FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003
Le parcours initiatique de Romulus et
Rémus,
enfants
albains et premiers Romains
par
Alain
Meurant
Université
de Louvain
Facultés
universitaires Saint-Louis (Bruxelles)
La contribution ci-dessous constitue en quelque sorte l'editio
minor d'un article plus substantiel d'A. Meurant,
intitulé D'Albe-la-Longue au
pomerium : Romulus et Rémus sur la route, et paru dans Latomus, 62, 2003, p. 517-542. L'auteur
(Alain Meurant) et l'éditeur (Carl Deroux) ont très aimablement
autorisé les FEC à reproduire
l'exposé, sans l'appareil très important de notes qui
l'accompagnait. Nous les remercions de leur amabilité et nous invitons
les lecteurs intéressés à se reporter à l'editio
maior de Latomus.
Ils
pourront aussi consulter la thèse de doctorat de l'auteur : A.
Meurant, L'idée de gémellité dans la légende des
origines de Rome, Bruxelles, 2000, 335 p. (Académie royale de
Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres. Collection in-8°,
3ème série, XXIV), dont on trouvera une brève
présentation dans A. Meurant,
L'idée de gémellité aux origines de Rome dans LEC 67, 1999, p. 199-210.
Signalons
aussi que plusieurs articles sur les origines de Rome ont été
publiées dans d'autres fascicules de la présente revue : FEC 1 (2001),
FEC 2
(2001), FEC 3 (2002),
FEC
5 (2003).
[Note de l'éditeur]
· Les fondements du modèle héroïque
Nous avons
étudié ailleurs (cfr
ci-dessus la
notice d'introduction) la nature et la portée de la
gémellité que partagent Romulus et Rémus : ce trait
distinctif intègre ces hautes figures légendaires dans une longue
série de jumeaux imaginaires issus d'une matrice indo-européenne
comptant elle-même parmi les multiples variations d'un modèle
universel et qu'infiltre un faisceau d'éléments locaux. C'est
autour de ce socle à trois niveaux qu'a pris corps la légende de
fondation romaine, en mêlant habilement la féerie propre à
ce type de récit et le goût prononcé des habitants de l'Vrbs pour le réalisme.
Dès
lors, le signe gémellaire s'assimile sans difficulté aux
critères d'élection qualifiant un héros voué
à œuvrer au bénéfice d'une communauté
donnée. À ce titre, sa présence est souvent
attestée dans les histoires, au schéma convenu, contant la
naissance et l'enfance de ces êtres d'exception : il s'ajoute alors
à la liste des critères d'élection qui les font
naître d'une vierge, triompher d'une ordalie, connaître la
salvation des eaux, profiter d'une allaitement thériomorphique avant
d'être recueillis et éduqués en milieu rural. Aux
différentes étapes de cet itinéraire correspondent des
épreuves que doit surmonter tout candidat à la fonction
héroïque pour pouvoir, une fois reconnu, réparer l'injustice
qui fut source de tous ses malheurs. Par convention, l'ensemble de ce parcours
sélectif est appelé «le mythe du héros».
En contexte romain, cette chaîne de séquences apparaît
clairement dans les circonstances entourant l'imprévisible accouchement
de Rhéa Silvia : nés d'une vierge royale
fécondée par le dieu Mars, Romulus et Rémus
héritent d'une gémellité qui déroute la cour
albaine. Inquiet de la menace que leur naissance représente pour le
pouvoir qu'il a usurpé, Amulius ordonne de les abandonner aux eaux du
Tibre. Alors en crue, le fleuve épargnera les nourrissons dont la
nacelle s'échoue à proximité de la grotte du Lupercal.
Survient une louve farouche qui leur tend ses lourdes mamelles jusqu'à
l'intervention secourable du berger Faustulus. Même brossé
à traits aussi gros, ce résumé laisse rapidement voir,
sous le vernis local, les principales articulations du modèle
héroïque.
