FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002


Textes latins sur la tolérance religieuse (IIe -IVe siècles)

par

Albert Léonard*

Professeur à l'Université de Louvain


Publié dans Latinter, 11e année, numéro 2, juin 2002, p. 34-43


Introduction

La tolérance ? Il y a des maisons pour ça ! On connaît la boutade de Claudel ; pendant un siècle en effet, jusqu'en 1946 en France, l'expression « maison de tolérance » était appliquée aux maisons de prostitution, c'est-à-dire non interdites par la loi.

Actuellement, dans nos sociétés, la tolérance, en particulier dans le domaine religieux, est unanimement proposée, notamment à la jeunesse, comme une valeur fondamentale à cultiver et à promouvoir. C'est que, malheureusement, aujourd'hui encore, dans de nombreux conflits sanglants, des combattants brandissent des slogans religieux.

Nous nous sommes reportés aux premiers siècles du christianisme, qui ont vu sa confrontation avec l'Empire romain  : d'abord interdit et persécuté, ensuite accepté, le christianisme est devenu religion d'État dès la fin du IVe siècle. Les revendications sont donc venues, au départ, des chrétiens ; vers 311/ 313, la liberté religieuse est accordée à tous ; à la fin du IVe siècle, ce sont les païens qui, à leur tour, réclament la tolérance pour leur religion.

On trouvera ci-après, des extraits latins et leur traduction, des traductions seules qui introduisent ou prolongent ces extraits, des informations sur le contexte et quelques notes de vocabulaire, enfin, des éléments de chronologie.


Sommaire

A) Porte-parole des premiers chrétiens, Tertullien

1. Quatre extraits de l'Apologétique  : a) fort des succès du christianisme, b) Tertullien dénonce les préjugés anti-chrétiens, c) revendique la liberté religieuse, d) annonce l'échec des persécutions.

2. Dans l'A Scapula, Tertullien réclame le droit à la liberté de culte.

B) Édits de tolérance

1. En 311, devant l'échec des persécutions, Galère se résigne à promulguer un édit de tolérance envers les chrétiens.

2. Extraits de « l'édit de Milan », daté de 313 et signé par Constantin et Licinius

C) Combat des derniers païens pour la tolérance religieuse

1. Symmaque demande à l'empereur le retour à la Curie de l'autel de la Victoire

2. Réaction d'Ambroise  : il ne faut pas accéder à la demande de Symmaque.

D) Épilogue : Théodose et la fin de la tolérance religieuse.

Repères chronologiques.


A) Tertullien  : Les premiers chrétiens réclament la liberté religieuse

1. Apologeticum (en 197)

a) « Nous sommes d'hier et déjà nous avons rempli la terre  »

Hesterni sumus et orbem iam et uestra omnia impleuimus, urbes, insulas, castella, municipia, conciliabula, castra ipsa, tribus, decurias, palatium, senatum, forum. Sola uobis reliquimus templa  ! (37, 4 ; J.-P. WALTZING, CUF, 1929)

Nous sommes d'hier et déjà nous avons rempli la terre et tout ce qui est à vous : les villes, les îles, les postes fortifiés, les municipes, les bourgades, les camps eux-mêmes, les tribus, les décuries, le palais, le sénat, le forum. Nous ne vous avons laissé que les temples (37, 4).

b) À tout propos, on crie : « Les chrétiens au lion ! ».

À la vérité, pour justifier leur haine, ils allèguent, entre autres vains prétextes, qu'ils regardent les chrétiens, depuis toujours, comme la cause de tous les désastres publics, de tous les malheurs nationaux.

Si Tiberis ascendit in moenia, si Nilus non ascendit in rura, si caelum stetit, si terra mouit, si fames, lues, statim « Christianos ad leonem » ! Tantos ad unum ? Oro uos, ante Tiberium, id est ante Christi aduentum, quantae clades orbem et urbem ceciderunt ? (40, 2-3).

Si le Tibre déborde dans la ville, si le Nil ne déborde pas dans les campagnes, si le ciel est resté fixe, si la terre a tremblé, s'il y a une famine, une épidémie, aussitôt (on crie) « les Chrétiens au lion ». Tant de chrétiens pour un seul lion ? Je vous le demande, avant Tibère, c'est-à-dire avant la venue du Christ, combien de calamités n'ont pas frappé le monde et la ville ?

