FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 2 - juillet-décembre 2001
Romulus, fondateur et premier roi de Rome.
Autopsie d'une légende
par
Jacques Poucet*
Professeur à l'Université de Louvain (Louvain-la-Neuve)
et aux
Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)
Membre de l'Académie royale de Belgique
<poucet@egla.ucl.ac.be>
Texte d'une conférence prononcée le 25 novembre 1997, au Forum des Halles de Louvain-la-Neuve.
Nous allons ce matin passer ensemble quelques instants en compagnie de Romulus, fondateur et premier roi de Rome, Rome, qui est, comme l'écrivait Michel Serres, une de nos trois villes-mères, avec Athènes et Jérusalem.
Un rappel des données essentielles du récit
Mais d'abord le récit de sa vie. Son histoire ne commence pas à Rome même, qui n'existe pas encore, mais dans une autre ville, qui s'appelle Albe-la-Longue et qui est située à une vingtaine de km au sud, non loin de l'actuel Castel Gandolfo.
Nous sommes sous le règne du roi Numitor, héritier légitime d'un trône qui remonte à Énée et à son fils Ascagne. Mais notre Numitor est victime des manœuvres de son frère, Amulius, et détrôné par lui. Le méchant Amulius, l'usurpateur, prend les mesures qui s'imposent pour assurer son pouvoir. Pour éviter que la fille de Numitor, Rhéa Silvia, sa nièce donc, ait des enfants, l'usurpateur la met, nous dirions aujourd'hui au couvent. Il en fait une Vestale, une prêtresse de Vesta, vouée de par sa fonction à la virginité. Mais c'était compter sans la volonté des dieux. Fécondée miraculeusement par le dieu Mars, la Vestale va mettre au monde deux jumeaux, Romulus et Rémus, qu'Amulius, furieux, fera exposer dans une région alors déserte, sur les bords du Tibre, là où s'élèvera la future Rome, mais personne bien sûr, à ce moment-là, ne le savait encore.
Les enfants échapperont à la mort grâce à une autre intervention miraculeuse, celle d'une lupa, une louve qui viendra les allaiter, attirant l'attention d'un pasteur, Faustulus, lequel les recueillera et les confiera à sa compagne, Acca Larentia. Élevés par ce couple, les jumeaux passeront leur enfance dans la nature, les campagnes et les bois, menant une vie de simples bergers et n'hésitant pas, à l'occasion, diront certains textes, à se livrer à des razzias et à des pillages (Liv., I, 3, 11 et I, 4). Pendant dix-huit ans, ils vivront incognito, puis verront leur origine royale reconnue (je passe sur les détails), tueront l'usurpateur et réinstalleront leur grand-père Numitor sur le trône. Quittant alors la ville d'Albe surpeuplée, les jumeaux iront à leur tour fonder une ville nouvelle quelque vingt kilomètres plus loin, à l'endroit précis où ils avaient été exposés et où s'était déroulée leur enfance.
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C'est l'histoire de Rome qui s'ouvre, une Rome fondée, comme on a l'habitude de le dire, le 21 avril 753 a.C.n. En fait, il s'agit là d'une date purement conventionnelle, fixée à l'extrême fin de la République romaine par l'érudit Varron, qui a dû trancher dans le vif, en choisissant une des multiples dates proposées avant lui et même encore de son temps. 753 est donc une date purement conventionnelle, tout à fait arbitraire, mais le prestige de Varron était tel qu'elle s'imposera. Nous verrons qu'elle ne tient pas la route.
Mais revenons à nos jumeaux.
À leur arrivée sur le site, ils ne parviennent pas à décider qui aura l'honneur de fonder la ville, et choisissent de s'en remettre aux dieux, en l'occurrence de prendre les auspices, c'est-à-dire de consulter le vol des oiseaux, qu'on croyait alors « télécommandé » par les dieux. Rémus est le premier à recevoir un signe : six vautours, oiseaux royaux, mais presque immédiatement après, Romulus en aperçoit douze. L'antériorité chronologique doit-elle l'emporter sur l'importance du présage ? Une violente bagarre éclate au cours de laquelle Rémus trouve la mort. Mais il semble bien que ce soit là une tradition récente, la tradition plus ancienne voulant que Rémus se soit incliné d'abord, mais ait été tué plus tard par son frère Romulus, dans des circonstances curieuses. Romulus, le fondateur désigné par les dieux, était en train de déterminer le tracé des murs de la future Rome en creusant, selon l'usage, un sillon avec le soc d'une charrue, tirée par un attelage composé d'une vache et d'un taureau, lorsque, en guise de moquerie, Rémus sauta au-dessus des limites nouvellement tracées de la ville, « saut sacrilège » que Romulus se devait de punir sans attendre. Romulus se serait alors saisi de son épée, et aurait tué son frère jumeau en disant : « Qu'ainsi périsse à l'avenir tout qui franchira les murailles de Rome » (Liv., I, 6, 4 - 7, 3).
