme divisé. Ainsi, Pierre apparaît comme un sujet difficile à saisir. Cet homme, qui s'est toujours senti rejeté par sa mère, est marqué par un important complexe d'infériorité, lui qui n'a pas, comme ses frères et sœurs, « de plumes éclatantes » mais qui « est vêtu de duvet gris » (p. 18). Il n'ose pas s'affirmer, dire sa colère, et donc, devant sa mère, qu'il nomme froidement « Madame Henriette », il se tait. Cependant, ce mystérieux silence intrigue son fils, le premier je du récit, qui décide d'entraîner son père dans un processus d'héroïsation qui le rapprochera davantage d'un héros tel que Thésée. Pour opérer cette transformation, le fils développe chez son père les qualités qu'il a héritées de son grand-père, « le feu et la vigueur » (p. 18), qui lui donneront le courage d'embarquer sur le Flandria pour s'engager dans l'épopée de la guerre de Sécession. Dans le combat, Pierre révèle un grand esprit d'initiative et un courage impressionnant qui vont lui permettre de monter les grades de la hiérarchie militaire et de prendre de plus en plus les traits du grand héros guerrier, grâce à qui la victoire a été conquise.
Cependant, Pierre n'est pas un héros transparent : il est déchiré intérieurement par la part obscure qui l'habite, et que la guerre fait émerger. Cette seconde nature, ce Minotaure qu'il porte en lui, se rattache notamment à sa volonté dévoratrice et castratrice, lui qui veut aborder l'ennemi pour « le mordre, l'abattre, lui couper son phallus » (p. 54). Plus généralement, l'inconscient meurtrier de Pierre se manifeste dans la colère qui l'habite à certains moments, surtout lorsqu'il manipule les canons. Peu à peu, au fil du roman, le déséquilibre entre ses deux camps internes et opposés s'amplifie : « Pierre pense noir (…) il pense canon. Toujours, toujours plus… » (p. 173). Homme de canons, le colonel se laisse peu à peu aliéner par ceux-ci, comme le lui révèle l'Indienne Shenandoah :
[Pierre à Shenandoah] Pourquoi ne puis-je pas rire comme toi ? - À cause des canons auxquels tu ne peux cesser de penser, à cause de ta tête de silex qui n'aime pas ce qui est. (p. 206)
« À force de penser noir, Pierre est remonté jusqu'au lieu où l'on pense - à moins que l'on ne soit pensé - indien » (p. 184). Au contact des Indiens, peuple de la pensée originelle, non possessive, toujours en harmonie avec la nature, Pierre renoue avec sa part sauvage et bestiale, contamination animale qui renvoie directement à la figure du Minotaure. Rebaptisé par Shenandoah, il devient « Cheval rouge ». Cependant, loin de contrôler sa bestialité, Pierre se laisse submerger par cette pensée instinctive, sans règle aucune. Il perd son caractère humain et social, il ne rit plus, il est envahi par la colère issue de sa « nature sévère et sevrée » (p. 115), « sa colère native, celle qui n'est pas née durant cette guerre mais à Sainpierre, en suçant le mauvais sein, près du cœur qui ne donnait pas de chaleur » (p. 303). Cette incarnation nouvelle de la monstruosité du Minotaure en Pierre, à la fois cheval rouge et lion noir, l'amène à transgresser tous les interdits, jusqu'à participer à cette chasse sanguinaire avec M. Leeuw et ses lions : ayant tué un cerf, « il y enfonce son visage, il tente de boire et de mordre dans la blessure » (p. 343), moment de terreur absolue où, accomplissant les désirs morbides de son inconscient, il outrepasse toute limite. Par la suite, se rendant compte qu'il a été trop loin, Pierre reviendra « à une forme ténébreuse de conscience » (p. 343).