[lues, luis : chose en liquéfaction, peste, épidémie, calamité - tanti, ae, a = tot ; quanti, ae, a = quot]

c) L'irréligion, c'est nier la liberté religieuse

Colat alius Deum, alius Iouem ; alius ad caelum manus supplices tendat, alius ad aram Fidei manus ; alius nubes numeret orans, alius lacunaria ; alius suam animam Deo suo uoueat, alius hirci. Videte enim ne et hoc ad irreligiositatis elogium concurrat, adimere libertatem religionis et interdicere optione diuinitatis, ut non liceat mihi colere quem uelim, sed cogar colere quem nolim. Nemo se ab inuito coli uolet, ne homo quidem.

Atque adeo et Aegyptiis permissa est tam uanae superstitionis potestas auibus et bestiis consecrandis. ... Vnicuique etiam prouinciae et ciuitati suus deus est ... Sed nos soli arcemur a religionis proprietate ! Laedimus Romanos nec Romani habemur, quia nec Romanorum deum colimur. Bene quod omnium Deus est, cuius, uelimus ac nolimus, omnes sumus. Sed apud uos quoduis colere ius est praeter Deum uerum. (24, 5-10).

Que l'un adore Dieu, un autre Jupiter ; que l'un tende ses mains suppliantes vers le ciel, un autre vers l'autel de la Bonne Foi ; que l'un compte les nuages en priant, un autre les panneaux du plafond ; que l'un voue sa propre vie à son Dieu, un autre celle d'un bouc. Prenez garde en effet que ne tourne déjà en grief d'irréligion, le fait d'enlever la liberté de religion et d'interdire le choix de la divinité, en sorte qu'il ne me soit pas permis d'adorer qui je veux, mais que je sois contraint d'adorer qui je ne veux pas. Personne ne voudra être adoré à contrecoeur, pas même un humain.

Aussi bien, on a accordé aux Egyptiens la liberté d'une superstition si inepte qui consiste à sacraliser des oiseaux et des animaux... Même chaque province et chaque cité a son dieu à elle... Mais à nous seuls il est interdit de posséder une religion à nous ! Nous offensons les Romains et nous ne sommes pas considérés comme Romains parce que nous adorons un dieu qui n'est pas celui des Romains. Heureusement qu'il est le Dieu de tous les hommes, à qui, que nous le voulions ou non, nous appartenons tous. Mais chez vous on a le droit d'adorer ce qu'on veut, sauf le vrai Dieu.

[lacunar, is et lacunarium : plafond lambrissé, plafond à caissons - elogium (attention au sens « transparent ») : (ici) crime, grief - bene quod : (ici) c'est bien que, heureusement que...]

d) Vous avez beau nous condamner ; « c'est de la semence que le sang des chrétiens ! »

Nec quicquam tamen proficit exquisitior quaeque crudelitas uestra : illecebra est magis sectae. Etiam plures efficimur, quotiens metimur a uobis : semen est sanguis Christianorum ! (50, 13)

Mais elle ne sert à rien toute votre cruauté si raffinée : elle est plutôt un attrait pour notre secte. Nous devenons même plus nombreux chaque fois que nous sommes moissonnés par vous : c'est de la semence que le sang des chrétiens .


2. Ad Scapulam (en 212) : Pour la liberté de culte

Nos unum Deum colimus, quem omnes naturaliter nostis, ad cuius fulgura et tonitrua contremiscitis, ad cuius beneficia gaudetis. Ceteros et ipsi putatis deos esse, quos nos daemonas scimus. Tamen humani iuris et naturalis potestatis est unicuique quod putauerit colere ; nec alii obest aut prodest alterius religio. Sed nec religionis est cogere religionem, quae sponte suscipi debeat, non ui, cum et hostiae ab animo libenti expostulentur. Ita etsi nos compuleritis ad sacrificandum, nihil praestabitis deis uestris : ab inuitis enim sacrificia non desiderabunt, nisi si contentiosi sunt ; contentiosus autem Deus non est. Denique qui est uerus, omnia sua ex aequo et profanis et suis praestat. (2,1-3 ; Scapula, proconsul d'Afrique, était un ennemi acharné des chrétiens. (Texte de la CUF)