Pour avoir triomphé des épreuves auxquelles leur premier
âge était soumis, les jumeaux romains appartiennent au cercle
restreint des êtres d'exception : seuls l'appoint de forces
surnaturelles et la vigilance des dieux ont pu garantir leur survie. La
merveilleuse coloration de ces événements correspond si peu au
positivisme de l'esprit romain qu'il s'empresse de faire la part des
choses : ni l'historicité, ni la personne du fondateur ne sont
mises en doute, mais les épisodes extraordinaires de sa biographie sont
accueillis avec scepticisme. Seuls ceux qui concernent la petite enfance de
Romulus et Rémus nous retiendront ici.
Après avoir dressé le schéma héroïque type,
nous verrons comment celui-ci s'est appliqué à la partie du
récit romain comprise entre la mort de Procas et la restauration de
Numitor, soit là où se multiplient les traits qui distinguent les
héros : naissance virginale, ordalie, salvation des eaux,
intervention d'un fauve nourricier et éducation pastorale. À
l'arrivée, cet exposé montrera que, loin de la dénaturer,
l'élément gémellaire complète idéalement la
logique sélective de la condition héroïque.
Pour être pleinement reconnu comme héros, un personnage fabuleux -
quand ce n'est pas un être historique dont le prestige nourrit la
légende - doit connaître une enfance marquée par les signes
d'un destin exceptionnel. Les récits construits sur ce canevas abondent.
Sous le décor, la mise en scène et les détails propres
à chacun, tous partagent un schéma narratif bâti comme un
triptyque. S'y enchaînent une naissance de condition noble, une expulsion
qui - sous couvert d'une mort apparente - coupe le nouveau-né de son
milieu d'origine et un retour qui peut prendre la forme d'une
résurrection symbolique. Ce parcours prépare l'instauration d'un
état ou d'un ordre nouveau dont l'émergence vaut souvent une
glorieuse apothéose à son fondateur.
Ses étapes sont autant de scènes qu'il faut définir pour
mieux en extraire celles qu'utilise le récit romain. Avant de le faire,
signalons combien il est difficile de fixer l'origine de ces
éléments qui dessinent un trajet proche d'un voyage initiatique.
Leur large dissémination et leur permanence ont laissé penser
qu'ils appartiennent à un patrimoine culturel commun à toute
l'humanité qu'on a pu assimiler à l' «inconscient
collectif» jungien. Sans entrer dans ce débat, on
préférera ici discuter en profondeur la composition du
thème héroïque.
Annoncée par des oracles ou par voie d'oniromancie, la naissance d'un
héros rompt souvent la stérilité d'un couple de haut rang
ou résulte d'une parthénogenèse. Si ses parents ne sont
pas de rang royal, l'un d'eux au moins est un dieu. Et il n'est pas rare que
les prédictions liées à sa venue le voient menacer
la vie de son père. La mort dans l'âme, celui-ci ordonne
alors l'abandon du nouveau-né en milieu hostile. Par là, sa
naïveté croit annuler une prophétie qu'il aide au contraire
à se réaliser quand le moment sera venu.
Plongé dans l'univers inhospitalier de la sauvagerie, le marmot
échappe par miracle aux griffes de la mort : livré au
caprice des eaux, jeté au tréfonds d'une forêt ou
laissé au sommet d'une montagne, le héros en puissance doit de
survivre à la généreuse intervention d'animaux nourriciers
et d'êtres subalternes (bergers, pâtres ou serfs). Cette immersion
dans ce milieu fruste et anarchique lui vaut une déchéance
temporaire, sorte de mort fictive à sa condition antérieure.
Durant toute cette période, il partage la rude existence de sa famille
adoptive. Au fil du temps, les événements se chargeront
d'éclairer l'adolescent qu'il est devenu : un objet providentiel
lui révèle sa véritable identité, ses proches le
reconnaissent en des circonstances particulièrement dramatiques ou
l'exécution de grands travaux d'intérêts collectifs
dévoile sa véritable nature. Le plus courant voit le héros
lutter contre le monstrueux protéiforme dans des duels où sa
victoire l'élève au rang de libérateur ou de protecteur et
peut lui valoir l'immortalité. Toutefois, la force expressive de ces
différentes séquences est telle qu'une intrigue
héroïque ne les mobilise pas toujours toutes : elle peut
en grossir certaines ou les
répéter pour mieux les dilater.
