FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002
Étudiante de l'Université de Louvain
[Travail réalisé en juin 2000 dans le cadre du cours d'Histoire approfondie de la Littérature latine, au programme de la première licence en Langues et Littératures classiques]
Après une lecture approfondie de lÉnéide de Virgile, une très nette évolution, tant de lhistoire que du héros, sest dégagée au fil des chants. Quelle est-elle et à quoi est-elle due ? Après réflexion, surtout par rapport au Chant VI, nous nous sommes demandé sil nétait pas possible de lire dans ce récit le voyage particulier dun héros prédestiné, un voyage entrepris dans des circonstances spéciales et dans un but précis, un voyage dinitiation qui lui permettrait de réaliser ce que les destins lui ont commandé : fonder la nation romaine, devenir lancêtre dune descendance qui deviendra tellement illustre et puissante quelle touchera le ciel.
Avant de tenter une analyse de lÉnéide vue comme un voyage initiatique, il convient dabord de définir le contenu de cette formule [1]. La base même d'un voyage initiatique est laccomplissement dune quête : le héros doit remplir une mission. Il part dune situation initiale instable et insatisfaisante qui le pousse à entreprendre sa quête, bien souvent à linstigation dun tiers, dieu ou homme.
Surviennent ensuite une série daventures, dépreuves destinées à former le héros, à le mener vers son but ou à len éloigner. Au début, le héros nest pas encore en possession dun savoir suffisant pour réussir sa mission. Il lui manque un élément : la connaissance, linitiation. Cet élément acquis, il pourra repartir plus fort et affronter les ultimes épreuves qui le guideront vers laccomplissement de sa quête.
Le héros dune telle mission est bien souvent prédestiné, donc unique pour ce destin, et entouré dune série de personnages : instigateur de la quête, adjuvants, opposants et enfin le destinataire, celui pour qui cette quête est accomplie.
Tels sont les schémas fonctionnel et actanciel dun récit initiatique.
Dans ce travail, nous tenterons de mettre en évidence, en nous fondant sur le texte latin et la traduction française, comment il est possible de considérer lÉnéide comme un voyage initiatique et quels sont les traits caractéristiques dun tel voyage.
[Plan]
1. Révélations et épreuves successives du héros
Dès le premier vers du récit, au premier mot même, lauteur annonce son sujet : arma [2] (I, 1), ce qui signifie combat. Voilà donc que le récit commence par annoncer les épreuves dÉnée. Deuxième mot : uirum (I, 1), lhomme, le héros, le seul qui pouvait, désigné par le fatum, réussir la grande mission qui lui incombe. Il est banni du sort, « prédestiné [3] » (I, 2 : fato profugus), traduit Maurice Rat, lui que ni la colère de Junon par laquelle il est poursuivi (I, 4 : memorem Iunonis ob iram), ni la fureur des hommes - surtout celle de Turnus -, ni même lamour incarné par Didon, ne parviendront à écarter de son sort.
Le vers 10 contient deux aspects importants du voyage initiatique : la piété qui inclut la sujétion de lhomme à sa mission quasi divine, prescrite par les destins, et les épreuves quil devra affronter pour laccomplir (I, 10 : Insignem pietate uirum, tot adire labores).
Un voyage initiatique trouve sa raison dêtre dans la quête. Or, Virgile annonce lobjet de celle-ci et justifie par là même la raison des épreuves dÉnée. Tantae molis erat Romanam condere gentem : accomplir une telle tâche ne peut se faire sans peine. Voilà la mission définie, fixée par les destins, dailleurs déjà bien connue des dieux (I, 234-237, dans la prière quadresse Vénus à Jupiter ; I, 261-296, dans la réponse de Jupiter à sa fille).
Voici le héros engagé dans deux événements : sa quête, qui exige un aboutissement total, et les aventures diverses qui sont autant dépreuves réservées au héros prédestiné. Les dieux eux-mêmes ny peuvent rien changer et Junon est consciente quelle ne pourra contrer Énée jusquau bout puisque les destins le lui défendent (I, 37).
Énée, quant à lui, ne connaît pas directement le but de son voyage, qui ne lui sera que progressivement dévoilé, au fil des prophéties qui séclaircissent de plus en plus.
Si lon considère cette oeuvre comme le récit dun voyage initiatique, Énée ne pouvait connaître dès le départ toute sa mission : il doit y être initié pas à pas et surmonter des épreuves successives pour accéder à la gloire suprême de fonder la nation romaine.
Les prophéties sont donc intimement liées au caractère initiatique du voyage : elles dévoilent les épreuves à affronter et montrent quelles sont surmontables. En effet, à chaque annonce dune épreuve, la prophétie divulgue en même temps létape suivante qui fera avancer le héros dans sa recherche. Il existe donc un lien étroit, indissociable entre prophéties et épreuves. De plus, elles donnent aux épreuves une dimension divine, transcendante, supérieure puisquelles sont révélées par les dieux, eux-mêmes soumis au fatum.
La première prophétie - ordre fatal au sens latin « fixé par le sort » - est révélée par Hector. Voilà linstigateur de la quête. Cest lui qui dicte à Énée son devoir de partir avec les Pénates et dinstaurer une ville pour ces derniers (II, 293-295). Ce point de départ demeure flou. Il lui annonce de plus quil commettra des erreurs. Mais Énée, ignorant des destins, ne comprend pas, oublie, se lève et va se battre (II, 314). Et même, il est prêt à affronter la mort. Cest le fantôme de Créuse qui précisera la prophétie dHector : elle lui nomme la terre où il devra se rendre après ses errances marines, lui annonce une fortune florissante et une royale épouse (II, 783-784).