Nous adorons un seul Dieu, que vous connaissez tous naturellement, dont les éclairs et les coups de tonnerre vous font trembler, dont les bienfaits vous réjouissent. Vous pensez qu'il existe d'autres dieux que nous savons être des démons. Cependant, il relève de la loi humaine et du droit naturel que chacun adore ce qu'il croit ; et la religion de l'un ne lèse ni ne favorise autrui. Mais il n'appartient pas à la religion d'imposer la religion, qui doit être adoptée volontairement, non par la contrainte car même les victimes sacrificielles sont demandées à une âme qui l'accepte volontiers. Aussi, même si vous nous forcez à sacrifier, vous ne satisferez en rien vos dieux : en effet, ils ne désireront pas des sacrifices de la part de gens qui y sont forcés, à moins qu'ils n'aiment le conflit ; or Dieu n'aime pas le conflit. D'ailleurs celui qui est le vrai Dieu accorde tous ses bienfaits également aux impies et aux siens. (D'après H. ZEHNACKER et J.-Cl. FREDOUILLE, Anthologie de la littérature latine, PUF, 1998, pp. 358-359).


B) De l'édit de Galère à « l'édit de Milan »  :

d'une tolérance religieuse concédée à contre-coeur
à une tolérance généreusement accordée à tous

1. L'Édit de Galère, en 311

Gendre de Dioclétien, avec qui il partagea le pouvoir, Galère (305-311) fit persécuter les chrétiens avant de se résoudre, à la fin de sa vie, à leur concéder le droit d'exister :

« Entre toutes les dispositions que nous n'avons cessé de prendre dans l'intérêt et pour le bien de l'Etat, nous avions décidé antérieurement de réformer toutes choses selon les lois anciennes et la règle des Romains, et de veiller à ce que
ut etiam christiani, qui parentum suorum reliquerant sectam, ad bonas mentes redirent, siquidem, quadam ratione, tanta eosdem christianos uoluntas inuasisset et tanta stultitia occupasset, ut non illa ueterum instituta sequerentur, quae forsitan primum parentes eorundem constituerant, sed pro arbitrio suo atque ut isdem erat libitum, ita sibimet leges facerent quas obseruarent, et per diuersa uarios populos congregarent »

« même les chrétiens, qui avaient abandonné la religion de leurs ancêtres, revinssent à de bons sentiments, puisque, pour de certaines raisons, ces mêmes chrétiens avaient été saisis d'une telle obstination et possédés d'une telle folie que, loin de suivre les usages des anciens -usages qui avaient peut-être été établis par leurs propres aïeux- ils se faisaient pour eux-mêmes, selon leur gré et leur bon plaisir, des lois qu'ils observaient et qu'en divers lieux ils attiraient des foules de gens de toutes sortes. »

« Bref, après la publication de notre édit leur enjoignant de se conformer aux usages des ancêtres, beaucoup ont été poursuivis, beaucoup même ont été frappés. Mais comme un grand nombre persistent dans leur propos ... nous avons décidé qu'il fallait étendre à leur cas aussi, et sans aucun retard, le bénéfice de notre indulgence, de sorte qu'à nouveau ils pussent être chrétiens et rebâtir leurs lieux de réunion, à condition qu'ils ne se livrent à aucun acte contraire à l'ordre établi. ... En conséquence, et en accord avec l'indulgence que nous leur témoignons, les chrétiens devront prier leur dieu pour notre salut, celui de l'Etat, et le leur propre, afin que l'intégrité de l'Etat soit rétablie partout et qu'ils puissent mener une vie paisible dans leurs foyers ». (Lactance, De mortibus persecutorum, I, 34, texte et traduction J. Moreau, « Sources chrétiennes », les Editions du Cerf, 1954).


2. « L'édit de Milan », en 313

En février-mars, Constantin (Occident) et Licinius (Orient) se rencontrent à Milan ; ils conviennent de préciser par des lettres adressées à leurs fonctionnaires respectifs l'édit de tolérance de Galère, en l'élargissant, c'est ce qui a longtemps été appelé « Édit de Milan ».

Le 15 juin de l'année où lui-même (Licinius) et Constantin étaient consuls pour la troisième fois, il fit afficher une lettre circulaire adressée au gouverneur, concernant le rétablissement de l'Église (de restituenda ecclesia huius modi litteras).

2. « Cum feliciter tam ego Constantinus Augustus quam etiam ego Licinius Augustus apud Mediolanum conuenissemus atque uniuersa quae ad commoda et securitatem publicam pertinerent in tractatu haberemus, haec inter cetera quae uidebamus pluribus hominibus profutura, uel in primis ordinanda esse credidimus, quibus diuinitatis reuerentia continebatur, ut daremus et christianis et omnibus liberam potestatem sequendi religionem quam quisque uoluisset, quo quicquid est diuinitatis in sede caelesti, nobis atque omnibus qui sub potestate nostra sunt constituti, placatum ac propitium possit existere.