Informé de sa véritable identité, l'ancien enfant
trouvé - maintes fois flanqué d'un confident croqué comme
un double - entame sa réhabilitation. Outre qu'elle lui rend sa
légitimité, cette reconquête de soi trahit la
solarité de celui qui l'entreprend : son destin le faisant passer
de l'ombre à la lumière, le héros paraît aussi
invincible que le soleil. Des personnages féminins l'aident parfois
à infléchir le cours de son existence pour l'éloigner de
sa mission, l'inciter à transgresser les interdits ou tempérer
son furor.
Au plan pratique, tout héros reconnu comme tel se pose en
démiurge capable d'exercer le pouvoir ou de neutraliser, au seuil d'une
ère nouvelle, les forces de la mort. En général, il fonde
un sanctuaire, une ville ou un empire. Toutefois, ses rapports avec
l'autorité n'en sont pas moins équivoques : en dépit
de contacts conflictuels avec les représentants de l'ordre, le
héros finit par ceindre la couronne dont on l'avait lésé.
L'exploitation de ce filon littéraire se traduit alors en scènes
convenues où l'héritier naturel supprime un usurpateur, issue
dramatique où la faiblesse du vaincu magnifie la gloire de son adversaire.
Ainsi tourne l'inexorable roue de l'engrenage héroïque. Voyons
maintenant ceux que regroupe la jeunesse de Romulus et Rémus.
Toute naissance héroïque
digne de ce nom s'accompagne d'une série d'événements peu
ordinaires. Ainsi de la conception virginale dont sont souvent issus
héros ou personnalités exceptionnelles. Si elle prend sa forme la
plus achevée dans la nativité chrétienne, celle que
fournit la légende des origines romaines est restée
célèbre. Quand Mars la féconde, Rhéa Silvia - fille
d'un roi déchu - appartient au collège des Vestales, sacerdoce
qui la vouait au célibat, et, dans la version de Promathion, lorsqu'un
oracle exige d'unir une parthenos au phallus surgi de l'âtre royal, une
servante se substitue à la fille de Tarchétius. Mais si cette
composante figure bien dans le récit romain, celui-ci, en confiant la
paternité de Romulus et Rémus au seul dieu de la guerre, renonce
à l'expédient de la superfétation souvent utilisé
pour dissocier les jumeaux. Ici comme ailleurs, l'Vrbs s'arroge la liberté d'utiliser
à sa convenance des données tirées du folklore
universel : en l'occurrence, la référence à Mars
prime sur la nécessité de distinguer dès la conception les
fils de Rhéa Silvia.
Autre constante des
récits héroïques, l'épisode de l'enfant exposé
compte maintes attestations en bien des endroits : de l'Europe aux confins
de l'Asie, les collections de G. Binder et D.B. Redford dénombrent respectivement
cent quatorze et trente-deux attestations de ce cliché. Cette
série vient d'être récemment complétée par M.
Huys. Quelle sont les raisons de cette prolifération ?
D'un point de vue psychanalytique, l'ordalie infantile symbolise la situation
de l'être que sa croissance oblige à délaisser des origines
dont il ne pourra jamais totalement s'affranchir. L'abandon conditionne alors
l'accès à l'autonomie. Ce geste cruel se décrète
dans des circonstances bien particulières : lorsque des
flétrissures assimilent le bambin à un objet de scandale, une
souillure dont il faut purger la société, chaque fois qu'un devin
le voit menacer le pouvoir en place ou quand il risque d'être victime
d'un massacre organisé par le pouvoir dans une catégorie
d'âge en vue d'éliminer un rival qui ne peut être
localisé.
Le premier motif s'applique à Amphion et Zéthos, Éole et
Boéotos comme aux petits-fils de Tarchétius et le deuxième
à Cyrus, Oedipe, Pâris ou Romulus. Quant au troisième, il
touche Moïse, Jésus et Auguste. Pour ne citer que ces quelques
exemples. À côté des témoignages purement
littéraires ou situés à la frontière de la fiction,
cette mesure prophylactique entre dans les pratiques de certaines peuplades
dites «primitives». Elles y recourent encore aujourd'hui sous la
pression de difficultés économiques, de tabous religieux ou, plus
généralement, pour tenter de sauver un nouveau-né
autrement condamné à mourir sans autre forme de procès.
