FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 7 - janvier-juin 2004
Le motif de la truie romaine aux trente gorets.
3ème partie : Les actualisations romaines
par
Jacques Poucet
Professeur émérite de l'Université de Louvain
L'épisode de la truie aux trente gorets que Virgile a mis
en scène au livre huit de l'Énéide
est examiné sous plusieurs de ses aspects dans les trois parties de cette
étude. Il a été question dans la
première partie de
la présentation du sujet chez Virgile ainsi que chez les auteurs pré- et périvirgiliens.
La deuxième partie a replacé l'épisode romain dans
une perspective plus large : il s'agit en effet d'une donnée folklorique,
celle de l'animal-guide, attestée dans de nombreuses cultures. La troisième
partie (ci-dessous) étudie plus en détail la manière dont le motif a été
utilisé et transformé en milieu romain et notamment chez Virgile.
Chaque culture actualisant à sa manière
un motif folklorique, il est donc normal de s'interroger sur les adaptations
romaines. Les développements suivants, qui ne prétendent pas viser à
l'exhaustivité, passeront en revue un certain nombre de points avant de revenir
plus particulièrement au rôle de Virgile dans l'évolution romaine du motif.
Et d'abord le choix de l'animal.
Pourquoi une truie ? Dans le bestiaire grec de l'animal-guide, pourtant
bien fourni on l'a dit, la truie manque à l'appel dans les récits de fondation.
La tradition sur les origines
lointaines, la fondation et les premiers siècles de Rome met en scène différents animaux. Il y a d'abord les récits célèbres
comme celui des colombes indiquant à Énée la position du rameau d'or (Virg., Én., VI, 190-211), celui de la louve qui
sauve et nourrit les jumeaux fondateurs (Tite-Live, I, 4, 6), celui de l'aigle
qui annonce à Lucumon qu'il sera roi de Rome (Tite-Live, I, 34, 8-9), ou celui
de la vache dont le sacrifice assure la suprématie à Servius Tullius
(Tite-Live, I, 45, 3-7). Il y a aussi des récits moins connus, comme celui de
la manifestation d'un loup, d'un aigle et d'un renard lors de la fondation de
Lavinium :
D.
H., 1, 59, 4-5
On
raconte aussi que durant la fondation de Lavinium se manifestèrent aux Troyens
les prodiges suivants. Un incendie ayant pris spontanément dans la forêt, un
loup transportait du bois sec dans sa gueule pour le jeter dans le feu tandis
qu'un aigle qui volait alentour entretenait la flamme du mouvement de ses
ailes. S'ingéniant à l'inverse, un renard frappait le brasier de sa queue
trempée dans l'eau du fleuve. Et tantôt c'étaient les incendiaires qui
l'emportaient, tantôt celui qui voulait éteindre le feu. Finalement les deux
premiers eurent le dessus et l'autre s'éloigna, réduit à l'impuissance. (5) Ce
que voyant, Énée déclara que la colonie serait illustre, susciterait l'dmiration,
parviendrait à une notoriété sans pareille et qu'en s'accroissant elle
deviendrait un objet d'envie et une gêne pour ses voisins, mais l'emporterait
néanmoins sur ses adversaires car la bonne fortune qu'elle tiendrait de la
divinité serait plus forte que l'opposition envieuse des hommes. Telles sont
les indications évidentes qui, dit-on, furent données sur l'avenir de la cité.
(trad. V. Fromentin, C.U.F)
En réalité, aucun de ces récits ne relève
de la thématique de l'animal-guide qui nous occupe. Pourtant, un loup, un
aigle, une colombe, un renard, une vache aurait parfaitement pu faire
l'affaire : ils étaient d'ailleurs utililisés dans le répertoire
légendaire grec. Pourquoi donc en milieu latin avoir songé à la truie ?
Quoi qu'il en soit, il est indiscutable
que le porc avait une grande importance dans la réalité quotidienne.
On dit chez nous que « dans le
cochon tout est bon ». C'était également le cas dans le monde romain. Il
constitue la nourriture de base des armées, mais joue aussi un rôle important
dans la haute cuisine. Dans les préparations d'Apicius, il éclipse toutes les
autres viandes ; Pline signale plus de
cinquante recettes à base de porc, la plus connue étant le porcus Troianus, un estomac de porc farci de saucisses, de poulets
rôtis, d'œufs et de légumes (d'après K. D. White, Roman Farming, Londres, 1970, p. 316 et 321 [Aspects of Greek and
Roman Life]).
