FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003
Archytas de Tarente : Un mécanicien homme d'État
par
Marie-Laure Freyburger-Galland
Professeur à l'Université de Haute-Alsace (Mulhouse)
L'article ci-dessous, qui a été confié aux FEC par Mme Freyburger, était destiné à un numéro de Creliana. Revue des arts, littératures et cultures européennes, une revue publiée par le Centre de Recherche sur l'Europe littéraire de l'Université de Mulhouse. Mais la revue a mis fin à ses activités après six numéros (cfr son site).
Le lecteur doit considérer le texte qui suit comme une editio minor, les impératifs de la publication au format HTML ayant amené l'éditeur à supprimer plusieurs passages en grec, ainsi que certaines formules mathématiques. Les personnes qui désirent une version complète de l'article pourront se reporter à l'editio maior, parue chez Peter Lang en 2004 (De Poli L., Lehmann Y. [Éd.], Naissance de la science dans l'Italie antique et moderne. Actes du colloque franco-italien des 1er et 2 décembre 2000 [Université de Haute-Alsace]).
Mme Freyburger a également publié, dans les FEC 6 (juillet-décembre 2003), un article traitant de la vision que Dion Cassius avait de l'Italie : L'Italie vue par un Bithynien du IIIe siècle et, dans les FEC 10 (juillet-décembre 2005), un article sur Les Romains devant les catastrophes chez Dion Cassius.
[Note de l'éditeur - 19 novembre 2003 - 5 novembre 2005 - 4 juin 2009]
Tarente aux Ve-IVe siècles avant J.-C. et Archytas
Tarente est une colonie lacédémonienne, fondée dès la fin du VIIIe siècle, qui fait partie d'une confédération italiote alliée de Syracuse (avec des cités comme Métaponte, Thourioi, Crotone et même Naples) [1].
Au Ve siècle - et surtout au IVe - Tarente est la cité la plus importante de Grande-Grèce et le doit à l'un de ses gouvernants, Archytas, qui y organisa une flotte puissante assurant à la cité indépendance et suprématie [2]. Il exerça une influence déterminante pour essayer d'unir les cités grecques contre les tribus non grecques, notamment les Messapiens. Il fit alliance avec Denys le Jeune, tyran de Syracuse et fut stratège de la cité de 367 à 361.
Cet Archytas, né à Tarente vers 435, est réputé avoir suivi les leçons de Philolaos, disciple de Pythagore [3], et aurait étudié à Métaponte pendant plusieurs années la doctrine pythagoricienne avant de regagner sa patrie et y exercer des charges politiques.
Lorsque les Pythagoriciens, après la mort du Maître de Crotone, eurent été chassés de la plupart des cités d'Italie du Sud, Tarente resta au début du IVe siècle leur seul centre important, et cela certainement grâce à Archytas qui appliqua au domaine politique les théories philosophiques de Pythagore.
Ainsi Diogène Laërce (VIII, 79 et 82), s'appuyant sur une Vie d'Archytas d'Aristoxène de Tarente, écrit :
Son mérite éminent et universel lui valut l'admiration du peuple. C'est pourquoi on lui confia dans sa cité par sept fois le commandement suprême alors que la loi interdisait de le confier à une même personne une seconde année… Il ne connut pas la défaite tant qu'il détint le commandement et il suffit qu'une fois, parce qu'on le jalousait, il eut renoncé au commandement suprême pour qu'aussitôt l'armée fut faite prisonnière.
Quant au lexique de la Souda (s.v. Archutas), il ajoute qu'
il dirigea la ligue des Italiens de Grande Grèce après que les Grecs de cette région et ses concitoyens l'eurent élu commandant en chef avec les pleins pouvoirs (stratêgos autokratôr).
Strabon, le géographe de l'époque augustéenne, apprécie à la fois la puissance de Tarente et le rôle d'Archytas en ces termes (Géographie, VI, 280) :
Les habitants de Tarente détinrent une extraordinaire puissance grâce à l'adoption d'une constitution démocratique. Ils donnèrent d'autre part leur adhésion à la philosophie de Pythagore et tout particulièrement Archytas qui resta très longtemps à la tête de la cité.
Comme semble l'indiquer Diogène Laërce, Archytas eut des difficultés dans ses dernières stratégies et démissionna vers 360. Une lettre de Platon à Archytas (Lettre X, 357e) témoigne de la lassitude du Tarentin qui regrette « de ne pouvoir être délivré des affaires publiques », sans doute pour se consacrer à ses recherches scientifiques.
