FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003


In horto ad ortum.
Jardins et naissance dans les Confessions de saint Augustin

par

Paul-Augustin Deproost*


Texte d'une communication présentée le 2 octobre 2003 lors du Colloque international Les microcosmes littéraires : limites et ouvertures qui s'est tenu à Louvain-la-Neuve du 1er au 3 octobre 2003 en hommage au Professeur Ernst Leonardy.

Louvain-la-Neuve, 3 octobre 2003


 Plan


E. Leonardy,
ad otium colendum

 

Pour ouvrir les Confessions, il n'y a pas de clé unique ; selon l'expression humoristique de Goulven Madec, il faut un trousseau. L'image des jardins peut en être, car elle induit un double univers constamment mélangé dans la spiritualité augustinienne : le monde autobiographique de l'expérience personnelle et le monde symbolique du récit que l'on en fait. En l'occurrence, l'image des jardins ponctue les états de l'âme d'Augustin de plusieurs naissances dont les Confessions retracent le cheminement, non pas pour léguer aux hommes, à la manière du testament de Sénèque, « l'image d'une vie », mais pour les aider à progresser avec lui vers l'entrée dans la vraie vie dont les derniers mots de l'oeuvre sont l'annonce : « Ainsi on ouvrira[1]. » Lorsqu'il s'est détourné des théories manichéennes, Augustin a redécouvert le lien étroit qui unit la nature au Créateur. Pour Augustin, l'univers n'est pas une jungle issue d'un démiurge mauvais, en face d'un Dieu bon qu'il faudrait rejoindre en se débarrassant de toutes les scories de la chair ; l'univers est un jardin, une nature maîtrisée, ordonnée, et Dieu est l'unique créateur du cosmos dans toutes ses dimensions. La nature n'est pas une instance sauvage ou anarchique ; elle s'inscrit dans le projet divin, elle ne se distingue pas de la création et donc de la sagesse divine ; elle est un lieu poétique et théologique qui parle constamment de Dieu, tant il est vrai que, pour Augustin, dès le moment où il a été créé par la Parole, le monde n'est plus muet, car « la terre muette a une voix, dit saint Augustin, c'est sa beauté »[2].

Les jardins de Trêves : l'éveil de la conscience à la vie ascétique

Dans les Confessions, plusieurs campagnes et jardins ont fait naître Augustin à l'expérience de la conversion. Les jardins de Trèves sont les premiers d'entre eux. Augustin n'y a pas cheminé personnellement, mais ils ont été pour lui un lieu exemplaire de toute rencontre avec la grâce divine. Lors de son séjour à Milan en 386, Augustin, accompagné de son ami Alypius, reçoit la visite d'un compatriote africain, Ponticianus, qui occupe un poste élevé au palais impérial. Ce fonctionnaire de l'empire découvre par hasard sur la table des deux amis le livre des Épîtres de saint Paul. Étant lui-même chrétien, il les félicite de cette lecture et leur raconte la conversion brutale de deux de ses collègues à la vie ascétique, dont Augustin et Alypius ignorent tout[3]. Un jour que l'empereur Valentinien II, en résidence à Trèves, était retenu par un spectacle, Ponticianus se promenait avec trois amis « dans les jardins attenants aux murs de la ville »[4]. Au hasard de cette promenade, deux des amis rencontrent sur leur route une cabane habitée par des ermites. On montre aux visiteurs la Vie de saint Antoine, récemment traduite du grec ; l'un d'eux ouvre le livre et s'enflamme à sa lecture. Soudain, il exhorte son compagnon à abandonner leur métier : plutôt que de chercher avec peine à devenir les amis de l'empereur, ne vaut-il pas mieux devenir à l'instant des amis de Dieu ? Cette histoire bouleverse Augustin : comme ces deux personnages avant leur conversion, il a une carrière assurée et il connaît une femme, doublement attaché à l'ambition et à la chair ; comme eux, il a une conscience de plus en plus grande de la vanité de sa propre vie ; en revanche, il hésite à suivre leur exemple de renoncement total.

Que savons-nous de ces premiers jardins ? Peu de choses, car Augustin ne s'attarde jamais à décrire la nature en botaniste. Sans doute plus potagers que d'agrément ils sont contigus aux remparts de la ville de Trèves, comme si la rumeur des cités ne permettait pas ces fulgurances dont Augustin lui-même ignorait tout, alors qu'à Milan il y avait aussi un monastère, mais il était effectivement « hors des murs ». Surtout, nous savons le moment de la promenade : c'était l'après-midi, « pomeridiem », comme au début du monde, lorsque Dieu se promenait dans son paradis à la recherche d'Adam et Ève, soit l'équivalent du « post meridiem » attesté par quelques témoins vieux-latins de la Genèse[5]. Comme Adam et Ève, honteux de leur nudité, les deux amis des jardins de Trèves éprouvent également de la honte, mais elle est « sage » - « sobrius pudor » -, et c'est pour la vie facile qu'ils mènent, avant que leur âme ne se « dépouille du monde ». Parti à la recherche de ses compagnons, Ponticianus les retrouve au moment où ils ont pris la résolution de changer de vie et de rester dans la hutte des ermites. Profondément inscrits dans l'expérience biographique d'une conversion bouleversante, ces jardins recoupent en immergence le symbolisme du jardin d'Éden dont ils sont comme l'inversion. Au temps des commencements, le premier couple fut chassé du premier jardin après avoir connu la révélation - « leurs yeux se sont ouverts » - du mal ; à Trèves, les deux amis retournent au jardin pour ne plus le quitter après qu'ils ont porté leur regard sur le livre qui retraçait la vie du premier anachorète et qui a mis le feu à leur âme. « Déjà le jour avait baissé », raconte Ponticianus, comme à l'heure où les pèlerins d'Emmaüs ont invité chez eux, avant de le reconnaître à la fraction du pain, l'inconnu qui, sur la route, leur avait réchauffé le coeur en leur expliquant les Écritures[6].

Le récit de Ponticianus a été pour Augustin l'occasion de se révéler à lui-même : « Tu me plaçais devant moi, tu enfonçais mon image dans mes yeux pour me faire rencontrer mon iniquité et la haïrä Le jour était venu où j'étais nu devant moiä Une honte affreuse et violente me bouleversait, tandis que parlait Ponticianus[7]. » Au souvenir de cette histoire, Augustin refait intérieurement, mais à rebours, l'expérience des premiers hommes ; avant de retrouver lui-même le chemin du jardin et donc du retour à Dieu, comme le fils prodigue dont l'image imprègne la partie autobiographique des Confessions, Augustin renoue avec la honte d'Adam qui a ouvert les yeux sur son péché avant d'être chassé du paradis. Je rappellerai ici qu'Augustin avoue lui-même avoir découvert la réalité du mal en dérobant quelques poires dans un jardin fruitier lors d'une maraude dont Sandra Mangoubi a rappelé dans sa thèse qu'elle était comme une « parabole autobiographique du péché originel » dans la cueillette du fruit défendu[8].