La truie est d'autre part un animal
fécond. Les Modernes[13] nous apprennent qu'elle porte en moyenne sept
petits, que sa période de gestation est de cent quatorze jours, avec un
intervalle d'au moins vingt-et-un jours entre deux périodes de rut. Les Anciens
le savaient bien, qui écrivaient :
Varr., R. R., II, 4, 14
L'année se trouve naturellement divisée en deux
pour les truies, car elles mettent bas deux fois par an : à chaque fois
elles portent quatre mois et nourrissent pendant deux mois. (trad. Ch. Guiraud, C.U.F.)
On
ne s'étonnera donc pas de voir que Varron, dans son traité de re rustica, accorde une grande place à l'élevage du porc, lui
consacrant tout le chapitre quatrième de son deuxième livre. Nous y renverrons
le lecteur intéressé en nous bornant à citer ici quelques phrases d'une synthèse
déjà ancienne, due à A. Sorlin Doriginy[14] :
Il y avait deux races de porcs (Colum., VII,
9) : les uns, véritables cochons domestiques, à peau glabre ou à soies
blanches, étaient choisis par les petits cultivateurs qui voulaient élever un
ou deux porcs avec les débris de cuisine et les résidus de laiterie. Les
animaux qui vivaient en troupeau, dans la montagne, ressemblaient davantage au
sanglier ; ils avaient les soies noires, dures, épaisses. L'été, ils
restaient dans les forêts et s'y nourrissaient de caroubes, d'arbouses, de
cornouilles, de prunes et de poires sauvages ;
ils revenaient à la fin de l'automne (Virg., Georg., II, 520) pour
passer l'hiver dans des porcheries où on leur donnait à manger des glands fumés
ou conservés, soit sur des planchers, soit dans l'eau des citernes (Colum.,
VII, 9).
Il
n'était donc pas anormal de trouver des porcs en liberté, et la rencontre
d'Énée avec une truie paressant sur la rive du Tibre n'a rien de surprenant,
pas plus probablement que le transport de pareils animaux dans un navire, où
ils servaient de provisions de bouche (cfr la version de Lycophron). Mais ce
texte moderne nous apprend autre chose encore sur la couleur de ces animaux et
sur leur apparence : ils peuvent effectivement être tantôt blancs, tantôt
noirs, et dans ce dernier cas, ressembler davantage aux sangliers. Et cela
explique que l'animal de l'Énéide soit régulièrement présenté par les
commentateurs non comme une truie, mais comme une laie. En fait le mot latin sus,
comme le mot grec correspondant, désigne tout à la fois, au masculin le porc ou
le sanglier, au féminin la truie ou la laie[15]. Un adjectif comme «sauvage» viendra
éventuellement préciser la nature de la bête.
Les
troupeaux domestiques pouvaient compter plusieurs centaines de bêtes, encore
que, selon Varron, cent représente un nombre raisonnable (Varron, R. R., II, 4, 22). Leur gestion
nécessitait certainement toute une organisation. Dans l'Odyssée d'Homère,
Eumée, le porcher d'Ulysse, a du personnel sous ses ordres ; c'est
d'ailleurs une des rares personnes dans laquelle le héros a confiance. À Rome
aussi, la responsabilité d'un troupeau de pareille taille ne devait pas être
une sinécure. Dans leur récit sur les origines de Rome, Denys d'Halicarnasse
(I, 79, 9) et Plutarque (Romulus, 6,
1 ; 33, 2) font de Faustulus qui recueille Romulus et Rémus le porcher du
roi. Chez Tite-Live (I, 4, 6), qui, pour reprendre les mots de J. Heurgon, «aime doter ses
personnages d'une dignité bourgeoise», Faustulus apparaît comme « un haut
fonctionnaire du roi » (magister
regii pecoris). (J. Heurgon, Tite-Live.
Histoires, Livre I, Paris, 1963, p. 37 [Érasme, 10]).
La
place du porcin dans la vie économique explique probablement son importance
dans la religion romaine, comme animal de sacrifice.