Par ailleurs, le Minotaure se manifeste également chez Pierre à travers son double, ou son autre moitié, qu'est l'ancien esclave Johnson. Avec lui, il peut rejoindre l'unité et ne plus être séparé des autres, être à la fois blanc et noir, aimer les canons et se battre contre l'esclavage. Le Minotaure de Pierre qui s'incarne dans Johnson problématise le rapport de Pierre au désir, à la sexualité. En effet, l'ancien esclave ne connaît pas les tabous de la civilisation occidentale par rapport à l'érotisme et il n'a aucune gêne à évoquer des scènes sexuelles, en gestes ou en paroles :
Johnson saisit vigoureusement son sexe dans sa main à travers le pantalon de toile : Les canons, je les aime comme ça ! (p. 74)
Ainsi Johnson confronte-t-il Pierre à son désir. Pour le réconcilier avec ses fantasmes, il n'hésite pas à recourir à des images violentes, comme lorsqu'il impose à la vue de son ami le contact érotique et brutal de sa peau noire contre la peau blanche de Rachel. Cependant, ce double afro-américain, dans son rapport fusionnel avec Pierre, se sentira lui aussi, peu à peu, aliéné par les canons, par la pensée rationnelle et guerrière, qui est celle des Blancs. Pour se réconcilier avec lui-même, il se séparera donc de Pierre, avec l'aide de Granpé :
[Johnson à Granpé, en pensée] Je sens ton tranchant qui nous sépare, oui, l'outil qui scie le tube du canon et forme deux parties avec l'âme où nous avons connu l'unité. (p. 367)
Livré à lui-même, ne pouvant compter que sur lui, Johnson, « sans armes » (p. 369), doit assumer seul les forces contraires qui l'animent. De même, Pierre, abandonné de Johnson, pourra enfin se retrouver, se réconcilier avec les forces obscures de Sainpierre et des canons. C'est à ce moment que l'initiation des deux héros est accomplie, lorsque leurs deux forces séparées et autonomes s'équivalent, tout en affirmant leurs différences, lors du combat de la fête du « grand été » qui clôture le récit.
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Conclusion
De manière implicite, l'auteur reproduit donc l'enchaînement du syntagme minimal du mythe du labyrinthe, sans reprendre pour autant toute la sérialité. Tout d'abord, le cadre spatial s'affirme comme un lieu labyrinthique, lieu de perte où le sujet ne retrouve aucun repère et qu'il doit également accepter, pour peu à peu en sortir, trouver l'issue. Concernant les personnages, l'héroïsme de Thésée s'estompe, de même que la figure d'Ariane. De Pasiphaé reste la figure maternelle qui abandonne son fils, le rejette, lui fait sentir qu'il n'est pas comme les autres. En cela, ce dernier se sent monstrueux. Aussi ce fils, sujet de ces deux romans, est-il essentiellement marqué par la présence en lui du Minotaure, qui le gêne, l'interroge, et qu'il doit, après le passage initiatique, assumer et non plus tuer.
Bauchau, par la reprise de ce mythe, cerne toute la difficulté du sujet moderne à se situer dans un monde toujours plus vaste et plus complexe, où chacun a tendance à fuir un espace intérieur qui effraye. Accepter la part sombre en soi, vivre dans la déchirure et assumer sa solitude, celle qui fait de chacun un être unique et toujours séparé, tel est le parcours initiatique proposé par Bauchau, à l'issue duquel l'être, plus ou moins réconcilié avec lui-même, peut définitivement se tourner vers le visage de l'autre.
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Notes
[1] BRUNEL P., Apollinaire entre deux mondes. Mythocritiques II, Paris, PUF, 1996. [Retour]
[2] « pierrier » dans la version de 1966, p. 103. [Retour]
[3] Remarquons que ce « chemin du soleil » s'avérera être la sortie… [Retour]
[4] SIGANOS R., Le Minotaure et son mythe, Paris, PUF, 1993, p. 42. [Retour]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 9 -
janvier-juin 2005