Selon D.B.
Redford, les versions littéraires de ce thème confondraient deux
filières parallèles : de l'une dépendraient les
récits parlant de nourrissons emportés sur une nacelle par un
cours d'eau ou un bras de mer; de l'autre, ceux situant l'exposition au fond
d'une forêt ou au faîte d'une montagne. L'enquête du
chercheur canadien l'incite à situer l'origine de la première
dans les plaines qu'arrosent le Tigre et l'Euphrate et celle de la seconde sur
les hauts plateaux arméniens ou au Nord-Est de la Mésopotamie.
Leur provenance séparerait alors des variantes au dénouement similaire :
des sauveteurs providentiels (animaux et êtres humains) venus d'un monde
rural et sauvage y secourent toujours les petites victimes. En fait, cette
théorie vient réfuter l'hypothèse de l'émergence
spontanée d'une image inscrite dans la mémoire collective de
l'humanité. Ses conjectures s'avèrent néanmoins trop
friables pour être réellement convaincantes.
Quoi qu'il en soit, la phase d'exposition constitue une des épreuves
majeures imposées à tout héros-civilisateur en puissance.
Bien jeune, il accomplit des exploits étrangers à son âge
qui révèlent la protection divine dont il jouit. À l'aube
des temps romains, les prétendants au pouvoir usurpé par Ascagne
et Amulius endurent ce châtiment en des sites répondant au clivage
de D.B. Redford : Silvius affronte les périls de la forêt
tandis que les flots du Tibre menacent Romulus et Rémus. Plongés
dans un décor inhospitalier, dans un univers dont le substrat chtonien a
parfois été souligné, ces héritiers
légitimes touchent aux frontières du trépas dont ils
défient les lois. Ils subissent en cours de route une mutation
initiatique proche de celle liée à toute descente
infernale : agencé autour d'une mort et d'une résurrection
symboliques, leur aventure les change souvent en vecteurs de fertilité.
De même, certains folklores lient-ils la rénovation des forces
naturelles au meurtre, réel ou fictif, d'un roi, coutume dont le rex
Nemorensis conserve d'évidentes
réminiscences. Une courte présentation des interprétations
auxquelles ils donnent lieu cernera mieux l'essence de ces
éléments.
En général, les
commentaires qui leur sont consacrés fluctuent assez peu : si les
modalités de l'ordalie varient, on y voit le plus souvent un sevrage
culturel qu'il faut nécessairement subir pour inaugurer un ordre
nouveau. Certains spécialistes placent le milieu où est recueilli
le héros en devenir sous la coupe d'une Wildnis sans mesure; pour d'autres, il ne doit
sa marginalité qu'à quelques indications
périphériques, comme le statut de prostituée
épinglé à Acca Larentia. La prise en compte de ces
éléments autorise d'affiner le sens de tout l'épisode.
Mettre le héros en contact avec les forces primitives de la nature le
rapproche de leur trouble potentiel, le ramène à une sorte de
moment augural où tout est encore placé sous le règne de
la confusion, où les frontières entre cruauté et
bonté sont encore brouillées, où la sauvagerie se teinte
de civilisation. Là, il se purge de son passé pour mieux
œuvrer à l'ouverture d'une ère nouvelle. Lue sous cet angle,
la haine dont Amulius poursuit ses petits-neveux les projette hors de la
société albaine, dans une zone intermédiaire, entre
sauvagerie et culture, d'où ils tireront l'autorité morale qui
les poussera à fonder Rome.
Quoi qu'il en soit,
les analyses modernes s'accordent pour faire de l'exposition imposée
à de nombreux héros une période transitoire, un rite de
passage pourrait-on dire, où un être d'exception passe sa jeunesse
à côtoyer les forces du chaos avant d'inaugurer une culture, une
civilisation ou des temps nouveaux. Celui qui parvient au terme de ce
pénible parcours acquiert une dimension prestigieuse : roi,
héros, dieu ou saint.