La
truie, souvent pleine, est régulièrement offerte à Tellus et à Cérès. Elle a sa
place dans le rituel des Cerialia (par exemple Ovide, Fastes, I, 349), et dans celui des Feriae
sementiuae (Ovide, Fastes, I,
671-672) ; avant la
moisson, on immole la porca praecidanea (Caton, Agr., 134, 1). Lien évident entre un
animal particulièrement fécond et la fécondité souhaitée pour la terre et les
champs. Que le porc ait également sa place dans le cérémonial du mariage (Varr.,
R. R., II, 4, 9-10 ; ci-dessous) relève probablement de la même
symbolique, dans le registre humain cette fois.
Toutefois
les porcins intervenaient aussi dans d'autres contextes. Ainsi, l'agriculteur
sacrifiait un porc en expiation avant d'ouvrir une clairière dans un «bois
sacré» (Cat., Agr., 139), un rituel qui persistera longtemps :
en 238-240 encore, sous l'empereur Gordien, lors des Ambarualia du 30 mai, « en raison de
l'émondage du bois et des travaux accomplis » dans le lucus de la Dea Dia les frères Arvales sacrifieront deux
truies pleines (cfr L'Année épigraphique,
1915, 0102, col. II, lignes 1-4). Pour la lustration des champs, l'agriculteur
immolait un porcelet, un agneau et un veau (suouetaurilia lactentia,
chez Cat., Agr., 141) ; pour celle du peuple, lors de la clôture du
lustrum, le censeur offrait un
verrat, un bélier et un taureau (suouetaurilia
maiora, chez Varr, R. R., II, 1,
10). Dans le rituel des fétiaux, un porc était sacrifié à Jupiter, « garant
des traités » (Liv., I, 24, 7-9)
[16].
L'importance
du porcin était donc considérable dans la religion romaine, et Varron, dans un
sorte de texte de synthèse (Varr., R. R., II, 4, 9-10), fera même de
l'animal - à tort ou à raison - la bête sacrificielle originelle. Voici ce
passage :
C'est en effet avec le bétail porcin que la coutume
du sacrifice a, semble-t-il, pris naissance, et il en reste des traces dans le
fait que dans les rites d'initiation de Cérès, ce sont des porcs que l'on
sacrifie et que, dans le rituel qui introduit à la paix, lorsqu'un traité est
conclu, c'est un porc que l'on tue ; on en trouve des vestiges aussi dans
le fait qu'au début des rites nuptiaux les anciens rois et les grands
personnages d'Étrurie, pour consacrer l'union nuptiale, commencent, en tant que
nouvelle épouse et nouveau mari, par sacrifier un porc. (10) Les premiers
Latins eux aussi, et même les Grecs d'Italie, semblent avoir eu la même
coutume. (trad. Ch. Guiraud, dont on verra les
notes)
L'importance de cet animal dans la vie romaine est donc considérable. Si le loup appartient au monde de la nature sauvage, le porc fait partie intégrante de la vie de tous les jours. Comme l'a écrit J. Heurgon, « Le porc ou la truie est l'animal domestique par excellence, et celui dont le sacrifice est le plus facile et le moins coûteux aux paysans » (Étude sur les inscriptions osques de Capoue dites Iúvilas, Paris, 1942, p. 57, n. 1).
Se
trompera-t-on beaucoup en pensant que le choix de la truie comme animal-guide
dans la fondation de la première cité latine d'Énée s'expliquerait tout
simplement par l'importance du porcin dans la réalité quotidienne ? Après
tout la louve de Romulus et la truie d'Énée ne symbolisent pas si mal la force
des Romains et la fécondité des Latins.
[Retour]
Cerla
dit, il ne faut pas nécessairement chercher trop loin, et les Modernes ont
parfois exagéré. Ainsi, E. Mayer[17] a cru
pouvoir attribuer aux populations latines un véritable culte de la truie,
n'hésitant même pas à parler de totem. On ne le suivra pas dans cette voie.
D'abord les notions de totem et de totémisme sont, sur le
plan théorique, remises en question aujourd'hui par les anthropologues[18], mais, plus concrètement, aucune donnée
religieuse, pour Rome ou les autres cités du Latium, n'oriente vers un culte
animal. Rien, dans nos informations, ne permet donc d'accréditer la vision
mythico-totémistique d'une truie, « mère de la tribu » (Stammmutter)
des Latins, ou celle du porc conçu comme animal-totem d'Albe (das Schwein
als Totemtier von Alba).