Il part parce quil ne peut plus faire autrement. Lévénement déclencheur de la quête est la chute de Troie. Cette situation intenable pousse Énée à partir à la recherche dune autre ville pour les Pénates : la mission lui est partiellement révélée, mission à sa mesure qui prendra toute son ampleur dans la descente aux enfers où il prendra connaissance du véritable but de sa mission.
Le malheur initial qui convainc le héros de la nécessité de sa quête est indispensable, non pour lui mais pour la nation romaine. Cela, il lignore encore. Comme Hector sétait attaché à lui annoncer la fin de Troie et sa fuite avec les dieux Pénates, Créuse, elle, pose un nouveau jalon dans la révélation qui lui est faite : Énée aura une autre femme. Ce dernier naurait pu supporter dapprendre par la bouche dHector quil serait bientôt veuf et remarié. De plus, elle lui révèle la première la terre qui lattend : Créuse lui nomme la terre dHespérie (II, 781).
Énée lui-même se rend compte quil ne connaît pas tout de sa mission, quil est soumis aux puissances supérieures (III, 7). Surtout il ne sait où il doit se rendre, malgré ce que lui a déjà dit le fantôme de sa femme. Apollon lui répète alors, sur sa demande (III, 85-89), quil doit se rendre sur la terre de son antique Mère (III, 96). Ainsi, petit à petit, sa mission se dessine avec plus de précision, mais Énée, encore ignorant, se trompe (III, 139 et suivants) et il lui faut un fléau pour comprendre quil est dans lerreur et les annonces des dieux Pénates pour quil sache enfin où il doit aller (III, 161). Cest la troisième fois déjà, après Créuse et Apollon, que le lieu où il doit se rendre est répété. Courageusement, la petite troupe repart pour atteindre les rivages de lHespérie.
Ensuite vient la prophétie de Céléno qui annonce deux choses : ils iront en Italie mais pas avant davoir connu une faim telle quils mangeront leurs tables. Voilà donc une nouvelle épreuve, après celle du départ précipité de Troie et celle du fléau en Crète.
À présent, atteindre lItalie pourrait leur sembler surmontable puisque la Harpye elle-même leur dit quils réussiront : Ibitis Italiam (III, 254) : le texte présente un indicatif futur et non un conditionnel. Mais les compagnons dÉnée sarrêtent à la deuxième partie de la prophétie. Ils ne sont pas frappés par lannonce de leur victoire certaine mais seulement par lépreuve annoncée (III, 255-257).
Cependant, Énée veut en savoir plus. Cest alors quil va trouver Hélénus pour recevoir de sa bouche une prophétie (III, 358) : il demande à ce dernier de linstruire sur la voie à suivre pour surmonter les obstacles. Le héros fait preuve ici dune grande confiance dans la volonté des dieux.
Hélénus avoue lui-même au héros quil ne peut dévoiler tous les secrets du futur, mais seuls ceux qui lui seront utiles pour gagner lItalie (III, 377-379 : conscient de lignorance dÉnée, quil nomme ignare (III, 382; serait-ce parce quil na pas encore été initié ?), il ajoute un détail dimportance pour fonder la ville : la gésine miraculeuse (III, 390). Voici que lemplacement exact de la ville est révélé. Il le rassure également sur lépreuve annoncée par Céléno : fata uiam inuenient (III, 395). Énée na donc pas de raison de sinquiéter puisque de toute façon les destins veulent la venue dÉnée en Italie. Le fils de Priam lui annonce vaguement aussi la partie principale du voyage initiatique, l'initiation par excellence, mais ne fait que lébaucher et ne la dévoile pas totalement à Énée : il lui recommande daller trouver la Sibylle (III, 443 ; 456-457). Il ne peut pas révéler à son compatriote la raison profonde pour laquelle il lui fait cette recommandation, dabord parce quil ne connaît pas tout des destins, ensuite parce quÉnée se rendra là pour voir son père, alors encore vivant, enfin parce quil nest pas prêt à lentendre : la descente aux enfers est lÉpreuve qui aboutit à lenseignement total et qui ne peut se faire quaprès la mort dAnchise, vu que cest lui qui préside à linitiation de son fils. Cependant le Troyen errant est déjà prêt à recevoir lannonce des épreuves guerrières qui lattendent dans ce pays (III, 458).
Il est curieux, alors quAnchise avait, aux Livres II et III, tellement dimportance aux yeux de son fils [4], que sa mort soit décrite si brièvement (III, 709-714). Énée souligne lui-même le silence dHélénus et de Céléno sur cette épreuve quil qualifie de labor extremus (III, 714) et de meta (III, 714) dans ses voyages. Il ne sait pas encore que le plus difficile reste à affronter et que cela lui sera possible justement grâce à la mort de son père bien-aimé. Et cest sans doute la raison pour laquelle sa mort est si brièvement rapportée : son rôle ne sarrête pas avec elle. Elle ne marque pas une fin pour Énée, mais un commencement, un renouveau brillant quil ignore toujours. Anchise sera donc très présent non seulement au Livre V, mais surtout au Livre VI, où lui-même procédera à la révélation complète de la quête de son fils.
