FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 9 - janvier-juin 2005
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Note liminaire
Le 10 avril 2003, Madame Anouk Delcourt a soutenu à l'Université de Louvain une thèse de doctorat en histoire, intitulée Un historien entre deux mondes. Lecture des « Antiquités Romaines » de Denys d'Halicarnasse. Le jury, présidé par Monique Mund-Dopchie (UCL), était composé des Professeurs Jean-Marie Hannick (UCL, promoteur), Marie-Laure Freyburger-Galland (Université de Mulhouse), Guido Schepens (Katholieke Universiteit Leuven), Odile De Bruyn (UCL) et Jacques Poucet (UCL).
L'ouvrage, issu de cette thèse, a été présenté en octobre 2003 au Concours annuel de la Classe des Lettres de l'Académie royale de Belgique et soumis à trois commissaires (Jean Bingen, Roger Lambrechts et Jacques Poucet), qui ont recommandé à la Classe de le couronner et de le publier. On trouvera ci-dessous le rapport de Jacques Poucet, premier commissaire, repris du Bulletin de l'Académie royale de Belgique. Classe des Lettres, 2004, p. 161-169. Il est livré ici sans autres modifications qu'une adaptation des références à la pagination du livre.
Ce livre est sorti en 2005. En voici les références précises : Anouk Delcourt, Lecture des « Antiquités Romaines » de Denys d'Halicarnasse. Un historien entre deux mondes, Bruxelles, Académie royale de Belgique. Classe des Lettres, 2005, 419 p (Collection des Mémoires de la Classe des Lettres, in-8°, 3e série, Tome XXXIV). ISBN 2-8031-0214-5. Prix : 32 Euros. La diffusion en est assurée par l'Académie elle-même : Fax 32/2/550.22.05 ou e-mail : arb@cfwb.be
Un compte rendu détaillé de cet ouvrage a été publié par Nicolas Wiater dans la Bryn Mawr Classical Review (octobre 2005).
[11 juin 2005 - 01 novembre 2005]
Sommaire
Présentation générale
Ce mémoire se développe en trois parties précédées par une courte (p. 11-15) Introduction et se prolongeant par une conclusion, courte également (p. 363-369), sous forme de question : Denys d'Halicarnasse, un historien augustéen ? Suivent la Bibliographie (p. 371-403), des Index (p. 407-414) et la Table des Matières (p. 415-419).
Il ne s'agit pas d'une étude dont la priorité serait d'interroger les realia présents chez Denys, ou de retrouver les sources qu'il a utilisées, mais d'un travail historiographique, une recherche d'histoire culturelle en quelque sorte, visant « à reconstituer la vision du monde d'un historien grec installé à Rome lorsqu'éclôt le Principat » (p. 13), et donc à la charnière de deux mondes. Quelles sont ses conceptions politiques, culturelles, morales ? Quels sont les buts qu'il poursuit, et dans quelle mesure sa vision a-t-elle influencé son travail d'historien et explique-t-elle son œuvre ?
La première partie, la plus courte (p. 17-76), intitulée Parcours dionysiens, pose en quelque sorte le cadre, en examinant d'abord les rares données biographiques que nous possédons sur Denys d'Halicarnasse, ensuite ses conceptions et pratiques historiographiques, telles qu'elles se donnent à voir dans son travail d'historien (Antiquités romaines) et de rhéteur (Opuscules rhétoriques), deux volets trop souvent dissociés par la recherche et dont A. Delcourt, après d'autres, montre l'unité profonde. Dans sa vie, comme dans ses deux carrières (un « double jeu », p. 40), Denys se révèle homme des frontières : grec d'origine ayant séjourné longtemps à Rome, à la fois historien et rhéteur, auteur des Antiquités romaines à concevoir comme « une histoire totale [...] sous le signe du mélange » (p. 63).