On ne sait pas exactement quand il mourut, mais Horace (Odes, 1, 28, 1-6) semble avoir encore vu ou connu l'emplacement de son tombeau, sur la côte d'Apulie, près du mont Matinus :
Te maris et terrae numeroque carentis harenae
Mensorem cohibent, Archytas,
Pulueris exigui prope latum parua Matinum
Munera nec quicquam tibi prodest
Aerias temptasse domos animoque rotundum
Percurrisse polum morituro.Toi qui mesurais la mer et la terre et le nombre infini des grains de sable, Archytas, tout entier te couvre l'humble don d'un peu de poussière près des larges flancs du Matinus, et il ne te sert de rien d'avoir exploré les demeures aériennes et parcouru la voûte du ciel, d'une âme destinée à la mort
C'est ce personnage dont la célébrité semble être demeurée jusqu'à l'époque romaine et, chez les biographes et lexicographes, jusqu'à la fin de l'Antiquité que nous allons essayer d'étudier, non tant du point de vue politique que sur le plan scientifique et technique.
Nous venons d'évoquer une lettre de Platon à Archytas. De fait, ces deux hommes sont contemporains et ont été de grands amis. Un rapide rappel de quelques épisodes de cette amitié [4] permettra de mieux comprendre et la personnalité d'Archytas et le rôle qu'il a pu jouer dans les milieux politiques et intellectuels de la première moitié du IVe siècle.
C'est sans doute pour rencontrer le disciple de Philolaos, le philosophe pythagoricien, que Platon s'arrête à Tarente en allant en Sicile en 390-389. Cette première rencontre est assurée par Cicéron (Rep. I, 10, 16) et Valère Maxime (VIII, 7, ext. 1). L'Arpinate écrit :
Platon a d'abord fait en Égypte un voyage d'études. Puis il est allé en Italie et en Sicile pour s'informer de façon complète sur les découvertes de Pythagore. Là il a beaucoup fréquenté Archytas de Tarente et Timée de Locres.
Le deuxième voyage de Platon se situe en 366, après la mort du tyran de Syracuse, Denys l'Ancien, et l'avènement de Denys le Jeune. Appelé par son ami Dion, cousin de Denys, Platon, d'après une de ses lettres (Lettre VII, 328b-c), servit d'intermédiaire entre Archytas et Denys, tandis que Plutarque (Dion, 18, 1) indique au contraire que c'est par l'entremise d'Archytas que Platon et Denys se lièrent d'amitié. En tout cas des liens politico-philosophiques se nouent entre le gouvernement de Tarente (dont Archytas est dès lors stratège) et la Sicile.
Le troisième voyage de Platon en Sicile a lieu en 361 à l'instigation d'Archytas qui envoie un de ses disciples, Archédémos (Lettre VII, 339b), auprès de Platon, à un moment où le philosophe athénien ne se fait plus guère d'illusion sur le tyran de Syracuse et même se méfie de lui, à juste titre d'ailleurs puisque l'entrevue avec Denys tourne mal (ibid. 349d-e) et que Platon ne doit la vie sauve qu'à l'intervention musclée d'Archytas qui lui envoie un navire et fait pression sur le tyran pour qu'il laisse partir Platon (ibid. 350 a-b, et Plut., Dion, 20, 1). Diogène Laërce (III, 22 et VIII, 79) rapporte une lettre d'Archytas à Denys, certainement apocryphe mais qui rappelle toute l'affaire.
Un dernier voyage de Platon, non en Sicile, mais en Italie du Sud, à Tarente, vers 349, alors qu'il a près de quatre-vingts ans, est évoqué par Cicéron dans son Caton l'Ancien [5] :
À cette conversation aurait assisté Platon d'Athènes, qui, d'après mes recherches, se rendit à Tarente sous le consulat de L. Camillus et d'Appius Claudius.
Nous verrons ultérieurement que ces liens étroits entre les deux hommes ont certainement influencé la pensée scientifique de Platon, sans qu'on puisse toujours en mesurer l'importance.
Avant de poursuivre dans notre enquête sur le savant tarentin, il nous semble nécessaire de faire le point sur la documentation antique dont nous disposons à son sujet [6] .
Naturellement, grâce à Platon, nous disposons d'un témoignage direct de la plus grande importance, puisque, contemporain et ami d'Archytas, le philosophe athénien le rencontre a plusieurs reprises, comme nous venons de le voir entre 390 et 350 lors de ses voyages en Sicile et en Italie du Sud.
Après Platon, Aristote (né en 384) mentionne au moins trois fois le nom d'Archytas, dans sa Politique, sa Rhétorique et sa Métaphysique, mais il ne semble pas l'avoir rencontré. On lui attribue même un traité comparant les idées de Timée et celles d'Archytas [7].
Un de ses disciples, né vers 360, Aristoxène de Tarente, aurait écrit une vie d'Archytas, à laquelle se réfère Diogène Laërce dans le texte que nous avons vu au début. Le père d'Aristoxène était un familier d'Archytas et son témoignage n'est pas négligeable, même s'il est indirect.