Dans le deuxième livre des Géorgiques, Virgile avait situé le bonheur du paysan dans le renoncement aux ambitions politiques et militaires, retrouvant ainsi la vie des premiers Romains et, par delà, les temps mythiques de l'âge d'or qui ignoraient le son du clairon et le fracas des épées[9]. L'apologue célèbre du vieillard de Tarente, au quatrième livre du même recueil, est l'illustration de cette vie paisible, éloignée des honneurs du monde ; elle n'exclut pas le travail pénible, le « labor improbus », sur des sols difficiles, mais elle inclut l'ascèse du jardinier dans une éthique qui conduit à une forme de sagesse. Dans les jardins de Trèves, les deux anciens fonctionnaires impériaux des Confessions renoncent eux aussi aux dangers de la vie du monde : « Et là encore, tout n'est-il pas fragile et plein de périls[10] ? » Leur conversion est un engagement dans une vie ascétique tout entière tournée vers la pauvreté, celle que connaissait le pauvre Simylus dans le jardin poétique du Moretum, attribué à Virgile, car, selon Pline, « à Rome, le jardin est le champ du pauvre »[11]. Du reste, la hutte des ermites des Confessions - « casa » - n'est pas sans rappeler que le jardin de Simylus était précisément tout proche de la « casula » du paysan, et Augustin appelle ses habitants des « pauvres en esprit à qui appartient le royaume des cieux », où le texte des Béatitudes semble christianiser à la fois la bienheureuse pauvreté des paysans virgiliens et la fierté du vieillard de Tarente dont les cultures égalent la richesse des rois[12].

Nonobstant un contexte très différent, Augustin partage avec Virgile un imaginaire commun du jardin comme lieu de renoncement et de paisible pauvreté. Les points de contact bibliques associent cette sagesse à une forme de retour au paradis perdu, qui rachète le péché des premiers hommes par une adhésion enthousiaste à la vie monastique naissante. Éloignés des plaisirs du monde, symbolisés par les jeux du cirque auxquels assiste l'empereur, les jardins de Trèves sont aussi un lieu qui permet au regard des deux amis de s'ouvrir à de nouvelles valeurs, leur faisant préférer une carrière ascétique à la carrière des honneurs, tandis que les deux autres compagnons retournent, « au palais, traînant leur coeur à terre », symbole de leur attachement aux choses d'en bas ; pour Augustin, ces jardins sont le lieu qui le font naître à la honte de lui-même, en préliminaire à l'expérience des larmes dont un autre jardin sera bientôt le témoin.

Le jardin de Milan : la foi s'impose à l'émotion

Car le récit de Ponticianus plonge Augustin dans une crise profonde. Au temps du premier bouleversement succède celui du désordre, celui d'un « combat qui se livre dans la maison intérieure » d'Augustin et même « dans sa petite chambre », et qui ne trouvera son dénouement qu'ailleurs, hors de la maison, hors de soi, hors de cette « domus interior » dont Virgile avait fait le lieu de la tentation et de la confusion : c'est là que Didon avait préparé le banquet en l'honneur d'Énée et des Troyens ; c'est là aussi qu'avait retenti l'immense gémissement des femmes troyennes épouvantées par la brutalité criminelle des Grecs[13]. Pour résoudre sa crise intérieure, Augustin doit sortir de sa maison de Milan « que son propriétaire n'habitait pas », sans doute parce que le nouveau propriétaire de la maison intérieure ou du coeur d'Augustin en est encore absent. Le « tumulte du coeur » l'emporte hors de son coeur, à l'extérieur, dans un jardin. C'est le deuxième lieu de notre trousseau : le jardin de Milan. Dans la maison qu'habitait Augustin à Milan, il y avait un « hortulus », sans doute un jardin urbain de taille réduite, situé derrière le corps principal du logis et séparé de la ruelle ou des maisons voisines par des murs assez hauts, un jardin intermédiaire entre les jardins de Trèves, ouverts sur la campagne, et le jardin intérieur d'Ostie[14]. Ici encore, peu de choses sur l'aménagement de l'endroit ; tout au plus savons-nous qu'il contient un figuier et un banc.

Augustin sort dans le jardin, mais il n'est pas seul : son ami Alypius le suit pas à pas, car il s'inquiète de son comportement inhabituel. Les deux compagnons vont s'asseoir « le plus loin possible de la maison », comme en un début d'anachorèse à laquelle aspire Augustin depuis le récit de Ponticianus, sans pouvoir encore y consentir : car il s'agit bien d'une retraite (« sedimus remoti ab aedibus »), d'une solitude (« secretum meum »), d'un éloignement (« abscessi in hortum »). Mais, en se souvenant du retour néoplatonicien des âmes vers la patrie perdue, Augustin précise que « l'on n'y va pas en bateau, ni en quadrige, ni en faisant des pas, même aussi peu que j'en avais faits pour aller de la maison à l'endroit où nous étions assis »[15]. La réalité et le symbole se mélangent dans cet itinéraire qui éloigne Augustin de la maison, à l'écart, pour le convaincre que « y aller n'est pas autre chose que vouloir y aller », dramatisant ainsi dans le décor d'un jardin le conflit intérieur de la volonté dont Augustin fait alors l'expérience[16]. Au moment où il raconte l'histoire de sa conversion, plusieurs années après les faits, Augustin projette dans le jardin de Milan une analyse de la volonté nourrie de réflexions qui atteindront leur maturité lors de la controverse antipélagienne, car, dans ce jardin, Augustin a souffert d'un déchirement intérieur qui l'empêchait d'exercer pleinement sa volonté dans le sens d'une vérité pleinement reconnue. C'est l'ultime affrontement entre les Vanités, ses « anciennes amies », et Continence, qui se disputent la volonté d'Augustin au moment de faire le choix décisif pour les choses d'en haut. Dans une mise en scène lointainement héritée du célèbre apologue d'Hercule à la croisée des chemins, le coeur d'Augustin est alors le lieu d'une « controverse », au sens rhétorique du terme, « de lui-même contre lui-même », et Alypius en est le témoin silencieux dans un jardin, où la tradition littéraire, de Platon à Virgile, a si souvent situé les espaces du débat philosophique, des chants alternés ou des poésies affrontées[17].

