FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002


Le Conte de Psyché chez Apulée et La Fontaine. II. Les personnages[1]

par

Maud André
Licenciée en langues et littératures classiques
Professeur au Collège du Christ-Roi (Ottignies)

<andremaud@hotmail.com>


Un mot de l'éditeur

En 2001, Maud André, étudiante en langues et littératures classiques à l'Université de Louvain a présenté, sous la direction du Prof. Paul-Augustin Deproost, un mémoire de licence intitulé Le Conte de Psyché. Étude comparée d'Apulée et de Jean de La Fontaine, 134 p. de texte + un dossier de 80 p. contenant diverses illustrations.

Après une introduction comprenant une biographie comparée, le résumé du conte et un exposé de la transmission du conte dans l'histoire littéraire jusqu'à La Fontaine, le mémoire se développe en trois parties. La première présente Les Amours de Psyché et de Cupidon de Jean de La Fontaine, mettant particulièrement en lumière la source, la structure et la nature du conte. La deuxième partie, la plus importante, compare la version d'Apulée et celle de La Fontaine sur cinq points retenus comme significatifs : la géographie et les lieux de l'action, les personnages, les sentiments, les épreuves et enfin la rhétorique. La troisième partie met en parallèle le conte de La Fontaine et les idées du XVIIe siècle : elle analyse la morale et la philosophie, la mythologie et la société aristocratique de Versailles.

Nous avons pensé que quelques extraits de ce mémoire pourraient intéresser les lecteurs des Folia Electronica Classica. On trouvera ainsi successivement :

Apulée est cité d'après l'édition de la Collection des Universités de France (Les Métamorphoses. Livres IV-VI. Texte établi par D.S. Robertson et traduit par P. Vallette, Paris, Les Belles Lettres, 1972), et La Fontaine, Les amours de Psyché et de Cupidon, d'après le texte de l'édition de la Bibliotheca Magna, 176, dir. C. Castera, Paris, 1939.

 

Jacques Poucet


Plan

Personnages présents dans les deux récits

Ajouts et différences de La Fontaine face à Apulée

 Ajouts

 Différences


Personnages présents dans les deux récits

 

Les parents de Psyché 

-Chez Apulée

Les parents de Psyché sont complètement abattus face à la sentence de l'oracle, pleurent et ne savent que faire sinon se résigner au précepte fatal :

« rex olim beatus affatu sanctae uaticinationis accepto pigens tristisque retro domum pergit suaeque coniugi praecepta sortis enodat infaustae. Maeretur, fletur, lamentatur diebus plusculis. Sed dirae sortis iam urget taeter effectus. » (Mét., IV, 23, 3) [2]

Après ces événements, les parents, impuissants, ne peuvent que s'enfermer dans un long deuil :

« Et miseri quidem parentes eius tanta clade defessi, clusae domus abstrusi tenebris, perpetuae nocti esse dedidere. » (Mét., IV, 25, 3) [3]

et ils n'en seront jamais consolés car les deux soeurs de Psyché, qui lui rendront visite à trois reprises, ne voudront jamais par jalousie et par orgueil avouer et faire partager le bonheur de Psyché avec leurs parents.

-Chez La Fontaine

Psyché nous est présentée entre deux groupes de personnages humains avant de l'être dans deux milieux divins opposés. Le prologue nous transporte à travers Versailles dans une atmosphère grecque. On se croirait aisément dans les jardins d'Athènes : les quatre poètes sont des amateurs de bien-dire et de contes agréables ; leurs noms sont bien attiques et fort significatifs.

C'est dans ce milieu que paraît Psyché avec sa famille royale. Ses parents n'ont qu'un rôle effacé : le père, crédule, ne sait que soupirer et pleurer ; la mère serait peut-être d'une autre trempe ; pourtant elle s'incline devant l'oracle et conduit sa fille au rocher fatal.

« ...le vieillard la regardoit en pleurant, et ne lui répondoit que par des soupirs ; mais ce n'étoit rien en comparaison du désespoir où étoit la mère. Quelquefois elle couroit par les temples tout échevelée ; d'autres fois elle s'emportoit en blasphèmes contre Vénus ; puis, tenant sa fille embrassée, protestoit de mourir plutôt que de souffrir qu'on la lui ôtât pour l'abandonner à un monstre. Il fallut pourtant obéir. » [p. 37]

L'un et l'autre manquent de clairvoyance [4] : ils n'ont d'antique et d'oriental que cette soumission au destin.

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Les deux soeurs de Psyché

-Chez Apulée 

Les deux soeurs de Psyché sont jalouses du bonheur de Psyché, de la vie qu'elle mène et envieuses car elles n'ont pas un tel mari et ne sont pas du tout satisfaites en amour. Au départ, elles sont affligées du sort de Psyché, mais quand elles pourront la voir et remarquer son opulence de bonheur, dès les premiers instants, l'envie s'est emparée de leur coeur pour ne plus disparaître et causer la perte de Psyché d'une part, mais surtout la leur.

« ...ut illarum prorsus caelestium diuitiarum copiis affluentibus satiatae iam praecordis penitus nutrirent inuidiam. » [5] (Mét., V, 8, 2)

Les deux soeurs effectueront trois visites chez Psyché. De la première, elles en ressortiront envieuses et hypocrites et ne laisseront aucun espoir à leurs parents. De la deuxième, elles retiennent une jalousie croissante : elles se lamenteront sur leur sort et mettront au point un plan visant la perte de Psyché. Lors de la troisième visite, elles expliqueront leur dessein à Psyché et persuaderont Psyché de tuer son mari qu'elle ne connaît pas. Elles sont qualifiées de vipères, « lamies » [6], par Cupidon : « pessimae illae lamiae... » (Mét., V, 11, 5)

On peut donc remarquer que l'envie et la vanité sont leurs principales caractéristiques : tels d'infects parasites, elles s'insinuent dans l'esprit de leur soeur afin de profiter de ses richesses et lui ôter tout bonheur.

-Chez La Fontaine 

Les deux soeurs tiennent plus de place, mais toutes deux représentent, avec seulement des nuances, l'envie. Elles étaient sensibles, bienveillantes [7]. Dès qu'elles voient le bonheur de Psyché, l'envie s'empare de leur coeur et avec l'envie voici tout un cortège de défauts : la dissimulation, la haine, la « furie ».

« Ce méchant couple amenoit avec lui
La curieuse et misérable Envie,
Pâle démon, que le bonheur d'autrui
Nourrit de fiel et de mélancolie. » (p. 85)

« Nos deux furies, qui ne s'étoient pas tant éloignées qu'elles ne pussent voir l'effet du poison, entendirent plus qu'à demi ces paroles, et se rapprochèrent. Psyché leur déclara naïvement la résolution qu'elle avoit prise. Pour fortifier ce sentiment, les deux soeurs le combatirent ; et, non contentes de le combattre, elles firent encore mille façons propres à augmenter la curiosité et l'inquiétude : ells se parloient à l'oreille, haussoient les épaules, jetoient des regards de pitié sur leur soeur. » (p. 86)

Chez l'aînée, ce vice est supérieur, plus calculé, plus odieux aussi : quelle dureté insolente envers sa soeur suppliante !

« Ne vous avois-je pas dit aussi, lui repartit-elle, qu'une honnête femme se devoit contenter du mari que les dieux lui avoient donné, de quelque façon qu'il fût fait, et ne pas pénétrer plus avant qu'il ne plaisoit à ce mari qu'elle pénétrât ? Si vous m'eussiez crue, vous ne seriez pas vagabonde comme vous êtes. Voilà ce que c'est qu'une jeunesse inconsidérée, qui veut agir à sa tête, et qui ne croit pas conseil. Encore êtes-vous heureuse d'en être quitte à si bon marché : vous méritiez que votre mari vous fît enfermer dans une tour. Or bien ne raisonnons plus sur une faute arrivée. Ce que vous avez à faire est de vous montrer le moins qu'il sera possible : et, puisque l'Amour veut que vous ne bougiez d'avec les oisons, ne les point quitter. Il y a même trop de somptuosité à votre habit : cela ne sent pas sa criminelle assez repentante. Coupez ces cheveux, et prenez un sac ; et je vous en ferai donner un : vous laisserez ici cet accoutrement... Puisque vous voulez, ajouta la faiseuse de remontrances, suivre toujours votre fantaisie, je vous abandonne, et vous laisse aller où il vous plaira. Quant aux propositions de l'Amour, nous ferons ce qu'il sera à propos de faire. » (p. 172)

L'autre, plus jeune, est moins grande dame, et révèle des sentiments vulgaires, une vanité de parvenue.