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Le règne et les réalisations de Romulus (753-717 a.C.n.)
Son frère disparu, Romulus devient le premier roi de Rome.
Sa vie sera riche de réalisations diverses, qu'il est impossible de présenter ici en détail. Épinglons-en quelques-unes.
Il veille notamment à accroître la population romaine, en ouvrant un lieu d'asile entre les deux sommets du Capitole ; ceux qui viennent s'y réfugier (quels que soient leur origine, voire leurs crimes antérieurs) deviennent citoyens romains. Il constitue aussi un sénat de cent membres, les Patres, dont les descendants s'appelleront patricii, « patriciens » (Liv., I, 8, 4-7). C'est indirectement la fondation du patriciat. Sénat, patriciat. Ce n'est pas tout ; Romulus passe aussi pour le fondateur d'autres institutions fondamentales sur le plan politique, comme les tribus, ou les curies.
Mais il doit faire face à un très grave problème. Comme l'écrit Tite-Live, « le manque de femmes allait limiter à une seule génération la durée de la puissance romaine ». Aussi à l'occasion d'une fête religieuse organisée à Rome et annoncée dans la région à grand renfort de publicité, Romulus va-t-il faire enlever les femmes des voisins : Antemnates, Crustuminiens, Céniniens, et surtout Sabins, ces derniers dirigés par Titus Tatius. Épisode célèbre qu'on appellera l'enlèvement des Sabines (Liv., I, 9, 10-16) et qui entraînera une série de guerres et d'exploits. L'affaire sabine, particulièrement célèbre, occupe une très grande place dans la geste romuléenne. Elle est nourrie d'épisodes brillants, comme la trahison de Tarpéia, fille du commandant de la citadelle romaine, qui, séduite par l'or des ennemis Sabins, leur ouvre les portes du Capitole (Liv., I, 11, 5-9). Autre épisode haut en couleurs, l'intervention des Sabines qui en pleine bataille, leurs enfants sur les bras, se jettent entre leurs pères sabins et leurs maris romains ; puis c'est la paix et la fusion, en un seul peuple, des Romains de Romulus et des Sabins de Titus Tatius, avec partage du pouvoir royal entre les deux chefs : Romulus et Titus Tatius régneront en commun pendant quelque 5 ans, réalisant, en commun toujours, un certain nombre de choses.
Toutefois la belle entente de la royauté double ne dure guère. Titus Tatius est assassiné par des Lavinates, peu importe pour nous dans quelles circonstances. Cette fois, Romulus n'y est pour rien. Quoi qu'il en soit, il n'est pas triste d'être à nouveau le seul roi de Rome. Il poursuivra notamment des opérations militaires contre les Véiens et les Fidénates. Selon certaines versions, il deviendra en vieillissant de plus en plus autoritaire, pour ne pas dire tyrannique.
Et finalement, au terme d'une existence bien remplie, il disparaîtra mystérieusement un jour de violent orage en passant ses troupes en revue au Champ de Mars. On expliquera sa disparition de plusieurs manières ; ce qui prévaudra, c'est la croyance en son apothéose : son peuple le croira monté au ciel, et le considérera comme un dieu. D'ailleurs Romulus apparaîtra à un certain Proculus Iulius, qui revenait des champs, et lui dira d'aller rassurer le peuple (Liv., I, 16).
Voilà l'essentiel de la tradition livienne du règne de Romulus. Il y aura dans la suite six autres rois, trois rois indigènes, « latino-sabins » comme on dit parfois (Numa Pompilius, Tullus Hostilius, Ancus Marcius) et trois rois étrusques (Tarquin l'Ancien, Servius Tullius, Tarquin le Superbe, dont le fils violera Lucècre, ce qui entraînera l'expulsion des rois et le début de la République). Mais tout cela est, comme on dit, une autre histoire. Revenons à nos moutons, c'est-à-dire à Romulus, et aux problèmes que pose sa tradition.
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Le premier problème, un problème énorme d'ailleurs, qui doit être évoqué, c'est celui de l'historicité, de l'authenticité du récit. Est-ce que les choses se sont réellement passées comme je viens de vous le raconter, à la suite des auteurs anciens ? Qu'y a-t-il d'historique dans ce récit ?
Pour répondre à cette question, il faut suivre les règles de la critique historique. Cette dernière nous apprend que dans un problème de ce genre, la question des sources et de leur valeur est primordiale. Il importe donc, d'abord et avant tout, d'évaluer nos sources ?