Après ces célèbres prosopopées, Augustin revient au récit. Il sent les larmes qui viennent et il se retire encore plus loin : « Secessi remotius », comme en un geste qui pourrait définir une profession monastique. Il s'éloigne d'Alypius et il s'abat sous un figuier : « Sub quadam fici arbore straui », où l'indéfini « quadam » apporte une nuance qui inscrit le souvenir d'Augustin dans la sphère symbolique pour indiquer un figuier bien connu, mais non nommé, et donc, plus fondamental que l'arbre anecdotique du jardin de Milan. Certes, rien ne s'oppose à l'existence réelle de cet arbre, mais, dans l'exégèse constante d'Augustin, le figuier est celui sous lequel Jésus a vu Nathanaël : « Avant même que Philippe ne t'appelât, alors que tu étais sous le figuier, je t'ai vu » - « Sub arbore fici, uidi te », selon le texte biblique invariablement cité par Augustin et que l'on retrouve dans notre récit. Pour Augustin et la tradition patristique, ce figuier représente l'ombre de la mort ou du péché sous lequel Jésus voit l'homme en proie à la concupiscence et le justifie gratuitement[18]. L'arbre nous ramène aussi au paradis perdu, car lorsqu'ils eurent goûté au fruit défendu, Adam et Ève ont voilé leur nudité avec des feuilles de figuier, qui ne sont pas sans annoncer le « vêtement de chair » par lequel les « vieilles amies » d'Augustin tentaient tout à l'heure de le retenir[19]. Pour pleurer les convoitises et les péchés charnels qui le démangent, Augustin s'est réfugié tout au fond d'un jardin, loin de toute compagnie, à l'ombre d'un arbre biblique et immémorial dont les feuilles sont liées à la condition humaine du péché, de la mort, et, plus particulièrement, du « prurit de la chair » (« pruritus carnis »)[20].

Allongé à terre, il s'abandonne alors aux larmes, il pousse « des cris pitoyables », et s'exclame : « Dans combien de temps ? dans combien de temps ? Demain, toujours demain ! Pourquoi pas tout de suite ? Pourquoi pas, sur l'heure, en finir avec mes turpitudes ? » « Quamdiu, quamdiu, cras et cras », où l'onomatopée du cri du corbeau, envolé de l'arche pour ne plus y revenir, condamne, comme ailleurs dans la prédication d'Augustin, les atermoiements du pécheur qui reporte au lendemain le moment de la contrition alors que l'on préférerait entendre le roucoulement de la colombe[21]. Larmes réelles ou expression symbolique d'un profond repentir, toujours est-il qu'au milieu de ce tremblement qui lui brise le coeur, Augustin entend une voix qui chante à plusieurs reprises, sur le mode d'une ritournelle : « Prends, lis ! Prends, lis ! » « Tolle lege, tolle lege » : jamais refrain ni comptine n'ont été plus commentés que ces quatre mots[22] ! La voix est celle d'un enfant, mais Augustin ne sait pas si elle est celle d'un garçon ou d'une fille : « Pueri an puellae, nescio ». L'attention à ce détail surprend quand, par ailleurs, Augustin est tellement sobre dans la description de ses jardins ; sans doute parce qu'ici le détail porte le symbole, alors qu'ailleurs il aurait risqué de trop l'incarner. Indistinctement, la voix d'un jeune garçon ou d'une jeune fille, comme les jeunes disciples, « pueri et puellae » qui se pressaient tout à l'heure dans la prosopopée de Continence, mais aussi comme ce premier homme créé par Dieu « homme et femme » dans le paradis et qui, selon Augustin lui-même, annonce l'homme paulinien régénéré dans le Christ dans lequel « il n'y a plus ni homme ni femme »[23]. Empruntée au vocabulaire païen du tirage au sort, la formule induit aussitôt chez Augustin une sorte d'exigence sacrée qui s'impose comme la continuité du chaste discours de Continence au plus profond de son débat intérieur pour rejeter les « murmures » de la chair (« nugarum murmura »).

Pour Augustin, la parole qui sauve ne pouvait surgir que d'une voix spirituelle, enfantine et encore innocente, dégagée de toute forme de sexualité à laquelle il rattache constamment son péché. De plus, dans le vide de cet instant solitaire où le temps personnel hésite entre « ne plus » et « pas encore », cette parole ne pouvait qu'être impérative et répétitive. Pour entraîner définitivement la volonté d'Augustin, elle ne pouvait, enfin, surgir que d'un ailleurs inattendu et pourtant familier, qui inquiète sans effrayer : la voix vient d'une maison « voisine » ou « divine », selon que l'on choisit la leçon la mieux attestée dans la tradition manuscrite (« uicina ») ou celle du manuscrit le plus ancien (« diuina »)[24]. À l'ombre biblique du figuier de Milan, Augustin en est précisément arrivé au moment de la phrase - et de sa vie - où tout bascule dans la « maison intérieure » de son coeur sur l'injonction d'une voix qui lui provient d'une autre « maison », évidemment « divine » et surnaturelle, même s'il s'agit bien de la « maison voisine » dans le temps autobiographique. Avec la fulgurance de la « parole successive » qui anime l'expérience mystique, la voix s'impose extérieurement à l'oreille d'Augustin en même temps que son interprétation ne laisse aucun doute à son esprit : « J'ai refoulé l'assaut de mes larmes et me suis levé, comprenant (‘interpretans') qu'il ne s'agissait là de rien d'autre qu'un ordre divin : je devais ouvrir le livre et lire le premier chapitre que j'y trouverais[25] ».

Le livre est celui des épîtres de saint Paul qu'Augustin a laissé sur le banc avant de s'éloigner d'Alypius ; le chapitre tiré « à l'aveugle » est celui de l'épître aux Romains qui condamne les « ripailles et les soûleries, les disputes et les jalousies », mais qui invite surtout « à revêtir le Seigneur Jésus-Christ et à ne pas se faire les pourvoyeurs de la chair en ses convoitises »[26]. Aucune autre parole ne pouvait dépouiller définitivement Augustin de son « vêtement de chair » pour qu'il puisse retrouver l'état des hommes avant le péché, dont il dit ailleurs qu'ils étaient « nus » car, précisément, « ils ne sentaient rien à réfréner »[27]. De la voix au livre, la parole s'échappe du texte pour s'imposer au coeur d'Augustin : la comptine n'appartient à aucun refrain connu, le texte de saint Paul est proprement un « sortilège » qui dit moins quelque chose qu'il ne réalise ce qu'il signifie : « À l'instant même, en effet, avec les derniers mots de cette pensée, comme par une lumière de sécurité déversée dans mon coeur, toutes les ténèbres de l'hésitation se dissipèrent[28]. » Pour Augustin, la conversion signifie très concrètement et très immédiatement d'abord le renoncement aux plaisirs charnels ; les éloignements successifs dans le jardin de Milan de la maison d'abord, de son ami et confident Alypius ensuite traduisent dans l'espace terrestre ce renoncement définitif, mais difficile, finalement accepté dans la solitude sous l'arbre du repentir et confirmé dans la lecture d'une parole « plantée à travers les entrailles » d'Augustin comme le livre qu'a mangé le prophète avant de parler aux hommes[29].