« ... tu ne t'ennuieras point avec moi. Ma soeur Psyché n'étoit qu'une enfant qui ne savoit rien ; moi je suis un esprit fait. O dieux ! je sens déjà une douce haleine. C'est celle de ton serviteur Zéphyre. Que ne l'as-tu envoyé lui-même ? il m'auroit plus tôt enlevée ; j'en serois plus tôt dans tes bras, et tu en serois plus tôt entre les miens... Adieu, misérables mortelles que les hommes aiment : vous voudriez bien être aimées comme moi d'un dieu qui n'eût point de poil au menton : ce n'est pas pour vous ; qu'il vous suffise de m'invoquer, et je pourvoirai à vos nécessités amoureuses. » (p. 174)

Apulée leur avait donné des sentiments plus naturels et réalistes. La Fontaine profite de ses modèles, et ses envieuses sont plus ardentes, plus complexes sinon plus vivantes. Elles n'ont rien de grec ou de romain.

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Les maris des deux soeurs de Psyché 

-Chez Apulée 

Les époux des deux soeurs de Psyché apparaissent malades, ne satisfaisant pas leur femme, incapables, vieux et laids, les tenant enfermées... ce sont de riches seigneurs mais ils sont acariâtres et ont tous les défauts.

« At ego misera primum patre meo seniorem maritum sortita sum, dein cucurbita caluiorem et quouis puero pusilliorem, cunctam domum seris et catenis obditam custodientem. » [8] (Mét., V, 9, 8)

« Suscipit alia : Ego uero maritum articulari etiam morbo complicatum curuatumque ac per hoc rarissimo uenerem meam recolentem sustineo, plerumque detortos et duratos in lapidem digitos eius perfricans, fomentis olidis et pannis sordidis et faetidis cataplasmatibus manus tam delicatas istas adurens, nec uxoris officiosam faciem sed medicae laboriosam personam sustinens. » [9] (Mét., V, 10)

-Chez La Fontaine 

Les époux des deux soeurs de Psyché rejoignent par leurs caractéristiques ceux apparaissant chez Apulée à la différence que l'époux de la deuxième va également conter fleurette ailleurs. Ils nous paraissent donc aussi désagréables que chez Apulée.

« Je voudrois que vous sussiez, disoit l'autre, quelle sorte de mari j'ai épousé : il a toujours une douzaine de médecins à l'entour de sa personne. Je ne sais comment il ne les fait point coucher avec lui : car, pour me faire cet honneur, cela ne lui arrive que rarement, et par des considérations d'Etat. » (p. 84)

« Ma condition, continuoit la première, est pire que tout cela ; car non seulement mon mari me prive des carresses qui me sont dues, mais il en fait part à d'autres personnes. Si votre époux a une douzaine de médecins à l'entour de lui, je puis dire que le mien a deux fois autant de maîtresses, qui toutes, grâces à Lucine, ont le don de fécondité. La famille royale est tantôt si ample qu'il y auroit de quoi faire une colonie très considérable. » (p. 84)

Psyché 

-Chez Apulée 

Au début du conte, Psyché est présentée comme la troisième fille d'un roi et d'une reine. Son trait le plus apparent est une beauté exceptionnelle, une beauté telle qu'elle passe pour l'incarnation de Vénus, ou une autre Vénus qui serait parée de la fleur virginale, il n'est d'ailleurs aucun terme humain apte à la décrire :

« at uero puellae iunioris tam praecipua tam praeclara pulchritudo nec exprimi ac sufficienter quidem laudari sermonis humani penuria poterat. » [10] (Mét., IV, 28)

C'est au point que sa renommée s'étend dans la plupart des provinces et que le culte précédemment adressé à la déesse est entièrement reporté sur elle :

« Sic immensum procedit in dies opinio, sic insulas iam proxumas et terrae plusculum prouinciasque plurimae fama porrecta peruagatur. Iam multi mortalium longis itineribus atque altissimis maris meatibus ad saeculi specimen gloriosum confluebant. Paphon nemo Cnidon nemo ac ne ipsa quidem Cythera ad conspectum deae Veneris nauigabant... » [11] (Mét., IV, 29, 1-4)

Cependant Psyché elle-même « ne recueille aucun avantage de son charme » (Mét., IV, 32, 1). Aucun homme n'ose la désirer et prétendre à sa main. Elle en vient même à détester cette beauté.

Vénus en devient jalouse et puis vient l'annonce du fatal oracle. Psyché, face à celui-ci, ne manque pas de courage et de lucidité, c'est elle-même qui va consoler ses parents.

Dans cette première étape de la vie de Psyché, Apulée nous a donné les moyens de comprendre combien le malheur de celle-ci en fait une jeune fille isolée, qui suscite la jalousie, et immature, innocente qui n'a pas compris ni su éviter à temps les conséquences de sa supériorité.

Après avoir été malheureuse, Psyché va connaître le bonheur au palais de l'Amour. Mais elle restera toujours désespérément seule : ce sont des voix qui la servent, des personnages donc invisibles et elle ne connaît pas son mari, elle perçoit juste sa voix, son mari va l'empêcher de voir ses soeurs. Cependant, elle se montrera généreuse avec Cupidon comme elle l'a été avec ses parents, elle promet qu'elle ne cherchera pas à voir ses soeurs... Ce sont ces contraintes qui lui sont imposées qui vont progressivement la faire sortir de sa passivité et de sa dépendance.

Mais elle se sent désespérément seule et veut voir ses soeurs, elle persuade son mari de les laisser venir mais elle utilise pour cela menaces et mensonges. Les flatteries l'emporteront et Cupidon cédera.

« tunc illa precibus et dum se morituram commiatur extorquet a marito cupitis adnuat, ut sorores uideat, luctus mulceat, ora conferat. » [12] (Mét., V, 6)

« et imprimens oscula suasoria et ingerens uerba mulcentia et inserens membra cohibentia haec etiam blanditiis astruit : 'mi mellite, mi marite, tuae Psychae dulcis anima.' » [13] (Mét., V, 6)

Lors des rencontres avec ses soeurs, Psyché est exposée à des réactions incontrôlables par son émotion de revoir des gens qu'elle aime et aussi par la situation de femme prise entre le désir d'obéir à son époux et celui de faire plaisir à ses soeurs. Elle choisit de mentir à ses soeurs à propos de son mari

Cette situation la rend très vulnérable. Elle trouve dans la visite de ses soeurs la seule compensation à sa solitude affective. Elle n'a jamais eu à se plaindre d'elles. De toute façon, son ignorance du mal et de la méchanceté, sa candeur l'empêcheraient de deviner leurs mensonges et leurs mauvais desseins. Elle va se laisser d'ailleurs persuader par ses soeurs que conformément à l'oracle, son mari est un monstre.

Pour se sauver et sauver son bébé, elle décide de tuer son mari. Mais au moment de l'acte, elle hésite. Apulée souligne très bien ses sentiments contradictoires en elle : d'un côté, elle n'éprouve pas un amour véritable pour le mari qu'elle n'a jamais vu et d'un autre, elle éprouve de l'affection pour lui.

« festinat differt, audet trepidat, diffidit irascitur et, quod est ultimum, in eodem corpore odit bestiam, diligit maritum. » [14] (Mét., V, 11)

Puis elle découvre que son mari est Cupidon en personne, elle en tombe à la renverse et est piquée encore plus d'amour pour lui en touchant son arc et ses flèches, attributs du dieu. Mais Cupidon, brûlé par une goutte d'huile de la lampe, indigné, s'en va : il l'avait prévenue que sa curiosité lui serait fatale. Psyché, voyant quel amour elle vient de perdre veut se suicider mais elle en est empêchée par Pan qui lui fait voir un avenir meilleur. Elle va se venger de ses soeurs. Par là, Psyché ne fait pas le mal mais le punit. Elle a acquis la force de frapper qui le mérite.

Elle est résolue à prendre son sort en mains. Elle n'aime plus comme une enfant mais comme une adulte. De jeune fille, elle est devenue femme.

Mais il faut qu'elle soit encore reconnue par son mari et la famille de celui-ci.

Cupidon va la faire souffrir, celui-ci ne faisait pas exprès, il voulait même être un bon mari ; maintenant qu'elle l'aime, il ne veut plus la voir, en plus Vénus ne veut pas être sa belle-mère.

Découragée d'abord, elle se reprend et tente tout pour retrouver son époux. Psyché se soumettra au bon vouloir de Vénus et subira les épreuves qu'elle lui infligera, elle souffrira jusqu'à ce que Cupidon vienne la délivrer après que sa curiosité ait été une nouvelle fois cause de sa perte.

Même si Cupidon a prétendu punir Psyché après qu'elle l'ait découvert (Mét., V, 24, 5), celle-ci a toujours été une victime innocente, elle qui a eu surtout à souffrir de la médiocrité des hommes qui ne pouvaient la désirer, de la jalousie de Vénus et de ses soeurs incapables de supporter sa supériorité, de l'aveuglement de Cupidon qui n'avait pas encore réussi à se trouver lui-même [15].