Avant cela, Énée sera encore pour quelque temps le jouet des dieux : à linstigation de Vénus et de Junon (IV, 99-128), il deviendra lamant de Didon (IV, 165-168), sinon malgré lui, du moins sans quil lait désiré : nulle part, le texte ne dévoile un Énée brûlant damour ou même de désir. Seule Didon est enflammée. Lui, il est passif comme sil subissait la décision des déesses et les flammes de Didon. Au Livre IV, aucune décision ne vient de lui, pas même celle de poursuivre sa route et son destin : ce sera Mercure qui viendra lui en donner lordre (IV, 264 et suivants).
Il nous est apparu, dans ce chant, dune part, lâche, puisquil veut quitter Carthage sans affronter Didon (IV, 281 : Ardet abire fuga), ou du moins de la façon la plus facile pour lui (IV, 293-294 : quae mollissima fandi tempora), et puisque, lors de la rencontre, il lui dit quil doit partir selon la volonté des destins auxquels il est totalement obéissant (IV, 345-347) ; dautre part soumis au désir de Didon dans la grotte, à la douceur de traîner à Carthage (IV, 260), à lordre divin enfin (IV, 282). Il nest pas ici en qualité de héros et peu sen faut, à notre avis, quil ne soit plus un homme.
Même sil est vrai quil doit accomplir sa mission de fondateur, son attitude dans ce chant ne suscite ni respect ni admiration tant il semble inconsistant. Un dieu même doit lui fermer les oreilles aux plaintes de Didon (IV, 440) : na-t-il pas confiance dans la fermeté dÉnée ? Sans doute nest-il pas capable de résister seul aux plaintes de Didon.
Le Livre V, réservé aux jeux funèbres à la mémoire dAnchise, rappelle la présence de ce dernier, annonce et prépare son importance au Chant VI.
Avant lultime épreuve du Chant VI, la descente aux enfers, Junon provoquera encore quelque épreuve tel lenvoi dIris (V, 606-608) et son incitation sous les traits de Méroé à brûler les navires (V, 635). Énée manque toujours de détermination et de foi en sa mission (V, 700-703 : il na pas encore compris limmense tâche quil doit accomplir et hésite soit à sétablir là où les femmes le veulent, soit à continuer sa route vers lItalie. Il lui faut à nouveau être affermi par un tiers, Nautès (V, 704-718), qui lui enjoint de continuer à suivre les destins malgré tout. Et voilà quaprès lui, Anchise ou plutôt son ombre doit venir révéler à Énée les guerres futures (V, 722-731). Mais par-dessus tout, il annonce le Chant VI : il lui demande de venir sentretenir avec lui sous la conduite de la Sibylle et lui révèle même ce quil y verra (V, 731-737).
[Plan]
Le Chant VI semble être le véritable pivot de lÉnéide. Situé en son centre, avec lui et par lui la mutation du récit sopère : on passe dun récit derrances à lhistoire de la conquête dun territoire. La réflexion dÉnée à la fin du Chant III (Hic labor extremus, longarum haec meta uiarum, III, 714) nous semblerait plus pertinente à ce moment du récit [5] : cest ici, en effet, que se déroule lultime épreuve imposée à Énée pour accéder à la connaissance de sa mission. Ne pourrait-on même pas dire que le caractère dÉnée change aussi ? Il nous a semblé, pendant la lecture que, de lêtre plaintif quil était, jouet des dieux et soumis au destin et à une mission trop lourde pour lui, si lourde dailleurs quil nen connaît pas lampleur avant ce chant - ce qui nous a semblé très significatif -, il semble devenir à partir du Chant VII un véritable chef conscient de la grandeur de sa mission révélée par son propre père, un homme capable de mener à bien sa quête. Nous développerons ce point plus tard.
Énée, au début de ce chant, va trouver la Sibylle qui lui annonce les périls futurs, tels Turnus et la femme qui sera la cause de la guerre et deviendra sienne. Elle lui révèle tout ce qui lattend sur cette terre, et quil doit être capable daffronter (VI, 83-97). En réalité, Énée ne semble pas préoccupé de ces événements futurs. Il veut simplement voir son père et accomplir ses ordres. Cest ce quil expose à la prêtresse (VI, 103-109). Vont alors commencer lexplication dabord, laccomplissement ensuite, de différents rituels [6] qui précèdent louverture de la descente aux Enfers. La prêtresse ne lui cache pas la difficulté de lentreprise (VI, 128-131 ; 135) : elle sera lultime ou plutôt la suprême épreuve de linitiation dÉnée. Pour la vaincre, il doit affronter sa peur de la mort et du royaume des Enfers. Cest une lutte contre lui-même pour se surpasser, mais, sil y parvient, il obtiendra la révélation pleine et entière de sa mission quasi divine
Il subit encore lépreuve de la mort de Misène (VI, 163-164) avant de pouvoir descendre, comme si le héros devait être éprouvé par un nombre déterminé dépreuves avant de pouvoir entreprendre la dernière.
Incapable, puisque ignorant, daccomplir seul la descente et même le rite qui la précède, il en appelle au secours des dieux (et sic forte precatur; VI, 186) - cest encore sa mère qui laide en envoyant ses colombes qui lui indiquent le rameau dor (VI, 190 ; 203) -, ensuite à celui de la Sibylle. Commence alors le grand rite initiatique où le héros va flirter avec la mort pour en sortir triomphant.