Un autre disciple d'Aristote, Eudème de Rhodes, mentionne à plusieurs reprises le savant tarentin dans un traité de Physique, que nous n'avons plus mais qui est cité par un commentateur d'Aristote de la fin du VIe siècle de notre ère, Simplicius, et par un commentateur d'Archimède du début du même siècle, Eutocius d'Ascalon. Voilà pour les contemporains d'Archytas.
Pour les deux siècles suivants, les témoignages sont relativement moins nombreux, bien que ce soit l'époque alexandrine et l'apogée de la science et de la technique grecques. Il n'y a guère qu'Eratosthène de Cyrène - et encore cité par Eutocius.
Tous les autres témoignages sont d'époque romaine et fort disparates, de Cicéron à Horace, de Vitruve à Apulée, de Strabon à Plutarque.
En fait la grande masse des renseignements concernant Archytas se trouve chez des savants, des compilateurs ou des commentateurs très tardifs, de Nicomaque de Gérase et Théon de Smyrne, mathématiciens du début du IIe siècle de notre ère, à Proclus, commentateur d'Euclide, du Ve siècle, de Diogène Laërce, déjà plusieurs fois cité, doxographe de la fin du IIe siècle de notre ère à la Souda, lexique byzantin anonyme du Xe ou XIe siècle.
Il faut certainement traiter différemment d'une part les témoignages directs et les autres, d'autre part les témoignages anecdotiques et ce qu'on a coutume d'appeler « fragments » mais qui pour l'Antiquité est à traiter avec la plus grande prudence.
Ainsi pour Archytas, nous disposons de quatre « fragments », parmi lesquels deux présentent une authenticité soutenue par le fait qu'ils sont partiellement rapportés chacun par deux auteurs.
Le premier se trouve chez Porphyre de Tyr, commentateur de Pythagore, de Platon et d'Aristote du IIIe siècle de notre ère et chez Nicomaque de Gerase, mathématicien du IIe siècle. Beaucoup plus longue chez Porphyre [8], la « citation » ne comporte qu'une douzaine de lignes chez Nicomaque. Certes le premier attribue ce texte au début d'un traité de la mathématique et l'autre à un Harmonique. Jamblique (Vie de Pythagore, 160, disciple néo-pythagoricien de Porphyre, cite encore une partie du même texte et Platon pourrait bien s'être inspiré du même passage dans sa République(530d). Il s'agit de généralités indiquant que ceux qui s'intéressent aux mathématiques (oi peri ta mathêmata) doivent s'y connaître autant en astronomie, en géométrie, en arithmétique, en sphérique et en musique car
ces sciences semblent être sœurs.
Cette formule a dû devenir célèbre déjà du vivant d'Archytas puisque Platon écrit :
ces disciplines sont sœurs, comme le disent les Pythagoriciens et comme nous l'admettons aussi.
C'est encore une généralité sur l'esprit scientifique que nous trouvons à la fois chez Stobée, doxographe du Ve siècle et Jamblique, philosophe du IVe. Cette fois-ci encore le texte le plus long se trouve chez l'auteur le plus tardif (ce qui interdit de penser que le plus récent a pu recopier le plus ancien), Stobée (Florilège, IV, 1, 139), et Jamblique (De la science mathématique commune, 11) n'en donne qu'une citation partielle. Le premier l'attribue à un Traité des sciences et le second à un Traité des mathématiques :
Pour devenir savant dans les domaines où l'on était jusque là ignorant, il vous faut ou bien apprendre de quelqu'un ou bien découvrir par vous-même. Cependant ce qui vous est enseigné vient d'autrui et vous est étranger, tandis que ce que vous découvrez vient de vous-même et est votre bien propre ; mais il est fort difficile et rare de trouver sans chercher, cela est aisé et facile quand on cherche, mais impossible pour celui qui ne sait pas chercher.
Cette maxime, comme la précédente a pu traverser l'Antiquité dans des morceaux choisis dans lesquels nos compilateurs ont puisé à moins que, comme le pensent nombre de spécialistes modernes d'histoire des sciences [9] et malgré la diversité apparente des titres attribués à l'ouvrage, Archytas ne soit l'auteur d'un traité sur les « mathématiques » ou sur les « sciences » qui serait le seul traité grec antérieur à Euclide conservé, au moins partiellement jusqu'à une date assez récente (Ve, VIe siècle) pour que des savants comme Eutocius en aient eu encore connaissance.
Le vocabulaire scientifique grec, encore assez vague au IVe siècle ne permet pas de distinguer avec certitude les « savoirs » (epistêmai) chez Platon, mathêmata chez Stobée citant Archytas, et ce que nous appelons à la suite des Grecs « mathématique(s) », mathêmatikê (féminin singulier) ou mathêmatika (neutre pluriel). Le titre Harmonique peut, quant à lui, avoir été emprunté à un autre traité du Tarentin.