-Chez La Fontaine 

« Psyché, dis-je, possédoit tous les appas que l'imagination peut se figurer, et ceux où l'imagination même ne peut atteindre. Je ne m'amuserai point à chercher des comparaisons jusque dans les astres pour vous la représenter assez dignement : c'étoit quelque chose au-dessus de tout cela, et qui ne se sauroit exprimer par les lis, les roses, l'ivoire ni le corail. Elle étoit telle enfin que le meilleur poète auroit de la peine à en faire une pareille. En cet état, il ne se faut pas étonner si la reine de Cythère en devint jalouse. Cette déesse appréhendoit, et non sans raison, qu'il ne lui fallût renoncer à l'empire de la beauté, et que Psyché ne la détronât : car, comme on est toujours amoureux de choses nouvelles, chacun couroit à cette nouvelle Vénus. » (p. 29)

Taine incidemment a porté sur notre héroïne un jugement sévère et brutal :

« Psyché était trop déesse pour être à sa place entre les mains de La Fontaine ; il n'ose être familier avec elle, quant à paraître grave et respectueux, c'est ce qu'on ne lui demandera jamais. » (La Fontaine et ses fables, Paris, 1926, p. 40)

La Fontaine ne la prend pas pour une déesse. Au portrait tracé par Apulée, il imprime son propre idéal et aussi celui de son entourage.

Psyché est une petite princesse de Grèce, « une jeune étourdie ».

Selon la méthode classique, La Fontaine la peint par traits successifs : « d'une taille parfaitement belle », « de l'embompoint » comme il sied au XVIIe siècle, elle paraît toute jeune ; c'est une « blonde » dont « les blonds cheveux » s'ornent bien « de guirlandes de fleurs » ; ses « traits sont d'une régularité admirable », « sa voix si douce, si agréable » ; bref sa beauté surpasse toute imagination, même celle d'un poète ; tout le monde en convient : son miroir le lui dit, ses statues, ses portraits innombrables en sont la preuve.

D'ailleurs elle possède « la grâce encore plus belle que la beauté » au point de se croire « la plus aimable ». Comme plus tard le parnassien Théophile Gautier, La Fontaine parle avec admiration de « ce corps de lis et d'albâtre... temple de la blancheur ». Le noir de la boîte fatale assombrit si peu cette « neige » éclatante.

Ce qui charme l'Amour, ce « n'est pas seulement le corps de Psyché mais son esprit et son âme par-dessus tout », les qualités intellectuelles et morales sont à la hauteur du physique. Psyché n'est ni une Antigone ni une Alceste. Cette « bonne fille » aime pourtant les siens jusqu'au dévouement : « défaites-vous, leur dit-elle, de cette Psyché, sans qui votre vieillesse serait heureuse ». Pour eux, elle voit clair, prend une décision et soutient leur douleur. Au milieu des délices, elle les oublie un peu trop, mais qu'on annonce une visite terrestre : « ne serait-ce point mes parents ? se dit-elle... Quelle consolation pour eux d'apprendre que je suis bien pourvue ! » ; ce bon sens familier sent plutôt la provinciale devenue citadine que la princesse grecque, sauf peut-être celle d'Homère. De ses soeurs Psyché ne se vengerait point sans ordre de l'Amour. Son but d'ailleurs était de « les faire courir l'une et l'autre et les faire consumer un peu plus de temps autour d'un miroir ». Quand elle les voit aux Enfers, elle veut au moins diminuer leur tourment.

Ces affections familiales de Psyché sont ce qu'on pouvait attendre de La Fontaine : très tempérées par un brin d'égoïsme et d'insouciance. Il a mieux réussi à nous dépeindre la femme, l'épouse. Elle a ces qualités si attachantes : la pudeur, la modestie, la gaieté foncière, la franchise : « qui ne sait pas mentir avec assurance », du bon sens, l'humilité facile... Nature complexe et bien douée, elle s'initie très vite aux plaisirs intellectuels : elle apprend à connaître les comédies. Causeuse avisée, elle saura donner la répartie avec à propos et finesse. En face de son mystérieux époux, elle est vite pleine d'une confiance qui lui vient d'un véritable amour. Elle ne vit que pour lui, elle craint de l'attrister et finit par se résigner à ne pas le voir. Sa passion lui emplit le coeur ; elle en parle à toute la nature avant comme après la faute. Ce n'est pas son mari qu'elle veut tuer mais le Dragon imaginé par ses soeurs. Coupable, elle est heureuse de souffrir pour expier et sensible aux souffrances des damnés.

Tant de précieuses qualités ne résistent pas aux trois défauts qui ont le plus souvent coutume de nuire aux personnes de son sexe (selon ce que La Fontaine nous dit dans son conte) : la curiosité, la vanité et le trop d'esprit. Sa harangue pour obtenir de recevoir ses soeurs est un vrai morceau de rhétorique digne des Femmes Savantes. C'est cet esprit qui, de femme avisée, prudente, en fait une raisonneuse, ingénieuse à se tourmenter. Le moyen de n'être pas coquette et vaniteuse, lorsqu'on est Psyché, qu'on se sait belle et pourvue de toutes les parures.

De ces avantages : « elle s'applaudit en secret » ; même au milieu des dangers, « elle ne peut s'empêcher d'y prendre plaisir ». Aussi quelle joie de « se voir si brave » et de se regarder dans les miroirs, d'être reproduite par les beaux-arts, de contenter sa vanité devant les nymphes, de faire voir à ses soeurs son palais, cette garde-robe fabuleuse capable « d'armer un million de belles », en un mot d'étaler son bonheur. Elle le fait ingénument, comme une enfant. Sa coquetterie n'est odieuse qu'à ses soeurs ; elle reste féminine et, pour se nourrir ou se développer, met en oeuvre la curiosité. Si on caractérisait l'héroïne d'un mot, on devrait dire la « curieuse Psyché » comme la sage Pénélope ; de fait, ce mot revient telle une épithète homérique.

Avec ses défauts et ses qualités, Psyché n'est guère une Grecque, malgré son respect des dieux, son amour de la lumière, la finesse versatile de son esprit. Elle est la fille idéale de La Fontaine : un peu Polyphile comme lui, aimant les plaisirs délicats et les douces rêveries, goûtant toutes les émotions, avec cela un sens pratique qui ne s'en tient pas aux apparences, mais au besoin, par ruse, s'assure de la sincérité de son mari. C'est une jeune fille de 1665, raisonnable et sentimentale, à peine guérie de la préciosité et pas trop pédante. Elle est le porte-parole de l'auteur, la vraie mère de Volupté.

[Plan]

Les dieux

-Chez Apulée 

Les êtres divins tiennent évidemment une place très considérable. Mais Apulée ne nous les présente pas simplement pour respecter les lois du genre et introduire dans son histoire les charmes du merveilleux. Les portraits des dieux sont complexes et riches d'attention même si parfois ils nous divertissent. On peut en effet parfois penser qu'Apulée a parodié l'Olympe.

-Chez La Fontaine 

Pour les divinités, La Fontaine n'est pas un helléniste comme Racine, c'est dans Apulée qu'il a puisé son sujet et pour l'esprit du sujet, il n'est pas remonté plus haut dans le temps. Or Apulée a parodié l'Olympe dans sa Psyché. La Fontaine fait de même, plus ou moins consciemment. Les dieux n'ont rien de la majesté divine mais sortent de la comédie, ces dieux qui ont peur des hommes et besoin d'eux ; les nymphes sont des soubrettes, des suivantes effacées...

 1. Cérès

-Chez Apulée 

Psyché implore Cérès, lorsque désespérée d'avoir perdu Cupidon, elle cherche par tous les moyens à le retrouver. Elle l'implore notamment comme la déesse bienfaisante des moissons, celle qui avait souffert de la perte de sa fille Proserpine, enlevée par Pluton (Mét., VI, 2, 5). Mais voici que, « contre toute attente » (Mét., VI, 3, 3), cette divinité, si bien placée pour la comprendre et réputée généreuse, a beau reconnaître la générosité de sa suppliante et se dire émue par ses larmes et ses prières, elle la repousse par souci de ménager sa parente et amie Vénus qu'elle représente comme une femme excellente ; elle ne lui accorde même pas un moment de répit ; elle va jusqu'à lui dire :

« et quod a me retenta custoditaque non fueris optimi consule » (Mét., VI, 2, 2 ; 3, 1-2)

Par cette tentative pour se donner un beau rôle, elle ne fait que rendre un peu plus odieuse sa dureté.

On peut voir que les rapports de famille sont excellents chez les dieux. Et l'antipathie et la crainte qu'ils nourrissent les uns à l'égard des autres ne les empêchent pas de rester solidaires contre tous ceux qui ne sont pas des leurs.

Apulée attaque ici le culte rendu à Cérès qui était une divinité très respectée.

-Chez La Fontaine 

Psyché s'adresse à Cérès comme étant « la divinité la plus nécessaire qui soit au monde, nourrice des hommes ».