3. Itaque hoc consilium salubri ac rectissima ratione ineundum esse credidimus, ut nulli omnino facultatem abnegandam putaremus qui uel obseruationi christianorum uel ei religioni mentem suam dederet quam ipse sibi aptissimam esse sentiret, ut possit nobis summa diuinitas, cuius religioni liberis mentibus obsequimur, in omnibus solitum fauorem suum beniuolentiamque praestare ».

2. « Moi, Constantin Auguste, ainsi que moi, Licinius Auguste, réunis heureusement à Milan pour discuter de tous les problèmes relatifs à la sécurité et au bien public, nous avons cru devoir régler en tout premier lieu, entre autres dispositions de nature à assurer, selon nous, le bien de la majorité, celles sur lesquelles repose le respect de la divinité, c'est-à-dire donner aux chrétiens comme à tous la liberté et la possibilité de suivre la religion de leur choix afin que tout ce qu'il y a de divin au céleste séjour puisse être bienveillant et propice, à nous-mêmes et à tous ceux qui se trouvent sous notre autorité. »

3. « C'est pourquoi nous avons cru, dans un dessein salutaire et très droit, devoir prendre la décision de ne refuser cette possibilité à quiconque, qu'il ait attaché son âme à la religion des chrétiens ou à celle qu'il croit lui convenir le mieux, afin que la divinité suprême, à qui nous rendons un hommage spontané, puisse nous témoigner en toute chose sa faveur et sa bienveillance coutumières. »

4. « Il convient donc que ton excellence sache que nous avons décidé, supprimant complètement les restrictions contenues dans les écrits envoyés antérieurement à tes bureaux concernant le nom des Chrétiens (super christianorum nomine), d'abolir les stipulations qui nous paraissaient tout à fait malencontreuses et étrangères à notre mansuétude, et de permettre dorénavant à tous ceux qui ont la détermination d'observer la religion des chrétiens, de le faire librement et complètement, sans être inquiétés ni molestés. »

6. « ...intellegit Dicatio tua etiam aliis religionis suae uel obseruantiae potestatem similiter apertam et liberam pro quiete temporis nostri esse concessam ut in colendo quod quisque delegerit, habeat liberam facultatem. Quod a nobis factu... »

6. « ...ton Dévouement sait que la même possibilité d'observer leur religion et leur culte est concédée aux autres citoyens, ouvertement et librement, ainsi qu'il convient à notre époque de paix, afin que chacun ait la libre faculté de pratiquer le culte de son choix. Ce qui a dicté notre action, c'est la volonté de ne point paraître avoir apporté la moindre restriction à aucun culte ni à aucune religion. »

7.« De plus, en ce qui concerne la communauté des chrétiens, voici ce que nous avons cru devoir décider : les locaux où les chrétiens avaient auparavant l'habitude de se réunir... doivent leur être rendus sans paiement. »

(Suit toute une série de recommandations pratiques)


C) Les « derniers païens » demandent la liberté religieuse

1. La requête de Symmaque

Après la bataille d'Actium (-31), le futur Auguste, avait fait placer à Rome, à la Curie, un autel dédié à la Victoire ; en entrant, chaque sénateur y faisait brûler un peu d'encens. Avec le triomphe du christianisme, cet autel et la statue, symboles de la tradition religieuse de la Ville, avaient été enlevés de la salle des séances du sénat. En 384, Symmaque (345-405), alors préfet de Rome, adressa à l'empereur Valentinien II un rapport officiel (relatio), demandant le rétablissement de cet autel. C'est l'occasion d'un vibrant plaidoyer pour le paganisme, dans un esprit de tolérance.

Suus enim cuique mos, suus ritus est : uarios custodes urbibus cultus mens diuina distribuit ; ut animae nascentibus, ita populis fatales genii diuiduntur. Accedit utilitas quae maxime homini deos adserit. Nam cum ratio omnis in operto sit, unde rectius quam de memoria atque documentis rerum secundarum cognitio uenit numinum? Iam si longa aetas auctoritatem religionibus faciat, seruanda est tot saeculis fides, et sequendi sunt nobis parentes, qui secuti sunt feliciter suos.