Autre
chose est de voir dans la truie un emblème et un symbole.
La
pratique est courante dans le monde grec. Sur les monnaies, la chouette est
l'emblème d'Athènes, le poulain celui de Corinthe, la tortue celui d'Égine ;
le lièvre symbolise Messine, l'abeille Éphèse, etc. Le cas se rencontre aussi
dans le monde italique, où, pour ne prendre que deux exemples, la louve sert
d'emblème à Rome, et le taureau au Samnium (cfr le dernier chapitre de D.
Briquel, Le regard des autres, Les
origines de Rome vues par ses ennemis, Besançon, 1997, p. 153-195 [Annales
Littéraires de l'Université de Franche-Comté, 623]). Serait-il dès lors
possible que la truie ait été le symbole du Latium ?
Le
monnayage romain fort ancien connaît des lingots de bronze (l'aes signatum
des spécialistes), proposant d'un côté la représentation d'un éléphant, et de
l'autre, celle d'une truie. Il s'agit d'une des premières formes - très
grossière encore - de monnaie, dont les numismates s'accordent aujourd'hui à
placer l'apparition « peu avant 289 » et la disparition quelques
décennies plus tard, «vers le milieu du IIIe siècle »[19]. Les anciens, friands d'étiologies, expliquaient
ce type monétaire par un épisode de la guerre contre Pyrrhus. Sachant que
l'éléphant redoute le cri du porc, les Romains auraient
lancé des truies enflammées contre les bêtes de Pyrrhus qui furent prises de
panique en entendant les cris[20]. Rejetant l'idée du stratagème, mais non la
référence à la guerre contre Pyrrhus, les Modernes inclinent aujourd'hui vers
une interprétation plus générale : les figures présentes sur les
lingots conserveraient le souvenir de l'éléphant épirote affrontant la truie
romano-latine[21].
Il
faut toutefois reconnaître que nous n'avons pas d'autres informations sur ce
rôle d'emblème du Latium qu'aurait pu jouer la truie. Beaucoup d'éléments nous
échappent, notamment en matière de chronologie relative. Les lingots au type de
l'éléphant et de la truie datent de la première moitié du IIIe siècle ;
l'attestation du motif de la truie aux trente petits chez Lycophron est de datation
discutée (270 ou 197 au plus tôt). On ne peut donc pas exclure que le motif
légendaire ait généré l'image de la truie comme emblème des cités latines, mais
il est également possible que le choix de l'animal mis en scène dans le récit
traditionnel ne soit qu'une conséquence de l'existence, indépendante de lui,
d'une truie comme emblème du Latium. Il semble difficile de fonder
objectivement un choix entre ces deux solutions.
Peu importe. L'essentiel pour nous est d'avoir dégagé l'importance du porcin et, après tout ce qui vient d'être dit, on ne s'étonnera pas trop de voir l'animal-guide du folklore international incarné dans le Latium par une truie.
[Retour]
L'habillage
romain ne porte pas uniquement sur la truie. Dès sa toute première attestation
dans la tradition romaine, le motif folklorique de l'animal-guide, si courant
dans le légendaire grec, se double d'un prodige, au sens technique du terme. Le
récit ne se limite pas en effet, comme dans la plupart des exemples grecs, à
évoquer un animal guidant une personne ou un groupe vers un emplacement
déterminé. Chez Lycophron déjà, la truie est accompagnée de trente gorets. Bien
sûr, le terme «prodige» n'est pas présent dans le texte de l'auteur grec, mais
un lecteur romain ne pouvait absolument pas s'y tromper. Il n'avait pas besoin
pour s'en convaincre du texte du De re rustica où Varron précise que « si une truie a plus de
petits que ses mamelles ne peuvent en nourrir, il s'agit bien d'un prodige » (II, 4, 18) : pareille portée, tout
à fait inhabituelle, est un signe prodigial. À Rome, le motif de la gésine
prodigiale vient donc se greffer, en le dépassant en quelque sorte, sur celui.
En forçant un peu les choses, on irait jusqu'à dire qu'en l'occurrence Rome ne
connaît pas le motif de l'animal-guide, seul, à l'état pur.