Le premier fragment sur les « sciences sœurs » serait l'introduction de l'ouvrage et en annoncerait le plan, rassemblant l'ensemble des connaissances scientifiques pythagoriciennes : astronomie, arithmétique, géométrie, sphérique et musique.
Qu'Archytas ait été un grand homme d'État, cela ne fait aucun doute et les témoignages concordent à ce sujet. Sans doute appliqua-t-il la doctrine pythagoricienne de l'harmonie des contraires à la vie politique, maintenant la cité de Tarente entre aristocratie et démocratie.
Plusieurs anecdotes sont rapportées, généralement par des doxographes tardifs se référant le plus souvent à Aristoxène, concernant la vie privée d'Archytas, notamment ses rapports avec ses serviteurs : Athénée, Élien (Histoires variées, XII, 15), Jamblique soulignent la familiarité qu'il entretenait avec ceux-ci et sa capacité à résister aux passions, en particulier à la colère. C'est dans ce registre que se situe l'entretien d'Archytas avec le Samnite C. Pontius, en présence de Platon, rapporté à Caton l'Ancien par Néarque, son hôte tarentin, dans le Caton l'Ancien (De Senectute) de Cicéron (XII, 39-41 ; cfr supra). Même si l'on peut douter de l'authenticité de ce témoignage, il ressemble au passage d'Athénée (Deipnosophistes, XII, 545A) qui rapporte un entretien d'Archytas avec Polyarque, dit « le jouisseur ».
C'est donc en bon pythagoricien qu'il applique à la politique et à la vie quotidienne les principes mathématiques qui sont la base de sa philosophie : c'est la logistikê, l'art du calcul, qui permet de faire régner la paix et l'équilibre en soi-même comme dans la société. Ainsi Stobée, à la suite du texte que nous avons cité (Florilège, IV, 1, 139 ; cfr supra), ajoute :
La mésentente a cessé et la concorde s'est accrue du jour où l'on a inventé le mode de calcul. Grâce à lui en effet, au lieu de l'esprit de surenchère, c'est l'égalité qui règne ; c'est encore lui qui nous met d'accord avec ceux avec qui nous traitons d'affaire
Dans le droit fil de l'école pythagoricienne, c'est en mathématiques qu'Archytas s'est d'abord distingué. Sa théorie des « médiétés », des moyennes proportionnelles, arithmétique, géométrique ou harmonique,s'applique à la musique [10] d'après le texte de Boèce (De musica, III, 11) et c'est ce qu'on a coutume d'appeler le « théorème d'Archytas » qui montre que la moyenne proportionnelle est inapplicable au « rapport superpartiel » ou « relation superparticulière » (superparticularis proportio).
Elle s'applique aussi à la géométrie et, selon la tradition, Archytas aurait apporté sa contribution à la résolution du « problème de Délos » qui a agité les milieux scientifiques du Ve au IIIe s. avant J.-C. Il s'agit de la duplication du cube [11].
Un oracle d'Apollon aurait demandé, pour que les habitants de Délos fussent débarrassés de la malédiction divine dont ils étaient l'objet, qu'on donnât à ses autels un nombre de pieds cubes doubles des actuels. Deux vers d'Euripide, rapportés par Eutocius [12], transposent dans un passé mythique le problème en faisant dire à Minos s'adressant à Tantale, chargé de construire un tombeau :
Pour un tombeau royal, tu le fais bien petit
Il faut doubler le cube et ne pas s'y tromper.Si l'on en croit Vitruve (IX, praef. 13, 24) et Plutarque [13], autant qu'Eutocius, les Déliens furent fort embarrassés et consultèrent les sommités scientifiques de l'époque et, en premier, l'Académie. Apparemment Platon, d'après Théon de Smyrne, a vu surtout la portée symbolique de l'oracle et affirmé qu'en fait le dieu ne voulait pas tant que le problème fût résolu mais que les Grecs, au lieu de se faire la guerre, fissent davantage de géométrie et missent en commun leurs connaissances !
En tout cas Archytas, consulté lui aussi, reprend l'hypothèse de départ d'Hippocrate de Chios, un des premiers savants consultés, mathématicien homonyme et contemporain du médecin de Cos, qui préconisait l'utilisation des moyennes proportionnelles. D'après Vitruve et Eutocius (citant Eudème), Archytas aurait abouti à une solution purement géométrique [14], solution qui fait l'admiration des savants modernes.