Romam nunc putemus adsistere atque his uobiscum agere sermonibus : « optimi principum, patres patriae, reueremini annos meos in quos me pius ritus adduxit ! utar caerimoniis auitis, neque enim paenitet ! Viuam meo more, quia libera sum ! Hic cultus in leges meas orbem redegit, haec sacra Hannibalem a moenibus, a Capitolio Senonas reppulerunt. Ad hoc ergo seruata sum ut longaeua reprehendar ? Videro quale sit quod instituendum putatur, sera tamen et contumeliosa est emendatio senectutis ».

Ergo diis patriis, diis indigetibus pacem rogamus. Aequum est, quidquid omnes colunt, unum putari. Eadem spectamus astra, commune caelum est : idem nos mundus inuoluit : quid interest qua quisque prudentia uerum requirat? Vno itinere non potest perueniri ad tam grande secretum. (Symmachi Relatio, 8-10 ; H. LAVARENNE, Prudence, t. III, CUF, 1963)

 

« Chacun a ses coutumes, chacun a ses rites ; l'intelligence divine a attribué aux villes, pour leur sauvegarde, des cultes divers ; comme les âmes aux enfants qui naissent, ainsi aux peuples sont impartis des génies responsables de leur destinée. Vient s'ajouter l'intérêt qui lie le plus fortement les dieux à l'homme. Car puisque toute explication rationnelle demeure cachée, d'où la connaissance des divinités peut-elle venir plus correctement que du souvenir et des enseignements des succès passés ? Dès lors, si c'est la longue durée qui donne de l'autorité aux religions, il faut conserver une foi (vieille) de tant de siècles et suivre nos parents qui ont eux-mêmes suivi avec profit les leurs. »

« Imaginons que c'est maintenant Rome qui se présente et qui s'entretient avec vous en ces termes : excellents empereurs, pères de la patrie, respectez mon grand âge auquel m'a conduite la piété de mes rites ! puissé-je pratiquer les cérémonies ancestrales, je n'ai pas en effet à le regretter ! Puissé-je vivre selon ma tradition, parce que je suis libre ! C'est ce culte qui a soumis l'univers à mes lois, ce sont ces sacrifices qui ont repoussé Hannibal de mes remparts, les Sénons du Capitole. N'ai-je donc été préservée que pour être l'objet de reproches dans ma vieillesse? Je verrai ce que vaut ce qu'on pense devoir établir, mais elle est tardive et injurieuse cette correction de la vieillesse. »

« Nous demandons donc la paix pour les dieux de nos pères, pour nos dieux nationaux. Ce que tous adorent, il est juste de le concevoir comme une seule et même réalité. Ce sont les mêmes astres que nous contemplons, le ciel nous est commun : le même univers nous enveloppe : qu'importe par quelle sagesse chacun cherche la vérité. Il ne peut se faire qu'on parvienne à un si grand mystère par un chemin unique. »

[mos : la tradition en général - ritus, us : la tradition en matière religieuse - fatalis : assigné par le Fatum, le destin (racine fa) - genius, i : divinité personnelle protectrice - opertum, i (cf. operire) chose cachée, secrète, de opertus, part. de operire - ratio : (ici) preuve rationnellle - optimi principum : le jeune Valentinien II (Occident) partageait le pouvoir avec un autre Auguste, Théodose (Orient) - uidero : uidebo - quod instituendum putatur : allusion au christianisme - dii indigetes : les dieux indigènes, nationaux - unum putari : tendance vers un syncrétisme religieux, un déisme, cf. déjà, plus haut, mens diuina]

La grande préoccupation de l'époque n'est pas d'ordre religieux : l'Empire, fatigué, est menacé sur ses frontières par des barbares de plus en plus difficiles à contenir (le parti païen en a d'ailleurs souvent rejeté la responsabilité sur les chrétiens) ; l'allusion à Hannibal et aux Sénons (les Gaulois) peut donc être mise en relation avec l'actualité.

Symmaque nous donne la conception religieuse des païens cultivés de son époque ; elle contraste singulièrement avec l'image obscurantiste, voire sanguinaire, qu'en présentent certains polémistes chrétiens. On pourrait dire qu'il faut de l'audace pour réclamer la tolérance après les siècles de persécution qu'ont subis les chrétiens, mais il faut se rappeler que les Romains auraient sans doute inclus le christianisme dans leur patrimoine religieux, et le Dieu des chrétiens dans leur Panthéon, si les chrétiens n'avaient pas eux-mêmes catégoriquement refusé cette perspective. (D'après J. COUSTEIX et alii, Latin. Première et terminale, Nathan, 1990, pp. 326-330)


2. La réponse d'Ambroise

Le rapport de Symmaque est un moment fort dans la longue « affaire de l'autel de la Victoire », qui avait commencé en 357 avec un premier retrait de la Curie, lieu de réunion du sénat. L'autel de la Victoire était bien le symbole du paganisme : les deux partis en avaient conscience. Ambroise, instruit de la démarche de Symmaque réagit et adressa deux lettres énergiques à Valentinien II qui rejeta la demande de Symmaque. L'évêque de Milan oppose à la prosopopée de la Rome païenne une contre-prosopopée, chrétienne désormais.