« Divinité la plus nécessaire qui soit au monde, nourrice des hommes, protège-moi contre celle que je n'ai jamais offensée : souffre seulement que je me cache pour quelques jours entre les javelles qui sont à la porte de ton temple, et que je vive du blé qui en tombera. Cythérée se plaint de ce que son fils m'a voulu du bien ; mais, puisqu'il ne m'en veut plus, n'est-ce pas assez de satisfaction pour elle, et assez de peine pour moi ? Faut-il que la colère des dieux soit si grande ? S'il est vrai que la Justice se soit retirée parmi eux, ils doivent considérer l'innocence d'une personne qui leur a obéi en se mariant. Ai-je corrompu l'oracle ? ai-je usé d'aucun artifice pour me faire aimer ? puis-je mais si un dieu me voit ? quand je m'enfermerois dans une tour, ne verroit-il pas ? Tant s'en faut qu'en l'épousant je crusse faire du déplaisir à sa mère, que je croyois épouser un monstre. Il s'est trouvé que c'étoit l'Amour, et que j'avois plu à ce dieu. C'est donc un crime d'être agréable ! Hélas ! je ne le suis plus, et ne l'ai jamais été par ma faute. Il ne se trouvera point que j'aie employé ni afféterie ni paroles ensorcelantes. Vénus a encore sur le coeur l'indiscrétion des mortels qui ont quitté son culte pour m'honorer. Qu'elle se plaigne donc des mortels ; mais de moi, c'est une injustice. Je leur ai dit qu'ils me faisoient tort. Si les hommes sont imprudents, ce n'est pas à dire que je sois coupable. » (p. 176-179)

Cérès se laisse d'abord guider par le dépit ou le calcul, rejette Psyché qui est recherchée par une de ses amies : Vénus.

« Cérès lui cria de la voûte de sa chapelle qu'elle se retirât au plus vite et laissât le tas de javelles comme il étoit ; sinon Vénus en auroit l'avis. Pourquoi rompre en faveur d'une mortelle avec une déesse de ses amies ? Vénus ne lui en avoit donné aucun sujet. Qu'on dît tout ce qu'on voudroit de sa conduite, c'étoit une bonne femme qui lui avoit obligation, à la vérité, ainsi qu'à Bacchus ; mais elle le savoit bien reconnoître, et le publioit partout. » (p. 179)

Mais « bienfaisante de son naturel », face à Vénus elle plaide pour Psyché, et lui rend justice.

« Ne méprisez pas tant Psyché, dit Cérès : vous pourriez pis faire que de la prendre pour votre bru. La beauté est rare parmi les dieux ; les richesses et la puissance ne le sont pas. J'ai bien voyagé, comme vous savez ; mais je n'ai point vu de personne si accomplie. » (p. 208)

Junon, contrainte, dira que Cérès a raison.

2.Junon 

-Chez Apulée 

Psyché implore aussi Junon,

« magni Iouis germana et coniuga : épouse et soeur du grand Jupiter », « reginam deorum : reine des dieux », « secourable », déesse des naissances « soles praegnatibus periclitantibus ultro subuenire : qui vient d'elle-même en aide à celles qui traversent l'enfantement » (Mét., VI)

Mais Psyché a beau être enceinte, elle ne réussit pas à attendrir Junon. Junon, « cum totius sui numinis augusta dignitate : dans la majesté auguste de toute sa divinité », prétend qu'elle voudrait accorder ce qui lui est demandé, mais qu'elle ne peut rien : l'honneur, dit-elle, ne lui permet pas d'aller contre la volonté de Vénus, « quam filiae semper dilexi loco : sa bru qu'elle a toujours aimée », et la loi lui interdit de recevoir un esclave fugitif (Mét., VI, 1-4). Elle utilise donc des principes moraux et légaux pour voiler sa dureté, et son impudence est d'autant plus grande qu'en réalité elle n'a jamais aimé Vénus et sait très bien que Psyché n'est pas une esclave

L'hypocrisie a beau se joindre aux titres éminents, elle ne parvient pas à cacher un comportement trop humain.

-Chez La Fontaine 

Psyché chante un hymne à Junon, mentionnant la puissance de cette déesse afin de l'attendrir un tant soit peu. Mais Junon refuse tout à Psyché et dit qu'il faudrait punir ces mortelles à qui les dieux font l'amour (allusion flagrante à Jupiter !). Junon, la jalouse femme de Jupiter apparaît mesquine et intéressée. Elle ne peut s'empêcher de médire :

« Voudriez-vous donner à votre fils une de vos suivantes pour femme !... une précieuse » (p. 208)

Elle n'admet l'évidente beauté de Psyché que contrainte et aussitôt reprend sa mauvaise humeur.

3. Vénus 

-Chez Apulée

Le portrait qu'Apulée trace de Vénus doit beaucoup à Lucrèce et à Virgile. Les premières paroles de la déesse l'identifient au principe créateur de l'univers, comme dans les premiers vers du De rerum natura.

« En rerum naturae prisca parens, en elementorum origo initialis, en orbis totius alma Venus, quae cum mortali puella partiario maiestatis honore tractor et nomen meum caelo conditium terrenis sordibus profanatur ! » [16] (Mét., IV, 30, 1)

Son indignation vindicative rappelle la Junon de Virgile. De plus, Vénus est la première à parler, comme Junon dans l'Énéide (I, 37-49), et son désir de se venger Psyché conditionne la suite du récit, comme celui de Junon la suite de l'Énéide (cfr Aen., VII, 292-322).

Même si elle apparaît tout d'abord noble, séduisante et bienfaisante et paraît mériter sa grande vénération, la grandeur de Vénus n'est qu'apparente ; la déesse se fait des illusions sur la justice et elle est assez faible pour ne pas pouvoir se passer de l'admiration de ceux qu'elle méprise, pour être capable aussi de recourir aux procédés les plus médiocres afin de s'assurer cette admiration.

Au lieu de reprocher aux hommes leur légèreté religieuse à son égard, elle porte la faute sur Psyché seule. Elle est jalouse et veut que Psyché se repente de sa beauté. Déesse de la grâce, de la beauté et de l'amour, elle entend que « cette vierge soit possédée de l'amour le plus ardent pour le dernier des hommes, un homme maudit par la Fortune, par le rang, et dans son patrimoine, et dans sa personne même, si vil en un mot que, par le monde entier, il ne se trouve pas son pareil en misère » (Mét., IV, 31, 3). Pour se venger de Psyché, elle utilisera son fils qui n'est autre que Cupidon mais sa machination se retournera contre elle puisque celui-ci tombera éperdument amoureux de Psyché.

Elle ne manque pas de naïveté, elle est toute surprise d'apprendre que son fils lui a désobéi et a une liaison avec son ennemie : Psyché. L'atteinte à son amour lui est insurmontable, elle a le visage congestionné (Mét., V, 31, 1), et elle se montre grossière même avec ses parentes Cérès et Junon (Mét., V, 31, 7).

Elle se met alors en quête de Psyché. Dès qu'elle l'aperçoit livrée et offerte, elle la maltraite de terribles façons : elle fait torturer cette femme enceinte (Mét., VI, 9, 3-4) , la frappe elle-même (Mét., VI, 10, 2), et, perfide, lui impose une série d'épreuves qui sont autant de moyens à peine déguisés de la perdre. Elle est méchante, elle tend des pièges à Psyché en éprouvant sa bonté et sa curiosité et elle lui ment en lui racontant que Cupidon est au plus mal.

Apulée pousse plus loin la satire qu'il ne le fait contre les autres grandes divinités. La Vénus qu'il nous représente n'est pas seulement odieuse, elle se montre en outre dérisoire par sa naïveté, ses illusions et sa fragilité de femme si facilement atteinte dans l'image qu'elle a d'elle-même. Elle apparaît comme une femme redoutable mais immature, esclave de son imaginaire, de ses désirs et de ses passions qu'elle est incapable de maîtriser ; elle ne sait ni aimer, ni donner, ni respecter. Elle ressemble aux êtres humains les plus détestables.

Vénus nous apparaît donc avec des caractéristiques plus humaines que divines : c'est une opulente bourgeoise qui se comporte en belle-mère à la méchanceté inventive contre une bru à la fois jalousée pour sa beauté et méprisée pour sa naissance. C'est aussi une bona femina, une parente, une amie qu'il ne faut pas heurter.

-Chez La Fontaine 

Vénus joue ici un rôle important : c'est la concurrente, la rivale de Psyché et bientôt sa belle-mère. Elle en a le caractère traditionnel. Ses gens n'ont pour elle aucune estime :

« Il semble à la voir que ce soit la même douceur ; mais je vous la donne pour une femme vindicative et aussi cruelle qu'il en ait. Lui disputer la prééminence des charmes c'est la rendre furieuse... en faire une lionne à qui on a enlevé ses petits. » (p. 134)

Elle accourt, le visage en feu, comme une Mégère. Si elle se contient devant la foule, c'est pour mieux se venger chez elle, sans céder à la pitié. Au seul mot de grand-mère, « le rouge lui monte au front », elle en perd toute dignité et toute clairvoyance vis-àvis de Psyché. Elle finit pourtant, avant d'avoir savouré sa vengeance par céder à un mouvement de compassion qui opère en elle une vraie conversion [17].

Le poète rend donc Vénus plus bourgeoise, plus indulgente, plus femme aussi.

4. Les cortèges accompagnant Vénus 

Dans les deux versions, Vénus est accompagnée, dans ses déplacements de l'Océan, sa demeure, au Ciel, tantôt par une troupe d'oiseaux, tantôt par une escorte marine.

