FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 9 - janvier-juin 2005


Vespa, le Iudicium coci et pistoris iudice Vulcano (Anthologie Latine, 199) :
introduction, texte latin, traduction et notes

par

Jean-Frédéric Lespect

Doctorant à l'Université Paris IV - Sorbonne

<fredlespect@yahoo.fr>


Introduction - Texte latin et traduction française - Notes de commentaire


Texte latin et traduction française

Iudicium coci et pistoris iudice Vulcano
Le Procès entre un cuisinier et un pâtissier jugé par Vulcain

       Ter ternae, uarias, cunctae, quae traditis artes,
       linquite Pierios colles et scribite mecum !
       Ille ego Vespa precor, cui diuae saepe dedisti
       per multas urbes populo spectante fauorem.
  
  Scribere maius opus et dulcia carmina quaero ;
       nec mel erit solum: aliquid quoque iuris habebit.

Vous les neuf <Muses> qui enseignez les différents arts, quittez les pentes du mont Piérus [3] et venez toutes écrire à mes côtés. C'est moi, Vespa, qui vous supplie, déesses, moi à qui souvent <déjà> vous avez été favorables dans de nombreuses villes, devant une foule de spectateurs. Je désire <aujourd'hui> écrire une œuvre plus grande et en vers agréables. Elle ne sera pas que douceur, elle aura aussi du piquant [4].

 

La plaidoirie du pâtissier

       Contendit pistor, cocus est contrarius illi,
       his est Vulcanus iudex, qui nouit utrosque.
       Ad causam pistor procedit primus agendam,
 
 10  canitiem capiti toto praebente farina :

Un pâtissier se querelle, il a pour adversaire un cuisinier, Vulcain est leur juge, lui qui les connaît tous deux [5]. Le pâtissier s'avance le premier pour plaider sa cause, la tête toute blanchie de farine :

       « Numina per Cereris iuro, per Apollinis arcus !
       Miror enim - fateor - et iam uix credere possum,
       quod cocus iste mihi sit respondere paratus,
       de cuius manibus semper fit pane satullus,
  
15  quisue sit utilior, audet contendere mecum.

« Par la divinité de Cérès et par l'arc d'Apollon, je le jure ! En réalité, je suis stupéfié - je l'avoue - et j'ai encore du mal à croire que le cuisinier que voici soit prêt à s'opposer à moi, moi qui fais de mes mains le pain qui le rassasie chaque jour, et qu'il ose lutter avec moi pour savoir qui <de nous deux> est le plus utile.

       Sunt testes anni faustae Ianique Kalendae
       quique meum studium per Saturnalia norunt,
       quorum epulas semper rerum commendo paratu.
       Sis memor, o Saturne, tuis quod praesto diebus
  
20  et me prae studio trepidum tu numine firma!

J'ai pour témoins les prospères calendes du nouvel an et de Janus, et tous ceux qui connaissent mon savoir-faire lors des Saturnales, dont toujours je fais la réputation des banquets par mes préparations. Souviens-toi, Saturne, de ma contribution à tes fêtes et soutiens de ta puissance divine un homme qui met toute son ardeur à la tâche.

       Aurea coeperunt sub te quoque saecula farre ;
       denique si Cereris non tu pia dona dedisses,
       roderet adsidue cocus iste sub ilice glandes.
       Nempe opus est cunctis panis, quem nemo recusat ;
  
25  quo sine quas possunt mortales ponere cenas ?
       Qui uires tribuit, qui primum poscitur, hic est,
       quem serit agricola, quem maximus educat aether.
       Hunc pater Aeneas Troianis uexit ab oris.
       Nil sine quo tua iura ualent, ingrate, canina !
  
30  Prouocor ut dicam : +militonem tu roso+ temptas,
       quem docuit notus Cerealis fingere panes
       urbe Placentinus.

Sous ton règne aussi, c'est grâce au blé qu'a débuté l'Âge d'or ; après tout, si tu ne <nous> avais pas offert les dons sacrés de Cérès, ce cuisinier passerait son temps à ronger des glands sous un chêne [6]. N'est-il pas vrai que tout le monde a besoin de pain, que personne ne s'en dégoûte ? Sans lui, quelle sorte de repas les hommes pourraient-ils servir ? C'est lui qui donne des forces, c'est lui qu'on réclame en premier, lui que sème le cultivateur et que fait pousser l'immense éther. C'est lui que le vénérable Énée a emporté en quittant les rivages troyens [7]. Sans pain, tes méchantes sauces ne valent rien, ingrat ! Je suis obligé de le dire : tu t'attaques +à un maître+, qui tient l'art de façonner les pains de Cerealis Placentinus [8], qui est bien connu en ville.