En
règle générale, de franches affinités lient
gémellité et monde aquatique. Qu'un fleuve dépose le
couffin transportant Romulus et Rémus au pas de la grotte du Lupercal
n'a donc rien d'étonnant. La tradition souligne néanmoins
l'exceptionnel débit des eaux auxquelles les sbires d'Amulius livrent
les jumeaux albains. Ainsi Tite-Live (I, 4, 4) :
«Par
un hasard providentiel, le Tibre, débordé, s'étalait en
nappes d'eau dormante; le lit régulier du fleuve était partout
inaccessible».
Retrouver
ces abondants débordements aux débuts de l'Vrbs n'est donc pas sans conséquence : avec
eux, les conventions du thème héroïque s'additionnent
à la fertilité liée à l'idée de
gémellité. Outre la fresque des origines romaines, les flots
inondent copieusement nombre de récits primordiaux à une
différence près, c'est que leur débordement lave la
culpabilité de l'humanité en sub-mergeant la terre. Qu'il suffise
ici de faire allusion au Noé biblique, aux cataclysmes
mésopotamiens ou au Deucalion grec .
Les textes
qui lient cette catastrophe à la péninsule italique mentionnent
la présence de survivants contraints à vivre en marginaux avides
de rapines, autrement dit à sombrer dans la sauvagerie d'un univers
chaotique où baignent aussi, mais sur un mode mineur, les
premières années de Romulus et Rémus. En
conséquence, les flots gonflés du Tibre ont parfois
été assimilés aux marques atténuées d'un
déluge. Il s'agirait dès lors de séquelles
littéraires d'un désastre nécessaire à
l'éclosion d'un renouveau. Ainsi donc, le rationalisme romain pourrait
avoir réduit les eaux diluviennes à la sobre image d'une crue
tibérine mieux adaptée au cadre de la geste de Romulus. Vu sous
cet angle, le thème du recouvrement des eaux peut s'intégrer au
portrait héroïque : l'endurer est gage d'initiation, y
échapper garantit l'élection. Son symbolisme renforce l'image de
l'exposition : en amenant Romulus et Rémus aux frontières
d'un monde primitif, les flots du Tibre les purgent du passé pour leur
ouvrir les chemins qui mènent à la fondation de Rome.
E. La louve
généreuse et l'éducation pastorale
Au terme
d'un voyage où le fantastique alterne avec le danger, la corbeille qui
emporte les enfants de Rhéa Silvia s'échoue sur une rive
déserte. Pour les secourir, la providence prend successivement
l'apparence d'une louve et du berger Faustulus. Le motif de l'animal nourricier
abonde en littérature folklorique. Et la charitable intervention d'un
pâtre - ou de tout autre personnage d'extraction rurale - a coutume de la
doubler : les enfants abandonnés aux caprices de la nature grandissent
souvent dans la misérable chaumière de leur sauveur. Compte tenu
de leur similitude, ces deux protections sont souvent juxtaposées dans
les récits gémellaires : l'admission dans une famille
adoptive y complète l'intervention d'animaux secourables. L'association
de ces deux images repose sur le fameux dualisme nature/culture : pour
s'en convaincre, il suffit d'observer de plus près les pièces
jusqu'ici manipulées dans ce contexte.
De Rome
à l'Inde, du continent africain au bush australien, circulent des
récits où des animaux sauvages surgissent à point
nommé pour secourir, protéger et alimenter des enfants
abandonnés en pleine nature. L'étonnante bonté d'une louve
contribua ainsi beaucoup à la notoriété de la
légende de Romulus et Rémus. Mais ni la présence de cet animal, ni celle de
jumeaux ne sont des éléments incontournables de ce type de
scène. S'il existe bien des parallèles au tableau romain, des
nourrices animales de toutes espèces obligent souvent un unique
bénéficiaire : c'est ainsi qu'une biche allaite
Téléphe et une ourse Pâris, alors que Phylakidès et
Philandros, Pélias et Nélée, Éole et Boéotos
sont nourris par une chèvre, une chienne, une jument ou une vache. Un rapide
inventaire relève que les jumeaux flanqués d'un animal secourable
proviennent surtout du monde grec. Nonobstant leurs différences, Romulus
et Rémus forment avec eux une série significative où il
serait vain d'instaurer une hiérarchie. Sous des parures et des
localisations distinctes se retrouvent en fait des adaptations du paradigme
gémellaire indo-européen associé à la
troisième fonction dumézilienne. La boucle est donc
bouclée : abordé par le biais de la thématique
héroïque, l'allaitement miraculeux ramène l'enquête
dans la sphère de la gémellité. La concentration de ces
thèmes d'élection propose sans doute l'une des principales
passerelles posées entre anomalie gémellaire et excellence des
héros.