C'est
tellement vrai que la gésine miraculeuse peut être utilisée comme telle,
pourrait-on dire, en valeur de prodige, sans référence au motif de
l'animal-guide qui avait servi de point de départ. C'est le cas chez Cassius
Hémina où le miracle sert de caution à un choix politique ; c'est un peu
le cas aussi au livre VIII de l'Énéide
où la truie et sa portée sont d'abord et avant tout le signe sûr et certain que
les Troyens ont atteint la Terre Promise.
Cela
dit, un prodige doit être interprété, en lui-même et dans ses éléments. Il peut
l'être de plusieurs manières. Ce sera le cas du chiffre trente. On ne
s'étonnera donc pas qu'il ait reçu une interprétation tantôt topographique (les
trente peuples du Latium), tantôt chronologique (trente années sépareront la
fondation des deux cités primordiales du Latium). Deux interprétations
typiquement romaines.
Il
est difficile de savoir quelle est la plus ancienne, mais cela pourrait bien
être la première. C'est que cette vision d'Énée aux origines du nomen
Latinum, comme fondateur de l'ensemble des peuples du Latium, des triginta
populi Latini, est archaïque. Elle ne sera plus attestée sous cette forme
après Lycophron. Bien sûr le héros troyen sera toujours considéré comme le
grand ancêtre des Latins et des Romains, mais en tant que héros fondateur, il
ne sera plus mis en rapport qu'avec une seule cité, Lavinium, même si - on l'a
vu - il avait un moment envisagé de fonder Albe, même si des états anciens
de la tradition en faisaient aussi le fondateur de Rome (notamment Hellanicos
de Lesbos, au Ve siècle avant Jésus-Christ, chez D. H., I, 72, 2).
On
conçoit que, dans un second temps, le chiffre trente du prodige ait pu être
réinterprété et qu'il ait renvoyé à l'intervalle de temps séparant la fondation
de Lavinium de celle d'Albe. Ce n'est que progressivement en effet que s'est
mis en place dans la tradition romaine le cadre chronologique des trois cités
primordiales, à savoir Lavinium, Albe et Rome.
Peut-être
même est-ce Virgile qui a mis le point final au système, avec ce qu'on appelle
« la grande prophétie de Jupiter », un texte célèbre du premier livre
de l'Énéide, où le roi des dieux est censé expliquer à Vénus la destinée
des siens (Virg., Én., I, 254-279).
Aux
termes de cette prophétie, Énée, fondateur de Lavinium, gouvernera la ville
pendant trois ans. À sa mort, son fils Ascagne lui succédera : il règnera
trente ans sur Lavinium, puis ira fonder Albe. Trois cents ans après, Romulus
fondera Rome. On nage dans l'arithmologie : l'addition de 3, de 30 et de
300 donne 333, un chiffre puissamment symbolique pour les Anciens ; cette
belle série arithmétique conduisait à Romulus et à Rome, dont le règne sera
sans fin (imperium sine fine dedi). « Ces trois nombres, écrit J.
Perret (Virgile. Énéide, I, 1977, p. 144, C.U.F.) dans
leur progression et dans leur somme symbolisent la durée illimitée où ils
aboutissent. »
Ainsi,
dans la prophétie de Jupiter, le chiffre 30 représente non pas l'intervalle
entre la fondation de Lavinium et celle d'Albe, mais le nombre d'années pendant
lesquelles Ascagne, après la mort de son père, a régné sur Lavinium qui avait
été construite par Énée lui-même.
Virgile n'attribue donc pas à Jupiter l'interprétation chronologique du
prodige des trente gorets qu'avaient donnée ses
prédécesseurs, une interprétation qu'il avait lui-même utilisée dans la
prophétie du dieu Tibre (VIII, 47-48). Autre légère « incohérence » donc à
l'intérieur de l'Énéide : la
prophétie du Tibre et celle de Jupiter ne coïncident pas entièrement. Jupiter
utilise le chiffre trente dans une optique différente du Tibre :
trois ans pour le règne d'Énée ; trente ans pour celui d'Ascagne ;
trois cents ans pour celui des rois albains. Le chiffre trente pouvait donc
recevoir diverses interprétations, et la liberté des auteurs était relativement
grande. En fait, les chiffres eux-mêmes étaient souvent plus importants que
leur signification.
Mais,
pour en revenir à la truie et à ses gorets, pourquoi 30, et pas 20 ou 25 ?
Question difficile. On peut toutefois dire qu'il renvoie à certaines réalités.