                                     Cunctas qui tradidit artes,
       Pythagoras, populo nescis quae suaserit olim,
       mandere ne uellent mixtas cum sanguine carnes ?
  
35  « Si iugulatis oues, quid erit quod uestiat ? » inquit,
       « mactentur uituli, nec erit iam uomeris usus
       nec segetum fecunda dabit sua munera tellus ! »

Ignores-tu qu'un jour Pythagore, qui a transmis toutes les connaissances, a conseillé au peuple de ne pas manger de viandes mêlées à du sang [9] ? Voici ses paroles : « Si vous égorgez les brebis, que restera-t-il pour vous vêtir ? Qu'on mette les veaux à mort, et il ne sera plus possible d'utiliser la charrue, et la terre riche en moissons ne livrera plus ses dons ! »

       At temere facio, si te, coce, conparo nobis,
       cum possim, numen quodcumque potest superorum :
  
40  Iuppiter ipse tonat : tono, cum molo, sic ego pistor ;
       Mars subigit bello multas cum sanguine gentes :
       pistor ego mactra flauas sine sanguine messes ;
       tympana habet Cybele : sunt et mihi tympana cribri ;
       Thyrsitenens Satyros : facio et saturos ego plures ;
  
45  illum praecedunt Panes : facio mihi panes.

Mais, cuisinier, je suis un sot de te comparer à moi, puisque je peux faire tout ce que font les dieux dans leur puissance : Jupiter tonne, moi aussi, le pâtissier, je fais un bruit de tonnerre lorsque je fais tourner ma meule ; à la guerre, Mars soumet bien des peuples en faisant couler le sang, moi, le pâtissier, au pétrin, sans faire couler de sang, je pétris les blondes récoltes ; Cybèle a ses tambourins, les tamis sont les miens ; le dieu au thyrse a des Satyres, moi je rassasie de nombreuses personnes ; des Pans lui ouvrent la marche, pour ma part, je fabrique des pains [10].

       Quidue etiam manibus nostris non dulce paratur ?
       Nos facimus populo studiose coptoplacentas,
       nos adipata damus, nos grata canopica uobis,
       crustula nos Iano, sponsae mustacia mitto.

Et, en outre, quelle friandise [11] n'est pas préparée par mes mains ? C'est moi qui confectionne avec amour les coptoplacentae pour le peuple, encore moi qui vous fournis les adipata et les délicieuses canopica, toujours moi qui donne les crustula à Janus et envoie les mustacia à la mariée [12].

  50  Nouerunt omnes pistorum dulcia facta,
       nouerunt multi crudelia facta cocorum :
       tu facis in tenebris miserum prandere Thyestem,
       nescius ut Tereus cenet, facis, inprobe, natum,
       tu facis in lucis ut cantet tristis aedon
  
55  maestaque sub tecto sua murmuret acta chelidon.

Tout le monde connaît la douceur des spécialités pâtissières, beaucoup ont fait l'expérience de la cruauté des préparations des cuisiniers : c'est ta faute si le malheureux Thyeste déjeune dans les ténèbres ; ta faute, misérable, si à son insu Térée mange son fils à dîner ; ta faute encore si le triste rossignol chante dans les bois et, sous un toit, l'hirondelle affligée gémit sur son sort [13].

       Talia si numquam feci nec talia suasi,
       ordine primus ero, dignus quem palma sequatur. »

S'il est vrai que je n'ai jamais commis de tels crimes, ni engagé à en commettre, alors j'occuperai le premier rang, digne de recevoir la palme. »

 

La réponse du cuisinier

       Conticuit pistor. Coepit cocus ordine fari,
       ora niger studio, faciem mutante fauilla :

Le pâtissier se tut. Le cuisinier prit la parole à son tour, les traits noirci spar son travail, le visage transformé par la cendre :

 60  « Si uerbis pistor damnauit iura cocorum,
       illi ne credas aliquid, quia fingere nouit,
       qui semper multis se dicit uendere fumum,
       stat qui sub saxo, quasi Sisyphus, atque laborat,
       denique qui tantum de melle et polline fingit
  
65  has quas iactat opes.

« Si les paroles du pâtissier ont blâmé les sauces des cuisiniers, il ne faut lui accorder aucun crédit, car il s'y connaît en mensonge [14], lui qui ne cesse de répéter à la ronde qu'il vend de la fumée [15], lui qui, comme un Sisyphe, s'échine à pousser une pierre [16], et qui finalement ne façonne qu'avec du miel et de la farine ces richesses dont il tire vanité.