Les deux voyageurs amorcent le rituel lié à la descente (VI, 236 et suivants) et la Sibylle apostrophe Énée en ces termes : Nunc animis opus, Aenea, nunc pectore firmo (VI, 261), signifiant par là que toutes les épreuves antérieures nétaient rien à côté de celle-ci. Maintenant vraiment il lui faudra du courage !
Énée est dabord effrayé par ce quil voit et sa docte compagne lapaise (VI, 292) : le savoir de la Sibylle soppose à lignorance dÉnée. Ainsi celui-ci interroge, sinforme (VI, 317-320) et la prêtresse linstruit (VI, 317-330). On verra à présent que, jusquaux Champs Élysées, celle-ci passe toujours devant Énée dont le texte dit quil « règle sur les pas de son guide ses pas intrépides [7] ». Elle parle la première, ouvrant ainsi à Énée, qui observe et apprend, les portes des Enfers. Ainsi cest elle qui répondra à Charon (VI, 398-407) et lapaisera en lui donnant elle-même le rameau (VI, 406) - bien que ce soit Énée qui leût cueilli. Mais nest-ce pas à Énée en armes (VI, 388-397) que sest adressé le nocher et à qui il a demandé le rameau dor ? Ensuite, elle jette les gâteaux à Cerbère (VI, 417-421).
Quand le héros passe par les différents lieux des Enfers, le passé se découvre à ses yeux : il retrouve Palinure (337 et suivants), entend les nouveau-nés (425-429), voit les condamnés innocents (430), les malheureux (434), puis le Champs des pleurs (441) et Didon (450), les héros de la guerre (478) et un fils de Priam (494), tous morts et appartenant au passé, jusquà ce que la Sibylle le rappelle à lordre (VI, 539) ou plutôt à sa mission. Il ne verra le futur quavec son père puisque cest le sens de sa quête et quil doit dabord réussir à traverser les enfers pour se montrer digne de la révélation.
Arrivés à la route en Y, cest la prêtresse qui linstruit du chemin à suivre (VI, 538-543) et, comme Énée est avide dapprendre (VI, 560-561), elle lui révélera le contenu du Tartare que nul, à moins dêtre damné, ne peut voir (VI, 562-627). Ensuite, un léger changement sopère dans leur marche : tous deux savancent ensemble, pariter gressi (VI, 633), et enfin Énée prend la tête, « devance la prêtresse », et accomplit seul le rituel dentrée (VI, 635-636). Enfin ils franchissent tous deux le seuil des Champs Élysées (VI, 637-638).
Voilà enfin la rencontre avec Anchise. « Et ta piété, tant attendue de ton père, a triomphé dun dur voyage ! » (VI, 687-688) : sa piété signifie son obéissance aux dieux, aux destins, à sa mission ; son triomphe réside dans le fait quil a passé avec succès les différentes épreuves au cours de ce voyage. Énée a donc réussi jusque là les épreuves imposées. Maintenant Anchise va lui dévoiler, lui expliquer, sur la demande de son fils qualifié encore de inscius (VI, 711), ce qui se déroule sous ses yeux : lInitiation commence enfin. Énée va alors comprendre le sens profond de ce quil a accompli jusque-là, des ordres dictés, des épreuves affrontées, des prophéties. Et cette révélation lui donnera la force et le courage dachever sa quête. Anchise lui « dévoile dans lordre chaque secret » (VI, 723; trad. M. Rat). « Je vais te dire quelle gloire attend dans lavenir la race de Dardanus, [ ] ; et je vais tapprendre tes destins » (VI, 756-759; trad. M. Rat). Voilà que défile sous les yeux dÉnée toute lhistoire future de Rome, de ces héros, et surtout de César Auguste qui « recréera lâge dor » (VI, 792-793). Anchise lui affirme que personne ne dépassera la grandeur dAuguste et Énée doit être affermi par cette révélation : en effet, pourquoi douter quand un avenir si illustre attend Énée et toute sa descendance (VI, 806-807) ?
« Lorsque Anchise [...] a embrasé son coeur de lamour de sa gloire future, il lui parle alors des guerres quil aura à soutenir [...], et comment il peut éviter ou supporter chaque épreuve » (VI, 888-892; trad. M. Rat). Voilà donc le courage du héros affermi et grandi par la gloire future. Bien loin dêtre écrasé par lampleur de sa mission, il prend de lenvergure et peut alors, sans se plaindre, apprendre les guerres qui lattendent.
Enfin, sans retard, Énée sort et fait voile vers Caiète (VI, 899-900). Pas de plainte, pas dadieu douloureux, même pas dévocation de ladieu. Énée vole accomplir la mission imposée par les destins. Il va laccomplir enfin et non plus la subir.
Depuis le début du récit et jusquà la descente aux enfers, Énée se réalise comme héros dune quête au fil des épreuves et par celles-ci. Il nest pas présenté comme un surhomme puisquil a besoin du concours de sa mère et de la Sibylle. Même sil na pas encore accompli pleinement son destin, il a été confronté, mis en présence du futur résultat qui dépend de la réussite de sa mission. Il voit tout ce qui, grâce à lui, va être permis. Il ne peut plus faillir à sa mission. Cest dans ce sens, au sens moral, quÉnée sest réalisé comme héros de sa quête, héros unique et prédestiné. Il va à la sortie des enfers se réaliser comme héros par ses actes, en rendant possible lavenir glorieux quil connaît déjà. Le Chant VI est donc véritablement le chant pivot de lÉnéide : le héros en ressort comme transcendé par linitiation.