La deuxième partie (p. 77-218) est intitulée Denys et le monde grec. Quelle représentation du monde grec trouve-t-on dans des Antiquités romaines, dont l'objectif déclaré est de traiter du plus lointain passé de Rome ? La réponse est simple. La Grèce est intimement présente dans l'œuvre, à laquelle elle offre à la fois une structure et des référents. La structure, c'est l'affirmation du caractère originellement grec des Romains, thèse originale et audacieuse, qui s'avère la principale clé d'interprétation de l'œuvre et sur laquelle Denys revient régulièrement. Pour appuyer cette structure, tout un réseau de référents parcourt le récit. A. Delcourt les regroupe autour de deux pôles principaux, l'Arcadie d'une part, Athènes et Sparte de l'autre, montrant qu'ils servent la volonté de Denys de présenter Rome non seulement comme une polis Hellenis, mais comme la meilleure des cités grecques, la plus respectueuse des valeurs qui fondent l'hellénisme. « Lorsque Denys évoque la Grèce, il le fait dans une optique toute romaine » (p. 221). Cela pose la question de la finalité politico-culturelle poursuivie par Denys et de la définition de l'hellénisme qu'il entend promouvoir. L'analyse le révélera comme un politique réfléchi, bien conscient des mutations de son époque et de ses enjeux culturels et politiques.
Dans la troisième partie (p. 219-359), intitulée Denys et le monde romain, l'auteur cherche à déterminer comment et dans quelle mesure l'historien inscrit dans une perspective grecque l'histoire de Rome, ou, pour dire les choses autrement, comment et dans quelle mesure il structure le donné annalistique pour l'adapter à sa thèse centrale. La matière romaine, susceptible d'être prise en compte, est imposante, Denys nous ayant laissé une histoire de Rome depuis ses origines lointaines jusqu'aux guerres puniques. Aussi, très sagement, et pour une série de raisons qu'elle détaille bien, A. Delcourt s'est résolue à limiter son enquête à la période royale longue de quelque 250 années, et même, à l'intérieur de celle-ci, elle n'a retenu qu'un nombre limité de « temps forts », en l'espèce le règne de Romulus, fondateur, législateur, Pater patriae, et ceux de Tarquin l'Ancien et de ses successeurs, « qui font passer la royauté romaine de l'acmé à la déchéance » (p. 224). « Mieux que les autres », écrit-elle, « ces quatre figures royales […] permettent d'appréhender les spécificités du regard dionysien sur l'institution royale; mieux que les autres aussi, elles laissent percevoir le vent d'hellénisme que Denys fait souffler sur sa représentation de la royauté romaine. » (p. 224-225) Un voyage que, avant de l'entreprendre, elle veillera à baliser par une réflexion sur le vocabulaire dionysien du pouvoir personnel (monarchia, basileia, turannis).
Cette longue troisième partie révèle le soin avec lequel Denys a adapté le matériel annalistique aux exigences de sa thèse. Elle dégage aussi les processus de composition mis en place par l'historien, et le souci de cohérence et de cohésion dont il fait constamment preuve. La conclusion d'A. Delcourt est nette : « Loin de se borner à compiler des sources d'horizons divers, Denys passe sa narration au filtre d'une critique exigeante; il exploite de manière réfléchie et systématique les données issues de traditions parfois contradictoires et plie celles-ci à la vision qu'il entend donner de la Rome ancienne. […] S'il démontre […] une impressionnante érudition, il sait aussi faire preuve de hauteur de vue et intégrer le foisonnement de son matériau dans un projet historiographique très personnel » (p. 357). Sa représentation de la Rome royale « est sous-tendue par la célébration de l'hellénisme » et « le va-et-vient entre les mondes est constant » (p. 357). En outre, son travail n'est pas celui d'un érudit coupé du monde dans lequel il vit; Denys est bien intégré dans les préoccupations et les soucis de son temps : à travers son œuvre, « se dessinent les projets et les espoirs portés par toute une génération » (p. 359).