La tradition nous apprend qu'il existait 30 peuples latins, et l'histoire que
Rome comportait 30 curies. C'est ce qui donne - on l'a dit - l'impression que
la version de Lycophron, liant la portée prodigiale aux 30 peuples latins, est
plus ancienne, et moins arbitraire que l'interprétation chronologique de la
vulgate, avec les 30 ans séparant la fondation de Lavinium de celle
d'Albe-la-Longue. Par rapport aux 30 cités latines de Lycophron, les 30 années
de la vulgate ont tout l'air d'une réinterprétation.
Réinterprétation dans laquelle d'ailleurs a pu jouer un modèle homérique. Plusieurs Modernes en effet[22] rappellent à ce propos le célèbre épisode d'Aulis (Hom., Iliade, II, 328), où le nombre d'animaux, présents dans le prodige, est interprété comme correspondant au nombre d'années après lesquelles les choses devront se réaliser. Avant d'être transformé en pierre, le serpent mange neuf passereaux : la mère et la couvée de huit. Calchas n'hésite pas : « Nous devons rester à guerroyer un nombre tout égal d'années, puis la dixième, nous prendrons la cité ».
[Retour]
Lavinium
et Albe, il en a déjà été question à plusieurs reprises, sont deux importantes
métropoles religieuses du Latium. En pleine époque historique encore, Rome
allait y célébrer des sacrifices particuliers, mettant en avant ses plus hautes
autorités religieuses et politiques, d'une part dans le cérémonial des Feriae
Latinae, d'autre part dans ce qu'il est convenu d'appeler « le
pèlerinage à Lavinium ». Ces cérémonies, qui sont en quelque sorte des
fossiles religieux, les historiens modernes ont pu les expliquer en montrant
que le mont Albain et Lavinium avaient l'un et l'autre joué, dans la réalité de
l'histoire, à des moments et sous des formes diverses, un rôle de centre
fédérateur - religieux ou politique, voire les deux à la fois - pour les
populations latines (cfr p. ex. J. Poucet, Albe
dans la tradition et l'histoire des origines de Rome, dans Fr. Decreus
& C. Deroux [Éd.], Hommages à Jozef
Veremans, Bruxelles, 1986, p. 238-258 [Collection Latomus, 193]).
Si,
revenant au motif de la truie prodigiale, on analyse les témoignages conservés,
on constate que ce sont essentiellement ces deux centres qui sont liés au
prodige, Rome (avec Cassius Hémina) et le Tibre (avec Virgile) ne jouant qu'un
rôle tout à fait marginal. Mais cela dit, on constate aussi qu'Albe et Lavinium
ne sont manifestement pas sur le même pied. Le témoignage de Lycophon et celui
de Varron, qui, quelque deux siècles plus tard, vient le corroborer et le
compléter, sont clairs. C'est sur le forum de Lavinium que se dressait une
statue de la truie et de ses petits ; c'est à Lavinium que les prêtres
montraient le corps de l'animal pieusement conservé dans la saumure. Et le fait
est que, dans la vulgate, c'est Lavinium qui triomphera comme cité d'Énée.
L'ancrage lavinate du motif est le plus solidement attesté.
Mais
il n'est pas possible de gommer l'existence d'un lien entre Énée, la truie aux
gorets et Albe. À une certaine étape de son évolution, la tradition aurait
effectivement connu un ancrage albain (l'animal-guide «marquant» le mont Albain ;
Énée fondant ou envisageant de fonder Albe). Cet ancrage ne subsiste plus
directement que dans de rares passages, fragilisés d'ailleurs par une
transmission délicate. Mais il est présent indirectement dans la forme mêlée de
la version canonique, où le prodige réfère à la fois à Lavinium et à Albe. La
situation est bien résumée par J.-Cl. Richard :
« Le thème de la truie miraculeuse se
caractérise [...] par son ambivalence (la gésine s'est produite sur le site de
la ville qu'il appartenait à Énée de construire, mais la couleur de l'animal et
le nombre des porcelets font référence à la fondation d'Albe) qui tient à
l'existence dans le Latium des temps anciens de deux métropoles religieuses,
l'une et l'autre associées, mais à des degrés divers, à la légende des origines
troyennes. » (J.-Cl. Richard, OGR, p. 163, n. 1 ; C.U.F.).