Ce sont essentiellement des récits d'historiens anciens, comme Tite-Live, que j'ai suivi dans mon résumé, mais aussi Cicéron, Denys d'Halicarnasse, Plutarque et quelques autres. Ce sont là des sources littéraires, comme la Guerre des Gaules de César, ou les Annales et les Histoire de Tacite. Mais attention ! César a vécu les événements qu'il rapporte, et Tacite était un contemporain (ou presque) des empereurs dont il raconte la vie. Ce n'est le cas ni de Cicéron, ni de Tite-Live, ni de Denys d'Halicarnasse, ni de Plutarque qui sont séparés par des siècles et des siècles de la fondation de Rome. Mais soyons plus précis encore, et envisageons la chaîne du temps.
Nos sources principes datent de la fin de la République et du début de l'Empire, en gros fin Ier siècle avant - début IIème siècle après (Plutarque est mort vers 120). Il y a eu avant eux d'autres historiens (on les appelle des annalistes), mais ces prédécesseurs ne sont pas tellement nombreux, ni tellement anciens. On ne les a d'ailleurs pas conservés. Le premier d'entre eux est un certain Fabius Pictor, qui a écrit vers -210. Il est le premier en milieu romain à avoir écrit un récit suivi sur les débuts de Rome. C'est de lui que dépendent tous les autres auteurs. - 210, début absolu de l'historiographie latine.
Voilà pour une des extrémités de notre chaîne. Voyons l'autre extrémité : à quel moment placer les débuts de Rome ?
Il est difficile de donner une réponse certaine, mais les archéologues actuels situent les premières tombes à incinération du Forum et du Palatin aux Xe-IXe siècles avant Jésus-Christ. Ce sont là, sur le site de Rome, les premières manifestations d'une culture, qu'on appelle la culture latiale, et qui va se développer sans solution de continuité jusqu'en pleine époque historique. Il est tentant d'y voir les débuts de Rome. Si nous revenons à Fabius Pictor pour faire nos comptes, nous constatons qu'un intervalle de plus de 7 siècles sépare les événements de leur première mise par écrit. Sept siècles, c'est beaucoup pour qu'on puisse supposer que le récit des événements réels ait pu se conserver et se transmettre fidèlement. Sans compter (autre élément défavorable) que jusqu'à la fin du VIIe siècle avant Jésus-Christ (+/- 630), Rome ne connaissait pas l'écriture. Vous avouerez qu'en présence d'une tradition qui affiche de telles caractéristiques, la seule attitude de l'historien ne peut être que le doute systématique et le scepticisme. Nous sommes très loin de la situation qui était celle de l'historien moderne en face des écrits de César ou de Tacite.
Nous avons heureusement à notre disposition d'autres données que les textes littéraires, ce qu'on appelle la tradition. Il y a la linguistique, la religion, l'anthropologie, mais surtout l'archéologie, en grand progrès depuis quelques décennies. L'historien va donc pouvoir confronter le récit traditionnel avec des informations qui lui sont extérieures, se forger une méthode, se donner des règles de travail.
Ainsi, compte tenu des caractéristiques très particulières de la tradition, il estimera que la seule position scientifiquement raisonnable est de n'accepter comme historique le récit traditionnel que si - et seulement si - des éléments extérieurs viennent le confirmer. En d'autres termes, il prendra comme règle de n'accepter comme historique dans la tradition que ce qui peut être confirmé par ailleurs, par l'archéologie, ou la linguistique, ou la religion, peu importe, en tout cas par autre chose que par la tradition, qui ne peut évidemment pas - en bonne méthode - se confirmer elle-même. Ce serait le cercle vicieux.
Je me suis livré naguère à cette enquête sur les quatre premiers rois pour constater qu'il m'était impossible de trouver une quelconque confirmation extérieure solide de l'authenticité d'éléments précis du récit traditionnel. Ainsi par exemple les données archéologiques, strictement interprétées, ne confirment pas le motif d'une Rome, colonie d'Albe ; l'archéologie pas plus que la linguistique ne confirment l'authenticité du motif d'une présence sabine aux origines de Rome, etc.
Bref, pour conclure cette question de l'historicité, je dirai qu'il ne m'apparaît pas possible de trouver dans la tradition de Romulus la trace d'événements historiques « authentiques », c'est-à-dire qui se seraient réellement passés à l'époque de la fondation ou dans les décennies qui l'ont suivie. Il est intéressant de relever - mais cela, c'est une autre histoire - que les choses changeront radicalement avec la seconde partie de la royauté romaine. Pour cette période qui correspond dans la tradition aux règnes de Tarquin l'Ancien, de Servius Tullius, de Tarquin le Superbe, l'archéologie vient, sinon confirmer, en tout cas corroborer un certain nombre d'éléments du récit traditionnel. Ainsi la démarche proposée, qui consiste fondamentalement à confronter le récit traditionnel à des données qui sont différentes et indépendantes de lui, s'avère donc, non seulement opérationnelle, mais également rentable. Ce qui permet de penser, en ce qui concerne le règne de Romulus, que le constat de carence totale - absence de confirmation extérieure de l'authenticité du récit traditionnel - est pertinent et recevable.