Un autre aspect de ce chant que nous voudrions évoquer est celui de la luminosité, pour tenter de montrer comment celle-ci accompagne lévolution du héros. Il nous a semblé également que, au même titre que le thème de lopposition lumière-ténèbres, celui de lopposition fer-or et bronze-or était aussi très présent dans ce chant et suivait la même évolution que celle du thème de la luminosité, que nous allons développer dans les paragraphes suivants.
Dès le début de la descente, la nuit ou plus exactement lobscurité se tombe : « ils allaient obscurs, dans la nuit solitaire, à travers lombre et à travers les demeures vides et le vain royaume de Dis » (VI, 268-269) : lassociation est établie entre cet endroit et lobscurité. Le jour se lève à peine (VI, 255) et pourtant, le texte, par une proposition temporelle (VI, 271-272 : ubi [...] condidit [...] Iuppiter) - et non par une simple comparative qui impliquerait limage de la nuit et non la nuit elle-même -, indique que Jupiter « a enfoui le ciel dans lombre et que la sombre nuit a enlevé aux choses leur couleur » (VI, 271-272) : il fait donc bel et bien nuit pour les deux voyageurs. La seule source de lumière, la lune - qui, dailleurs, nest pas source de lumière mais la réverbère -, semble faible et timide : « tel [...] par une lune incertaine, sous une méchante lumière » (VI, 270; trad. M. Rat). Limportance que prend la luminosité lorsque Énée pénètre dans les enfers est évidente : cest le royaume de la mort, et le manque de lumière inspire crainte et incertitude.
Juste avant de pénétrer dans les Champs Élysées, le texte dit encore : « du même pas à travers les ténèbres » (VI, 633 ; trad. M. Rat). Puis soudain, la lumière se fait et embrasse tout le paysage lui donnant du même coup un aspect accueillant, chaud, rassurant : on y parle de « léther plus large » qui « illumine les plaines et les revêt de pourpre » (VI, 640-641), de « soleil » (VI, 641) qui est sien, des « astres » (VI, 641) qui lui appartiennent, de « plaine brillante » (VI, 677 ; trad. M. Rat), des « âmes [...] qui devaient monter à la lumière den haut » (VI, 680). Mais cest surtout au dernier passage du chant, lorsque Énée et la Sibylle quittent les Enfers, que le contraste avec les ténèbres du début est le plus frappant : « [...] lautre, brillante, faite dun ivoire éblouissant de blancheur » (VI, 895). Cest par cette porte éclatante de lumière quÉnée et la Sibylle sortent. Tout le paysage, tout le décor est blanc et étincelant.
Cette même lumière rayonnante est présente également au début du Chant VII : ainsi la lune, bien loin de la description précédente de sa lumière, « dune blancheur brillante, facilite le voyage ; la mer resplendit sous sa tremblante lumière » (VII, 8-9 ; trad. M. Rat [8]).Cest comme si Énée était guidé par la lumière, comme si le monde séclairait à sa venue, pour lui qui est initié. Ainsi, il passe à proximité de la terre où Circé, fille du Soleil, fait un feu et répand « une lumière nocturne » (VII, 13), ce qui indique à Énée sa présence. Viennent encore les mentions des « rayons du jour » (VII, 25 ; trad. M. Rat) et de « lAurore vermeille » qui « brillait » (VII, 26 ; trad. M. Rat).
En définitive, apparaît un lien entre la luminosité réelle des Enfers et la clarté qui envahit Énée lorsque la vérité se fait jour. Le passage des ténèbres à la lumière saccomplit au moment précis ou Énée entre dans les Champs Élysées, but de son voyage au royaume de Dis.
[Plan]
3. Accomplissement de sa mission
Énée sait. Il sait que des guerres lattendent, mais surtout quel destin supérieur la Rome à naître connaîtra. Il a été mis en présence de la future Ville éternelle, comme si virtuellement elle existait déjà. Énée va alors se battre jusquà la victoire, sans hésitation. À partir du Chant VII, lhistoire semble saccélérer, les décisions senchaînent, les combats font rage jusquà ce quenfin il obtienne gain de cause tant sur les hommes que sur Junon.
Linitiation est terminée puisquil a été informé de tout. Il lui reste donc à accomplir sa mission, ce dont il est capable, et même seul capable puisque choisi par le destin. À partir de ce chant, il semble quÉnée est plus perçu comme un actant que comme un personnage envisagé dans sa dimension psychologique : Virgile paraît, en effet, moins se préoccuper des sentiments dÉnée que des actes que pose son héros.
En outre, laccent est mis sur la rapidité de laction : « il fait route à pleines voiles et quitte le port » (VII, 7). Le vocabulaire utilisé ici renforce cette impression : « comme le jour naissant éclairait les terres de ses premiers flambeaux » (VII, 148-149) : le voilà donc parti sans retard et alors que le jour est à peine levé ; « Point de retard, ils se hâtent » (VII, 156), vocabulaire temporel qui indique également l’empressement ; « Iamque » (VII, 160), adverbe qui marque le temps et donne une impression de rapidité. De plus, les oracles se font aidants, adjuvants dÉnée : par exemple, loracle à Latinus (VII, 96-101) concernant le gendre étranger quil doit attendre pour sa fille. Enfin, laboutissement de ses épreuves est annoncé par Iule à son propre insu (VII, 116). Le chef troyen initié prend alors la parole : il se rappelle la prophétie de son père (VII, 122-127) et comprend quil a enfin atteint sa nouvelle patrie, sa terre promise, et la réalisation de son ultime épreuve avant de commencer laccomplissement de sa mission.