Cette insertion dans les réalités du moment explique la question posée dans le chapitre écrit « en guise de conclusion » (p. 361-369) : « Denys d'Halicarnasse, un historien augustéen ? ". Sur le propos du caractère pro- ou anti-augustéen de l'historien grec, la réponse d'A. Delcourt est nuancée. Très discret envers Auguste, dit-elle, Denys semble toutefois « laisser poindre son enthousiasme pour les réformes en cours » (p. 366), tandis qu'existent « de profondes convergences entre l'œuvre de Denys et le programme mis en place par Auguste et son entourage » (p. 367). « L'ombre du principat plane sur les Antiquités romaines » (p. 369). Bref, Denys pourrait être un historien 'augustéen', « mais à sa manière, personnelle et indépendante, loin des mots d'ordre et des chemins trop bien balisés » (p. 369).
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Appréciation d'ensemble
Avec ce livre au titre évocateur (« Un historien entre deux mondes »), l'auteur s'inscrit dans le droit fil d'un réexamen de Denys d'Halicarnasse qui a commencé depuis quelques décennies, avec l'Italien Emilio Gabba et quelques chercheurs français (dont D. Briquel, V. Fromentin, P.-M. Martin, S. Pittia, J.-H. Sautel, J. Schnäbele). L'effort tend, après une longue période d'incompréhension, à réhabiliter Denys comme penseur et comme historien. En fait, l'opération est loin d'avoir complètement abouti; « si l'heure est au retour en grâce » (p. 11), écrit A. Delcourt, l'historien grec n'est pas encore sorti du « purgatoire de l'historiographie » (p. 12). En 1980, Jacqueline de Romilly (Précis de littérature grecque, p. 230) le présentait toujours comme « dépourvu de sens critique », reprenant ainsi sans broncher le jugement péremptoire (« aucun esprit critique ») que le vieux Manuel des Études grecques et latines de L. Laurand et A. Lauras avait distillé au fil de ses multiples éditions. Il faut s'entendre sur les mots. C'est vrai que Denys ne manifeste pas le sens critique qu'on attend d'un historien moderne, mais il est loin d'être l'esprit étroit et flagorneur, le personnage médiocre dont beaucoup de modernes l'ont si longtemps affublé. En réalité, il développe des thèses neuves et originales, il s'est donné des objectifs politiques et culturels précis, en fonction desquels il travaille la matière foisonnante et multiforme qu'il a devant lui ; bref il trie, ordonne, choisit, réorganise, restructure, et parfois - souvent même - il invente. C'est seulement depuis peu qu'on commence à percevoir la dimension particulière du personnage et de son œuvre, ce qui est fondamental pour les comprendre et les juger correctement. Il faut cesser d'évaluer Denys à l'aune des conceptions historiographiques traditionnelles (ses sources; ses méthodes comparées aux nôtres; ses apports à notre connaissance de l'Histoire; etc.), pour le replacer dans son époque et ainsi, dans une certaine mesure, le réconcilier avec lui-même. Si l'on repère correctement les objectifs qu'il poursuit, on s'aperçoit que son œuvre manifeste une très grande cohérence et beaucoup d'esprit critique.
Le travail de A. Delcourt vient à son heure et comble aussi un vide. Il existe aujourd'hui sur Denys d'Halicarnasse de très nombreuses études, mais elles portent généralement sur des points de détail. Rares sont les travaux qui aient de l'ampleur et du souffle, je veux dire par là, qui osent considérer l'historien et son œuvre dans sa totalité et sa complexité. On songera bien sûr au livre d'Emilio Gabba, rédigé en anglais en 1991 (Dionysius and the History of Archaic Rome, Berkeley) puis traduit en italien en 1996 (Dionigi e la storia di Roma arcaica, Bari). Je ne dirai pas que le travail d'A. Delcourt remplace ce livre fondamental; je dirai qu'il l'intègre et le dépasse en ce qu'il adopte un point de vue plus large, plus ouvert : son travail constitue une puissante et heureuse synthèse sur l'historien grec, bâtie sur une impressionnante familiarité avec l'auteur et sur une connaissance approfondie de l'historiographie gréco-romaine.