Pour en revenir à l'essentiel, je dirai que la formule qui aujourd'hui semble rallier le plus de partisans est la suivante : le règne de Romulus n'appartient pas à l'Histoire mais à la légende. D'où mon titre : autopsie d'un récit légendaire.
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Le problème est alors : si cette geste de Romulus n'est pas de l'histoire, qu'est-ce qu'elle est ? De quoi est-elle composée ? En d'autres termes, quels sont les « ingrédients » de la tradition ? C'est à cette question que sera consacré le reste de mon exposé.
Une analyse attentive, une « autopsie » en quelque sorte, montre que ces « ingrédients », ces composants, ces constituants de la tradition sont de plusieurs types. Je vais les passer en revue, les uns après les autres.
A. Des motifs ethnographiques ou folkloriques
Il y a d'abord ce que j'appellerais des motifs ethnographiques ou folkloriques ou planétaires. Définissons-les.
Ce sont des motifs qu'on retrouve un peu partout dans le monde, dans différents endroits, dans différents pays et différentes cultures. Ils apparaissent dans des récits, à tonalité généralement non historique. Il n'est guère possible d'établir leur origine géographique précise. Ils semblent surgir d'une espèce de fonds commun de l'humanité, une sorte « d'inconscient collectif ». On les caractérise parfois aussi comme des « motifs de conte ».
Pour en revenir à Rome et au récit romain, ces motifs sont particulièrement abondants dans la geste de Romulus, qui est en partie à lire dans l'optique de ce qu'on pourrait appeler le mythe universel du héros fondateur. Il s'agit d'un ensemble de caractéristiques, de traits qui apparaissent un peu partout dans la vie des héros fondateurs, fondateurs de cités ou d'empires, de religions ou de cultes, peu importe.
Énumérons donc, un peu en vrac, les caractéristiques-types, les traits presque obligés de la biographie du héros fondateur : conception ou naissance « hors du commun » (la gémellité comme telle est déjà en elle même marquée ; que dire alors de la fécondation d'une vierge mortelle par un dieu ?) ; naissance donc « hors normes » ; ajoutez à cela les motifs de l'exposition et du nourrissement par un animal sauvage, celui d'une période passée dans la nature, en marge de la société normale ; le rôle de fondateur d'institutions importantes, pour ne pas dire fondamentales ; le motif de la mort, parallèle à la naissance, c'est-à-dire elle aussi « hors normes ». Dans son cadre général, la geste de Romulus est ainsi à rapprocher de très nombreux récits glorifiant des fondateurs légendaires. Pour n'évoquer que des fondateurs de villes ou d'empires pris en-dehors du monde gréco-romain et pour ne rien dire des fondateurs de religion, on citera ainsi Cyrus le Grand, Sargon d'Akkad, Sémiramis, les premiers empereurs chinois, (B. Liou-Gille, Cultes héroïques, 1980, p. 178. Cfr l'analyse pp. 156-179, avec une très riche bibliographie).
De nombreuses études existent sur le sujet. Ainsi, en ce qui concerne ce que j'appelais tout à l'heure la naissance « hors normes », il suffit de feuilleter les six volumes d'une encyclopédie comme l'Enciclopedia delle Religioni, 1970-1976, pour y découvrir une bonne cinquantaine d'exemples, concernant des peuples et des personnages très différents, de conceptions miraculeuses, de grossesses extraordinaires et de naissances virginales. Dans l'apparition sur terre de pareils héros, l'intervention du merveilleux et du surnaturel constitue en quelque sorte une loi du genre. En l'espèce, le motif de la conception miraculeuse, ici un dieu qui féconde une mortelle, est donc un topos, un cliché, qui transmet le message suivant : le personnage en cause (en l'occurrence le fondateur) est quelqu'un hors du commun : la « preuve » en est qu'il n'est pas né comme tout le monde. Et le parallélisme naissance/mort va bien sûr jouer à plein. N'étant pas né comme tout le monde, il ne mourra pas comme tout le monde. Et c'est le récit de l'ascension de Romulus, de son apothéose et de son apparition à Proculus Iulius. [J'ajouterai que dans certains variantes de la légende, divers phénomènes atmosphériques (tonnerre, tempête sévère, voire éclipse) marqueront tant la conception du héros (la rencontre de Mars et de Rhéa Silvia) que sa disparition terrestre, lors de la revue de troupes au Champ de Mars. Autre topos bien sûr que ces manifestations de la nature.]
Que ces motifs se soient accumulés dans la geste du premier roi n'a rien d'étonnant. La comparaison montre que dans toutes les cultures, ce sont les vies des héros fondateurs (de cités, d'empires, de religions, de dynasties) qui les attirent d'une manière préférentielle.