Pour certains, notamment Diogène Laërce, Archytas aurait eu recours , en plus des outils de la géométrie plane, la règle et le compas, à un appareil mécanique permettant une construction en trois dimensions. L'invention de cet appareil, appelé « mésolabe » [15] ou « mésographe » est attribuée par Vitruve et Eutocius à Ératosthène, le savant alexandrin qui, avec Philon de Byzance et Héron d'Alexandrie, se serait penché sur le problème au IIIe siècle. En tout cas Diogène (VIII, 83) affirme :
C'est encore lui qui le premier introduisit dans une figure géométrique un mouvement mécanique, en cherchant à obtenir, par la section d'un demi-cylindre, deux moyennes proportionnelles permettant la duplication du cube.
Avant de revenir sur les compétences mécaniques d'Archytas, voyons rapidement ce qu'on rapporte de ses préoccupations en astronomie, autre « discipline sœur ». Elles ne sont mentionnées que par deux auteurs latins et par Simplicius.
Cicéron, dans le De Amicitia (XXIII, 88), fait évoquer par Lélius une pensée d'Archytas que les vieillards de Tarente se transmettent de génération en génération :
Si quelqu'un était monté jusqu'au ciel, s'il avait contemplé l'univers entier et la beauté des astres, il n'aurait trouvé aucun plaisir à admirer ce spectacle et il ne s'en serait réjoui pleinement que s'il avait eu quelqu'un à qui en parler.
Cette belle image correspondait sans doute à de réelles préoccupations du savant tarentin, à la fois métaphysiques, puisqu'elle peut évoquer le voyage des âmes après la mort, et astronomiques, puisqu'Horace, dans les vers que nous avons cités (Odes, 1, 28, 1-6 ; cfr supra), parle d' « exploration des demeures aériennes » et célèbre celui qui a « parcouru la voûte du ciel ». En tout cas, Eudème de Rhodes, disciple d'Aristote, rapportait dans sa Physique, selon Simplicius [16], cette phrase d'Archytas :
Si je me trouvais à la limite extrême du ciel, autrement dit sur la sphère des fixes, pourrais-je tendre au-dehors la main ou un bâton ?
N'oublions pas qu'Archytas est disciple de Philolaos de Crotone, le savant pythagoricien qui a développé la théorie d'un feu central, foyer de l'univers et que ces réflexions développées par le Pythagorisme primitif ont lentement mené à l'hypothèse de la sphéricité de l'univers et des planètes et de l'héliocentrisme avec Aristarque de Samos et Ératosthène de Cyrène.
L'originalité d'Archytas, qui le fait se démarquer de Platon et même s'attirer ses reproches est son intérêt pour la mécanique et les applications pratiques de la science. C'est à propos du problème de Délos qu'avec son disciple Eudoxe il encourt l'indignation de Platon qui leur reproche, selon Plutarque (Marcellus, 14, 9-11),
de perdre et de ruiner l'excellence de la géométrie qui désertait avec eux les notions abstraites et intelligibles pour passer aux objets sensibles et revenait à l'utilisation d'éléments matériels qui demandent un long et grossier travail manuel.
Le même Plutarque (Propos de Table, 718e) rappelle notamment que Platon reprochait aux disciples d''Eudoxe, de Ménechme et d'Archytas
de recourir à des moyens instrumentaux et mécaniques pour résoudre le problème de la duplication du volume.
De fait, même si Vitruve (I, 1, 17) ne crédite pas Archytas de l'invention du « mésographe », il le cite bien parmi les mathematici célèbres comme Aristarque de Samos, Philolaos, Apollonios de Perga, Ératosthène de Cyrène, Archimède et Scopinas de Syracuse
qui ont laissé à la postérité un grand nombre de systèmes mécaniques et horlogers qu'ils ont inventés et exposés grâce au calcul et à leur connaissance des principes de la nature.
Diogène Laërce, comme nous venons de le voir, pense bien que c'est par un « mouvement mécanique » qu'il a trouvé une solution au problème de Délos. Dans le même passage (VIII, 83), il affirme :
C'est lui qui le premier, en se référant aux principes propres à la mécanique, érigea la mécanique en système.
H. Diels propose - à tort selon nous - une correction des manuscrits de « mêchanikai » en « mathêmatikai », ce qui enlèverait de la force à l'assertion de Diogène qui aurait alors écrit :
…en se référant aux principes mathématiques, érigea la mécanique en système.
En tout cas, « mécanique » est certainement la « crécelle d'Archytas » à laquelle se réfère la Souda (s.v. Archytas, 10) et mentionnée par Aristote dans sa Politique (VIII, 6, 1340b26) :
Heureuse invention que la crécelle d'Archytas qu'on donne aux petits enfants pour les occuper.
