FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 9 - janvier-juin 2005
Représentation du devoir de l’épouse dans l’imaginaire mythique d’Homère, d’Hésiode et des lyriques grecs
par Eléonore Pauwels, licenciée en philologie classique
Cet essai a été présenté en anglais à Harvard, à l’issue du programme Integrated Skills and Academic Lecture Preparation Course Program, en septembre 2004. L’auteure y décrit, sous forme synthétique, la symbolisation du devoir de la femme grecque dans l'imaginaire des poètes archaïques. On en trouvera ci-dessous la traduction française.
[8 février 2005]
Depuis toujours, la civilisation occidentale s’est abreuvée à la source de la culture hellénique. Cet héritage antique dénoue, sous nos yeux, la trame fabuleuse du devenir humain et en célèbre les principaux artisans : des personnages masculins qui font progresser l’intrigue, qui partagent avec nous leurs inquiétudes, leurs destins et leurs exploits. À leurs côtés, souvent muettes, presque clandestines, les femmes grecques semblent vivre l’histoire par « procuration ». Pourtant, la compréhension du monde féminin constitue une part essentielle de la réalité humaine. De tout temps, les peuples ont médité sur le devoir que doivent remplir les femmes pour la survie collective et le prix dont elles doivent payer l’accomplissement de leur féminité. Là encore, la société grecque ne demeure pas en reste. Au poète, elle accorde le privilège de magnifier par ses chants et de façonner par le mythe, la femme qu’elle souhaite, celle dont elle a besoin.
Au seuil de toutes les littératures européennes, se dresse la figure d’Homère. Comme se plaisait à le rappeler Victor Hugo, « Le monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore. Homère a la candeur sacrée du matin. Il ignore presque l’ombre » (V. Hugo, William Shakespeare, in Œuvres complètes, XII, Paris, Le Club français du Livre, 1972, p.172). À l’origine de la poésie épique, il lègue aux Grecs tout un système de valeurs guerrières et aristocratiques, indissociable d’une certaine conception de la femme. Destinée au jeu des échanges matrimoniaux, elle est d’abord tenue pour un bien précieux et associée aux richesses matérielles : « Au vainqueur, iront la femme et les trésors ! » Toutefois, cette constatation ne doit, en aucun cas, la réduire à un objet d’échange ou à un signe de prestige. Car, chez Homère, la féminité est doublée d’une profondeur psychologique qui fascine autant qu’elle surprend.
Hélène, cette reine à l’aveuglante beauté, fut la première égérie du poète aux yeux clos. Il l’a dépeinte sous les traits d’un être hors du commun, « celle pour qui Zeus a réservé un sort ingrat afin d’être plus tard chantée des hommes à venir » (Iliade, VI, v.358). À cette image d’Hélène, cause de la guerre de Troie, s’attache celle de la beauté fatale, phare et malheur des hommes : « Ce qui d’abord entra dans Ilion, ce fut, si je puis dire, la paix d’une embellie que ne trouble aucun vent, un doux joyau que rehausse un trésor, un tendre trait qui vise aux yeux, une fleur de désirs qui enivre les cœurs. - Mais soudain, tout change ; amer est le dénouement des noces : c’est pour perdre qui la reçoit, c’est pour perdre qui l’approche qu’elle est venue aux Priamides » (Eschyle, Agamemnon, 737-748). À l’image des Parques, elle tisse le destin de deux peuples sacrifiés à sa beauté et à sa gloire : « Et elle trouve Hélène en son palais en train de tisser une large pièce, un manteau double de pourpre. Elle y trace les épreuves des Troyens dompteurs de cavales et des Achéens à cotte de bronze, les multiples épreuves qu’ils ont subies pour elle sous les coups d’Arès » (Iliade, III, 125-128). Derrière la femme adultère, demeure la reine, déshonorée, dont tous les Achéens sont venus venger « les sursauts de révolte et les sanglots » (Iliade, II, 356). Car, Hélène est surtout malheureuse : elle se traite de « chienne, méchante à glacer le cœur » et regrette d’avoir abandonné sa fille Hermione ; elle méprise Pâris et se sent victime du marché qu’il a jadis conclu avec la déesse Aphrodite. Décidée à se repentir, elle est inséparable d’une certaine équivoque qui la fait hésiter entre l’innocence et la culpabilité : « Ah ! Pourquoi donc le jour où m’enfantait ma mère n’ai-je pas été prise par quelque horrible bourrasque sur une montagne où dans le flot de la mer bruissante... » (IV, v. 344-347) Comme portée par l’écho, sa plainte parcourt les siècles et résonne encore chez Tennyson :
Beaucoup sont morts, ayant tiré l’épée. Partout où j’allais
J’apportais le malheur (...)