Ainsi donc, dans la geste de Romulus, héros fondateur et premier roi, on trouve en très bonne place parmi les éléments constitutifs de la tradition, une série de motifs sans âge et sans patrie, qu'on appellera ethnographiques ou folkloriques, ou planétaires, peu importe ici l'adjectif. Liés pour l'essentiel au type universel du héros fondateur, ils fournissent au récit un cadre général.
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Dans la légende de Romulus, on trouve encore des éléments qui viennent de très loin, des lointains ancêtres des Romains, à savoir les Indo-Européens.
Les Indo-Européens
Vous savez qu'on entend par Indo-Européens une population qui a vécu, au cours du troisième millénaire, dans une région qu'on situerait aujourd'hui dans la vaste plaine russe, sans pouvoir préciser davantage et sans d'ailleurs une certitude absolue. À une certaine époque (IIIe/IIe millénaire), pour des raisons qui ne nous sont pas connues, ce peuple a éclaté en de multiples migrations, et les Indo-Européens se sont répandus dans toute une série de directions par vagues successives. Selon les cas, ils sont allés plus ou moins loin, imposant en général leur langue aux peuples conquis et utilisant l'écriture de ces peuples. Au deuxième millénaire en tout cas, ces Indo-Européens se signalent en Anatolie (les Hittites), en Grèce (les Mycéniens), en Italie. Les futurs Indiens sont sur l'Indus dans le même temps - mais les Scandinaves n'occuperont l'Islande qu'au dixième siècle de notre ère (d'après G. Dumézil, Entretien avec Eribon, 1987, pp. 110-111).
Bref, Latins, Grecs, Celtes, Germains, Slaves, Scandinaves, Scythes, Indiens, Iraniens, tous ces peuples anciens (et bien sûr les peuples actuels qui les prolongent) sont, sur le plan linguistique, des descendants de ces Indo-Européens. Nous sommes ainsi, sur le plan linguistique, parents non seulement des Grecs, des Anglais et des Russes, mais aussi des Iraniens et des Indiens. Parenté qui - soit dit en passant - doit s'entendre sur le plan linguistique ; il n'est pas question ici de race : il y a des langues indo-européennes, il n'y a pas de races indo-européennes.
Bref, le monde indo-européen forme une communauté linguistique. C'est un des acquis et une des gloires de la grammaire comparée du XIXe siècle d'avoir démontré la chose, avec une rigueur et une précision qui ne laissent place au moindre doute. On compare le grec au latin, au sanscrit, au vieux slave, au gotique, au celtique.
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Georges Dumézil et ses théories
C'est dans le cadre de cette vaste communauté indo-européenne qu'intervient un grand savant français, mort 1986, et qui s'appelle Georges Dumézil.
Si l'on veut présenter très schématiquement son travail, on dira que Georges Dumézil a tenté de prolonger, sur le plan de la pensée et de la mentalité, ce que la grammaire comparée avait fait au siècle dernier sur le plan de la langue. Le XIXe siècle avait réussi à dégager les traits caractéristiques de la langue indo-européenne. Georges Dumézil a tenté de retrouver quelques aspects de l'idéologie, de l'univers mental des Indo-Européens. Au Collège de France, où il enseignait à la fin de sa carrière, il était titulaire de la chaire de civilisation indo-européenne.
Comment va-t-il atteindre cet univers mental indo-européen ? Essentiellement en étudiant et en comparant (car c'est un comparatiste) la culture des différents peuples issus des Indo-Européens, et tout particulièrement les manifestations essentielles de ces cultures, à savoir les religions, les mythologies et les littératures.
Mais quel est donc le rapport de tout cela avec l'histoire de Rome, et particulièrement celle de Romulus ?
Disons, en schématisant très fortement, que Georges Dumézil a montré que des pans entiers du récit des origines et des premiers siècles de Rome étaient en réalité des constructions qui prolongeaient certaines conceptions, certains récits indo-européens. Ce matériel d'origine indo-européenne, les créateurs romains de la tradition l'ont transformé en morceaux épiques, présentés comme historiques.
Cet héritage indo-européen (car on peut l'appeler ainsi) a laissé des traces en divers endroits de la geste de Romulus, mais nulle part peut-être il n'est plus clair, plus sensible et plus évident que dans l'épisode sabin des origines. Un mot à ce sujet, ici encore en simplifiant outrageusement les choses.
Selon Georges Dumézil, l'épisode sabin des origines de Rome est construit sur un schéma bien déterminé, qu'on peut penser d'origine indo-européenne, parce qu'il se retrouve non seulement dans la légende de Romulus, mais aussi dans des récits de la mythologie indienne, de la mythologie scandinave et de la mythologie celtique.