Ce jouet, devenu proverbial, n'est pas la seule invention de notre mécanicien. Il est en effet crédité par la tradition d'une construction mécanique qui fait de lui un précurseur de Léonard de Vinci : la colombe volante dont parle Aulu-Gelle (Nuits Attiques, X, 12, 8) en se référant explicitement à son contemporain Favorinus d'Arles, du IIe siècle de notre ère :
L'invention dont la tradition attribue au pythagoricien Archytas la construction ne doit pas moins nous étonner, même si elle peut paraître frivole. La plupart des auteurs grecs les plus connus et le philosophe Favorinus, grand amateur d'antiquités, rapportent en effet de la manière la plus formelle qu'une colombe en bois, construite par Archytas, selon certains calculs et principes mécaniques, avait volé. C'est vraisemblablement par un système de contrepoids qu'elle tenait en l'air, et par la pression de l'air enfermé caché à l'intérieur qu'elle avançait. Qu'on me permette sur un fait, ma foi, si peu croyable, de citer Favorinus lui-même : « Archytas de Tarente, à la fois philosophe et mécanicien, fabriqua une colombe en bois qui volait, mais<qui>, une fois qu'elle s'était posée ne pouvait plus reprendre son essor. Jusque là en effet [...] »
Cette invention semble avoir fait l'admiration des Grecs autant que des Romains. On notera qu'Aulu-Gelle ne comprend pas très bien comment l'appareil a été construit ni comment il volait et préfère citer Favorinus. Malheureusement la citation est tronquée et, comme nous ne possédons ce fragment de Favorinus que chez Aulu-Gelle, la lacune ne permet pas de connaître la suite.
H. Diels, dans son commentaire [17], cite un certain W. Schmidt qui a imaginé que la colombe volait d'une branche à l'autre d'un arbre dont le tronc cachait un contrepoids. Le mouvement vers le haut aurait été obtenu par la pression de l'air amené dans une outre cachée dans le corps de la colombe et mettant en mouvement les ailes. Cependant si le « vol » (uolasse chez Aulu-Gelle et petomenên chez Favorinus) est bien attesté, la phrase « une fois qu'elle s'était posée ne pouvait plus reprendre son essor » laisse entendre que le mécanisme ne permettait qu'un seul envol à la fois et non, comme le suggère Karin Luck-Huyse [18], un seul essai réussi puisque l'expression grecque de Favorinus marque bien la répétition dans le passé, exprimée par opote et l'optatif. Au Moyen Âge et à la Renaissance, on a supposé qu'il s'agissait d'un simple cerf-volant mu par l'air extérieur mais l'expression aura spiritus inclusa d'Aulu-Gelle serait alors inexacte.
Cet automate ne semble pas être unique en son genre dans l'Antiquité gréco-romaine, puisque, plus tard, Pausanias (VI, 20, 12) parle d'un aigle de bronze à Olympie, et Pline l'Ancien (NH, XXXIV, 75) d'un cerf articulé. En outre, déjà au IIIe siècle avant J.-C., les mécaniciens alexandrins ont développé moins de deux siècles plus tard une technique de l'hydraulique et de la pneumatique qui a permis à Ctésibios d'inventer la pompe aspirante et foulante, et à Philon de Byzance des automates et des clepsydres. Comme le souligne Bertrand Gille [19], d'Archytas à Ctésibios et à Philon les filiations sont sans doute continues.
Comme d'ailleurs Philon, Archytas se serait aussi adonné à la poliorcétique, seule légitimation de la science appliquée dans le débat qui l'oppose à Platon. Il n'est pas invraisemblable de penser qu'il est l'inventeur de la catapulte ni d'imaginer que les techniciens et ouvriers que Denys fait venir d'Italie pour équiper son armée et sa flotte aux dires de Diodore (XIV, 41, 3), venaient en fait de Tarente où Archytas aurait fondé la première « École d'Ingénieurs »… [20]. On le crédite même de l'invention avant Archimède de la vis et de la poulie [21] et, si l'on se réfère au texte de Plutarque concernant Archimède (Marcellus, 14, 9-11), le rapprochement implicite entre Archimède et Archytas laisse supposer que l' « ingénieur » syracusain a pu hériter à la fois des avancées des sciences appliquées alexandrines et de celles plus proches de l'Ecole de Tarente fondée par Archytas.
Certains [22], s'appuyant sur le texte de Diogène Laërce (VIII, 82) qui indique qu'il y a eu quatre Archytas, ont imaginé qu'un Archytas, postérieur au stratège de Tarente mais antérieur à Archimède, celui que Diogène appelle « architecte, auteur, selon la tradition, d'un livre intitulé Mécanique », serait le mécanicien constructeur de la colombe. Pourtant le même Diogène a bien précisé que c'est l'Archytas « pythagoricien » qui a inventé la mécanique.
En fait la plupart des savants modernes, P. Wuilleumier pour les littéraires, P. Tannery ou M. Clagett pour les scientifiques, lui reconnaissent une place réelle de prôtos heuretês, tant dans les sciences abstraites, mathématiques, géométrie, que dans les sciences appliquées (acoustique, mécanique).