Je voudrais que l’écume blanche, froide et lourde,
Dont joue le vent, m’ait roulée jusqu’au fond de la mer,
Lorsque j’ai quitté la maison.
A.Tennyson, Rêves de Belles Dames, dans La Dame de Shalott et autres poèmes, 1832
Ensuite, c’est Andromaque que l’aède choisit pour modèle des vertus familiales et domestiques. Épouse d’Hector et mère d’Astyanax, qu’« elle reçoit sur son sein parfumé, avec un rire en pleurs » (VI, 344-347), elle obéit aux impulsions de sa sensibilité, court comme une folle, tremble de tous ses membres, prend la main d’Hector quand il est vivant et tient sa tête lorsque le cadavre est exposé. Sa nature est particulièrement sensible et peut-être égoïste dans la passion : « Hector, tu es pour moi tout ensemble un père, une digne mère ; pour moi tu es un frère autant qu’un jeune époux. Allons ! Cette fois, aie pitié, demeure ici sur le rempart ; non, ne fais ni de ton fils un orphelin ni de ta femme une veuve » (VI, 429-433). En elle, les émois du cœur dominent ; mais si elle est avant tout l’image de la maternité défensive, de la fidélité conjugale, elle devient aussi le symbole de tout amour humain. À travers leur richesse, les poèmes homériques nous laissent entrevoir la sincère affection qui peut unir le guerrier et son épouse. C’est Hector qui, malgré sa détermination à combattre, témoigne son amour à Andromaque, lorsqu’il évoque le sort qui l’attend si Troie est vaincue : « ... Le souci de l’avenir me tient moins pour les Troyens, pour Hécube même, pour sire Priam, pour mes frères, qui, nombreux et braves, pourront tomber dans la poussière sous les coups de nos ennemis, que pour toi, le jour où quelque Achéen à cotte de bronze t’emmènera, pleurante, t’enlevant le jour de la liberté. (...) Ah ! que je meure donc, que la terre sur moi répandue me recouvre tout entier, avant d’entendre tes cris, de te voir traînée en servage ! » (VI, 449-455).