Ambroise, évêque, au très heureux prince et très clément empereur Valentinien Auguste.

1. Dès que j'ai appris que le clarissime Symmaque, préfet de la Ville, avait fait un rapport à Votre Clémence, demandant qu'on remît en place l'autel qui avait été enlevé de la Curie de Rome et que vous ... aviez refusé votre approbation à la requête des païens (gentilium), je vous ai présenté un mémoire ... j'ai néanmoins demandé un exemplaire du rapport. Aujourd'hui donc je viens répondre aux assertions de ce rapport.

4. Il met en scène Rome en pleurs, réclamant d'une voix plaintive ce qu'il appelle ses « cérémonies ancestrales de culte ». Ce sont ces rites, dit-il, qui ont repoussé Hannibal de vos remparts et les Sénons du Capitole. Mais en vantant la puissance de ces rites, il trahit leur faiblesse. Hannibal a donc longtemps insulté la religion romaine, et il est parvenu en vainqueur jusqu'aux murs de la Ville, en dépit des dieux qui combattaient contre lui ? .. 5. Que dirais-je des Sénons ? Les restes de l'armée romaine n'auraient pas pu résister à leur arrivée au coeur même du Capitole, si une oie ne les avait trahis de son gloussement effrayé ? Voilà donc ce que sont les gardiens des temples de Rome ! Où était alors Jupiter? Etait-ce lui qui parlait dans le corps de l'oie?... 7. Ce n'est pas là le message de Rome. Ce sont d'autres paroles qu'elle adresse aux Romains :

« Aliis ego disciplinis orbem subegi. Militabat Camillus qui sublata Capitolio signa, caesis Tarpeiae rupis triumphatoribus, reportauit ; strauit uirtus, quos religio non remouit. ... (Rappel de plusieurs lourdes défaites des armées romaines au siècle précédent) Numquid et tunc non erat ara uictoriae? Paenitet lapsus : uetusta canities pudendi sanguinis traxit ruborem. Non erubesco cum toto orbe longaeua conuerti. Verum certe est quia nulla aetas ad perdiscendum sera est. Erubescat senectus, quae emendare se non potest ».

8. « Vno, inquit, itinere non potest perueniri ad tam grande secretum ». Quod uos ignoratis, id nos Dei uoce cognouimus. Et quod uos suspicionibus quaeritis, nos ex ipsa sapientia Dei et ueritate compertum habemus. Non congruunt igitur uestra nobiscum.» (Ambrosii epistola XVIII)

« Moi, c'est par d'autres méthodes que j'ai soumis l'univers. Camille se battait, lui qui a remis en place les enseignes enlevées au Capitole, après avoir massacré les vainqueurs de la roche Tarpéienne : c'est sa valeur qui terrassa ceux que la religion n'avait pas écartés. ... Est-ce que alors également l'autel de la Victoire n'était pas en place? Je regrette mon erreur. Ma vieillesse chenue a attiré sur elle le rouge d'un sang qui fait honte. Je ne rougis pas de me convertir, avec tout l'univers, à un âge avancé. Assurément il est vrai qu'aucun âge n'est trop tardif pour apprendre plus à fond. Que rougisse une vieillesse qui est incapable de se corriger ».

8. « Il ne peut se faire, dit-il, qu'on parvienne à un si grand mystère par un chemin unique ». Ce que vous ignorez, cela nous avons appris à le connaître par la voix de Dieu. Et ce que vous cherchez par des conjectures, nous l'avons découvert à partir de la sagesse-même et de la véracité de Dieu. Vos vues ne rencontrent donc pas les nôtres. »

Le poète chrétien Prudence a écrit, une vingtaine d'années plus tard, un Contre Symmaque en deux livres, dont de nombreux passages font écho à la Relatio du païen. En se fondant sur les vers 666 et suivants du livre II, on peut penser que le pudendi sanguinis dont Rome reconnaît s'être couverte est celui des chrétiens victimes des persécutions.