Que racontait-il ce schéma ? Il racontait comment une société se construit d'une manière complète et harmonieuse, et cela, à partir de deux composantes initiales, lesquelles, avant de fusionner, s'affrontent et se font la guerre. Au départ, prise isolément donc, chacune de ces deux composantes est imparfaite, parce qu'il lui manque quelque chose de fondamental. Ainsi les Romains, qui ont les grands dieux de leur côté, en l'espèce Jupiter et Mars, sont pauvres et sans femmes, tandis que l'or et les femmes sont du côté des Sabins. Il faut que les deux groupes fusionnent étroitement pour constituer une société complète, harmonieuse et viable, qui possédera tout ce qui lui est indispensable pour survivre et se développer.
Chez les Celtes (guerre, puis fusion des Tuatha Dé Danann et des Fomore), chez les Indiens (guerre, puis étroite association des dieux supérieurs et des Nasatya), chez les Scandinaves (guerre, puis fusion des Ases et des Vanes), ce sont deux groupes de dieux qui s'affrontent avant de fusionner : les récits envisagent la formation de la société divine. Chez les Romains par contre, l'action se passe entièrement sur terre : ce qui est en question, c'est la formation d'une société bien humaine, celle des premiers Romains. Mais à cette différence près - elle est d'ailleurs de taille - le scénario est partout le même.
Pour le dire en un mot, le schéma général de l'épisode (sabin) est hérité. Dans sa structure fondamentale, le récit est d'origine indo-européenne, homologue de ces récits qu'on trouve dans la mythologie d'autres peuples indo-européens et qui retracent eux la formation de la société des dieux. Structurellement, le récit est en quelque sorte un »mythe indo-européen de fondation de société« .
On est donc en présence ici encore d'un schéma, non plus d'un schéma de mythe héroïque, motif typiquement folklorique, mais d'un schéma de fondation de société, d'origine indo-européenne, donc plus particulier et plus précis. Nous sommes toujours au niveau des schéma, des cadres. Il nous faut maintenant aller plus loin dans l'analyse et descendre plus dans le détail.
Ces cadres en effet, il faut les remplir. Ils le seront avec ce qu'on appellera des détails particularisants. Ces derniers seront empruntés au monde grec, mais surtout aux réalités romaines. Voyons d'abord l'influence du monde grec.
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C. L'influence de la tradition grecque (mythologie, légende, épopée)
En fait, dans la geste de Romulus, l'influence grecque est présente, mais sur un mode mineur ; elle est beaucoup moins forte que dans la légende d'Énée, le fondateur lointain de la race romaine, dont la geste ne nous retient pas aujourd'hui. Je me bornerai à évoquer deux exemples. Le premier, l'asile romuléen, concernera un point de détail, le second, plus important, l'histoire de Tarpéia, sera davantage proche du schéma que du détail.
L'asile d'abord. Pour accroître la population de la ville naissante, Romulus, vous le savez, avait ouvert sur le Capitole un asile : tous ceux qui viendraient s'y réfugier, quel que soit leur statut, et quel que soit leur passé, deviendraient citoyens. Cette prétendue institution romuléenne porte un nom grec (asylia) ; c'est une réalité grecque. Les annalistes romains l'ont reprise en la transformant toutefois profondément, mais peu importe ici.
Tarpéia maintenant. J'ai évoqué plus haut son histoire qui compte parmi les épisodes les plus célèbres de la guerre sabine. Il s'agit d'une Romaine, et pas n'importe laquelle, une prêtresse qui était en même temps la fille du commandant romain de la citadelle du Capitole. Séduite par l'or de Titus Tatius, le chef des ennemis sabins, elle avait trahi sa patrie et ouvert aux Sabins les portes de la citadelle. Elle mourra étouffée sous les boucliers de ces mêmes Sabins qu'elle avait aidés. Cet épisode est en fait construit sur un thème courant dans les légendes de la Méditerranée orientale : une jeune fille, séduite par l'or, livre sa patrie à un ennemi qui la punit de mort.
On a étudié de près les diverses formes prises par ce récit en milieu gréco-égéen ; l'héroïne peut porter divers noms (Skylla à Mégare ; Peisidikè à Lesbos ; Komaithô à Taphos) ; les circonstances de sa mort peuvent varier beaucoup ; mais le schéma reste toujours le même [c'est l'histoire de Minos conduisant sa flotte jusqu'à Athènes ; il assiège au passage Mégare, où régnait le roi Nisos ; ce dernier avait un cheveu de pourpre au milieu de la tête et un oracle avait dit qu'il ne pouvait périr que si on lui enlevait ce cheveu ; Skylla, fille du roi Nisos, tomba amoureuse de l'assaillant Minos et arracha le cheveu de la tête de son père. La jeune fille n'en fut pas vraiment récompensée ; Minos, après avoir pris la ville, la noya en l'attachant par les pieds à la poupe de son vaisseau]. Les créateurs de l'épisode sabin ont utilisé là un motif grec, qu'ils ont bien sûr adapté à l'univers romain.