Quant à Ulysse, forcé d’errer sur les mers dix longues années avant de revoir Ithaque, n’est-ce pas avec ironie que le sort l’invite à prononcer ces mots : « Celui qui demeure un seul mois loin de sa femme, avec sa nef à robuste ossature, maugrée de se voir retenu par les bourrasques de l’hiver et par la mer qu’elles soulèvent... » (II, 293-296). Et, tandis que le périple touche à sa fin, Ulysse brûle toujours du même désir, rentrer chez lui et revoir cette épouse pour qui il continue de « soupirer sans cesse au long des jours » (Odyssée, V, 209-210). Ce qui ne peut nous surprendre, car de ces reines célébrées par Homère, Pénélope se révèle la plus vertueuse. Le maître de l’Odyssée l’a décrite comme une épouse et une mère idéales. Certains y ont vu la caricature d’une compagne soumise, comme si elle incarnait le rôle que les hommes veulent imposer aux femmes. Pourtant, ce qu’Homère admire en elle autant que la grandeur d’âme, c’est l’intelligence et l’habileté. Face aux prétendants qui assaillent le palais, Pénélope est incontestablement en position de faiblesse. Elle ne peut lutter contre eux que par la ruse, mais elle s’y entend à merveille. Or, c’est précisément cette habileté qui réjouit Ulysse et accroît l’estime qu’il doit à son épouse. Lorsque les dieux lui accordent enfin de reprendre la mer après sept années d’une longue et mortifiante attente sur l’île de Calypso, le héros se réjouit à l’idée de rejoindre sa patrie et de revoir celle qui occupe ses jours et ses nuits. Il renonce, sans regret, à l’immortalité, que lui offre la nymphe : « Mais si ton cœur pouvait savoir de quels chagrins le sort doit te combler avant ton arrivée à la terre natale, c’est ici, près de moi, que tu voudrais rester pour garder ce logis et devenir un dieu, quel que soit ton désir de revoir une épouse vers laquelle tes vœux chaque jour te ramènent... Je me flatte pourtant de n’être pas moins belle de taille ni d’allure, et je n’ai jamais vu que, de femme à déesse, on pût rivaliser de corps ou de visage » (Odyssée, V, 206-213). Aussitôt, par prudence, Ulysse rassure la nymphe : « Je sais combien la sage Pénélope vous est inférieure en beauté et en majesté, car elle n’est qu’une simple mortelle... » Mais cette seule épithète qu’il glisse subtilement, fait entendre que la sagesse de Pénélope est ce qui ravive en lui le plus ce désir et cette impatience de la revoir. Ainsi, Homère dévoile que, par la sagesse seule, une femme peut s’élever au-dessus d’une déesse, qui manque de cette qualité quoiqu’elle ait toutes les autres.
Bien plus qu’une monnaie d’échange entre deux familles, les épouses de héros font naître l’attachement et la passion. Il suffit d’imaginer la belle Héra se préparant à rejoindre son époux : « Elle oint son beau corps, puis peigne ses cheveux de ses propres mains et les tresse en nattes luisantes, qui pendent belles et divines, du haut de son front éternel. Après quoi, elle vêt une robe divine qu’Athéna a ouvrée et lustrée pour elle, en y ajoutant nombre d’ornements. Avec des attaches d’or, elle l’agrafe sur sa gorge. Elle se ceint d’une ceinture qui se pare de cent franges. Aux lobes percés de ses deux oreilles, elle enfonce des boucles à trois chatons, à l’aspect granuleux, où éclate un charme infini. Sa tête enfin, la toute divine la couvre d’un voile tout beau, tout neuf, blanc comme un soleil. À ses pieds luisants, elle attache de belles sandales » (Iliade, XIV, 175-188). Mais si le désir est volupté, il est aussi souffrance lorsque les amants sont séparés par la guerre. Et dans la bouche d’un guerrier comme Achille, à qui l’on a ravi sa Briséïs, tant de tendresse et de désespoir surprennent : « Les Atrides sont-ils les seuls des mortels à aimer leur femme ? Tout homme de cœur et de sens aime la sienne et la protège. Et celle-là, je l’aimais moi du fond du cœur, toute captive qu’elle était » (Iliade, IX, 338 sq). Un siècle plus tard, la détresse d’un soldat comme Archiloque résonne des mêmes accents face au mal d’aimer :
… Me voici jeté bas par le cruel Désir,
Sans âme, sans courage au cœur,
Jusqu’aux moelles brûlé, m’étant laissé saisir
Par ce mal que les Dieux ...
...........c’est le Désir, cher camarade,
Qui me détruit, lui qui vainc tout...