Héritier des recherches pythagoriciennes, Archytas fait avancer la science arithmétique et P. Tannery [23] indique qu'il fait certainement le lien entre Pythagore et Euclide et que ce dernier lui est redevable de nombreuses propositions, notamment la 3. Les théorèmes du livre VIII des Eléments seraient dus à Archytas et à son école [24]. On lui devrait aussi une méthode d'extraction de la racine carrée de 2.
En géométrie, nous avons vu la place qu'il occupe dans la résolution du problème de Délos.
En musique, discipline éminemment pythagoricienne, nous avons vu qu'il applique à ce domaine la théorie des moyennes proportionnelles. Il mérite sans doute le compliment que lui adresse Claude Ptolémée (Harmoniques, I, 13), disant de lui « celui des disciples de Pythagore qui s'est le plus intéressé à la musique ». En tout cas il semble avoir émis une théorie physique du son [25] en montrant, à l'aide d'exemples empiriques de flûtes, de rhombes, de la voix humaine, que l'acuité serait proportionnelle à la vitesse du mouvement et inversement proportionnelle à la distance. Cette théorie ferait de lui le fondateur de l'acoustique moderne.
En mécanique enfin, sans qu'aucun fragment de théorie mécanique ne nous soit parvenu, nous pouvons penser que la construction de la fameuse colombe volante suppose, comme le dit Aulu-Gelle « certains calculs et principes mécaniques ».
Encyclopédiste comme tous les savants anciens, Archytas semble s'être intéressé à beaucoup d'autres domaines encore. Apulée (Apologie, 15) le crédite d'une théorie de la vision, Varron (R.R., I, 1, 8) et Columelle (I, 1, 7) d'un traité d'agriculture.
Le savant tarentin se situe bien dans la lignée des disciples « mathématiciens » de Pythagore. Comme Philolaos, son maître, il renonce aux préoccupations mystiques de la secte ; comme lui, il renonce, semble-t-il, au secret pythagoricien et développe des théories scientifiques qui seront reprises souvent, en particulier chez les néo-pythagoriciens des premiers siècles de notre ère, qui avaient certainement encore son traité de mathématique et peut-être celui d'harmonique.
Ses idées et sa personnalité influenceront tout particulièrement le pythagorisme italien. En effet, il semble bien que la philosophie de Pythagore ait pénétré les populations lucaniennes et samnites parmi lesquelles, après la mort d'Archytas, un mythe s'est développé autour du personnage tarentin. C'est ainsi qu'Occelos, lucanien pythagoricien, fait état de la recherche en Italie du Sud d'un ouvrage de Philolaos que Platon aurait finalement eu entre les mains, grâce à Archytas, et dont il aurait fait le Timée ; sur fond de violation du secret pythagoricien, péché mortel pour les mystiques de la secte mais véniel pour les mathématiciens, une correspondance apocryphe [26] entre Platon et Archytas a circulé, manifestement écrite en Italie du Sud vers les IIIe-IIe siècles avant J.-C. pour un public romain désormais ouvert au Néo-Pythagorisme. Les Lucaniens sont en effet des alliés de Rome depuis le IVe siècle et, si Tarente a hésité entre Pyrrhus et Rome, le prestige intellectuel de la cité lui permet de garder longtemps une certaine autonomie jusqu'à ce qu'elle devienne province romaine en 125 avant J.-C. Ce prestige est encore grand au temps de Caton l'Ancien, qui a séjourné à Tarente en 209, comme en témoignent les liens d'amitié qui l'unissent au Pythagoricien Néarque rappelés par Cicéron dans son traité De Senectute / Caton l'Ancien (XII, 39-41) :
Néarque de Tarente notre hôte qui était resté fidèle à l'amitié romaine me disait l'avoir appris de ses aînés.
La transmission, à Tarente même, des idées d'Archytas jusqu'au IIe siècle n'est pas impossible et c'est dans ce même contexte que se place le passage du traité de Cicéron De Amicitia / Lélius (XXIII, 88) rappelant, lors d'un entretien qui aurait eu lieu en 129, une transmission de vieillards en vieillards. Cette tradition orale, même fictive, même reconstruite, montre combien les Romains se sentent redevables au foisonnement intellectuel tarentin contemporain d'Archytas et de son école.
Il n'est pas étonnant que Varron, Cicéron, Vitruve, Horace, tout autant que Porphyre ou Nicomaque, se soient intéressés à ce personnage exceptionnel, qui a certainement servi de modèle à Platon - en dépit des divergences d'opinion qui les opposaient sur les sciences appliquées et la mécanique - dans son Timée (20a). L'éloge que le Maître de l'Académie fait de Timée de Locres, lui aussi philosophe-homme d'Etat (rappelons que « philosophe » est le terme habituel pour désigner un « savant »), pourrait s'appliquer à Archytas :
Citoyen d'une ville si policée d'Italie, qui a participé aux plus grandes charges et aux plus grands honneurs de sa patrie et s'est élevé au sommet de toute philosophie.