-Chez Apulée 

« ...adsunt Nerei filiae chorum canentes et Portunus caerulis barbis hispidus et grauis piscoso sinu Salacia et auriga paruulus delphini Palaemon ; iam passim maria persultantes Tritonum cateruae hic concha sonaci leniter bucinat, ille serico tegmine flagrantiae solis obstitit inimici, alius sub oculis dominae speculum progerit, curru biiuges alii subnatant. Talis ad Oceanum pergentem Venerem comitatur exercitus. » [18] (Mét., IV, 31, 6-7)

-La Fontaine en fournit une description poétique des plus délicieuses :

« C'est pourquoi nous dirons en langage rimé
Que l'empire flottant en demeura charmé ;
Cent Tritons, la suivant jusqu'au port de Cythère,
Par leurs divers emplois s'efforcent de lui plaire
L'un nage à l'entour d'elle, et l'autre au fond des eaux
Lui cherche du corail et des trésors nouveaux ;
L'un lui tient un miroir fait de cristal de roche ;
Aux rayons du soleil l'autre en défend l'approche ;
Palémon, qui la guide, évite les rochers ;
Glauque de son cornet fait retentir les mers ;
Téthys lui fait ouïr un concert de Sirènes ;
Tous les Vents attentifs retiennent leurs haleines.
Le seul Zéphyre est libre, et d'un souffle amoureux
Il caresse Vénus, se joue à ses cheveux ;
Contre ses vêtements parfois il se courrouce.
L'onde, pour la toucher, à longs flots s'entrepousse ;
Et d'une égale ardeur chaque flot à son tour
S'en vient baiser les pieds de la mère d'Amour. » (p. 30-31)

5. Jupiter 

-Chez Apulée 

Jupiter est le roi des hommes et des dieux. Il se présente lui-même comme celui dans le coeur duquel s'ordonnent les lois des éléments et les mouvements des astres (Mét., VI, 22, 3), image grandiose qui correspond aux conceptions de la philosophie stoïcienne [19]. Il ne néglige pas les affaires de ce monde, et se montre même capable des plus grands bienfaits : il lui suffit d'ordonner pour mettre fin aux tourments de Psyché, la diviniser et même la réconcilier avec Vénus.

Mais il n'est pas toujours aussi noble. Lui qui habite à part, au haut du ciel, il traite les dieux à la façon d'un président de sénat provincial [20]. Il pose au défenseur des lois et de la morale, mais il rappelle lui-même que son honneur et sa réputation sont compromis dans de honteux adultères pour lesquels il a pris forme d'animaux, et loin de le regretter, il demande à Cupidon de lui fournir une fille d'une beauté exceptionnelle pour prix de ses services ; ce qui ne l'empêche pas de lui attribuer la responsabilité de ses débordements passés, de prétendre lui pardonner au nom de sa « maîtrise de soi », et de lui recommander de prendre son rôle de mari au sérieux (Mét., VI, 22-23). Ainsi, le maître des éléments, le garant du bien, s'avère l'esclave hypocrite de ses passions, un peu ridicule et impudent.

En réunissant dans un même portrait les traits attribués à Jupiter par les philosophes stoïciens et par les poètes, Apulée réussit à créer plus qu'une contradiction plaisante. Il démystifie à la fois les théories des uns et des autres. Le maître du panthéon traditionnel ne peut en aucun cas être considéré comme le vrai maître de l'univers. Il ressemble plutôt à un roi ou à un chef de grande famille comme on en rencontre dans la noblesse de toutes les époques. Cette vraisemblance donne foi au portrait et à la satire religieuse.

-Chez La Fontaine 

Jupiter n'a plus rien d'olympien, c'est un chef de maison, bonasse, ennuyé du bruit et des querelles de tant de femmes, soucieux aussi de ne pas déprécier la qualité divine [21]. Il est heureux et tranquille :

« dormant les trois quart du temps, laissant aller les choses du monde comme elles le peuvent, tonnant et grêlant lorsque la fantaisie lui en prend. »

Ces dieux sont un peu moins scandaleux que chez Apulée mais ils sont bourgeois, de ces bourgeois vaniteux, terre à terre, qui ne copient de la cour et des grands que les travers et les ridicules.

6. Mercure 

-Chez Apulée 

Mercure, le dieu du commerce, de la persuasion, de la richesse et de l'enrichissement. Après son hellénisation, il est représenté comme le messager de Jupiter, son héraut, et même, plaisamment, son serviteur dans ses entreprises amoureuses. Il va jouer ici le rôle, un peu bouffon, de crieur public, le dieu à la voix sonore : « Mercurium praedicatorem » (Mét., VI, 8).

-Chez La Fontaine 

Mercure est présenté comme le crieur des dieux, un de ses cent métiers. Mercure ici obéit moins facilement à son maître : Vénus devra lui donner deux ou trois baisers et des boucles d'oreille pour qu'il accomplisse sa tâche. On assiste plus à un marché qu'à un service d'ami. Mercure donc se charge de crier Psyché par tout l'univers :

« De par la reine de Cythère,
Soient, dans l'un et l'autre hémisphère,
Tous humains dûment avertis
Qu'elle a perdu certaine esclave blonde,
Se disant femme de son fils,
Et qui court à présent le monde.
Quiconque enseignera sa retraite à Vénus,
Comme c'est chose qui la touche,
Aura trois baisers de sa bouche ;
Qui la lui livrera, quelque chose de plus. » (p. 167)

Lorsque Psyché ira dans les Enfers, Vénus demandera encore à Mercure de lui faire terriblement peur, on ne trouve point cette mention chez Apulée.

7. Zéphyre 

-Chez Apulée 

Il est présenté comme le serviteur, fidèle compagnon de Cupidon. Il est le « livreur » des dieux.

-Chez La Fontaine 

Zéphyre intervient beaucoup plus que chez Apulée : c'est le serviteur mais aussi l'ami de Cupidon, « un dieu des plus agréables ». Zéphyre préviendra Psyché que ses soeurs gémissent en haut de la montagne, ensuite Cupidon lui demandera de veiller discrètement sur Psyché quand elle sera exilée du palais pour qu'elle ne commette pas de crime.

« ... Psyché se laissa flatter à ce que lui dit le Zéphyre ; car c'est un dieu des plus agréables. Ce ministre, aussi fidèle que diligent, des volontés de son maître, la porta au haut du rocher. » (p. 40)

8. Proserpine 

-Chez Apulée 

Elle est une sorcière dont il faut se méfier car elle a plus d'un tour dans son sac.

-Chez La Fontaine 

Psyché arrive aux enfers et y rencontre Pluton et Proserpine, et non Proserpine seule comme chez Apulée. Elle est introduite dans leur palais et adresse une prière à Pluton et à Proserpine pour accomplir sa tâche et ramener la précieuse boîte remplie de fard à Vénus :

« Vous sous qui tout fléchit, déités dont les lois
Traitent également les bergers et les rois ;
Ni le désir de voir, ni celui d'être vue,
Ne me font visiter une cour inconnue :
J'ai trop appris, hélas ! par mes propres malheurs,
Combien de tels plaisirs engendrent de douleurs.
Vous voyez devant vous l'esclave infortunée
Qu'à des larmes sans fin Vénus a condamnée.

C'est peu pour son courroux des maux que j'ai soufferts :
Il faut chercher encore un fard jusqu'aux enfers.
Reine de ces climats, faites qu'on me le donne ;
Il porte votre nom ; et c'est ce qui m'étonne.
Ne vous offensez point, déesse aux traits si doux :
On s'aperçoit assez qu'il n'est pas fait pour vous.

Plaire sans fard est chose aux déesses facile ;
A qui ne peut vieillir cet art est inutile.
C'est moi qui dois tâcher, en l'état où je suis,
A réparer le tort que m'ont fait mes ennuis ;
Mais j'ai quitté le soin d'une beauté fatale.
La nature souvent n'est que trop libérale ;
Plût au Sort que mes traits, à présent sans éclat,
N'eussent jamais paru que dans ce triste état !
Mes soeurs les envioient : que mes soeurs étoient folles !
D'abord je me repus d'espérances frivoles ;
Enfin l'Amour m'aima ; je l'aimai sans le voir.
Je le vis, il s'enfuit, rien ne put l'émouvoir ;
Il me précipita du comble de la gloire :
Souvenirs de ces temps, sortez de ma mémoire.

Chacun sait ce qui suit. Maintenant dans ces lieux
Je viens pour obtenir un fard si précieux.
Je n'en mérite pas la faveur singulière ;
Mais le nom de l'Amour se joint à ma prière.
Vous connoissez ce dieu : qui ne le connoît pas ?
S'il descend pour vous plaire au fond de ces climats,
D'une boîte de fard récompensez sa femme :
Ainsi durent chez vous les douceurs de sa flamme !
Ainsi votre bonheur puisse rendre envieux
Celui qui pour sa part eut l'empire des cieux ! » (p. 223-224)

Proserpine, tout comme Vénus est jalouse de Psyché car son mari, Pluton est tombé sous les charmes de celle-ci et veut même lui proposer de rester aux enfers pour ne plus subir le courroux de Vénus. Proserpine donne donc à Psyché un peu de son fard pour qu'elle s'en aille le plus vite possible et qu'elle et Pluton ne la voient plus.