Reste
à déterminer les raisons qui incitèrent le récit
romain à placer ses jumeaux sous les mamelles d'une louve. On verra que
ces mobiles combinent, à différents degrés, divers niveaux
de sens et subissent, ajoutés à l'archétype
gémellaire, des influences annexes qui, pour être moins visibles,
méritent néanmoins d'être relevées. Voyons cela dans
le détail.
On le sait,
la lupa venue nourrir Romulus
et Rémus est - tout comme le pivert qui l'accompagne parfois - liée au dieu Mars. Dès
lors que l'intrigue romaine imposait d'assister des Martigenae, leur intervention n'étonne guère. Il
convient toutefois de dépasser cette évidence pour souligner
l'apport de données moins immédiates. Au cours d'un uer sacrum, un loup pouvait guider une troupe de iuuenes - en fait le surplus de la jeunesse dont une
communauté s'allégeait à date fixe - vers son nouveau
cadre de vie. Le fauve du Lupercal n'agit pas autrement. À l'instar de
la truie qui mène Énée là où se dressera
Albe-la-Longue, il désigne le berceau de Rome puisque, au dire de
Tite-Live (I, 6, 2) :
«Après avoir rendu à Numitor le royaume d'Albe, Romulus et Rémus conçurent le désir de fonder une ville à l'endroit où ils avaient été abandonnés et élevés. Il y avait, d'ailleurs, surabondance de population à Albe et dans le Latium».
En outre, plusieurs
civilisations font de la louve un animal infernal porteur de tonalités
chtoniennes déjà attribuées au thème de
l'exposition. La férocité qu'elle incarne normalement se teinte
de bienveillance et d'attention quand se lève une nouvelle aube
culturelle, un «moment auroral» où le désordre
confond tout. En ces temps primordiaux, les rôles n'étant pas
encore bien distribués, les oppositions se neutralisent et la mort ne
chagrinait pas encore l'humanité : «rejeton exclu d'une
famille, d'une société organisée, Romulus doit plonger
pour ainsi dire dans le chaos» (B. Liou-Gille) pour y puiser
l'énergie de fonder Rome.
Bientôt
le berger Faustulus emportera les enfants pour que son épouse
supplée l'animal : proches de ces êtres réfractaires
à l'emprise des lois que sont les marginaux, les parents adoptifs
intervenant dans ce genre de récit sont situés à la frontière
de la sauvagerie animale et du monde des hommes tout comme la cruauté de
la louve se teinte d'humanité. Toujours subalterne, le statut de cette
famille d'accueil varie toutefois en fonction des sources consultées.
Ainsi, en vertu des ressources du vocabulaire, Acca Larentia est-elle souvent
suspectée de faire commerce de son corps. Ainsi, d'après
Tite-Live (I, 4, 7) :
«D'autres prétendent que Larentia était une prostituée, une ‘louve’ comme disaient les bergers; c'est ce qui aurait donné lieu à cette légende merveilleuse».
Magister regii pecoris pour Tite-Live (I, 4, 6), son mari est
qualifié d'hypêretês (= serviteur) par Denys d'Halicarnasse
(I, 79, 9-10) chez qui il accompagne les hommes chargés par Amulius
d'éliminer Romulus et Rémus avant de s'emparer des jumeaux et de
les élever à la place de l'enfant qu'il vient de perdre.