À Milan, Augustin revit pour son propre compte l'aventure qu'ont vécue les deux amis de Ponticianus dans les jardins de Trèves. Ici et là, deux amis, un livre au centre de la scène, une lecture oraculaire et prophétique ; l'Épître aux Romains est, pour Augustin, ce qu'avait été la Vie de saint Antoine pour les convertis de Trèves ; et Augustin se souvient aussi qu'Antoine lui-même avait tiré « par hasard » (« forte ») l'appel de Dieu d'une lecture de l'évangile[30]. Née par personnes interposées dans les jardins de Trèves, la crise intérieure d'Augustin s'achève dans le jardin de Milan en un cheminement continu qui pourrait être une mise en abyme d'un jardin dans l'autre, et qui garde en perspective le jardin originel, celui où a commencé l'histoire du péché des hommes et qu'il s'agit de reconquérir par les vertus du renoncement et de l'ascèse mises en oeuvre dans le monachisme naissant.

La campagne de Cassiciacum : la foi s'impose à la raison

Après avoir pris congé de ses fonctions académiques à Milan, Augustin se retire pour quelque temps non pas dans un jardin d'agrément, mais dans une campagne, à l'extérieur de la ville, comme ces moines dont il a appris l'existence tant à Milan qu'à Trèves. Même si elles en parlent peu, les Confessions soulignent assez combien Augustin a enfin goûté le « repos », attendu depuis les premières lignes de l'oeuvre, dans le domaine préalpin de Cassiciacum à quelques encablures de Milan, où l'accueille son ami le grammairien Verecundus. « Loin du bouillonnement du siècle », Augustin y passe les mois qui le séparent de la préparation immédiate au baptême. En échange de cette hospitalité campagnarde, Dieu donnera à Verecundus, bientôt décédé et baptisé, les « délices de son paradis toujours verdoyant », confirmant ainsi le lien qu'Augustin ne cesse de faire entre une terre domestiquée et le jardin de Dieu[31]. La terre d'en bas et celle d'en haut sont, du reste, confondues dans la suite de la phrase, car Verecundus s'est vu absous de ses péchés « sur la terre dans la montagne fromagée, ta montagne, la montagne d'abondance ». La montagne en question est celle qu'habite le Seigneur dans le Psaume 67, 16, où le « mons incaseatus » est le correspondant vieux-latin du « mons coagulatus » de la Vulgate ; amenée par un jeu rhétorique avec le nom de Cassiciacum, cette citation biblique inscrit la montagne du Seigneur dans l'univers géorgique et fertile de la propriété montagneuse de Verecundus, où Augustin s'est retiré. Entendu dans cette perspective symbolique et dans le fil de la citation biblique, le « rus Cassiciacum » est le lieu du repos et de l'abondance, la « patrie de la paix » qu'observait Augustin, sans trouver le chemin qui y conduisait, à la fin du livre VII des Confessions, du haut d'un autre sommet, boisé celui-là, car il était encore un lieu sauvage et impraticable, semé d'embûches et peuplé d'animaux dangereux, dont Augustin dit ailleurs qu'il est « la montagne de l'orgueil »[32].

Faut-il rappeler que c'est dans cette retraite apaisée et harmonieuse, au sein d'une communauté studieuse, familiale et conviviale, qu'Augustin quitte son métier de professeur, en écrivant quatre livres « où l'école de l'orgueil haletait encore comme en un temps de pause » ; quatre dialogues philosophiques, dont les Soliloques d'Augustin avec sa propre raison, sont autant de « disputes », où le rhéteur converti s'autorise une pause avant le baptême, qui lui permet de relire Plotin, en même temps qu'il lit les Psaumes, pour composer un « protreptique » philosophique à la « fruitio Dei », à la jouissance de Dieu[33]. De relire aussi avec ses élèves Virgile, à haute voix, sans doute car, maintenant qu'il a pleuré sur lui-même, il peut se souvenir, désormais sans honte, qu'il a un jour « pleuré sur Didon »[34]. Même si la philosophie et la poésie n'ont pas été le chemin qui devait conduire Augustin à Dieu, elles lui ont enseigné où il était, et ce temps de respiration passé en harmonie avec la nature humanisée d'un domaine campagnard lui a permis de valider pour la première fois une dialectique qui privilégie encore un programme métaphysique, mais qui inaugure la complicité éminemment augustinienne du mystère et de la raison dans la recherche de la vérité : « Je suis désormais en des sentiments tels que je désire saisir la vérité non seulement par la foi, mais encore par l'intelligence[35]. » Après avoir découvert la foi à Milan, Augustin ose redécouvrir la raison à Cassiciacum ; il donne ainsi naissance à un élan intellectuel décisif dans l'histoire de l'intelligence occidentale, doublement impulsé par l'autorité biblique et l'exigence rationnelle.

Le jardin d'Ostie : la foi s'impose au coeur

Augustin est baptisé à Milan, lors de la vigile pascale de 387. Le moment est unique et, pourtant, une seule phrase, brève et dépouillée, suffit dans les Confessions pour rapporter l'événement : « Nous fûmes baptisés et s'enfuit loin de nous l'inquiétude pour notre vie passée[36]. » Décidément, les Confessions sont bien autre chose qu'un reportage mondain, sentimental ou dévot ! Il reste maintenant à Augustin à « voir » cette vérité en laquelle il croit désormais de tout son coeur et de tout son esprit. Le jardin d'Ostie est le lieu de cette contemplation ; c'est aussi un lieu où, « éloigné des agitations, après la fatigue d'un long voyage », il répare ses forces « pour la traversée ». Le symbolisme de ce moment d'exception affleure dès ces premières lignes : à la porte de l'Afrique, qu'il ne rejoindra finalement qu'une année plus tard, Augustin met un terme au parcours tumultueux de sa jeunesse avant de basculer définitivement dans l'ailleurs retrouvé. Comme à Milan, un être cher l'accompagne dans cette expérience : sa mère, Monique, dont il n'a jamais été aussi proche, mais aussi dont la mort sera bientôt l'ultime renoncement d'Augustin à son passé[37].