« Pluton fut sur le point de lui offrir une retraite dans ses Etats ; mais c'est un asile où les malheureux n'ont recours que le plus tard qu'il leur est possible. Proserpine empêcha ce coup : la jalousie la possédoit tellement que, sans considérer qu'une ombre seroit incapable de lui nuire, elle recommanda instamment aux Parques de ne pas trancher à l'étourdie les jours de cette personne, et de prendre si bien leurs mesures qu'on ne la revît aux enfers que vieille et ridée. Puis, sans tarder davantage, elle mit entre les mains de Psyché une boîte bien fermée, avec défense de l'ouvrir, et avec charge d'assurer Vénus de son amitié. » (p. 227)

9. Cupidon

-Chez Apulée

Les Latins le connaissaient comme le dieu de l'amour ou, plus précisément du désir sexuel -- c'est d'abord le désir que désigne son nom, aussi bien que celui de son homologue grec Eros -- ; lorsqu'ils envisageaient l'amour comme affection, comme sentiment réfléchi, ils parlaient plutôt d'Amour.

Cupidon, bel enfant ailé enflammait mortels et immortels de son arc et de ses flèches, mais il n'en était pas victime lui-même. On ne le trouvait associé à une femme que dans le couple qu'il formait avec Psyché. Mais ce couple était bien vivant du temps d'Apulée, comme en témoigne l'iconographie. Sa popularité suggère qu'il était ressenti comme un couple idéal : les pratiques magiques visaient à établir ou rétablir une union de la même qualité entre celui qui aimait et l'être qu'il cherchait à gagner ou à reconquérir [22].

Apulée a repris les différents éléments de cette tradition. Il nous les propose ordonnés en une histoire. Au début Cupidon est encore indifférent à l'amour ; soudain, il s'éprend de Psyché et il en devient l'amant ; il la perd, mais il finit par la retrouver pour en faire son épouse légitime. D'enfant, il se métamorphose en adolescent, puis en adulte. Tout se passe comme si le dieu du désir découvrait progressivement l'amour dans toute sa splendeur et sa profondeur.

La peinture de ce personnage est moins fouillée que celle de sa mère, Vénus, mais son évolution intérieure est beaucoup plus considérable.

D'adorable enfant ailé, capricieux et sans complexe, il obéit d'abord à sa mère mais soudain est pris d'un ardent amour pour sa victime, Psyché. Il en deviendra l'époux mais un mari naïf et égoïste, écrasant sa femme pour satisfaire son désir sans s'exposer lui-même. Psyché va le contredire et c'est la surprise de la frustration qui va le mener à découvrir le véritable amour, à s'engager enfin entièrement devant tous et à reconnaître Psyché pour égale. Cette métamorphose fait de Cupidon plus qu'un dieu, elle en fait un homme.

En même temps, le garnement qui se moquait de tout le monde est devenu un adolescent capable de s'intéresser à quelqu'un, puis en adulte capable de reconnaître l'autre et de s'engager. Celui qui suscitait le désir sans l'éprouver et sans aimer a découvert pour lui-même le désir, puis le véritable amour. Se poser soi-même, reconnaître autrui, découvrir l'amour, tout cela est lié (La Fontaine, Les Amours, p. 40).

-Chez La Fontaine

« Tout l'univers obéit à l'Amour ;
Belle Psyché, soumettez-lui votre âme.
Les autres dieux à ce dieu font la cour,
Et leur pouvoir est moins doux que sa flamme.
De jeunes coeurs c'est le suprême bien :
Aimez, aimez ; tout le reste n'est rien.

Sans cet Amour, tant d'objets ravissants,
Lambris dorés, bois, jardins, fontaines,
N'ont point d'appas qui ne soient languissants,
Et leurs plaisirs sont moins doux que ses peines.
De leurs jeunes coeurs c'est le suprême bien.
Aimez, aimez ; tout le reste n'est rien. » (p. 43)

« A pas tremblants et suspendus,
Elle arrive enfin où repose
Son époux aux bras étendus,
Epoux plus beau qu'aucune chose.
C'étoit aussi l'Amour : son teint, par sa fraîcheur,
Par son éclat, par sa blancheur,
Rendoit le lis jaloux, faisoit honte à la rose.

Avant que de parler du teint,
Je devois vous avoir dépeint,
Pour aller par ordre en l'affaire,
La posture du dieu. Son col étoit penché :
C'est ainsi que le Somme en sa grotte est couché ;
Ce qu'il ne falloit pas vous taire.

Ses bras à demi nus étaloient des appas,
Non d'un Hercule, ou d'un Atlas,
D'un Pan, d'un Sylvain, ou d'un Faune,
Ni même ceux d'une Amazone ;
Mais ceux d'une Vénus à l'âge de vingt ans.
Ses cheveux épars et flottants,
Et que les mains de la Nature
Avoient frisés à l'aventure,
Celles de Flore parfumés,
Cachoient quelques attraits dignes d'être estimés ;
Mais Psyché n'en étoit qu'à prendre plus facile :
Car, pour un qu'ils cachoient, elle en soupçonnoit mille ;
Leurs anneaux, leurs boucles, leurs noeuds,
Tour à tour de Psyché reçurent tous des voeux ;
Chacun eut part à son hommage.
Une chose nuisit pourtant à ses cheveux :
Ce fut la beauté du visage.
Que vous en dirai-je ? et comment
En parler assez dignement ?
Suppléez à mon impuissance :
Je ne vous aurois d'aujourd'hui
Dépeint les beautés de celui
Qui des beautés a l'intendance.
Que dirois-je des traits où les Ris sont logés ?
De ceux que les Amours ont entre eux partagés ?
Des yeux aux brillantes merveilles,
Qui sont les portes du désir ;
Et surtout des lèvres vermeilles,
Qui sont les sources du plaisir. » (p. 94-95)

L'Amour joue le rôle de mari amoureux de sa femme. La Fontaine lui garde les traits habituels puisés chez Anacréon, dans l'Anthologie, et chez Apulée. Il est aveugle, étourdi, téméraire. L'oracle l'annonce comme un monstre cruel. Ce portrait de monstre ne sera bientôt qu'un épouvantail-fantôme, apte à maintenir l'anxiété dans l'âme de Psyché. Rapidement Amour devient le prince charmant des contes. Il se présente  sous la forme d'un jouvenceau de quinze à seize ans, une mine aussi douce que trompeuse, tous les traits fins... galants surtout. Sa tendresse est grande, facile aux larmes : comme tous les amoureux il cède aux prières, aux pleurs. L'indiscrétion de Psyché lève l'anonymat de ce mari étrange : teint frais, d'une blancheur éclatante, cheveux épars et flottants, frisés, parfumés, égale beauté du visage et des traits :

« des yeux aux brillantes merveilles, et surtout des lèvres vermeilles. »

La désobéissance de Psyché force Cupidon à révéler son caractère. Il a déclaré lui-même qu'il n'écoute que son instinct (p. 81). Tempérament enjoué, il est accessible à la mélancolie mais plus encore à la colère. Son courroux arrête longtemps tout pardon.

Le cruel joue double jeu. Il répand des larmes quand il sait le tourment de Psyché et paraît, dit Vénus, fort en colère contre elle. C'est l'amoureux traditionnel dans ses excuses à sa belle : serments, pleurs, soupirs, tout est mis en oeuvre. Á tout prendre ce caractère est inconsistant du moins pour nous, puisque pour Psyché, le mari reste à peu près invisible pendant toute la lecture. Il n'est pas un personnage attachant et sympathique.

Notons encore que chez La Fontaine, les appellations Cupidon et Amour sont présentes à égale proportion tandis que chez Apulée, l'appellation Cupidon est récurrente et le terme « Amour » n'apparaît qu'une seule fois dans l'expression « l'amour de l'Amour ».

10.Volupté  

Dans les deux versions, elle apparaît comme la fille de Psyché et de Cupidon. Chez La Fontaine, cependant, le récit se clôt sur une évocation plus longue, une hymne même à Volupté.