Il donne lordre daller trouver Latinus et ce, sans retard. Ensuite, il trace lui-même les remparts de la ville : telle est le début de sa mission de fondateur (VII, 157-159). Vient alors laffirmation de la puissance dÉnée : cest le véritable roi. Les destins sont toujours présents, contraignants même (VII, 239-240), et Junon, toujours opposée (VII, 315-316) au fils de Vénus, cherche à le contrer mais se sait vaincue (VII, 310) : Énée a les destins pour alliés, il le sait et se sent invincible dans laccomplissement de sa mission. Il saffirme de plus en plus comme roi et acquiert une plus grande autorité : suite au changement dattitude de Latinus à son égard, il va trouver Évandre et deviendra chef des Étrusques. Là encore, cest laccomplissement dune autre prophétie (VIII, 498-503) : les destins sont donc réellement avec lui et non plus contre lui pour lui imposer des épreuves puisque, tant par la prophétie faite à Hélénus que par celle faite aux Étrusques, les autochtones sont préparés à la venue dÉnée, pour lui faciliter laccès auprès de ceux-ci. Le Tibre lui-même sallie à Énée (VIII, 35-65) : il laide et lui confirme lemplacement de sa ville déjà révélé par Hélénus. Les prophéties sont précises et concrètes tant sur lemplacement de la ville que sur la stratégie de guerre à adopter. Le Tibre lui annonce que la colère des dieux est tombée. Ceux-ci vont à présent laider à accomplir sa mission puisque eux-mêmes sont soumis au destin : le Tibre lui révèle que la colère des dieux est tombée, on a vu Junon qui savouait vaincue, enfin Vénus va encore aider son fils et Vulcain de même (VIII, 40-41).
Au Chant VIII, Énée deviendra au sens propre - comme il létait déjà au sens figuré - le porteur du destin de Rome : il va porter à son bras le bouclier sur lequel est gravée lhistoire dItalie (VIII, 625-728) et le fait quil charge sur ses épaules la représentation de lavenir de Rome signifie quil en accepte pleinement la charge, en connaissance de cause (VIII, 731). Énée se battra donc avec le bouclier qui le protège et qui porte le but, la cause de sa lutte : la future gloire de Rome. Vont s'ensuivre alors les terribles combats qui opposeront les Troyens et les Étrusques (du moins une grande partie de ceux-ci) aux Latins et aux Rutules. Énée se déchaînera dans ces batailles, conscient de ce quil risque, féroce et impitoyable (par exemple : X, 513-514). Le texte donne toujours cette impression de rapidité et de concision. Par exemple au livre X, 148-153, ce passage présente une succession rapide et nombreuse de verbes-compléments, et finit par haud fit mora, ce qui donne au texte limpression dune certaine nervosité.
Pour le fondateur de la nation romaine, il ny a plus quun seul but, une seule préoccupation : obtenir lemplacement de sa ville. Même les morts passent après laccomplissement de son devoir (lequel inclut sa soumission aux dieux ; XI, 2). Il est à ce point décidé que lui-même dictera les conditions de paix, ce qui montre sa puissance (XII, 112). Il est animé par la soif et la hâte daccomplir les destins : par exemple, dès quil peut se battre contre Turnus, il cesse toute activité, praecipitatque moras omnis, opera omnia rumpit, et se saisit de ses armes, laetitia exsultans (XII, 697-700).
Enfin, le dernier point significatif que nous voudrions aborder et qui traite de laboutissement de sa quête est le parallèle qui est fait entre Auguste (VIII, 678-681) et Énée (X, 270-272) : tous deux sont des conquérants, tous deux sont investis dune mission par les destins, choisis et aidés des dieux.
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Énée nous a semblé un personnage plein dambiguïté et nous avons voulu essayer de mettre, de manière subjective, un peu dordre dans cette impression. Ambigu parce que tout à la fois héros dune quête, investi de la mission quasi divine de fondateur de la nation romaine, détenteur du secret de lavenir de celle-ci, et à la fois jouet tantôt des dieux, tantôt des destins, soumis à son devoir de fondateur auquel il ne peut se soustraire.
Comment dégager alors le caractère et le rôle véritable dÉnée ? Il est bien évident que cette épopée ne présente, à notre sens, pas dindividualisation de son héros et quil est donc délicat de parler de caractère. Mais quel est alors le rôle dÉnée ? Sil est choisi, prédestiné, quelle est sa part de liberté ? Est-il une simple marionnette que les destins agitent pour mener à bien la fondation de Rome ? En effet, dun côté, il est prédestiné et sait, pour lavoir entendu à maintes reprises par la bouche de proches et de devins et vu de ses propres yeux dans les Enfers, que sa mission doit réussir, va réussir, et même est réussie si lon se place dans les Enfers intemporels puisquil a vu ce qui découlerait de son succès ou plutôt ce qui en découlera, et que ce même futur est gravé sur son bouclier. Cette mise en présence du futur pourrait réduire sa mission à une simple formalité sans danger déchec. Dun autre côté, il subit tant dépreuves, perd tant dêtres chers, va même jusquà descendre dans les Enfers, voyage interdit à un vivant, et semble tellement être le seul à pouvoir accomplir cette quête, quil apparaît avoir un rôle indispensable et déterminant.