Augustin et sa mère ne sont pas dans le jardin ; ils le regardent, appuyés à une fenêtre. À l'inverse des autres jardins, le jardin d'Ostie n'est donc pas le lieu de l'expérience ; il est au bout d'un regard ; il est un désir, sur lequel s'ouvre une fenêtre ; il est un espace vers lequel on tend, tout à la fois extérieur parce que l'on y est encore étranger, mais aussi intérieur, car il est un « hortus intra domum ». À la fois transcendant à son expérience et immanent à son regard, le jardin d'Ostie est comme le lieu qui réalise dans le temps de la vie d'Augustin une de ses convictions les plus profondes : « Tu étais plus intérieur que le plus intime de moi-même et plus élevé que le sommet de moi-même » - « Tu étais au-dedans et moi au-dehors[38]. » C'est l' « hortus conclusus » de l'épouse dans le Cantique des cantiques, le jardin clos de l'initiation et de l'amour, où Augustin a plusieurs fois situé le lieu de l'Église, en complément à l'image du paradis[39]. Le registre symbolique s'impose très rapidement au récit : Augustin n'évoque pas la fontaine qui devait agrémenter le jardin, mais « la bouche de son coeur s'ouvre largement sur les flots élevés de ta source, la source de vie qui est en toi afin qu'arrosés selon notre capacité, nous puissions penser de quelque façon une si grande chose »[40]. La source du jardin clos du Cantique et le flot qui surgit dans le paradis de la Genèse pour irriguer la terre sont ici totalement intériorisés en ce désir profond de désaltérer une âme qui a soif de la connaissance divine après avoir été plongée dans l'eau du baptême pour naître dans l'Église.

« Incumbentes ad quandam fenestram », dès qu'ils se sont accoudés à la fenêtre pour regarder le jardin, l'attitude d'Augustin et de sa mère préparait leur regard à s'élever bientôt vers celui que les Psaumes appellent « Idipsum », « l'Être même », en un mouvement qui est décrit comme une promenade par les degrés d'un jardin en terrasses - « perambulauimus gradatim » - successivement à travers la création extérieure jusqu'à la lumière des étoiles, puis à travers les espaces intérieurs jusqu'au-delà des âmes, en effaçant chaque fois un peu plus, pour mieux l'atteindre, les images de celui qui ne peut qu'être ; le terme de cette ascension immobile est la « région de l'abondance inépuisable où tu repais Israël à jamais dans le pâturage de la vérité »[41]. Le jardin conduit à la campagne ; après avoir longtemps erré dans la confusion qu'il appelait lui-même la « région d'indigence », Augustin atteint ici les prés bibliques des bergers d'Israël ou du Bon Pasteur, un lieu d'abondance qui n'est pas sans rappeler la campagne fertile de Cassiciacum, mais un lieu où Augustin touche « de la pointe du coeur » la vérité seulement « disputée » pendant sa retraite. Après l'extase, Augustin laisse dans ces prairies les « prémices de l'esprit », qui filent la métaphore géorgique par une image empruntée à l'Épître aux Romains pour signifier l'attitude d'une âme ouverte vers un bonheur encore inachevé[42]. Sans préjudice d'autres analyses, le jardin d'Ostie recoupe celui où Socrate se promenait avec Phèdre avant d'être saisi par un délire amoureux, en une profonde harmonie qui, selon André Motte, unit le topos au logos ; mu par la magie du lieu, un « amour plus ardent » conduit aussi Augustin et sa mère dans leur ascension mystique vers la sagesse créatrice[43]. Car, du début à la fin de leur expérience, la connaissance de la vérité est ici l'affaire d'une « béance du coeur » et donc d'un désir ; pour la combler, il ne suffit pas d'une parole positive qui répond à l'ignorance, mais il faut une boisson et une nourriture qui apaisent la soif et la faim[44]. En compagnie de sa mère, Augustin jouit à Ostie d'un intense moment de sérénité et de paix ; le jardin qui s'offre à leur regard par la fenêtre s'efface lentement sur le sentiment d'un bonheur parfait. Pourtant, ils n'entrent pas dans ce jardin, car ils ne peuvent encore que le désirer. En surimpression à la fontaine et à la végétation qu'ils y regardent, l'eau de la source de vie et les prémices de l'esprit apaisent ce désir pour un court instant dans une campagne biblique profilée sur le jardin intérieur où Augustin naît à l'amour de la vérité.

De Trèves à Ostie, la conversion de saint Augustin est ponctuée de jardins, vécus ou racontés, qui sont autant de lieux de naissance à l'action de la grâce divine dans toutes les dimensions de son être : à Trèves, c'est l'éveil de la conscience à la vie ascétique ; à Milan, la grâce s'impose à l'émotion ; à Cassiciacum, elle s'impose à l'intelligence ; à Ostie, à la pointe de l'âme, chaque fois plus intériorisée après que l'oeil ou l'oreille ont dépassé les images et les rumeurs symboliques du jardin pour atteindre le silence qui fait entendre le Verbe de Dieu au-delà des « énigmes de la ressemblance »[45]. De Trèves à Ostie, c'est aussi la même tension, et donc le même désir : « Tendus vers lui, nous nous taisions », lorsqu'Augustin se souvient du récit de Ponticianus ; à Ostie, « nous nous tendons et, d'une pensée rapide, nous touchons l'éternelle sagesse »[46].

Le jardin du paradis : la création et la naissance du temps

La littérature est surabondante sur ces quatre expériences qui ont fait naître l'âme de saint Augustin à la grâce. Peu ou prou, on s'accorde pour y reconnaître des éléments néoplatoniciens et des éléments explicitement bibliques, et conclure avec Serge Lancel, dans sa récente et belle biographie, que « Saint Augustin avait pris le pli de repenser le néoplatonisme à travers des formes scripturaires »[47]. En toute hypothèse, ces expériences traduisent une maïeutique spirituelle au cours de laquelle Augustin fait advenir à sa conscience le secret de Dieu qui l'habite au plus profond. À chaque fois, un jardin est le témoin des crises, sinon des « contractions », qui secouent Augustin avant la délivrance d'Ostie. Un jardin dont on sait peu de choses, un jardin stylisé qui a effacé le détail inutile au profit d'une perspective, un jardin qui conduit au dépassement des choses qu'il contient et qui amène progressivement Augustin à découvrir Celui qui les a créées. Car c'est sans doute là qu'il faut chercher l'explication ultime des jardins des Confessions. À travers le symbolisme du jardin, dont Pierre Grimal a pu montrer l'importance dans la formation religieuse de l'âme romaine, Augustin exprime une certaine perception de Dieu dans l'observation de sa création, car « si on peut les entendre, dit Augustin en repensant au jardin d'Ostie, toutes ces choses disent : ‘Nous ne nous sommes pas faites nous-mêmes, mais il nous a faites celui qui demeure à jamais' »[48]. Les jardins des Confessions sont une perspective, un lieu de tension et de désir, où Augustin interroge les choses, tendu vers elles : « Interrogatio mea intentio mea », et leur réponse est leur beauté[49] ; mais une perspective inversée qui retourne toujours au temps de la création pour mieux « concevoir » intellectuellement et spirituellement la présence de Dieu dans le monde et dans le coeur de l'homme. Chaque jardin contient des indices de ces temps primordiaux : le temps de la promenade, la nudité, le couple, le figuier, la fontaine.