[Plan]


 

Ajouts et différences de La Fontaine face à Apulée 

1. Ajouts 

Les quatre amis

 « Quatre amis, dont la connoissance avoit commencé par le Parnasse, lièrent une espèce de société que j'appellerois académie si leur nombre eût été plus grand, et qu'ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées, et tout ce qui sent sa conférence académique. Quand ils se trouvoient ensemble et qu'ils avoient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard les faisoit tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitoient de l'occasion : c'étoit toutefois sans s'arrêter trop longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui rencontreroient en leur chemin diverses sortes de fleurs. L'envie, la malignité, ni la cabale, n'avoient de voix parmi eux. Ils adoroient les ouvrages des anciens, ne refusoient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parloient des leurs avec modestie, et se donnoient des avis sincères lorsque quelqu'un d'entre eux tomboit dans la maladie du siècle, et faisoit un livre, ce qui arrivoit rarement. » (p. 15-16)

Comme nous l'apprend H. Le Maître dans son ouvrage [23], on s'est longtemps plu à reconnaître dans la réunion des quatre amis qui discutent une figure de l'amitié qui aurait uni les quatre grands écrivains du « siècle de Louis XIV » : La Fontaine (Polyphile), Boileau (Ariste), Racine (Acanthe), Molière (Gélaste), constituant la prétendue « école de 1660 ». Dès la fin du 19e siècle, on a commencé à mettre en doute ces identifications ; tout d'abord celle de Gélaste avec Molière : depuis que Racine lui avait retiré son Alexandre, pour le porter à l'hôtel de Bourgogne, Molière était à jamais brouillé avec lui ; par suite, on ne peut admettre que La Fontaine ait imaginé une promenade amicale entre les deux poètes, quatre ans après cette brouille. Quant aux relations de l'auteur lui-même avec Boileau, leur histoire semble fort compliquée, et elles ne paraissent pas, surtout à la date de Psyché, être allées jusqu'à une véritable amitié. Entre Racine et La Fontaine, il y avait plus d'intimité : malgré la différence d'âge une amitié s'était nouée de bonne heure entre eux, grâce au mariage du maître des eaux et forêts de Château-Thierry avec une lointaine cousine du « petit Racine ».

Cependant, si les « quatre amis » sont mystérieux, on peut reconnaître, avec certitude l'auteur Polyphile (c'est celui qui conte, et son Hymne à Volupté reflète admirablement les goûts du fabuliste), on a pu encore déceler dans Acanthe (d'ordinaire identifié avec Racine) certains traits de son caractère. On a voulu reconnaître dans ce personnage des traits du vieil ami d'enfance de La Fontaine ; le chanoine rémois Maucroix ; mais c'est ce même Maucroix (après Chapelle et Molière) que d'autres critiques croient devoir identifier avec Gélaste. Enfin l'identification d'Ariste avec Pellisson paraît aujourd'hui plausible. Mais il est probable que, comme la plupart des romanciers et des dramaturges, La Fontaine ait brouillé à dessein les pistes, et que les « quatre amis », tout en présentant des traits caractéristiques d'amis et de relations littéraires de l'auteur, ne sont pas exactement ni exclusivement identifiables chacun avec une personne déterminée.

Et cette irritante question de l'identité des quatre personnages fut rendue caduque par la géniale intuition de Monsieur Collinet [24]. Il nous dit que les seules clés nécessaires à la bonne intelligence de ce récit-cadre ne relèvent nullement de l'identification des quatre amis à des personnes réelles, mais bien plus sûrement à quelques grandes passions complémentaires ; le caractère de ces personnages, qui apparaît d'ailleurs nettement présenté dans cette optique dès l'ouverture du récit, est en outre sans cesse évoqué par les noms transparents que La Fontaine leur a attribués. Les quatre personnages du voyage et de la visite de Versailles seraient fictifs et symboliques. Trois d'entre eux incarnent un « tempérament » moral, un monde d'être, et une pointe de goût. Acanthe est un doux flegmatique, ami des jardins, des fleurs et des ombrages. Gélaste est un sanguin, ami du rire et de la gaieté. Ariste est un mélancolique, doué d'une imagination vive et émotive. Le quatrième, Polyphile, réunit à lui seul les tempéraments et les goûts des trois autres. C'est lui l'artiste : il a composé le roman d'Amour et de Psyché qu'il va lire à ses compagnons, et c'est à lui encore qu'il reviendra de conclure et de consacrer symboliquement Versailles à Vénus par un Hymne à la Volupté.

De plus, à eux quatre, ces amis, qui se sont connus par le « Parnasse », forment un portrait pluriel de La Fontaine lui-même, de son intérieur et de la puissance poétique de synthèse qui le rend fécond. Leur manière d'être ensemble et la vivacité de leur conversation réfléchissent le climat contemplatif et le mode de pensée sinueuse, à la Montaigne, qui est propre au « je » du poète.

Le vieillard

« La vieillesse en propre personne lui apparut chargée de filets, et en habit de pêcheur : les cheveux lui pendoient sur les épaules, et la barbe sur la ceinture. Un très beau vieillard, et blanc comme un lis, amis non pas si frais, se disposait à passer. Son front étoit plein de rides ; dont la plus jeune étoit presque aussi ancienne que le déluge. Aussi Psyché le prit pour Deucalion ; et, se mettant à genoux : 'Père des humains, lui cria-t-elle, protégez-moi contre des ennemis qui me cherchent !' » (p. 135)

L'épisode du vieillard permet à La Fontaine un second ensemble qui fait diptyque : après la famille royale, la famille du philosophe.

Hospitalier, ce sage « qui sait trop bien vivre » est un excellent directeur de conscience, peut-être trop chrétien, vu le reste de la fable. Quoi d'étonnant ? Il jouit lui-même de la tranquillité que donnent la connaissance de soi et l'étude de la sagesse. Malgré beaucoup de détails pris sur le vif, l'allégorie de la Philosophie nous montre qu'avec ce vieillard nous ne sommes guère dans la réalité. Ne serait-il pas le porte-parole de l'auteur, le personnage raisonneur qui tire la morale du sujet ? Nous reviendrons sur ce sujet dans la troisième partie et plus particulièrement dans le point morale et philosophie.

Les petites-filles du vieillard 

Ses petites-filles de quatorze et seize ans, assez belles, ont l'air naïf et spirituel ; elles représentent uniquement la jeune fille qui pressent l'amour et cherche à s'en instruire. Psyché, par son histoire, leur est une vraie leçon des choses : « elles l'écoutent comme une personne venue du ciel ». L'auteur essaie de les différencier, comme il a fait pour les soeurs de Psyché : l'aînée, obéissante et soumise, a du coeur, de la prudence et de la délicatesse tandis que la cadette a l'esprit ouvert et déluré si loin de la retenue que donne l'âge.

« - Qu'est-ce à dire amant ? s'écria l'aînée ; y a-t-il des amants au monde ?

- S'il y en a ! reprit la cadette : votre coeur ne vous l'a-t-il point encore dit ? il y a tantôt six mois que le mien ne me parle d'autre chose.

- Petite fille, reprit sa soeur, si l'on vous entend, vous serez criée.

- Quel mal y a-t-il à ce que je dis ? lui repartit la jeune bergère. Hé ! ma chère soeur, continua-t-elle en lui jetant les deux bras au cou, apprenez-moi, je vous prie, ce qu'il y a dans vos livres.

- On ne le veut pas, dit l'aînée.

- C'est à cause de cela, reprit la cadette, que j'ai une extrême envie de le savoir. Je me lasse d'être enfant et ignorante. J'ai résolu de prier mon père qu'il me mène un de ces jours à la ville ; et la première fois que Psyché se parlera à elle-même, ce qui lui arrive souvent étant seule, je me cacherai pour l'entendre » (p. 156-157)

Le peuple grec 

Derrière ces personnages, le peuple grec s'estompe en un lointain vaporeux. Deci delà, une phrase présente la crédulité moutonnière de ces « bonnes gens » toujours amoureux de choses nouvelles et voyant des prodiges partout. Quelques notes grecques dans l'appareil funèbre du début ; mais ce monde est comme figé sur une toile : il ne vit pas de la vie intense d'un drame : ce sont des ombres qui suivent un guide, comme maître de cérémonie, l'auteur lui-même.

Les dieux

   Parmi les divinités, remarquons l'ajout de Pallas et Diane, vierges farouches, qui ont peur de souiller leurs oreilles en écoutant les prières de Psyché. Toutefois Diane lui rendra un oracle :

« Cesse d'être errante : ce que tu cherches a des ailes ; quand tu sauras comme lui marcher dans les airs, tu seras heureuse. » (p. 181)

Toutes sortes de divinités sont également évoquées : Nymphes : elles s'occupent et préparent les plaisirs ; Sort, Soleil, Flore, Destin, Sommeil, Nature, Astrée, Ciel, Cybèle, Minerve, Pluton : quand Psyché se rend dans les Enfers, elle y rencontre Proserpine et Pluton, Pluton qui n'a jamais rien vu de si beau après Proserpine, il va même penser à proposer un refuge à Psyché dans les Enfers et sera triste quand celle-ci les quittera, Grâces, Plaisirs, Jeux et Ris : apparaissent souvent comme un peuple d'étourdis.

2. Différences 

A. Une des différences les plus marquantes par rapport à Apulée est le remplacement des voix comme servantes dévouées à Psyché dans le palais de l'Amour par des nymphes. La Fontaine s'explique à ce sujet dans sa préface :

« Apulée fait servir Psyché par des voix dans un lieu où rien ne doit manquer à ses plaisirs, c'est-à-dire qu'il lui fait goûter ces plaisirs sans que personne paroisse. Premièrement, cette solitude est ennuyeuse : outre cela elle est effroyable. Où est l'aventurier et le brave qui toucheroit à des viandes lesquelles viendroient d'elles-mêmes se présenter ? Si un luth jouoit seul, il me feroit fuir, moi qui aime extrêmement la musique. Je fais donc servir Psyché par des nymphes, qui ont soin de l'habiller, qui l'entretiennent de choses agréables, qui lui donnent des comédies et des divertissements de toutes sortes. » (p. 10) 

B. Chez Apulée, lorsque Psyché est exilée du royaume de l'Amour, elle rencontre Echo et Pan, qui lui fait une réflexion sur l'amour ; ce passage n'apparaît pas chez La Fontaine mais est largement remplacé par l'intervention du vieillard et de ses deux petites filles.