Archiloque, Le mal d’aimer (266); traduction de M. Yourcenar dans La Couronne et la lyre : poèmes traduits du grec, Paris, 1979, p. 56-57
Dans le sillage d’Homère et de la poésie épique, paraît un nouveau chantre, d’origine béotienne : Hésiode. On le situe au milieu du 8ème, en cet âge de fer auquel il prête des allures apocalyptiques : « jamais plus, ni le jour, ni la nuit, les hommes ne cesseront d’être consumés par la fatigue et la misère; toujours les dieux leur enverront des soucis accablants. » Doté, grâce aux muses, du talent poétique et de la connaissance du passé, il compose la Théogonie, une histoire du monde à partir de ces forces primitives, le Chaos et la Terre. Quant à son poème, Les travaux et les jours, il reste un témoignage saisissant sur le vécu du paysan grec, au commencement de son histoire. En proie au pessimisme des « âges obscurs », il développe, dans son œuvre, le mythe de création de la femme qu’il dépeint sous les traits de la funeste Pandore. La raison de cette création n’est autre que le vol du feu par Prométhée, à l’origine de la colère de Zeus : « Aussitôt, en place du feu, il créa un mal destiné aux humains. Avec de la terre, l’illustre Boiteux modela un être tout pareil à une chaste vierge par le vouloir du Cronide. La déesse aux yeux pers, Athéna, lui noua sa ceinture, après l’avoir parée d’une robe blanche, tandis que de son front ses mains faisaient tomber un voile aux milles broderies, merveille pour les yeux. Autour de sa tête elle posa un diadème d’or forgé par l’illustre Boiteux lui-même, de ses mains adroites, pour plaire à Zeus son père... » (Hésiode, Théogonie, 569-581, traduction de P. Mazon, dans la CUF). Ensuite, Athéna initie la belle Pandore à l’art du tissage ; Aphrodite l’imprègne du « douloureux désir », et Hermès lui dispense « un esprit impudent et artificieux ». Une fois remise aux hommes, elle ouvre, sous leurs yeux médusés, la jarre contenant « les peines, la dure fatigue, les maladies douloureuses qui apportent le trépas » (Hésiode, Les travaux et les jours, 69 sq. ; 90 sq.). « Et c’est de celle-là qu’est sortie la race, l’engeance maudite des femmes, terrible fléau installé au milieu des mortels » (Hésiode, Théogonie, 591-593). De ce mythe célèbre, on retiendra seulement ce qui caractérise la femme pour le poète : elle est « un mal en qui tous, au fond du cœur, se complairont à entourer d’amour leur propre malheur » (Hésiode, Les travaux et les jours, 57). On ne peut ramener ce discours misogyne d’Hésiode à la seule acrimonie d’un paysan désabusé. Mais peut-être est-il l’indice tangible d’une société déchirée par la crise et les transformations, où la femme, « qui ne s’accommode pas d’une pauvreté odieuse » et dont même la fonction reproductrice devient une menace, est source de tourment.
De ces bouleversements, éclot une nouvelle réalité sociale et politique. À la suite des chevaliers homériques, tout un pan de la paysannerie accède à la fonction guerrière et au pouvoir sous le nom de citoyens-soldats. Dés lors, au milieu du 7ème siècle, le soldat ne combat plus pour son seigneur, il combat pour défendre le corps civique, le démos réuni au cœur de la cité. Cependant, la cohésion idéologique de la communauté repose toujours sur une éthique de relevance essentiellement aristocratique. C’est sous ce visage, particulièrement brillant, que s’esquisse la Sparte du plus ancien chantre lyrique, Alcman. Il était le maître des chœurs mis en scène à l’occasion de fêtes religieuses et liés à l’éducation de la jeunesse spartiate. Dans ce cadre, il composa les célèbres Parthénées, deux volumes de chants destinés à des chœurs de jeunes filles. En effet, les jeunes lacédémoniennes eurent une part très active dans le développement culturel de Sparte. Vis-à-vis de ces jeunes femmes, Alcman jouait non seulement le rôle d’éducateur à la danse et à la poésie, mais aussi de dépositaire des valeurs religieuses, politiques et morales qui assurent à la société spartiate sa cohésion. Toutefois, si le poète compose, il laisse souvent la conduite du chœur à l’une de ses plus brillantes interprètes, appelée chorège. La chevelure parée de myrte, elle resplendit de toutes les qualités dont le poète espère revêtir les autres jeunes filles. Placée sous le signe d’Aphrodite, elle symbolise la beauté féminine et plus précisément le charme qui marque l’achèvement de la puberté et l’accession au statut de femme adulte, bientôt mariée. Le myrte, posé dans sa chevelure d’or, représente, selon Alcman, « l’ornement des jeunes filles aux yeux brillants ». Or, l’éclat du regard est le véhicule du pouvoir érotique que peut exercer sur son entourage une belle jeune fille :
... Ma cousine Hagésichore,
Ses cheveux couleur de soleil,
Tout lumineux, son teint pareil
À la blanche et brillante lune,
Gracieuse comme une pouliche
Galopant dans les champs en friche ! [...]