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D. Des enrichissements proprement romainsRelativement peu de motifs grecs donc dans la geste de Romulus. L'essentiel des enrichissements du récit est d'origine romaine. On les rangera sous plusieurs rubriques principales : les anachronismes, les étiologies et les préoccupations propres à chaque époque et à chaque auteur.
Vous savez ce qu'on appelle un anachronisme. C'est une faute contre la chronologie, une donnée historique qui n'est pas à sa place. La geste de Romulus en est remplie ; il s'agit pour l'essentiel d'anticipations, c'est-à-dire que des faits historiques postérieurs ont été transposés, au mépris de la chronologie, dans la tradition du premier roi.
On en trouve partout, et d'abord dans les détails de civilisation et dans les mœurs. Il était difficile aux auteurs anciens d'imaginer le passé lointain sous des couleurs fondamentalement différentes de celles de leur temps. Ils versent ainsi facilement dans ce qu'on appellera des anachronismes d'atmosphère ; ils recourent à des usages ou à des rouages institutionnels qui ne sont apparus que beaucoup plus tard dans l'histoire romaine. Un seul exemple : chez Denys d'Halicarnasse, les Romains de Romulus sont censés graver des traités sur le bronze, ou s'envoyer des lettres, alors que nous savons très bien qu'ils ne connaissaient pas encore l'écriture.
Mais ces anachronismes d'atmosphère sont, pour la constitution même du récit, relativement secondaires. Il y a des anachronismes plus importants.
Ainsi l'analyse révèle que les opérations militaires menées sous Romulus contre les Sabins, les Fidénates, les Véiens, les Crustuminiens, transposent en réalité une situation qui est celle des débuts de la République. En d'autres termes, l'horizon politico-militaire du règne de Romulus est pour l'essentiel celui des débuts de la République.
Si le temps le permet, jetons, en guise d'exemple, un coup d'œil rapide sur le cas sabin, en évoquant précisément les rapports qu'entretiennent Sabins et Romainsi à l'extrême fin du VIe et dans la première moitié du Ve siècle, une période - les deux premiers siècles de la République - pour l'histoire de la laquelle les sources romaines sont infiniment plus crédibles que lorsqu'elles nous parlent de Romulus et de ses successeurs immédiats. La lecture des récits annalistiques nous apprend que pendant les deux premiers siècles de la République, les Sabins ont historiquement représenté un très grave danger pour Rome : de tous les peuples ennemis de Rome (et ils sont nombreux), les Sabins sont les seuls à s'être présentés trois fois sous les murs de la Ville (en 469, en 468 et en 458), les seuls aussi à avoir réussi à s'emparer du Capitole (la citadelle de Rome) et à l'occuper pendant quelques jours (en 460, avec Appius Herdonius). Et tout cela, de l'aveu même de l'annalistique, si habile en général à occulter les revers romains. La menace sabine de la première moitié du Ve siècle fut réelle et extrêmement grave.
Comment réagissent les Romains de l'époque c'est-à-dire, je le rappelle, du début de la République ? Toujours d'après l'annalistique, ces réactions varient : tantôt les Romains résistent vigoureusement à ces attaques sabines, tantôt ils cèdent à la pression du moment et intègrent dans leur société tel ou tel groupe sabin. Un exemple significatif est celui du Sabin Attus Clausus, accepté dans l'Etat romain en 504 avec plusieurs milliers de ses « clients » ; ses hommes reçoivent des terres, tandis que lui, sous le nom, romanisé, d'Appius Claudius, entre au sénat et accède très vite au consulat (c'est la plus haute magistrature sous la République ; il y a deux consuls), en 495. C'est l'ancêtre de la gens prestigieuse des Claudii, fiers, sous l'Empire encore, de leur origine sabine.
Bref, la dangereuse menace sabine sur Rome, les difficiles combats romano-sabins, l'intégration dans l'Etat d'importants groupes sabins, tout cela représente des faits historiques, de loin postérieurs aux origines de Rome. Ce sont ces faits-là que les fabricants de la pseudo-histoire royale ont utilisés dans la rédaction de la geste de Romulus. Ils les ont transformés, déformés, mais le point de départ est encore perceptible. L'épisode sabin présent dans la geste de Romulus représente ainsi la transposition anachronique et légendaire des rapports romano-sabins de la fin du VIe et de la première moitié du Ve siècle.
J'ai évoqué jusqu'ici ces anachronismes inconscients que sont les anachronismes d'atmosphère, et le réseau structuré d'anachronismes qui a contribué à former le cadre politico-militaire de la geste de Romulus.