Car les premiers chapitres de la Genèse sont au coeur de la spiritualité et de l'anthropologie augustiniennes, éminemment en ces Confessions dont le jardin le plus longuement commenté est, en définitive, celui des origines. Les trois derniers livres de l'oeuvre sont, en effet, entièrement consacrés à l'exégèse de la première semaine du monde et du jardin qui l'a vu naître, comme s'il fallait comprendre que le microcosme autobiographique d'Augustin prenait son sens dans la référence au macrocosme de la création de l'univers. En se convertissant au Christ, Augustin a le sentiment profond de se convertir au « nouvel Adam » dont parlait saint Paul, et l'Église dans laquelle il entre par le baptême est, au-delà du « jardin clos » du Cantique, le paradis, qui est aussi « la joie d'une bonne conscience dans l'homme »[50]. Augustin est convaincu que tout s'est joué là, dans ce jardin, au début du monde, « dans l'éclair de la création », « in ictu condendi », dont l'histoire des hommes et la sienne en particulier ne sont que l'expansion, au même titre que l'univers des astrophysiciens d'aujourd'hui[51].

Lieu de tous les commencements, ce jardin devait induire la naissance du temps, à l'analyse duquel Augustin consacre la plus grande partie du livre XI des Confessions. Car, pour Augustin « le monde a été fait non dans le temps, mais avec le temps » ; le temps est inclus dans celui qu'Augustin appelle lui-même « le grand arbre des choses » pour désigner la création soumise au travail de l'homme, par lequel la « raison humaine peut parler avec la nature »[52]. Cet arbre pousse ses feuilles jusqu'à la fin des temps, quand succédera au jardin l'avènement d'une ville, la Cité sainte de l'Apocalypse, qui descend de Dieu dans un ciel nouveau et une terre nouvelle ; mais, au centre de la place, « l'arbre de vie » continuera de rappeler, au-delà de la prophétie d'Ézéchiel sur la source du Temple, l'arbre de vie du premier paradis, qu'Augustin confond avec celui du livre des Proverbes, pour y lire invariablement une figure de la Sagesse, comme celle qu'il a contemplée à Ostie « dans les pâturages de la vérité, là où la vie est la sagesse »[53].

Les jardins des « Confessions » : de la naissance au repos

Entre-temps, au sens fort de l'adverbe, la Cité de Dieu aura pérégriné parmi les hommes, du jardin à la ville, jusqu'au repos du « jour qui ignore le soir », sur lequel s'achèvent à la fois les Confessions et la Cité de Dieu, et qui conclut les âges du monde au septième jour de la création dans le repos de Dieu. Depuis l'In principio de la Genèse, l'histoire du temps augustinien n'est qu'une « Pâque du désir », selon la belle formule d'Isabelle Bochet[54] ; car l'homme traverse cette histoire dans une saisie active et personnelle du temps, en marchant selon un rythme dont Augustin donne le programme lorsqu'il commente le Psaume 36 : « J'ai progressé, je suis parvenu aux choses spirituelles, je suis entré dans le sanctuaire de Dieu pour tendre vers les choses dernières[55] ». Profeci, perueni, intraui, un mouvement en trois temps, qui rappelle l'aphorisme déterminé de César après la victoire de Zéla, et qui place, surtout, le cheminement humain sous le signe tellement augustinien de l'intentio, non sans inclure l'ascèse de l'apprenti-philosophe, le proficiens, tendu vers la sagesse. Dans le premier jardin, Dieu se promenait déjà à la recherche de l'homme pécheur ; depuis, l'homme traverse le temps dans une conversion continuée et orientée jusqu'à ce qu'il trouve son repos en Dieu, et, du jardin de Trèves au jardin d'Ostie, Augustin a personnellement fait l'expérience diachronique de ce dynamisme spirituel. Contrairement à certaine morale platonisante, Augustin ne cherche pas à fuir le temps comme un lieu de corruption, mais il le vit intensément dans la conscience d'un chemin à parcourir, dont l'extase d'Ostie a été un saisissant raccourci dès la formule paulinienne qui l'introduit : « en oubliant le passé et tendus vers les choses qui sont devant », Augustin et sa mère y goûtent un repos qui annonce celui des derniers temps et leur contemplation est bien celle d'une marche qui les conduit du jardin domestique aux campagnes éternelles[56] ; par ailleurs, la Sagesse qu'ils y touchent « dans un coup de coeur » - « ictu cordis » - est celle « par qui sont faites toutes les choses présentes et celles qui furent et celles qui seront ». Et, comme tout à l'heure, dans l'éclair de la création sans cesse perpétuée, « ictus » traduit ici la poussée inaugurale et ponctuelle d'une stabilité à laquelle on ne peut accéder que dans l' « intentio » de l'espérance chaque jour revécue.

Nonobstant les questions de composition et de structure qui continuent de diviser les critiques, les Confessions sont tout entières tendues vers ce repos qui répond à l'inquiétude du coeur d'Augustin dès les premières lignes de l'oeuvre : « Inquietum est cor nostrum donec requiescat in te » - « Notre coeur est sans repos tant qu'il ne repose pas en toi » ou plutôt « tant qu'il ne commence pas de reposer en toi », car « requiescere » est un verbe inchoatif qui traduit ici non pas une passivité, mais une patience qu'Augustin a poursuivie toute sa vie depuis que sa mère lui a donné « les consolations du lait humain »[57]. Cette inquiétude trouve sa solution dans l'ultime prière des Confessions, où Augustin relit, à la lumière des derniers temps, le repos de Dieu au septième jour, car il obtiendra alors « la paix du repos, la paix du sabbat, la paix qui n'a pas de soir », comme ce jour que Dieu a sanctifié après l'oeuvre de la création « pour qu'il dure toujours »[58]. À travers ses jardins successifs, jusqu'à celui qu'il recevra plus tard de son évêque Valerius pour y réaliser son idéal ascétique, Augustin se rapproche chaque fois un peu plus de ce repos, à la fois primordial et eschatologique.

 *

Au-delà du jeu de mots latin, fantaisiste faut-il le dire, les jardins de saint Augustin sont bien des lieux « pour naître » ou, en tout cas, des espaces dans lesquels Augustin est né aux arcanes de sa vie intérieure, comme un des deux convertis de Trèves, bouleversé par « l'enfantement d'une vie nouvelle » « turbidus parturitione nouae uitae »[59]. Plus qu'une harmonie entre le topos du jardin et le logos de ce qui s'y dit, les Confessions établissent une équivalence entre le lieu et l'événement spirituel qui s'y vit ; dans l'épure du décor, volontiers accentuée par d'étranges aveux d'amnésie qui désincarnent les faits de leur épaisseur temporelle et spatiale, la composition du lieu est totalement transparente au coeur d'Augustin jusqu'au « coup de coeur » d'Ostie précédé par les troubles, les larmes et les ruptures des autres jardins[60]. Là où le langage fragmente l'émotion dans la durée d'un récit, les jardins ont permis à Augustin d'en vivre la surprise et d'en saisir la totalité dans l'instant d'une sympathie radicale avec les espaces d'une nature en dialogue avec la raison humaine. Le coeur de saint Augustin a commencé de battre dans ses jardins, mais, comme plus tard celui de Paul Claudel, il « ne bat plus le temps, il est l'instrument de [s]a perdurance »[61].