Manifestement A. Delcourt est dotée d'un rare esprit de synthèse. Les problèmes qu'elle aborde, très complexes, ont donné naissance à de nombreuses études. La bibliographie qui sous-tend son mémoire est imposante, mais elle est parfaitement digérée. A. Delcourt a lu énormément de choses qui ont nourri sa réflexion; elle propose un travail très érudit, mais grâce à son esprit de synthèse (et aussi à ses qualités d'écriture, on va y revenir), son exposé, quoique parfois fort dense, reste en général clair et agréable à lire; son érudition est bien présente, mais elle n'est ni lourde ni écrasante. Quelques publications ont vu le jour très récemment, qu'elle pouvait difficilement connaître, mais leur utilisation n'aurait rien apporté de vraiment neuf. En laissant de côté les articles, je songe entre autres à deux livres : celui de Jorge Martínez-Pinna, La preistorica mítica de Roma. Introducción a la etnogésesis latina, Madrid, 2002, 190 p., et celui de Vittorio Emanuele Vernole, Servius Tullius, Rome, 2002, 214 p.
Les qualités formelles contribuent aussi à faire passer le message, si dense soit-il. C'est que le mémoire est fort bien écrit : on rencontre rarement dans un travail universitaire une écriture de cette qualité; de plus, la présentation matérielle est très soignée, qu'il s'agisse de la correction orthographique, qu'il s'agisse du soin apporté aux introductions, transitions, conclusions, du choix des titres et sous-titres, des citations en exergue au fil des développements : je songe notamment à cette citation de Christian Gailly qui devrait ravir tous les historiens dans la mesure bien sûr où ils ne se prennent pas trop au sérieux : « On imagine, on se trompe, on invente dans les vides, les historiens font cela ». Anatole France, dans sa préface de L'île des Pingouins, était bien plus féroce encore à l'égard de la corporation.
Les textes anciens, très nombreux, sont présentés avec beaucoup de soin : rares, pour ne pas dire rarissimes, sont les fautes d'accent dans les textes grecs. Tant pour les citations grecques que latines, la traduction française est toujours donnée en note, ce qui est très précieux pour les lecteurs.
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Il ne faudrait toutefois pas se méprendre sur la portée du mémoire. A. Delcourt n'est pas la première, on l'a dit plus haut, à mettre l'accent sur les qualités de penseur de l'historien, ni sur l'originalité de sa vision, ni sur le principe d'une réorganisation de la matière en fonction de cette vision. Ces éléments, s'ils ne font pas encore partie de l'opinio communis (on l'a dit plus haut), ne constituent cependant plus aujourd'hui de véritables nouveautés pour les chercheurs spécialisés. L'intérêt du mémoire est ailleurs : il est, à mon sens, d'avoir réussi à montrer avec rigueur et précision la validité de cette approche nouvelle, en l'appliquant non pas à quelques détails isolés mais à de larges pans des Antiquités Romaines, qu'il s'agisse, dans l'ensemble de l'œuvre, des références à la Grèce (c'est l'objet de la deuxième partie) ou, dans les quatre premiers livres, du récit de la royauté romaine (c'est l'objet de la troisième partie). Dans chaque cas, A. Delcourt montre avec brio combien les conceptions historiographiques et politiques de Denys expliquent la présentation de son récit et justifient les choix opérés. Au terme de la démonstration, convaincante parce qu'elle porte sur une masse importante de données, l'historien grec se révèle effectivement bien différent de ce à quoi on a voulu si longtemps le réduire : ce n’est ni un « petit esprit », comme le disait avec mépris E. Schwartz (dans son célèbre article de la Realencyclopädie, 1912) ni, pour reprendre les mots de J. Humbert et H. Berguin (Histoire illustrée de la littérature grecque, Paris, 1947), un historien qui n'aurait « ni esprit critique, ni sens politique, ni idées générales ». Bien sûr, depuis quelques dizaines d'années déjà, ces vues étaient devenues indéfendables, mais je dois avouer n'en avoir vu nulle part ailleurs une démonstration détaillée aussi étoffée, aussi rigoureuse, aussi structurée, aussi claire, aussi percutante et aussi convaincante que dans le présent mémoire.