Mais la plus belle, Hagésichore,
Au premier rang, dansant, chantant,
Monitrice aux fines chevilles,
Plus vive que toutes les filles ! [...]
La voix d’Hagésichore est telle
Qu’un chant de cygne qu’on entend
Sur le Xanthe aux pépites d’or...
E. Diehl, Anth. Lyr. Gr. II, 83 ; traduction de M. Yourcenar dans La couronne et la lyre : poèmes traduits du grec, Paris, 1979, p. 60-62
La chorège, paradigme de la grâce féminine et de l’harmonie vocale, est donc la maîtresse des chœurs en la matière. Tandis qu’elle-même devient, sous les yeux de ses prétendants, une femme désirable, elle doit encore par son pouvoir de séduction, éveiller le désir amoureux de ses compagnes. Par son exemple, elle leur enseigne comment devenir des jeunes femmes accomplies. Car, en tant qu’intermédiaire entre les choreutes et la divinité, elle est la seule personne capable de leur faire acquérir les qualités qui leur font défaut. Quant à elle, désormais prête à assumer le rôle de femme adulte, il lui reste à passer au milieu du démos assemblé pour être présentée à la communauté civique à l’occasion du rituel marquant le terme de son initiation.
Cet éveil à la féminité rappelle l’éducation dispensée par la poétesse de Lesbos, Sappho, au sein de sa « Maison des Muses ». Elle consistait, pour les jeunes filles qui la recevait, à se préparer au mariage à travers une série de rituels, de danses et de chants essentiellement dédiés à Aphrodite. Il est possible qu’une partie de cet enseignement consacraient sur le plan religieux les liens homoérotiques entre la poétesse et son aimée, des liens qui, transitoires, visaient à intégrer la jeune fille, moyennant une initiation sexuelle typiquement adolescente, aux valeurs de l’hétérosexualité adulte que sanctionne le mariage. La réalité des sentiments de Sappho et leur expression personnelle, dans l’amour pour une jeune fille en particulier, dépassent parfois l’expression, dans des formes traditionnelles, d’un homoérotisme entièrement soumis à sa fonction éducative. Quoiqu’il en soit, son talent ne fait pas de doute quand il s’agit de dépeindre les transports de la passion : « Dès que je t’aperçois un instant, il ne m’est plus possible d’articuler une parole. Mais ma langue se brise et sous ma peau soudain se glisse un feu subtil ; mes yeux sont sans regard, mes oreilles bourdonnent. La sueur ruisselle de mon corps, un frisson me saisit toute ; je deviens plus verte que l’herbe, et, peu s’en faut, je me sens mourir » (Sappho, Poésies, I, 2, éd. Th. Reinach). Comme pour lui répondre, mais dans un style plus badin et fantaisiste, Anacréon a lui aussi chanté l’amour des femmes et ses désillusions :
... L’Amour, riant, me frappe avec sa balle d’or
Et m’invite à jouer avec la belle fille ;
Elle me trouve vieux et s’en cherche un plus fort...