 

 

Paul-Augustin DEPROOST
<
deproost@egla.ucl.ac.be>
Université catholique de Louvain
Louvain-la-Neuve

 

Notes

[1]    AVG., Conf. XIII, 38, 53 : « Sic aperietur ».

[2]    AVG., in psalm. CXLIV, 13 : « Vox quaedam est mutae terrae, species terrae. »

[3]    Conf. VIII, 6, 15.

[4]    Ibid.

[5]    Cf. Conf. VIII, 6, 15 : Augustin y rapporte que l'empereur était retenu par « pomeridiano spectaculo », qu'il faut préférer à promeridiano reproduit dans plusieurs éditions et manuscrits ; et Gn 3, 8 : à côté de la leçon majoritaire « ad uesperam » (citée par Augustin, e.g. Gen. ad litt. XI, 33, 43), les ueteres latinae attestent aussi la leçon « post meridiem », à laquelle la vulgate a ajouté la précision « ad auram ». Sans être textuellement convaincant, le rapprochement mérite d'être compté au nombre des indices convergents.

[6]    Cf. Conf. VIII, 6, 15 : « quod iam declinasset dies », et Luc 24, 29.

[7]    Conf. VIII, 7, 16-18.

[8]    Voir S. MANGOUBI, Agricultura Dei. L'imaginaire végétal dans la spiritualité de saint Augustin, volume I, Louvain-la-Neuve, 2002, p. 78-85, à la suite de H. DERYCKE, Le vol des poires, parabole du péché originel, dans Bulletin de littérature ecclésiastique, t. 88 (1987), p. 337-348.

[9]    VERG., georg. II, 490 sq.

[10]  Voir Conf. VIII, 6, 15.

[11]  Cf. PLIN., nat. XIX, 52 ; (PS.-) VERG., Moretum, 62-63.

[12]  Cf. Conf. VIII, 6, 15, et VERG., georg. IV, 132.

[13]  Cf. Conf. VIII, 8, 19 : « Tum in illa grandi rixa interioris domus meae, quam fortiter excitaueram cum anima mea in cubiculo nostro, corde meo, tam uultu quam mente turbatusä » ; et la domus interior de VERG., Aen. I, 637 ; II, 486.

[14]  Voir Conf. VIII, 8, 19.

[15]  Conf. VIII, 8, 19 : « Abscessi ergo in hortum et Alypius pedem post pedem. Neque enim secretum meum non erat, ubi ille aderatä Sedimus quantum potuimus remoti ab aedibusä Et non illuc ibatur nauibus aut quadrigis aut pedibus, quantum saltem de domo in eum locum ieram, ubi sedebamus ». Pour le thème augustinien de l'éloignement de Dieu, qui combine l'image biblique de l'enfant prodigue et des références néoplatoniciennes, voir, dans le tome 1 de l'édition des Confessions dans la Bibliothèque augustinienne, la « note complémentaire » 7, p. 662-663.

[16]  Voir Conf. VIII, 8, 19 : « Nam non solum ire uerum etiam peruenire illuc nihil erat aliud quam uelle ire, sed uelle fortiter et integre. »

[17]  Voir Conf. VIII, 11, 26-27, où les prosopopées des Vanités et de Continence se terminent par la phrase : « Ista controuersia in corde meo non nisi de me ipso aduersus me ipsum. »

[18]  Cf. Conf. VIII, 12, 28 et Jn 1, 48, qu'Augustin cite toujours avec l'expression périphrastique « sub arbore fici » plutôt que le simple « sub ficu » ou l'usuel « sub arbore ficu ».

[19]  Voir Conf. VIII, 11, 26 : « Succutiebant (sc. amicae meae) uestem meam carneam ». En Gn 3, 7, le figuier habille la nudité d'Adam et Ève après leur péché. Sur le symbolisme augustinien de cet arbre, voir MANGOUBI (n. 8), p. 94-97.

[20]  Voir AVG., qu. eu. I, 39 : « Quod Dominus dixit : ab arbore autem fici discite similitudinem - arborem fici genus humanum intellege propter pruritum carnis. »

[21]  Conf. VIII, 12, 28. Cf. AVG., serm. LXXXII, 14 ; CCXXIV, 4 ; serm. Dolbeau XXV, 27 (F. DOLBEAU, Augustin d'Hippone. Vingt-six sermons au peuple d'Afrique, Paris, Institut d'Études Augustiniennes, 1996, p. 267).

[22]  Conf. VIII, 12, 29. Pour une bibliographie du « Tolle, lege », voir, dans le tome 2 de l'édition des Confessions dans la Bibliothèque augustinienne, la « note complémentaire » 7, p. 548.

[23]  En Conf. XIII, 23, 33, Augustin rapproche lui-même les textes de Gn 1, 27 et Gal 3, 28, quand il commente la création de l'homme « à l'image et à la ressemblance de Dieu ».

[24]  Sur la singularité du Sessorianus par rapport au reste de la tradition manuscrite, voir P. COURCELLE, Recherches sur les Confessions de saint Augustin, Paris, De Boccard, 1968, p. 195-196.

[25]  Conf. VIII, 12, 29.

[26]  Conf. VIII, 12, 29, qui cite Rm 13, 13-14.

[27]  AVG., Gen. ad litt. XI, 3.

[28]  Conf. VIII, 12, 29.

[29]  Conf. IX, 2, 3 : « Gestabamus uerba tua transfixa uisceribus » ; cf. Ez 2, 8-3, 3.

[30]  Conf. VIII, 12, 29.

[31]  Sans compter que, pour Augustin, le paradis est aussi une image usuelle de l'Église, dans laquelle Verecundus vient d'entrer par le baptême (voir e.g. AVG., Gen. ad litt. XI, 25, 32 ; XII, 34, 65). Les Confessions sont très discrètes sur le séjour d'Augustin à Cassiciacum, entre les vacances de vendanges 386 et le Carême de l'année 387 ; une phrase y suffit en Conf. IX, 3, 5 : « Fidelis promissor reddis Verecundo pro rure illo eius Cassiciaco, ubi ab aestu saeculi requieuimus in te, amoenitatem sempiterne uirentis paradisi tui, quoniam dimisisti ei peccata super terram in monte incaseato, monte tuo, monte uberi. »

[32]  Voir Conf. VII, 21, 27. Dans la spiritualité augustinienne, la sauvagerie et la stérilité de la forêt sont invariablement le symbole du paganisme et de l'idolâtrie, par opposition au jardin, qui est un lieu spirituel investi de la grâce divine : voir MANGOUBI (n. 8), p. 129-141.