Chez
Plutarque (Rom., 3, 5; 6,
1), Faustulus hérite de deux statuts contradictoires; il est
tantôt l'exécuteur des basses œuvres de son maître,
tantôt le suphorbos (=
porcher) qui découvre les nourrissons. Quoi qu'il en soit, l'onomastique
fait maintenant dériver Faustulus de Faunus, le Pan grec,
véritable patron de la sauvagerie silvestre. En l'espèce, ce
bienfaiteur providentiel forme, avec Acca Larentia, un couple conforme aux
exigences d'un rationalisme romain prompt à réduire le
merveilleux qui teinte ailleurs des épisodes similaires.
Voyons maintenant, si toutes ces figures
prévenantes partagent des points communs : à première vue, leur association est
sous-tendue par le dualisme nature/culture dont on trouve encore trace dans le
rite étiologique des Lupercales tel que le décrit Ovide (Fastes,
II, 351-370). «Que les
mythes se placent au point de vue de l'humanité et l'opposition
première deviendra celle de la culture et de la nature» :
cette affirmation de Cl. Lévi-Strauss paraît s'appliquer aux
desseins d'une mythologie à dimension humaine qui envahit la tradition
des premiers âges de Rome. Dans la geste de Romulus, la louve et
Faustulus - remarquons au passage que leur sexe respectif permet à ces
deux acteurs de former un «couple» hautement symbolique - occupent
une position médiane, à la charnière de leur propre
système de référence et de son contraire, à
l'intersection de deux modes de vie : «c'est, en apparence,
l'opposition entre le comportement humain et le comportement animal qui fournit
la plus frappante opposition de l'antinomie de la culture et de la
nature» (Cl. Lévi-Strauss). De la sorte, l'attitude de la louve
séchant à grands coups de langue la boue collée au corps
de Romulus et Rémus ressemble à s'y méprendre à de
la tendresse maternelle alors que l'existence débridée des
bergers est rythmée par les razzias dont vivent les loups.
Dans cette
optique, culture et nature s'avèrent complémentaires : la
solidité de leurs liens renforce le rapport posé entre le domaine
de l'immédiat où la liberté, l'instinct et le
désordre règnent en maître et celui de l'espace
policé que gouvernent la règle, l'ordre et le respect, bref entre
l'espace de l'anarchie et celui des normes sociales. Au lieu de la supprimer,
la culture s'enracine au cœur même de la nature alors
organisée en système : «posons que tout ce qui est
universel, chez l'homme, relève de l'ordre de la nature et se
caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est
astreint à une norme appartient à la culture et présente
les attributs du relatif et du particulier» (Cl. Lévi-Strauss).
Son centre de gravité charge ainsi la règle d'une puissance à
la fois positive (les injonctions) et négative (les interdits).
Dans le
cadre du récit romain, cette savante distribution pourrait être
ainsi représentée :
De prime
abord, les forces naturelles se positionnent négativement face aux codes
culturels : les unes sont ce que les autres ne sont pas. Est-on pour
autant assuré que le geste nourricier en faveur des nouveau-nés
soit du seul ressort de la culture ? Son universalité invite
plutôt à attribuer ce type de comportement à l'ensemble des
espèces vivantes, ce qui transforme les polarités de l'opposition
initiale (nature/culture) en liberté/règle. Toutefois la culture
n'est pas elle non plus réduite à la somme de (S1) + (S2) :
entre l'être civilisé et la pure animalité peut surgir un
tiers, animal domestique ou lycanthrope par exemple. L'assimilation de la louve
à l'interdit et de Faustulus à la règle modifie en
profondeur le rapport proscription/autorisation : tout ce qui n'est pas
interdit est implicitement permis, toléré jusqu'à un
certain point. En conséquence, la zone culturelle englobe (S1) + (S2) et S1 + (-S2), les segments (-S1) + (-S2) et (-S1) + (S2)
formant sa réciproque au plan naturel. Il s'ensuit que la
brutalité n'est pas l'apanage d'une interdiction qui ordonne en ce
qu'elle défend. La relation entre contradictoires ou
«schéma» (S2)/(-S2) trace donc la frontière séparant civilisation et
sauvagerie : trop floue, cette limite brouille significativement les
rôles de la louve et de Faustulus.