Alors que nous ne savons rien ou presque de Timée, excepté ce que dit Platon dans son dialogue, nous avons essayé de montrer que pour Archytas la documentation était relativement abondante et qu'elle permettait de mettre en lumière un certain nombre de recherches et de découvertes du savant tarentin, faisant de lui un prôtos euretês, un primus inuentor, un précurseur d'Euclide, d'Archimède, voire de Léonard de Vinci.
[1] Cf. P. Wuilleumier, Tarente, Paris, 1939. [Retour au texte]
[2] Ibid. p. 42 et sur le personnage politique, p. 67-75. Voir aussi Pauly-Wissowa, RE, II, p. 600 et suiv. [Retour au texte]
[3] Cf. Cicéron, De orat., III, 39, 139 et Valère Maxime, IV, 1, ext. 1. [Retour au texte]
[4] Cf. B. Mathieu, « Archytas de Tarente », BAGB, 1987, p. 246-254. [Retour au texte]
[5] XII, 39-41. La date est contestée, mais le fait n'est pas invraisemblable. Cf. P. Wuilleumier, op. cit. p. 68-69. [Retour au texte]
[6] Elle a été rassemblée par H. Diels-W. Kranz, Fragmente der Vorsokratiker, Zurich 1985, I, p. 421-439, traduits en français par J.P. Dumont, Les Présocratiques, Paris, 1988, p. 518-539. [Retour au texte]
[7] Ta ek tou Timaiou kai tôn Archuteiôn. Cf. B. Mathieu, art. cit. p. 252. [Retour au texte]
[8] Les Présocratiques, p. 533-535 et H. Diels-W. Kranz, p. 431-435. [Retour au texte]
[9] Cf. R. Baccou, Histoire de la science grecque, Paris 1951, p. 248-256 ; P.H. Michel, De Pythagore à Euclide, Paris, 1950, p. 216-219 ; P. Tannery, Pour l'histoire de la science hellène, Paris, 1887, p. 381-405 ; M. Clagett, Dictionary of Scientific Biography, Londres, 1981, I, p. 231-233 ; T. Heath, A History of Greek Mathematics, Oxford, 1921, I, p. 2213-215 ; G.Lloyd, Les débuts de la science grecque, Paris, 1974, p. 45-46, par exemple. Voir aussi P. Wuilleumier, op. cit. p. 574-584. [Retour au texte]
[10] Cf. A.B.L. Van den Waerden, « Die Harmonielehre der Pythagoreer », Hermes, 78, 1943, p. 184. [Retour au texte]
[11] Voir à ce sujet le commentaire de J. Soubiran à Vitruve dans la C.U.F., IX, p. 57-59 et la traduction d'Eutocius par J.P. Dumont, p. 525-526. [Retour au texte]
[12] Commentaire au traité « sur la sphère et le cylindre » d'Archimède, éd. Heiberg, III, 66-114. [Retour au texte]
[13] De genio Socratis, 579B-D et De E apud Delphos, 386E. [Retour au texte]
[14] Voir les notes de J. Soubiran à son édition de Vitruve dans la C.U.F., p. 59-62 et la traduction d'Eutocius par J.P. Dumont, p. 525-526. [Retour au texte]
[15] Voir les notes de J. Soubiran à Vitruve, p. 62-63. [Retour au texte]
[16] Commentaire sur la Physique d'Aristote, 467, 26. [Retour au texte]
[17] Op. cit. p. 425. [Retour au texte]
[18] Der Traum vom Fliegen in der Antike, Stuttgart, 1997, p. 132-133. [Retour au texte]
[19] Les mécaniciens grecs, Paris 1980, p. 105. [Retour au texte]
[20] Cf. Y. Garlan, Recherche sur la poliorcétique grecque, BEFAR 223, Paris-Rome, 1974, p. 166 et 273-274. [Retour au texte]
[21] Cf. Ph. Fleury, La mécanique de Vitruve, Caen, 1993, p. 16 et 163. [Retour au texte]
[22] Cf. P.H. Michel, op. cit. p. 216-219. [Retour au texte]
[23] Op. cit. p. 381-405. [Retour au texte]
[24] A.B.L. Van den Waerden, art. cit., p. 184. [Retour au texte]
[25] Commentaire sur les Harmoniques de Ptolémée, cfr. B. Mahieu, art. cit., supra. [Retour au texte]
[26] Cf. H. Thesleff, « Okkelos, Archytas and Plato », Eranos, 60, 1962, p. 8-36. Voir Platon, Lettre 12, 359e. [Retour au texte]
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003