On
pourrait même aller plus loin et parler, pour Lavinium et Albe, de métropoles
rivales. Cette rivalité est attestée dans la tradition par l'épisode très
caractéristique des « statues baladeuses » dont nous n'avons pas
encore parlé. Denys d'Halicarnasse le racontera en détail[23] (I,
67), mais il se trouvait attesté par d'autres textes. L'affaire concerne les
Pénates, qui, depuis Énée, étaient liés à Lavinium. Lorsque Ascagne, qui venait
de fonder Albe, voulut transporter leurs statues dans la ville nouvelle, elles
refusèrent tout net de quitter Lavinium. Voici le résumé que l'Origo gentis Romanae donne de
l'épisode :
OGR, XVII, 2-3
Les statues des dieux pénates qu'il [= Ascagne] y
[= à Albe] transporta apparurent le lendemain à Lavinium. Rapportées à Albe et
entourées de je ne sais combien de gardes, elles regagnèrent une nouvelle fois
Lavinium, leur ancienne résidence. (3) Aussi personne n'osa-t-il les déplacer
une troisième fois, comme il est écrit dans les Annales des Pontifes (livre quatre), chez Cincius[24] et chez César[25] (livre deux
pour chacun) ainsi que chez Tubéron[26] (livre
un). (trad. J.-Cl. Richard, C.U.F.)
« Miracle », écrira J.-Cl. Richard dans son commentaire, qui « souligne la vocation religieuse de Lavinium ainsi promue au rang de ville sainte », et qui, à nos yeux, témoigne dans une autre perspective de la tension entre les deux métropoles. Selon nous, la tentative - avortée - de déplacer les Pénates troyens de Lavinium à Albe est à mettre sur le même pied que la tentative de remplacer l'ancrage lavinate par un ancrage albain. Dans le cas de la truie, on ne peut toutefois pas parler d'échec complet ; soucieuse d'harmonisation, la vulgate accueillera en effet les deux formules, puisque le prodige sera censé porter à la fois sur Lavinium et sur Albe.
[Retour]
Revenons à Virgile pour clôturer cet exposé.
L'épisode de la truie aux trente gorets qui figure
à trois reprises dans l'Énéide trouve
indiscutablement son origine dans le motif folklorique de l'animal-guide,
solidement attesté dans le légendaire grec qui l'a transmis à Rome.
Toutefois le motif apparaît chez Virgile
profondément transformé et, sans le témoignage des prédécesseurs et des contemporains
du poète, il serait même très difficile d'en retrouver l'origine et d'en
comprendre l'évolution en milieu romain. Ceux-ci avaient déjà introduit la
truie, et avaient doté l'animal d'une portée hors-normes de 30 petits, ce qui
mettait en valeur la notion bien romaine de « prodige » et laissait
la voie libre à l'interprétation du chiffre 30. Dans l'ensemble, ils avaient
toutefois conservé une caractéristique essentielle du motif folklorique, à
savoir son dynamisme : l'animal se déplaçait et marquait, d'une manière ou
d'une autre, l'emplacement choisi par les dieux pour la fondation de la
ville. Il s'agissait tantôt d'Albe, tantôt de Lavinium, tantôt des deux cités.
Seul Cassius Hémina se singularisait : chez lui, le prodige n'avait plus
de rapport direct avec l'emplacement où devait surgir une ville ; il se
produisait à Rome et servait à sanctionner religieusement un projet politique.
Par rapport à ces versions pré- et
périvirgiliennes, la vision de Virgile est originale à plus d'un titre. D'abord
en ce qu'elle situe sur la rive du Tibre. En effet, le prodige se présente à
Énée lors du voyage que le héros entreprend en remontant le fleuve de son
embouchure vers Pallantée. Autre nouveauté (partielle celle-là, car Virgile
vient après Cassius Hémina), la vision est statique. La truie, qui a déjà mis
bas, est entourée de ses trente petits. Par ailleurs, elle ne vient pas de
Troie, elle n'a pas échappé au couteau du sacrificateur. Énée la découvre au
détour de la route, mais il la sacrifiera, avec toute sa portée.
Fondamentalement le prodige ne signale pas l'endroit précis d'une fondation ;
il délivre un message et sanctionne un fait : les Troyens sont enfin
arrivés au terme de leur voyage ; ils pourront établir leur demeure dans
la région et y installer leurs Pénates. En fait toute référence à une fondation
n'a toutefois pas disparu. La présence des trente gorets et la couleur blanche
(sur laquelle le texte insiste) annoncent le surgissement, trente ans plus
tard, de la ville d'Albe-la-Longue.