Anacréon, cité dans Athénée, Le repas des Sophistes, XIII, 599, traduction de M. Yourcenar dans La couronne et le lyre : poèmes traduits du grec, Paris, 1979, p. 111
Plus solennel mais tout aussi sensible est le langage de Pindare, poète lyrique né en Béotie, à la fin du 6ème siècle. Cette fois, le poète se fait prophète et emprunte volontiers les méandres d’une pensée allusive et suggestive. Dans cette voie, la Muse est l’égérie, l’inspiratrice aux charmes sans égal, dont l’appel est aussi irrésistible pour le poète qu’un élan d’amour : « Ma langue brûle de répandre la douce fleur du miel, tandis que je descends vers cette vaste arène, en l’honneur de Loxias, dans cette fête où les dieux sont nos hôtes » (Pindare, Péan, VI, 58 sq., traduction de A. Puech, dans la CUF). Cette vocation et cette vénération, presque mystique, pour les Muses, s’exercent sous la tutelle du dieu des arts et de la civilisation, Apollon. À nouveau, la poésie lyrique dépasse le seul cadre de l’esthétisme et répond à une exigence civique. Sous les auspices de la sagesse ancestrale, Pindare est, à son tour, investi d’une mission éducative. Il consacre religieusement les différentes étapes de l’initiation qui prépare la jeune fille au mariage et à la maternité. « Maître de vérité », il détient et transmet tout le système de valeurs éthiques et l’ensemble de la mythologie sur lesquels est fondée la cohérence de la vie en communauté. Au cours d’un festival public tel la Daphnéphorie (où l’on offre le laurier), il s’assure, enfin, que les choreutes ont assimilé les rites qui fondent leur existence sociale. Au terme de l’adolescence et de l’initiation, la jeune fille est enlevée à ses parents et au cadre des vierges auquel elle appartenait, pour accéder, par le mariage, au statut de femme adulte. Cette action pédagogique permit à un auteur, qui écrivait avant tout pour des héros, d’acquérir une conception des femmes, juste et nuancée. En effet, entre le chorège et son chœur de jeunes filles, se crée inéluctablement une alchimie artistique et spirituelle.
Et si le génie de Pindare était d’ancrer, dans le conscient et l’inconscient des initiées, ces mythes arrachés aux arcanes du passé ? Car les récits fabuleux dont il nourrit son œuvre, recèlent toujours un enseignement moral, et à maintes reprises, c’est du mariage et de la famille dont il est question. Bien qu’ils soient imprégnés de valeurs masculines et entièrement consacrés à la victoire des athlètes, ses poèmes mettent aussi en scène des figures féminines. Et force est de constater que leurs personnalités sont rarement effacées, ce qui explique pourquoi elles ne nous laissent pas indifférents. Néanmoins, s’il s’écarte parfois des mœurs de son époque, il ne faudrait pas voir en Pindare un précurseur du féminisme. Sa conception de la femme demeure inscrite dans le carcan aristocratique et civique, des tyrannies et des cités pour lesquelles il compose.
Comme anti-modèles, Pindare choisit deux femmes, promises à un destin exceptionnel mais qui, par l’adultère, transgressent la loi du mariage et de la maternité. La première, c’est Clytemnestre, reine de Mycènes et épouse d’Agamemnon. Tandis que le fils d’Atrée embrase les remparts de Troie, Clytemnestre consume ses nuits dans les bras de son amant Égisthe et délaisse ses enfants. Et lorsque l’époux revient avec Cassandre pour concubine, elle n’hésite pas à les mettre à mort. Le meurtre du roi et de la vierge prophétesse, ainsi que l’exil du prince héritier attentent à la piété et à l’honneur de la cité. Mais, aux yeux du poète, c’est avant tout l’adultère qu’il faut stigmatiser : « Était-ce Iphigénie, égorgée sur les bords de l’Euripe, loin de sa patrie, qu’elle pleurait quand elle conçut ce ressentiment atroce ? Ou bien, subjuguée par un autre amour, fut-elle égarée par ses nuits adultères ? Ce crime est le plus affreux pour de jeunes épouses et on ne saurait le dérober aux rumeurs que font courir la langue d’autrui. Le peuple est médisant. La haute fortune provoque une jalousie digne d’elle, et dans l’ombre, le vilain gronde. Il mourut lui aussi, le héros, fils d’Atrée, quand il rentra après si longtemps, dans l’illustre ville d’Amycles, et il fit périr avec lui la vierge prophétesse, après avoir, à cause d’Hélène, incendié les palais des Troyens et ruiné leur opulence » (Pythique, XI, 22-34, traduction d’A. Puech, dans la CUF). Toute la tragédie repose donc sur l’orgueil inconsidéré du couple royal. Dans la bouche des jeunes choreutes, ce message prend un sens plus prégnant encore. Il suffit de les imaginer chanter de toute leur âme, devant leur patrie, ces paroles qui font et défont les cités.