Cela dit - et c'est l'auteur de la recension qui parle - on se gardera bien, quand il s'agit de Denys, de verser dans l'hagiographie. Reconnaître à l'historien d'Halicarnasse de l'esprit critique, des idées générales, des conceptions politiques originales et une grande habileté pour les mettre en valeur, ne fait pas nécessairement de lui un « grand historien » ou un « grand auteur ». Ainsi par exemple, le poids de la rhétorique, toujours écrasant chez lui, entraîne la multiplication de discours souvent interminables. L. Laurand et A. Lauras les trouvaient « froids et facilement ridicules », ce qui est peut-être difficile à démontrer; mais en tout cas, à eux seuls, leur nombre et leur longueur sont susceptibles de faire fuir beaucoup de lecteurs modernes. A. Delcourt rappelle elle-même que pour U. von Wilamowitz-Moellendorff, les Antiquités romaines constituaient « le plus assommant livre d'histoire existant en langue grecque » (Griechische Literatur, 1912, p. 222). On aura compris que le travail de « réhabilitation » actuellement en cours ne porte pas sur la rhétorique et les discours. Un historien ancien peut avoir des idées originales, veiller à les structurer savamment pour tenter de convaincre au mieux, mais, malgré ces qualités, ne pas toujours accrocher son lecteur.
Ce n'est heureusement pas le cas d'A. Delcourt, qui a, elle, du talent pour présenter sa matière. De très nombreuses parties de son travail mériteraient une mention particulière, mais comme il faut choisir et donc être subjectif, j'épinglerais ceux qui m'ont le plus intéressé : ainsi l'exposé sur la naissance et le développement du topos de Rome comme « ville grecque », qui fait bien ressortir l'originalité foncière de la thèse de Denys dans la pensée historiographique grecque et son peu de succès (p. 81-127); ainsi l'interprétation que donne A. Delcourt du rôle de l'Arcadie comme berceau des Romains et comme « puissance deux » de l'hellénisme (p. 129-156); ainsi l'enquête qu'elle a menée sur le vocabulaire du pouvoir personnel chez Denys (p. 227-239); ainsi les réflexions sur le problème de la « Constitution de Romulus », un sujet qui a fait déjà couler tellement d'encre et qui trouve une solution évidente, une fois prises en compte les visées et les méthodes de Denys (p. 272-299); ou l'analyse du règne de Tarquin l'Ancien, qui chez Denys, ne marque pas le début de la royauté étrusque, parce qu'il reste un roi pleinement romain (p. 301-322). Mais cette liste de passages n'est qu'une sélection qu'on pourrait facilement étendre.
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Perspectives et prolongements
La valeur d'un travail ne dépend pas seulement de son contenu, mais des perspectives qu'il offre pour le prolongement de la recherche.
C'est le cas du présent mémoire qui, tout en constituant un ensemble bien structuré, est largement ouvert vers de nombreux développements : c'est un peu une ébauche, servant d'amorce. Je m'explique. A. Delcourt n’a pu traiter qu’une petite partie de la matière possible. Comme elle l'écrit elle-même, l'omniprésence de la matière romaine dans les Antiquités romaines « rend impossible le traitement exhaustif des informations qui font sens par rapport à la Grèce » (p. 221). D'où les choix difficiles qu'elle a dû faire dans sa troisième partie (cfr plus haut); d'où aussi, par voie de conséquence, les regrets que peut éprouver le lecteur à voir ainsi « escamotée » la suite de l'histoire romaine : les premières années de la République, l'épisode décemviral, les tentatives avortées des adfectatores regni, la conquête progressive de l'Italie, le rôle des grandes gentes romaines, qui ont été laissés de côté, forment « autant d'épisodes des Antiquités qui auraient permis de démonter les mêmes mécanismes » (p. 221-222) que ceux qu'A. Delcourt a montrés à l'œuvre dans la période royale.
On n'oubliera pas non plus d'ailleurs que le récit sur les rois, lui aussi, n'a pas pris en compte toutes les figures royales : il n'a pratiquement pas été question des règnes de Numa Pompilius, de Tullus Hostilius et d'Ancus Marcius. Or, leur analyse aurait également été significative. Pour ne prendre qu'un unique exemple, on ne peut pas ne pas songer au large tableau que Denys a brossé des institutions religieuses de Numa (II, 63-73) : il constitue à lui seul à peu près la moitié de la biographie du second roi de Rome et enregistre de très nombreuses données qui ne font sens que par rapport à la Grèce.