Le conflit n'était pas seulement idéologique ; des questions matérielles importantes étaient liées au choix religieux du pouvoir impérial : les païens demandaient par exemple que soient accordés à leurs prêtres et aux vierges de Vesta un traitement et des immunités fiscales.


D) Théodose et la fin de la liberté religieuse

Théodose Ier dit le Grand (Espagne 346 - Milan 395) fut le dernier empereur à avoir régné seul sur l'ensemble de l'Empire ; à sa mort, celui-ci fut partagé entre ses deux fils, Honorius (Occident) et Arcadius (Orient).

Les prédécesseurs de Théodose s'étaient ralliés à telle religion, ou à telle formule religieuse, l'avaient favorisée, mais ils avaient adopté une certaine tolérance à l'égard des autres croyances dans la mesure où ils les laissaient subsister. Théodose détruit cette tolérance en établissant une religion d'État obligatoire pour tous. En 380 en effet, l'édit de Thessalonique impose très clairement la ligne de Nicée, contre l'arianisme :

« Tous nos peuples... doivent se rallier à la foi transmise aux Romains par l'apôtre Pierre, celle que professe le pontife Damase... c'est-à-dire reconnaître ... la Divinité une et la Sainte Trinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ceux-là seuls qui observent cette loi ont droit au titre de chrétiens catholiques. Quant aux autres, ces insensés extravagants, ils sont hérétiques et frappés d'infamie, leurs lieux de réunion n'ont pas droit au nom d'églises, ils seront soumis à la vengeance de Dieu d'abord, puis à la nôtre... » (C. Th., 16, 1,2).

En 391, c'est le paganisme qui fait l'objet d'une mesure radicale :

Il est interdit « de se souiller en sacrifiant, d'immoler une victime innocente, de pénétrer dans un sanctuaire, de visiter un temple, d'adorer des simulacres sortis des mains d'hommes mortels » (C. Th., 16, 10, 10).

« Alors commencent la ruée sur les temples, pour les démolir ou en faire des églises, le pillage des statues, pour les briser ou en orner Constantinople. Un pan entier de la civilisation antique s'est effondré dans l'indifférence générale ou la joie de beaucoup, mais non sans déchaîner la passion haineuse de quelques-uns » (R. REMONDON, La crise de l'Empire romain, « Nouvelle Clio », PUF, 1970, pp. 193-196. Voir aussi P. PETIT, Histoire générale de l'Empire romain. 3. Le Bas-Empire (284-395), coll. « Points. Histoire », Seuil, 1974)

Les prédécesseurs de Théodose avaient laissé au pouvoir spirituel le soin de définir le contenu de la foi. C'est Théodose lui-même qui fixe et impose le dogme, c'est en son nom propre qu'il réglemente le code des vérités chrétiennes obligatoires, et non au nom de l'Eglise. Ayant décidé que la formule de Nicée était la seule juste, Théodose lui donne des assises légales en interdisant toutes les autres croyances, qu'il s'agisse des autres doctrines chrétiennes ou du paganisme. Politique et religion se confondent. Toutefois, le pouvoir religieux, incarné par de fortes personnalités comme Ambroise, n'hésite pas à rappeler à Théodose qu'il est chrétien avant d'être empereur : en 390, Théodose avait ordonné hâtivement un massacre de manifestants à Thessalonique (des milliers de tués) ; Ambroise l'excommunia et lui imposa une pénitence avant de l'accepter de nouveau : après quelques semaines d'hésitation, Théodose se soumit à la pénitence publique que l'évêque lui imposait.

« La liberté des opinions et des croyances est toujours chose fort tardive, elle ne peut se concevoir et pénétrer les lois et les moeurs que dans une époque avancée, quand les esprits se sont progressivement enrichis et affaiblis de leurs différences échangées. » (Valéry, Variété, La Pléiade, I, p. 734)


REPERES CHRONOLOGIQUES

64 Incendie de Rome et persécution des chrétiens sous Néron. Depuis cette époque, sans qu'il existe, semble-t-il, une législation formelle, il est interdit d'être chrétien « non licet esse uos » ; le nomen christianum constitue à lui seul un crime punissable de mort

111 Pline le Jeune, légat de Bithynie. La Lettre à Trajan et le rescrit de celui-ci : pas de recherche systématique des chrétiens, mais condamnation à mort de ceux qui, régulièrement dénoncés et convaincus de christianisme, refuseront d'abjurer