À fortiori, lorsque l’adultère est perpétré aux dépens d’un dieu, il prend l’allure d’un péché contre l’esprit, d’une faute originelle. Telle est l’histoire de Coronis, aimée par Apollon, mais devenue infidèle à l’amour du dieu, auquel elle préféra un étranger : « Elle l’avait dédaigné, dans l’égarement de son cœur ; elle avait consenti à une autre union, à l’insu de son père, elle qui d’abord avait été aimée de Phoibos aux longs cheveux. Elle portait en son sein la pure semence du dieu et elle n’attendit pas que vînt l’heure de la table nuptiale, l’heure où résonne le bruyant hyménée, que les jeunes vierges, compagnes de l’épouse, aiment à venir chanter, à la vesprée. Elle était éprise de l’inconnu, comme tant d’autres. [...] Telle fut l’erreur fatale où la passion entraîna l’élégante Coronis. Un étranger vint d’Arcadie et elle partagea sa couche. Mais elle ne put échapper au regard du dieu » (Pindare, Pythique, III, 12-20 et 25-26, traduction d’A. Puech, dans la CUF). Cette fois, la condamnation du poète résonne sur un ton plus austère. Non seulement, la jeune femme a défié les lois matrimoniales, mais elle a aussi mis en péril le pacte sacré qui unit la cité au dieu. On se souvient, par exemple, des jeunes danseuses, qui assumaient le service religieux en l’honneur d’Apollon, à la fois à Délos et au pied des rochers du Parnasse. C’est là qu’elles consacraient leurs chevelures au dieu, en un acte rituel de préparation au mariage : « On t’invoque [Apollon] en dansant dans Délos, l’île embaumée, et, sur les hauts rochers du Parnasse, les vierges de Delphes, les jeunes filles au vif regard, menant leurs chœurs aux pieds rapides, font retentir les doux chants de leur voix d’airain » (Pindare, Péan, II, 95-102, traduction d’A. Puech, dans la CUF). La morale pindarique trouve, donc, son écho dans la vie quotidienne des jeunes citoyennes, ce qui ne l’empêche pas de revêtir un caractère universel. En effet, Coronis symbolise aussi tous les imprudents qui négligent le bonheur à leur portée et rêvent de chimères lointaines ; son aventure nous invite à nous contenter de notre sort, surtout quand ce sort est déjà celui d’un privilégié : « L’espèce la plus vaine parmi les hommes, ce sont ceux qui méprisent ce qui les entoure et rêvent de ce qui est au loin, laissant leurs espérances irréalisables poursuivent des fantômes » (Pindare, Pythique, III, 21-24, traduction d’A. Puech, dans la CUF).