Toujours au registre des regrets, après avoir noté plus haut l'intérêt exemplaire d'A. Delcourt pour le vocabulaire du pouvoir politique (monarchia, basileia, turannis), on se prend à rêver à ce qu'elle aurait pu nous apprendre si elle avait exploré, avec la même compétence, un champ lexical plus large. Je songe en particulier à la façon dont Denys rend en grec les réalités institutionnelles romaines, religieuses (pontifes, féciaux, saliens, haruspices, etc.) ou politiques (interrois, tribus, curies, décuries, pour ne pas parler des magistratures républicaines). Là encore, Denys se trouve « entre deux mondes », et une étude approfondie de la manière dont il s'en tire aurait pu être très instructive. Qu'on pense au beau livre de M.-L. Freyburger-Galland sur les Aspects du vocabulaire politique et institutionnel de Dion Cassius (Paris, 1997). À propos de Denys d'Halicarnasse, il aurait été possible d'en écrire un sur le même thème.
Mais, je le répète, ces « regrets » ne doivent pas être interprétés comme une critique à l'égard du travail soumis à l'Académie. Dans les limites imposées d'un mémoire, il n'était pas possible de procéder à autre chose qu'à un « parcours forcément sélectif et limité » (p. 225), ce dont l'auteur a bien conscience. Son mérite - et il n'est pas mince - est d'avoir tracé la voie : je suis pour ma part convaincu que la méthode qu'elle a suivie est la bonne et que l'examen d'autres secteurs des Antiquités romaines ne modifierait pas fondamentalement les résultats obtenus sur base de l'échantillon pris en considération. La matière est si vaste que son traitement approfondi pourrait déboucher sur d'autres mémoires de la même ampleur et de la même importance que celui qui est pour l'instant en discussion. Bref, A. Delcourt ou ceux qui voudront s'inspirer d'elle ont beaucoup de pain sur la planche.
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Et en écrivant ces lignes, je ne songe pas seulement aux spécialistes de l'historiographie gréco-romaine : ce ne sont pas les seuls intéressés par le travail. Denys d'Halicarnasse est largement utilisé aussi par les historiens de la Rome primordiale et archaïque : il est bien connu en effet que les Antiquités romaines conservent nombre d'informations qui proviennent des anciens annalistes et que partant, « son témoignage est encore, en bien des cas, précieux » (J. de Romilly, Précis, p. 230). Il se fait malheureusement que les spécialistes de la Rome primitive utilisent parfois très mal ces « précieuses informations », pour la simple raison qu'ils n'ont pas toujours une conscience claire des méthodes et des objectifs de l'historien grec, et qu'ils prennent son témoignage « au premier degré », sans, pour employer un terme à la mode, le « décoder ».
C'est sur ce plan que le travail d'A. Delcourt est susceptible de rendre de très grands services aux historiens des origines : en les aidant à utiliser correctement les informations présentes dans les Antiquités Romaines. En effet, mettre clairement au jour l'optique hellénisante de Denys et l'objectif qu'il poursuit de faire systématiquement de la plus ancienne Rome une cité grecque à part entière, aboutira souvent à mettre l'historien des origines et des premiers siècles à l'abri de grossières erreurs d'interprétation. En guise d'illustration, je ne citerai que deux brefs exemples, empruntés l'un à la vie de Romulus, l'autre à celle de Servius Tullius.