C. Né parmi les bergers d'Arcadie, le dieu Pan est lui-même un pâtre ou plus exactement un gardien de chèvres. Il charme la longueur des jours en jouant de la syrinx, flûte de roseau qui est son attribut caractéristique. Il prend ses ébats avec les Nymphes, auxquelles il ne se contente pas d'apprendre des chansons. Les poètes lui prêtent une vive passion pour l'Oréade Écho (montanam deam, dit Apulée), qui répète et propage au loin les mélodies de la flûte de Pan. La légende, d'ailleurs, s'était compliquée. Pan, pour se venger des dédains de la Nymphe, l'avait fait mettre en pièces par les bergers, mais Écho avait conservé dans la mort la faculté de reproduire les sons. Apulée a préféré donner à son petit tableau la gaîté un peu mièvre d'une pastorale à la Longus. Pan est donc présenté comme le dieu rustique, aux pieds de boucs, accompagné de ses chèvres et serrant dans ses bras Écho à qui il apprend à répéter des airs. Pan qui connaît les aventures de Psyché, l'apaise par quelques paroles et joue le psychologue : il diagnostique que Psyché connaît le grand amour et en souffre et il lui dit de ne pas se suicider mais plutôt de vénérer Cupidon pour chercher à l'attendrir (Mét., V, 25, 3-6).

D. L'oiseau qui va faire rapport à Vénus de l'amour de Cupidon pour Psyché est une mouette bavarde chez Apulée et chez La Fontaine, c'est une oie babillarde.

E. Chez Apulée, au cours de ses épreuves, Psyché rencontre des adjuvants qui n'apparaissent pas chez La Fontaine, à savoir : des fourmis, un roseau, l'aigle de Jupiter et une tour, tous vont aider Psyché dans la réussite des épreuves. La Fontaine fait aider Psyché par une nymphe, suivante de l'Amour tout au long de ses épreuves  ; seule la tour apparaît comme chez Apulée.

F. Notons pour terminer quelques divinités qui apparaissent chez Apulée et pas chez La Fontaine : Habitude, Sobriété, Orcus, les Mânes, Liber, Vulcain, les Heures.

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Notes

[1] Nous avons analysé les personnages dans leur ordre d'apparition au fil du récit des deux versions. [Retour au texte]

[2] Apul., Mét., IV, 23, 3 : « le roi autrefois heureux, ayant reçu la parole de la divine prophétie, chagriné et triste retourne chez lui et explique à son épouse les préceptes de l'oracle funeste. On s'afflige, on pleure, on se lamente pendant plusieurs jours. Mais déjà la terrible exécution du sort funeste presse. » [Retour au texte]

[3] Apul., Mét., IV, 25, 3 : « et d'une part ses malheureux parents, épuisés par une telle défaite, plongés dans les ténèbres de leur palais clos, ils se sont dédiés à une nuit perpétuelle. » [Retour au texte]

[4] Ils sont bernés par les deux envieuses (La Fontaine, p. 83 : « Les soeurs ne trouvèrent pas à propos de révéler ces merveilles ; c'eût été contribuer elles-mêmes à la gloire de leur cadette. Elles dirent que leur voyage avoit été inutile, qu'elles n'avoient point vu Psyché, mais qu'elles espéroient la voir par le moyen d'un jeune homme appelé Zéphyre, qui tournoit sans cesse à l'entour du roc, et qu'elles gagneroient infailliblement pourvu qu'elles s'en voulussent donner la peine ». [Retour au texte]

[5] Apul., Mét., V, 8, 2 : « de sorte que rassasiées de l'abondance de ses richesses vraiment célestes, déjà elles nourirent au fond de leur coeur l'envie. » [Retour au texte]

[6] Un de ces monstres voraces dont l'imagination populaire avait fait un épouvantail ; terme d'injure appliqué à une méchante femme. [Retour au texte]

[7] La Fontaine, Les Amours..., pp. 47, 82, 84, 86, 88. [Retour au texte]

[8] Apul., Mét., V, 9, 8 : « et moi misérable, j'ai tiré au sort un mari plus âgé que mon père d'abord, ensuite plus chauve qu'une citrouille et plus petite que n'importe quel enfant, gardant toute la maison cachée par des verrous et des chaînes. » [Retour au texte]

[9] Apul., Mét., V, 10 : « L'autre soutient : Moi vraiment j'endure un mari tordu par une maladie des articulations et courbé et par cela très rarement rendant hommage à ma beauté, la plupart du temps frictionnant ses doigts tordus et durcis dans la pierre, brûlant ses mains tellement délicates par des pansements puants et linges sordides et cataplasmes malodorants, ne soutenant pas la face active d'une épouse mais le masque laborieux d'une personne garde-malade. » [Retour au texte]

[10] Apul., Mét., IV, 28 : « et vraiment la beauté de la jeune fille si remarquable et si illustre ne pouvait ni être exprimée, ni louée suffisamment à cause de la pénurie de langage humain. » [Retour au texte]

[11] Apul., Mét., IV, 29, 1-4 : « Ainsi l'opinion s'avança immensément de jour en jour, ainsi la renommée s'étant étendue envahit les îles proches et une bonne partie des terres et de nombreuses provinces. Désormais nombreux parmi les mortels affluaient par de longs chemins et par des routes très profondes... de la mer vers le glorieux modèle du siècle. Personne ne naviguait plus vers Paphos, personne vers Cnide et personne même vers Cythère pour regarder la déesse Vénus. » [Retour au texte]

[12] Apul., Mét., V, 6 : « Alors celle-ci avec des prières et tandis qu'elle menace qu'elle allait mourir, elle obtint par force de son mari qu'il consente à ses désirs qu'elle voie ses soeurs, qu'elle adoucisse le deuil, qu'elle échange des propos face à face. » [Retour au texte]

[13] Apul., Mét., V, 6 : « et en le couvrant de baisers persuasifs, et en prononçant des paroles douces et le serrant avec des membres qui retiennent, elle ajoute à ses caresses ceci : 'mon doux comme le miel, mon mari, âme douce de ta Psyché'. » [Retour au texte]

[14] Apul., Mét., V, 11 : « Elle se presse, elle remet, elle ose, elle craint, elle se défie, elle est en colère et ce qui est ultime, dans le même corps elle hait la bête féroce, elle aime le mari. » [Retour au texte]

[15] C. Rambaux, Trois analyses de l'amour : Catulle, « Poésies », Ovide, « Les Amours » et Apulée, « Le conte de Psyché », Paris, 1985. [Retour au texte]

[16] Apul., Mét., IV, 30, 1 : « Voilà (moi) mère antique des choses de la nature, moi origine initiale des éléments, moi bienfaisante de tout l'univers, Vénus, qui suis traitée avec des honneurs dus à la majesté à partager avec une jeune fille mortelle et mon nom établi dans le ciel est profané par des bassesses de condition terrestres. » [Retour au texte]

[17] Par ce genre d'indications, La Fontaine nous invite à voir dans cet Olympe une esquisse de la Cour. [Retour au texte]

[18] Apul., Mét., IV, 31, 6-7 : « ...les filles de Nérée sont présentes chantant un choeur et Portunus hérissé d'une barbe sombre et Salacia, le pli de sa toge lourd de poissons et Palémon, le très petit aurige du dauphin ; les troupes de Triton bondissant çà et là à travers les mers, l'un souffle doucement de sa conque sonore, l'autre s'oppose par un vêtement de soie aux embrassements du soleil ennemi ; un autre porte un miroir sous les yeux de sa maîtresse, les autres attelés deux à deux, nagent sous le char. Telle était l'escorte qui accompagnait Vénus gagnant l'Océan. » [Retour au texte]

[19] C. Rambaux, Trois analyses de l'amour : Catulle, « Poésies » ; Ovide, « Les Amours » et Apulée, « Le conte de Psyché », Paris, 1985. [Retour au texte]

[20] R. Derche, Quatre mythes poétiques, Paris, 1962. [Retour au texte]

[21] Il est facile de se rappeler Louis XIV veillant aux mésalliances dans son entourage. [Retour au texte]

[22] C. Rambaux, Trois analyses de l'amour, Catulle, « Poésies », Ovide, « les Amours » et Apulée, « le conte de Psyché », Paris, 1985. [Retour au texte]

[23] H. Le Maître, Essai sur le mythe de Psyché dans la littérature française des origines à 1890, Paris, 1945. [Retour au texte]

[24] Cfr J.-P. Collinet, Le Monde littéraire de La Fontaine, Paris, 1970, pp. 266-67. [Retour au texte]

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002

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