À ces femmes qui bouleversent l’ordre traditionnel, Pindare oppose celle qui s’accomplit par son rôle dans le devenir d’un peuple et d’une cité. Cette figure mémorable, n’est autre que celle de Cyrène, la vierge chasseresse aussi vaillante que belle, qui combat, sans armes, contre les bêtes fauves pour protéger les troupeaux de son père. C’est elle, que le dieu à la longue chevelure et aux passions ardentes, Apollon, enlève sur son char, dans les orages des Monts de Thessalie et prédestine à un sort exceptionnel : la colonisation de la Libye et la naissance d’Aristée, un des plus grands bienfaiteurs de l’humanité. Lorsqu’il l’aperçoit et s’éprend d’elle, elle est seule et immobile, les bras nus, face au lion. Consciente de son devoir et initiée à la chasse par le centaure Chiron - qui fut aussi le précepteur d’Achille - Cyrène défend un îlot de ce que les Grecs considéraient comme un premier stade de civilisation : l’activité pastorale. Non seulement, le jeune dieu admire sa détermination, mais aussi sa pudeur, elle qui, suggère Pindare, n’a pour compagnon de lit que le sommeil. Cette pudeur qui invite Apollon à demander au centaure, la permission d’aimer Cyrène : « Viens voir quel combat soutient, d’un cœur imperturbable, cette jeune fille dont l’âme est au-dessus du danger. La crainte ne trouble point ses sens. [...] Me sera-t-il permis de porter sur elle ma main illustre, et même de cueillir sur sa couche la fleur d’amour, douce comme le miel ? » Et le centaure, de répondre : « L’adroite Persuasion, Phoibos, a dans ses mains les clefs des saintes amours ; les dieux rougissent, comme les hommes, de ravir de prime abord, au grand jour, le plaisir charmant » (Pindare, Pythique, IX, 31-32 et 35-36, traduction d’A. Puech, dans la CUF). Cette délicatesse à l’égard de la pudeur féminine et cette profonde intériorisation de l’amour ne sont peut-être qu’une métaphore de ce fameux parcours initiatique qui doit disposer la jeune fille au mariage. Et cette réserve, sans laquelle il n’y a pas d’amour vrai, mène à l’abandon de toute la personne, puisque Apollon a conquis le corps, le cœur, la volonté et l’âme de la nymphe. Après la conquête de la fiancée, vient le temps du mariage légitime par lequel Cyrène acquiert la souveraineté politique et la qualité de mère : « Là, tu la feras reine d’une ville, où tu rassembleras, sur une colline qu’une plaine entoure, un peuple insulaire. Voici que l’auguste Libye, aux vastes prairies, va recevoir de ta main, avec joie, la glorieuse fiancée dans son palais d’or, et lui donner aussitôt un légitime domaine, où ne manquent ni les fruits de toute espèce, ni les bêtes fauves. Là, elle enfantera un fils, [...] Il sera un Zeus, un pur Apollon ; il aimera les hommes et fera leur joie » (Pindare, Pythique, IX, 54-59 et 63-64, traduction d’A. Puech, dans la CUF). Finalement, c’est à la gloire éternelle qu’est destinée Cyrène, par la fondation d’une cité opulente et l’enfantement d’une génération de héros. Une fois achevée la lecture de l’ode, il ne persiste que la personnalité inoubliable de Cyrène et son mérite qui permet de révéler que l’amour véritable a les mêmes exigences envers les hommes, les dieux... et les femmes.
Ce type de récit correspond bel et bien à une dramatisation des rites initiatiques qui accompagnent le passage à l’âge adulte. Cependant, il offre, sans doute, une vision édulcorée des mœurs de l’époque, particulièrement du rite de conquête nuptial, comme il se pratiquait, à Sparte. À cet enlèvement que suivait une union si fugace, l’initiation chorale était l’ultime préparation. Ainsi, avec une prodigieuse habileté, Pindare se souvient du mythe d’Hippodamie pour éveiller l’amour de celle qui sera ravie sur le char du vainqueur. Il rappelle qu’une fois célébrées la valeur et la gloire de Pélops, la belle avait déjà, au plus profond de son cœur, consenti au rapt. C’est précisément dans cette sensibilité et cette grâce magique conférées au mythe, que réside l’humanisme des poètes grecs. De leur témoignage, il reste l’émotion, le tressaillement ressenti face au mystère humain, toujours renouvelé et pourtant jamais trahi.
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