Virgile a donc joué avec un motif très ancien dont
on connaît maintenant la malléabilité. Mais s'il a, à son habitude, pris
beaucoup de liberté avec le point de départ, il a toutefois su conserver une
partie importante du message traditionnel : un prodige animal, annoncé par
un oracle, marque à la fois le terme définitif du voyage et la fondation d'une
ville, en l'occurrence Albe.
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[13] Par
exemple W. Patterson Garrigus, Livestock and Poultry Farming, dans The
New Encyclopaedia Britannica. Macropaedia, Chicago, Londres, t. 10, 1977,
p. 1281.
[14] A. Sorlin Doriginy, Rustica res,
dans C. Daremberg, E. Saglio, E.
Pottier [Éd.], Dictionnaire des antiquités grecques et romaines,
Paris, t. 4, 1911, p. 899-927 ; la citation provient de la page 927.
[16] G. Dumézil,
La religion romaine archaïque, Paris, 1974, p. 58 (Bibliothèque
historique Payot).
[17] E.
Mayer, Das Sauprodigium und sein religionsgeschichtlicher Hintergrund,
dans Acta
Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, t. 16, 1968, p. 197-208.
[18] Cl.
Lévi-Strauss, Totem et caste, dans La pensée sauvage, Paris, 1962 ;
R. & L. Makarius, L'origine de l'exogamique et du totémisme,
traduction française, Paris, 1961.
[19] Callu
J.-P., Éléphants et cochons : sur
une représentation monétaire d'époque républicaine, dans L'Italie préromaine et la Rome républicaine.
Mélanges offerts à Jacques Heurgon, I, Rome, 1976, p. 89-99. (Collection de
l'École française de Rome, 27), en l'espèce p. 89.
[20] Cfr
par exemple Élien, Nat. anim., I, 38, et, pour un stratagème analogue utilisé
par les Mégariens pour repousser les Macédoniens, Élien, Nat. anim.,
XVI, 36.
[21] J.-P.
Callu, Éléphants et cochons, 1976, évoquant les positions, qui ne sont pas
toutes identiques d'ailleurs, de A. Alföldi, Timaios' Bericht über die
Anfänge der Geldprägung in Rom, dans
Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts (Römische Abteilung), 1961,
p. 72 ; de H. Zehnacker, Moneta. Recherches sur l'organisation et l'art
des émissions monétaires de la République romaine (289-31 av. J.-C.), I, Rome, 1973, p.
204-222 (Bibliothèque des Écoles françaises
d'Athènes et de Rome, 222) ; de H. H. Scullard, The Elephant in the Greek
and Roman World, Londres, 1974, p. 101-119 (Aspects of Greek and Roman
Life).
[22] Le
dernier en date étant E. Mayer, Sauprodigium, 1968, p. 202, n. 17, mais
on verra aussi B. Rehm, Das geographische Bild des
alten Italien in Vergils Aeneis, Leipzig, 1932, p. 48, n. 103 (Philologus.
Supplementband, 24, 2).
[23] Cfr
aussi Valère-Maxime (I, 8, 7): Referam nunc...
penetrales deos Aeneam Troia aduectos Lauinii collocasse: inde ab Ascanio filio
eius Albam, quam ipse condiderat, translatos pristinum sacrarium repetisse
et... relatos Albam uoluntatem suam altero transitu significasse.
[24] Probablement
(pour J.-Cl. Richard, Pseudo-Aurélius
Victor. Les origines du peuple romain, Paris, 1983), dans son commentaire ad locum) L. Cincius Alimentus, un
annaliste qui vivait à l'époque de la deuxième guerre punique et qui, comme son
prédécesseur Fabius Pictor, écrivait encore en grec.
[25] Probablement
(pour J.-Cl. Richard, OGR, dans son
commentaire ad locum) le consul de 64 avant Jésus-Christ.
[26] Probablement (toujours pour J.-Cl. Richard, OGR, dans son commentaire ad locum) l'annaliste Q. Aelius Tubéro, dont les Historiae sont sans doute postérieures aux années avant Jésus-Christ.
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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 7 - janvier-juin 2004