                                           Nobis quae copia dicam :
       silua feras tribuit, pisces mare et aura uolucres,
       dat uinum Bromius, Pallas mihi praestat oliuam
       datque sues Calydon et saepe ego condio dammas,
       saepe etiam perdix iacet et Iunonius ales,
  
70  gemmantem pinnis solitus producere caudam.

Je dirai quelles sont mes ressources : la forêt me fournit le gibier, la mer les poissons et les airs les oiseaux, Bromius [17] me donne le vin, Pallas me procure l'olive et Calydon [18] me donne ses porcs ; souvent j'assaisonne des daims, souvent aussi j'ai une perdrix à ma disposition, ainsi qu'un oiseau de Junon, qui a l'habitude d'étaler sa queue aux plumes gemmées [19].

       Certe quem extollit, quem laudat saepius ille,
       +ille tuus+ panis sine nobis, crede, placere
       solus non poterit, nec si sit melleus ipse.

En tout cas, le pain que cet homme exalte et glorifie sans arrêt, +ce pain+, crois-moi, même fait de miel, ne pourra plaire seul, sans mon aide.

       Quis me non laudet sternentem pisce patellas,
  
75  cum positus madeat deceptus ab aequore rhombus ?

Est-il quelqu'un pour ne pas me féliciter de remplir les assiettes de poisson, lorsque je fais servir un turbot pêché en mer et cuit à point [20] ?

       Sed similem superis ego me magis esse docebo :
       est Bromio Pentheus, est et mihi de boue Pentheus ;
       uritur Alcides flammis, comburor ad ollas.
       Sicut Neptuno, feruent in caccabo fluctus.
  
80 Nouit Apollo suas studiose tangere chordas
       et mihi per digitos texuntur quam bene chordae !
       Et seco sic gallos, qualis Berecynthia Gallos.

Mais je vais montrer que c'est plutôt moi qui suis semblable aux dieux : Bromius a son Penthée, le bœuf est le mien ; Alcide est brûlé par les flammes, je me consume au fourneau. Comme chez Neptune, les flots bouillonnent dans ma casserole. Apollon sait pincer avec ardeur les boyaux de sa lyre, et mes doigts dressent si bien les andouillettes ! Et je découpe les gallinacés, comme la déesse du Bérécynte coupe ses Galles [21].

       Partes quisque suas tollit qui cenat apud me :
       ungellam Ydippo, sycotum pono Promethei,
  
85  Pentheo pono caput, ficatum do Tityoni,
       solus aqualiculum reddi sibi Tantalus orat.
       Ceruinam Actaeon tollit, Meleager aprinam,
       agninam Pelias, taurinam lingulus Aiax.
       Orpheu, tu tollis chordas, Leandre, lacertos.
  
90 +Pluma Philocteta meruit+, rogat Icarus alas.
       Me sterilem Niobe, linguam Philomela rogat me,
       bubula Pasiphae, Europe bubula poscit.
       Auratam Danaae, cygnum bene condio Ledae.

Chacun de ceux qui dînent chez moi reçoit sa part [22] : à Œdipe je sers un pied de cochon, à Prométhée un foie, je sers une tête <de porc> à Penthée, à Tityos je donne un foie. Isolé, Tantale implore qu'on lui passe un estomac. Actéon prend de la viande de cerf, Méléagre du sanglier, Pélias de l'agneau, le querelleur Ajax du taureau. Orphée, toi tu reçois des tripes, toi, Léandre, des maquereaux. +Philoctète a gagné des plumes+, Icare demande des ailes. Niobé me demande une vulve de truie qui n'a pas encore mis bas, Philomèle une langue. Pasiphaé réclame des quenelles de bœuf, Europe de même. Pour Danaé j'accommode une daurade, pour Léda un cygne [23].

       Iam finem pugnae faciat sententia nobis ! »

À présent, que la sentence mette un terme à notre lutte ! »

 

La sentence

  95  Vtque cocus pressit uocem, sic Mulciber infit :
       « Es, coce, suauis homo, dulcis sed tu quoque, pistor.
       Aequales dimitto deus qui uos bene noui.
       +Consentite uobis+ (sine rixa uiuere dulce est),
       ne frigus faciam, si me subduxero uobis ! »

Et dès que le cuisinier s'est tu, Mulciber [24] commence ainsi : « Cuisinier, tu es un homme exquis, mais toi aussi, pâtissier, tu es plein de douceur. Moi, le dieu qui vous connais bien tous deux, je vous renvoie sans vous départager. +Mettez-vous d'accord+ (il est doux de vivre sans querelle), de peur que je ne me dérobe et vous prive de ma chaleur ! »


Introduction - Texte latin et traduction française - Notes de commentaire


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 9 - janvier-juin 2005

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