Dans la
plupart des récits héroïques, le rideau tombe en
général sur la restitution d'un héritage - un sceptre
souvent - usurpé dès l'ouverture de l'histoire : victorieux
des obstacles destinés à vérifier sa capacité
d'élu, l'héritier légitime (ou son représentant)
démontre qu'il dispose des aptitudes propres à l'exercice de sa
prodigieuse destinée. Et le retour inattendu de celui qu'il croyait
définitivement éliminé paralyse l'imposteur :
tétanisé par la tournure des événements,
étonné de voir se concrétiser une menace qu'il croyait
jugulée, celui-ci ne peut échapper aux glaives de la justice.
À
une nuance près, mais elle est de taille, une scène identique met
fin au règne d'Amulius : après avoir investi Albe, Romulus
et Rémus renversent le tyran sans prétendre à la couronne.
Leur action conjuguée vise seulement à rétablir leur
grand-père dans ses droits, ce qui renforce le profil de justiciers
déjà affiché pendant leur vie pastorale. À dire
vrai, cet altruisme entraîne leur départ de la cité qui les
a vus naître : à la tête d'une troupe où leurs
bergers ont été rejoints par le surplus de population albaine,
Romulus et Rémus partent fonder une colonie à l'endroit où
ils ont été abandonnés et élevés.
Les grands axes de la tradition donnent
des versions différentes de la mort d'Amulius : celui-ci tombe sous
les coups d'une masse anonyme chez Denys d'Halicarnasse (I, 83, 3; 85, 1-4) et
Plutarque (Rom., 9, 2),
mais est tué par ses petits-neveux chez Tite-Live (I, 5, 7 à 6,
3) où Numitor revendique la responsabilité du sang versé.
Condition indispensable à la fondation de Rome, le geste des jumeaux
envers Numitor corrige sans doute l'épilogue classique de
l'itinéraire héroïque sous l'influence d'un
élément du modèle indo-européen de la
gémellité imaginaire : le débonnaire Numitor y remplace
le vieillard décrépit que rajeunissent les Asvin.
Un rapide
examen de leur histoire montre que Romulus et Rémus sont de la race des
héros, ces fabuleuses figures - fondateurs, initiateurs ou
précurseurs en tout genre - d'essence légendaire. Un
itinéraire truffé d'embûches et de féerie
révèle leur existence au commun des mortels : à une
naissance merveilleuse succèdent les affres d'une exposition, le
dévouement d'un fauve nourricier, l'éducation en milieu rural, la
découverte de leur véritable identité, le retour à
la civilisation et la restitution du statut dont ils ont été
spoliés. Au plan symbolique, ces héros en puissance vont puiser aux
sources des forces naturelles l'énergie qui leur permettra de se
réaliser pleinement.
La large
dispersion de ces motifs empêche de leur donner un centre de diffusion.
Les étapes d'un tel parcours sélectif semblent plutôt
s'inscrire dans un patrimoine culturel partagé à l'échelle
du monde. Il n'est donc pas étonnant de les retrouver dans la
légende de fondation romaine. Au prix de quelques ajustements, leurs
composantes contribuent, pour l'occasion, à étoffer une
adaptation locale du schéma gémellaire indo-européen,
lui-même tributaire d'un modèle répandu à
l'échelle planétaire. À terme, cette charpente à
triple niveau s'est totalement fondue dans la morphologie conventionnelle des
héros-fondateurs.
On a
parfois pensé que le noyau gémellaire injecté dans la
légende des primordia Romana était d'inspiration grecque. À la vérité,
les éléments helléniques qu'on y retrouve effectivement
résultent d'enrichissements secondaires ou de l'exploitation
parallèle d'un même matériel légendaire : les
séquences dont l'emboîtement compose les portraits de grands
ancêtres qui voient leur prodigieuse carrière se muer en mythe
d'origine. Quand la structure gémellaire vient s'ajouter à ces
épisodes qualifiants, sa portée s'en trouve singulièrement
consolidée. Cet amalgame bien réussi témoigne surtout de
la capacité du récit contant les débuts de Rome à
mobiliser, en fonction de ses besoins, le contenu de motifs de haute
portée symbolique empruntés à la mémoire collective
de l'humanité.
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003