165 Martyre de Justin à Rome. Né dans l'actuelle Naplouse, philosophe, converti vers 130, il ne renia pas Platon mais introduisit sa pensée dans le christianisme

197 Apologétique de Tertullien

249/250 Édit de persécution de Dèce. Pour renforcer l'unité romaine autour des dieux protecteurs de l'Etat, l'empereur ordonne à tous les citoyens de participer à un sacrifice général. Des certificats -libelli- étaient délivrés à ceux qui s'étaient mis en règle. Beaucoup de chrétiens se plient à cet ordre et sacrifient ; d'autres se procurent du moins un certificat, mais les martyrs furent nombreux, dont le pape Fabien

257/258 Martyre du pape Sixte II à Rome et de Cyprien à Carthage

260 Édit de tolérance de Gallien. Un rescrit autorisa officiellement, pour la première fois, le culte chrétien ; les biens confisqués furent restitués aux églises, notamment les cimetières. Le christianisme n'était pas encore une religio licita, mais ces mesures constituaient une reconnaissance de fait

293 Dioclétien, empereur depuis 284, instaure la tétrarchie

303/304 Édits de persécution de Dioclétien. L'empire païen tente une dernière fois d'anéantir la religion chrétienne ; la persécution sera plus sévère et plus longue en Orient

306 Début du règne de Constantin. L'ascension progressive de Constantin (306-312-324) entraînera un changement complet du statut du christianisme : il devient une religion légale, privilégiée, bientôt une religion d'État

311 Le 21 avril, Édit de tolérance de Galère, forcé de reconnaître l'échec de la politique de répression

312 Bataille dite « du Pont Milvius » : Constantin remporte la victoire sur Maxence et devient maître de l'Occident. Avant la bataille, un signe serait apparu dans le ciel : une croix lumineuse entourée de la phrase « In hoc signo uinces », que Constantin fit représenter sur un étendard, le « labarum »

313 En février-mars, Constantin (Occident) et Licinius (Orient) se rencontrent à Milan ; ils conviennent de préciser par des lettres adressées à leurs fonctionnaires respectifs l'édit de tolérance de Galère, en l'élargissant, c'est ce qui a longtemps été appelé « Édit de Milan », connu grâce à Lactance et à Eusèbe de Césarée

315 Les premiers symboles chrétiens (le monogramme du Christ) apparaissent sur les monnaies impériales ; les dernières figurations païennes disparaissent en 323

323 Un chrétien accède pour la première fois au consulat

324 Constantin seul empereur

325 Le dimanche devient officiellement jour férié

325 Premier concile oecuménique (Nicée), convoqué par Constantin : Arius est condamné, mais sa doctrine n'en continue pas moins à se répandre, surtout en Orient. Devenu chrétien, l'empereur se considère comme le chef du peuple chrétien, danger de « césaropapisme »

361-363 Julien dit «  l'Apostat  » empereur. Mesures contre les chrétiens

380 Édit de Thessalonique : Théodose fait du christianisme, fidèle au concile de Nicée, la religion officielle obligatoire (c'est l'arianisme qui est principalement visé)

381 2e concile oecuménique, réuni par Théodose à Constantinople ; nouvelle condamnation de l'arianisme

383 Opposition entre le sénateur païen Symmaque et saint Ambroise à propos de la présence de l'Autel de la Victoire, symbole des traditions païennes, dans la curie ; il fut enlevé puis replacé, puis enlevé définitivement. Débat entre un christianisme triomphant et le paganisme réduit à prêcher la tolérance au nom du ritus maiorum

390-405 Jérôme, à Bethléem, traduit la Bible en latin, d'où la Vulgate (versio vulgata)

391-392 Édits de Théodose mettant fin au culte païen : le paganisme est interdit, les temples sont fermés ou détruits. Lui-même renonce au titre de « grand pontife »

394 Suppression des jeux olympiques

(415 Des païens deviennent victimes de l'intransigeance de chrétiens : Hypathia, philosophe et mathématicienne d'Alexandrie, est lynchée par la foule excitée par des moines)

(529 Fermeture de l'école néo-platonicienne d'Athènes).

 

J. DANIELOU et H. MARROU, Nouvelle histoire de l'Église. I. Des origines à saint Grégoire le Grand, éditions du Seuil, 1963.

P.-M. BEAUDE, Premiers chrétiens, premiers martyrs, « Découverte Gallimard », n° 189, Gallimard, 1993.


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 3 - janvier-juin 2002

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