Quelle position adopter ? Nous allons envisager Énée avant et Énée après la descente aux Enfers, considérée comme le pivot de son voyage. Dans les six premiers chants, Énée nous est apparu comme un guerrier vaillant certes, mais comme un héros de quête pâle et plaintif, jouet des humeurs de Junon (par exemple, dans la tempête en I, 64 et suivants ), soumis au pacte de celle-ci et de Vénus (IV, 99-128), obéissant aux ordres de Jupiter et des dieux en général (par exemple : IV, 281-282 ; 331 ; 396), ce qui ne paraît plus être le cas dans la seconde moitié de lépopée.
Dès le début, on dit que longtemps il fut le jouet des dieux supérieurs, mais il est dit multum, « souvent », et non pas toujours (I, 3). De plus, il est surtout décrit dans ses douleurs, ses états dâme, ses craintes. Il reste cependant toujours un valeureux combattant : jamais son courage guerrier nest mise en doute (cfr. II, 302 ; 314-317 ; 432-434 ; 451-452). Dailleurs, tant quil na pas conscience dêtre investi dune mission, on ne le voit pas se plaindre. Il semble quil commence ses plaintes seulement après avoir reçu sa mission parce quil est dans le flou, ne comprend pas, ne sait pas. Il dit lui-même quil obéit sans comprendre, sans savoir (par exemple : III, 7 ; 88). Il naura de cesse, pendant toute la première moitié du récit, de demander des signes aux dieux (par exemple : III, 85-89 ; 358-368). Son manque de conscience ou de connaissance du but de sa mission va lamener à loubli de celle-ci au Chant IV. Il lui faudra la venue de Mercure pour le rappeler à lordre ; malgré cela, Énée reste irrésolu et faible (IV, 390). Il prend même, devant Didon, les destins comme excuse de son départ. Il nous semble se comporter comme un lâche (IV, 346 ; 360-361), surtout vis-à-vis delle. Tout ce quil arrive à faire, cest obéir (par exemple, en IV, 396 : il obéit malgré tout, sans vraiment comprendre pourquoi, uniquement parce quil faut se soumettre aux destins et aux dieux). Énée se comporte comme un suppliant : il paraît navoir jamais jusquici la situation en main. Ainsi, en V, 685-692 : il appelle le secours des dieux car il ne sait quoi faire, ni comment gérer la situation. Il est même prêt à tout abandonner (V, 700-703). Jusquà la fin du Chant V, il est décrit comme incertain (V, 827-828).
Il nous semble donc quÉnée est dabord un héros fade et inconsistant, mais quil est véritablement transfiguré, transcendé par le spectacle qui sest offert à ses yeux dans les Enfers. Encore juste avant la descente, il est triste et abattu (VI, 185), a besoin de laide de sa mère (VI, 193) et suit la Sibylle jusquà lentrée des Champs Élysées.
Après, Énée apparaît différent, plus fort : il recouvre alors le véritable manteau de chef. Il a compris sa mission et nest plus dépassé par elle. Il va la maîtriser et non plus la subir, la mener à bien et non plus la laisser le précéder et lui imposer sa route. Auparavant, il était guidé par lintermédiaire de prophéties maintenant il sait, donc il décide. Il ne subit plus sa destinée, mais il laccomplit, la mène à bien, rassuré et persuadé par la vision de lavenir de Rome quil va réussir et doit réussir.
À partir du vers 899 du Chant VI, Énée est surtout décrit par rapport à ses actes et à ses décisions. Ses doutes et débats intérieurs ne sont plus de mise, laccent est mis sur lempressement et la fondation de la ville. De plus, le héros est joyeux (par exemple VII, 288) alors quil était maintes fois auparavant en pleurs. Quand il subit des échecs, il ne se plaint plus, il avise, « prend toutes sortes de résolutions » (VIII, 20-21). Il pose des actes de chef [9] et dhomme désireux de mener à bien sa mission. Non seulement on verra le navire dÉnée prendre la tête de la flotte (X, 156-157) mais aussi le chef troyen assis lui-même au gouvernail de son bateau, ce qui nous semble digne dattention (X, 217-218). En outre, dans les combats, Énée est très souvent en première ligne (X, 156-157 ; 310 primus ; XII, 195 prior ; 579 inter primos) et lutte comme un lion, comparaison qui met en évidence sa puissance.
Il apparaît donc que jusquà ce que sa mission soit accomplie, dût-il en venir au mépris de la loi du suppliant, il naura de cesse de se battre avec rage et sans état dâme, transcendé par son initiation. Il tuera Turnus déjà désarmé et à terre (XII, 938-952).
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Comme annoncé dans lintroduction, nous avons tenté, à travers ces quelques pages, de lire lÉnéide comme le voyage initiatique du fondateur de la nation romaine.
Ainsi sont présents les divers personnages, indispensables dans le récit dune quête et qui entourent le héros : Hector, linstigateur de la quête ; Vénus, Anchise, la Sibylle et quelques autres comme adjuvants dÉnée ; Junon, sa perpétuelle adversaire ; et même le destinataire, la nation romaine représentée, dans les Enfers, par les âmes des héros à venir et plus particulièrement, dans le contexte politique de lépoque de Virgile, Auguste, « celui qui recréera lâge dor ». Voilà les personnages qui aident ou entravent Énée dans sa quête.