Denys d'Halicarnasse (I, 84, 5), que suit Plutarque (Romulus, VI, 2), imagine que les jumeaux fondateurs de Rome avaient reçu, à Gabies, une éducation de type grec (littérature, musique, et « tout ce qu'on doit savoir quand on est bien né »). Après avoir lu le mémoire d'A. Delcourt, on comprend mieux la raison d'être de pareille notice : pour Denys le fondateur de Rome ne pouvait pas ne pas avoir bénéficié d'une solide formation grecque. Développement dionysien, nettement orienté on en conviendra, qu'il ne peut pas être question évidemment d'intégrer dans une reconstruction historique. C'est pourtant ce qu'a trop souvent fait l'érudition moderne, depuis (pour ne citer que deux noms) A. Schwegler, Römische Geschichte, I, 1853, p. 399, jusqu'à E. Peruzzi, Origini, II, 1973, p. 10-13. Ce dernier savant, se basant sur ce détail de la tradition, ne voit-il pas en Gabies un important centre de diffusion de la culture hellénique dans le Latium du VIIIe siècle ? Mais, avant de conclure dans ce sens, on comprendra que l'historien contemporain exige d'autres preuves que la notice dionysienne !
Deuxième exemple. Le tableau détaillé de la création par Servius Tullius de la Ligue latine et du temple de Diane sur l'Aventin (Denys, IV, 25-26) démarque étroitement les caractéristiques des Amphictyonies grecques et celles de l'Artémision d'Éphèse. Ici aussi il ne faut pas lire les Antiquités romaines au premier degré et prendre pour argent comptant tous les détails du texte. L'un d'eux concerne la présentation (que Denys est seul à fournir) du temple de l'Aventin comme un ieron asulon. Sur la foi de ce texte, beaucoup de modernes écrivent froidement que le sanctuaire romain de la Diane de l'Aventin bénéficiait à l'époque archaïque d'un droit d'asile. Ce faisant, ils transforment en une réalité historique ce qui n'est qu'une simple conséquence des conceptions hellénisantes de Denys pour qui le temple romain de Diane devait comme les sanctuaires grecs bénéficier de l'asylie. Les historiens de la royauté romaine, de D. Van Berchem (1960) à V. E. Vernole (2002), n'ont toujours pas compris que, sur ce point, les conceptions de base de Denys déformaient son récit, et qu'il fallait en tenir compte. Seuls des spécialistes extérieurs au domaine de la Rome royale ont perçu le caractère indéfendable de la position de Denys (K. J. Rigsby, Asylia. Territorial Inviolability in the Hellenistic World, Berkeley, 1996, p. 578-579). À ces deux exemples, on pourrait facilement en ajouter d'autres.
Ces deux cas concrets et cet intérêt de son travail pour les historiens des primordia, A. Delcourt ne les a évidemment pas évoqués. Elle n'avait pas à le faire, car elle n'étudiait pas les implications de sa recherche pour les spécialistes des origines et des premiers siècles de Rome. Pourtant, ces implications sont nombreuses et importantes. Sur de très nombreux points, les conclusions de son étude permettraient de remettre à l'heure les pendules des historiens de la Rome primordiale et archaïque, qui ont encore - malheureusement - trop tendance à fort mal utiliser une tradition littéraire qu'ils lisent au premier degré parce qu'ils n'en saisissent ni la nature ni les spécificités. Sur ce plan aussi, le mémoire d'A. Delcourt peut rendre de grands services.
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Conclusion
On l’aura compris, on est en présence d'un travail important, dans la ligne de la réhabilitation d'un Denys d'Halicarnasse, dont on perçoit de mieux en mieux aujourd'hui les conceptions historiographiques et les méthodes de travail. Sur ce plan, le mémoire d'A. Delcourt est la meilleure synthèse qu'il m'ait été donné de lire depuis longtemps.
Se présentant sous la forme d'un essai brillant, fort bien écrit, parfaitement structuré, dense, allant à l'essentiel, il est nourri d'exemples choisis pour l'éclairage à la fois particulier et précis qu'ils jettent sur l'historien, son parcours, son œuvre et son temps, sans compter que, traçant des pistes et ouvrant des portes, il est loin d'épuiser la question.
En un mot, ce mémoire, synthèse puissante et essai brillant, est à mon sens tout à fait digne d'être couronné et publié - je n'ai pas peur d'ajouter : tel quel - dans les collections de l'Académie.
[1 mars 2004]
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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 9 - janvier-juin 2005