[33]  On sait, en effet, que les écrits de cette période sont fortement teintés de néoplatonisme. Par ailleurs, les Confessions nous rapportent aussi qu'Augustin lit, à cette époque, les Psaumes avec une rare ferveur (voir Conf. IX, 4, 7-8).

[34]  Comme il s'en accuse amèrement au début des Confessions (I, 13, 20-21). Sur la présence de Virgile dans les Confessions, voir C. BENNETT, The Conversion of Vergil : The Aeneid in Augustine's Confessions, dans RÉAug, t. 34 (1988), p. 47-69.

[35] AVG., c. acad. III, 20, 43.

[36]  Conf. IX, 6, 14.

[37]  Pour cet épisode, voir Conf. IX, 10, 23-26, et l'analyse que j'en ai donnée dans P.-A. DEPROOST, Au-delà de l'énigme, la béance de Dieu. Secret et intériorité dans les « Confessions » de saint Augustin, dans Le secret, motif et moteur de la littérature. Études réunies et introduites par Chantal ZABUS avec une préface de Jacques DERRIDA, Louvain-la-Neuve, Collège Érasme, 1999, p. 37-62 (spécialement p. 57-61) (Coll. Université de Louvain. Recueil de travaux d'histoire et de philologie, 7e série, fascicule 7).

[38]  Conf. III, 6, 11 : « Tu autem eras interior intimo meo et superior summo meo » ; X, 27, 38 : « Et ecce intus eras et ego foris. »

[39]  Sur l'utilisation de Cant 4, 12 dans l'oeuvre d'Augustin, voir MANGOUBI (n. 8), p. 114-118, et infra n. 50.

[40]  Conf. IX, 10, 23.

[41]  Conf. IX, 10, 24.

[42]  Conf. IX, 10, 24, où les « primitiae spiritus » sont empruntées à Rom 8, 23. La « regio ubertatis » s'oppose à la « regio egestatis » de Conf. II, 10, 18. Le symbolisme géorgique de cette « région d'abondance » s'inspire de la parabole du Bon Pasteur (Jn 10, 1-18) et de la prophétie d'Ézéchiel sur les pasteurs d'Israël (Ez 34, 14).

[43]  En Conf. IX, 10, 24, Augustin définit le moteur de son ascension par les mots « ardentiore affectu » ; cf. A. MOTTE, Le pré sacré de Pan et des Nymphes dans le Phèdre de Platon, dans AC, t. 32 (1963), p. 473.

[44]  Le verbe « inhiare » et le « coeur » dans sa bouche (« inhiabamus ore cordis ») et sa poussée (« dum inhiamus, attingimus eam [sc. sapientiam] modice toto ictu cordis ») apparaissent au début et à la fin de l'épisode pour signifier cette béance intérieure qui ne peut se satisfaire d'une connaissance intellectuelle.

[45]  Conf. IX, 10, 25.

[46]  Respectivement « intenti » en Conf. VIII, 6, 15, et « extendimus » en IX, 10, 25.

[47]  S. LANCEL, Saint Augustin, Paris, Fayard, 1999, p. 172.

[48]  Conf. IX, 10, 25.

[49].  Conf. X, 6, 9.

[50] AVG., Gen. ad litt. XII, 34, 65 : « In ipso homine laetitia quaedam bonae conscientiae paradisus est » ; cf. XI, 25, 32, où Augustin associe les deux jardins : « Paradisus enim dicta est ecclesia, sicut legitur in Cantico canticorum : hortus conclusus, fons signatus, puteus aquae uiuae, paradisus cum fructu pomorum » ; epist. CLXXXVII, 2, 6.

[51]  Pour l' « ictus condendi », voir AVG., Gen. ad litt. IV, 33, 51.

[52]  Voir AVG., ciu. XI, 6 : « Procul dubio non est mundus factus in tempore, sed cum tempore ». En AVG., Gen. ad litt. VIII, 9, 16-17, le travail de l'homme dans le paradis est présenté comme un dialogue de la raison avec la nature, elle-même définie comme « quaedam magna arbor rerum ».

[53]  Conf. IX, 10, 24 : « Ibi uita sapientia est, per quam fiunt omnia ista ». Pour Augustin, l'arbre de vie du paradis originel est le signe de la sagesse, qu'il associe souvent avec l'arbre de vie évoqué en Pr 3, 18 (voir plusieurs références dans MANGOUBI [n. 8], p. 103).

[54]  Voir I. BOCHET, La Pâque du désir, dans P. RANSON (éd.), Saint Augustin, L'Âge d'Homme, 1988, p. 356-364 (Coll. Les Dossiers H).

[55]  AVG., in psalm. 36, 36.

[56]  En Conf. IX, 10, 23, le récit de l'extase d'Ostie commence, en effet, sur une citation de Phil, 3, 13 : « Praeterita obliuiscentes in ea quae ante sunt extenti. »

[57]  Conf. I, 6, 7. Pour une réflexion et un état de la question sur la structure des Confessions, voir LANCEL (n. 47), p. 296-304, et R. MARTIN, Apulée, Virgile, Augustin : réflexions nouvelles sur la structure des Confessions, dans REL, t. 68 (1990), p. 136-150.

[58]  Conf. XIII, 35, 50. Voir aussi toute la réflexion d'Augustin sur le repos de Dieu au septième jour dans Gen. ad litt. IV, 8, 15 - 17, 29.

[59]  Conf. VIII, 6, 15.

[60]  Curieusement, alors que, par ailleurs, Augustin se souvient de détails très précis dans les événements qu'il rapporte, il en oublie ou en laisse d'autres dans l'imprécision, quand ils permettraient de confirmer la valeur autobiographique de son récit : il ne sait plus trop pourquoi Ponticianus était venu le voir (VIII, 6, 14) ; il ne sait pas à quelle époque s'est passée l'histoire racontée par Ponticianus (VIII, 6, 15) ; il ne sait plus ce qu'il a dit à Alypius avant de s'éloigner dans le jardin de Milan, et il ne sait plus comment il s'y est abattu sous un figuier (VIII, 12, 28) ; quant à la voix qu'il y entend, il ne sait pas si elle venait d'un garçon ou d'une fille (VIII, 12, 29) ; à Ostie, il n'apporte aucun élément qui permettrait de situer la maison où il séjourne avec sa mère, et la fenêtre à laquelle ils sont accoudés (IX, 10, 23) ; d'autre part, les paroles qu'il disait au moment de leur extase étaient « des choses de ce genre, même si ce n'était pas de cette façon ni avec ces mots » (IX, 10, 26).

[61]  P. CLAUDEL, Cinq grandes odes. II. L'esprit et l'eau, dans Œuvre poétique, Paris, Gallimard (Coll. Bibliothèque de la Pléiade), 1967, p. 241.


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003

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