De plus, il apparaît quÉnée est effectivement engagé presque malgré lui dans une quête qui lui est imposée, tant par les dieux que par les destins, et dont la grandeur dépasse limagination humaine, même celle dÉnée. Le récit sarrête avec laccomplissement total de la mission qui incombe au héros puisque lintérêt que lon porte à ce dernier ne se justifie que dans la mesure où il est engagé dans sa quête, vu que tout le récit tend à relater la fondation de la Rome suprême.
Énée part dune situation initiale catastrophique, la prise et la destruction de Troie, pour aller fonder une ville pour les dieux Pénates. Puis il subit nombre dépreuves - passage obligé du voyage initiatique - qui lui permettent darriver chez son père pour lultime instruction qui lui donne la force dachever sa mission.
En outre, si le but du voyage est la fondation de la nation romaine, il nen demeure pas moins quÉnée lui-même change, grandit, devient un homme capable non seulement daffronter son destin, mais aussi de laccomplir. Cest là que se situe la liberté du héros : il doit accomplir loeuvre qui lui incombe, mais le choix véritable de laccomplir, que le héros pose au terme de son initiation et qui dépasse de beaucoup la simple soumission initiale dÉnée, lui permet de se transformer lui-même, de se transcender. Il ne se borne pas à accomplir sa mission, il en devient le seul et unique héros, justifiant par là que le choix des puissances supérieures qui sest porté sur lui était juste.
Voilà donc comment, au cours de lectures successives de ce chef-doeuvre, le récit et son héros nous sont apparus.
Enfin, ne pourrait-on pas caresser lhypothèse que Virgile a conçu cette Énéide en imaginant aussi le récit de la vengeance de Troie sur la Grèce, puisquun jour Rome, petite-fille dIlion, réduira cette nation au statut de province subalterne ?
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[1] Pour définir le voyage initiatique, nous nous sommes principalement basée sur la première partie du cours de Monsieur Logé, Histoire de la Littérature française, des origines au XVII siècle, que nous avons suivi aux Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles). On y présentait une analyse assez complète des grandes épopées médiévales marquées par linfluence de Virgile. [Retour]
[2] Toutes les citations du texte latin se réfèrent à l'édition de J. Perret, Virgile, Énéide, Paris, Les Belles Lettres, 1977-1999, 3 vol. Pour les livres I à IV, nous avons utilisé le quatrième tirage (1999) revu et corrigé par R. Lesueur ; pour les livres V à VIII, l'édition de 1978 ; et pour les livres IX à XII, celle de 1987 dans son deuxième tirage. [Retour]
[3] Pour la traduction française, nous nous sommes référée tant à celle de l'édition J. Perret (cfr ci-dessus) quà celle de M. Rat, Virgile, Énéide, Paris, GF Flammarion, 1998, 442 pp. [Retour]
[4] Quelques exemples au choix pour illustrer limportance du rôle dAnchise pour Enée : II, 560 : cari genitoris ; II, 635-637 : [...] genitor quem [...] optabam primum [...] primumque petebam [...] ; II, 650-670 : [...] effusi lacrimis [...] mortemque miserrimus opto [...] : nous avons voulu mettre surtout en évidence, dans ce passage, limmense douleur qui sempare dÉnée lorsquAnchise refuse de partir ; II, 707 : [...] care pater [...] ; III, 102 et suivants : Tum genitor [...] ait [...] : cest son père qui interprète loracle dApollon sur le lieu où ils doivent se rendre et ce sera lui encore qui ordonnera de repartir lors du fléau en Crète, III, 144-145. Il est donc un véritable guide pour son fils qui se fie aux décisions de celui qui a plus dexpérience que lui. [Retour]
[5] Notons que la place de cette phrase est pertinente à la fin du Livre III étant donné que, pour Énée, lultime épreuve était la perte de son père, ignorant encore les épreuves futures. Nous ne voulons donc pas dire que ce vers nest pas à sa place, mais quà la lumière de la connaissance globale du texte, elle sapplique totalement à la descente aux Enfers qui est, véritablement, la dernière épreuve avant l'initiation dÉnée. [Retour]
[6] VI, 136-148. La Sibylle dit explicitement quil sagit de rites et ici la réflexion porte sur le rameau dor : [...] et rite repertum carpe manu (145-146), sans lequel la descente nest pas possible et quÉnée ne parviendra à avoir que si et seulement si les destins le veulent (147). [Retour]
[7] VI, 263. La traduction retenue ici est celle de M. Rat. J. Perret traduit : « lui règle son pas sur le pas résolu de son guide ». Il nous semble que, comme haud timidis saccorde avec passibus, cest bien Énée qui égale par ses pas qui ne sont absolument pas craintifs son guide qui marche, et que ce ne sont pas les pas du guide qui sont haud timidis. Cest la raison pour laquelle nous avons préféré la traduction de M. Rat. [Retour]
[8] Nous avons préféré cette traduction parce quelle rend bien la notion contenue dans candidus : « blanc éclatant, dune blancheur éclatante, » tandis que J. Perret traduit simplement candidus par « clair », ce qui nous semblait un adjectif trop faible par rapport au contexte. [Retour]
[9] VII, 243-244 : donner des cadeaux à un autre chef est un acte de souverain qui veut se concilier lamitié dun égal ; VIII, 79-80 : il pose des choix de chef responsable de guerriers ; X, 158-153 : lui-même va trouver le chef Tarchon pour contracter lalliance avec lui. [Retour]
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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002