Il y a encore bien d'autres anachronismes, généralement de moindre ampleur, notamment tous ceux qui, souvent moins anciens que ceux dont nous venons de parler, ont été introduits dans la tradition au fil des siècles. Car la tradition - c'est un aspect sur lequel je n'ai pas encore insisté, mais qui est très important - la tradition a beaucoup évolué, s'adaptant avec aisance et souplesse aux situations particulières qu'elle rencontrait, intégrant sans hésiter des données nouvelles de tout genre, reflétant les idéologies des siècles qu'elle traversait. Et cela introduit dans la tradition des anachronisms de toute sorte. Ici encore quelques exemples.
Anachronismes de type nationaliste. Je crois vous avoir parlé plus haut de l'apparition de Romulus à Iulius Proculus. Chez Tite-Live (I, 16, 7), Romulus est censé avoir déclaré au Romain frappé de stupeur : « Va et annonce aux Romains que la volonté du ciel est de faire de ma Rome la capitale du monde (Roma caput orbis terrarum). Qu'ils pratiquent donc l'art militaire. Qu'ils sachent et qu'ils apprennent à leurs enfants que nulle puissance humaine ne peut résister aux armes romaines » (fin de citation). Vous avez saisi la portée nationaliste et idéologique d'un message, qui est manifestement anachronique. Aux origines de Rome, pareilles perspectives impérialistes étaient inexistantes : le motif célèbre de la Roma caput mundi peut difficilement être antérieur au IIe siècle avant Jésus-Christ.
Anachronismes gentilices aussi. À un certain moment, on a voulu par exemple honorer des familles puissantes en leur faisant jouer un rôle important aux origines mêmes de Rome, c'est-à-dire dans la geste de Romulus. Je ne prendrai ici encore qu'un exemple, celui de la gens Claudia Les Claudii, une puissante famille romaine sont, dans l'Histoire, arrivés à Rome, en provenance de la Sabine, à l'extrême fin du VIe siècle, en 504. J'ai parlé tout à l'heure de leur lointain ancêtre : Attus Clausus. Un récit anticipait outrageusement cette arrivée, en faisant de leur ancêtre un compagnon de Titus Tatius, le roi des Sabins venu combattre Romulus. Il faut savoir qu'à Rome, plus c'est ancien, mieux c'est ; et en particulier la noblesse d'une famille est d'autant plus grande qu'elle peut se rapprocher des origines de Rome. Anachronisme, à finalité gentilice ici.
Bref des anachronismes de toute nature ont contribué à nourrir le récit, à l'étoffer, à lui donner du corps. Il était en effet indispensable de « romaniser » en profondeur les cadres hérités et qui étaient en quelque sorte « intemporels ».
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Mais il n'y a pas que des anticipations. Parmi les éléments romains qui sont venus enrichir le récit, on rencontre aussi des étiologies.
De quoi s'agit-il ?
Pour les anthropologues, une étiologie, c'est une explication, généralement à valeur non historique, qui porte sur une réalité existant dans une société ; cela peut concerner un phénomène naturel, un nom propre, un toponyme, une institution, une coutume, un rite, un monument, voire ce que nous appellerions des bizarreries ou des curiosa. Les Anciens, rencontranrt ces réalités diverses, cherchaient assez naturellement à les expliquer. Or expliquer, c'est essentiellement pour eux dire l'origine, dire quand, comment, pourquoi, dans quelles circonstances, ces réalités sont apparues ; en d'autres termes, c'est raconter leur naissance dans une histoire plus ou moins détaillée. C'est cela l'explication étiologique. On la retrouve dans toutes les cultures. Voici quelques exemples.
Le premier est emprunté à la Grèce et concerne la Voie Lactée. Hermès avait amené Hercule bébé à Héra pour qu'elle l'allaite. Quand cette dernière réalisa de qui il s'agissait, elle repoussa vivement l'enfant de son sein ; du lait s'en échappa pour former la galaxie (Katasterismoi, 44, attribué à Ératosthène).
Le second, qui provient d'un récit latino-américain, explique l'anatomie du lapin. « Le lapin voulait grandir. Dieu lui promit de le satisfaire s'il lui rapportait une peau de tigre, une peau de singe, une peau de crocodile et une peau de serpent. Le lapin, particulièrement rusé, réussit le tour de force extraordinaire de tromper les quatre animaux très différents, de les tuer et de prendre leur peau. Il arriva au ciel avec les quatre peaux. - Et maintenant, fais-moi grandir, exigea-t-il. - Dieu réfléchit : 'Si le lapin, petit comme il est, a fait ce qu'il a fait, que ne fera-t-il pas quand j'aurai tenu ma promesse ? Avec un grand lapin, je ne serais peut-être plus Dieu.' Le lapin attendait. Dieu s'approcha doucement, lui caressa l'échine et, brusquement, le saisissant par les deux oreilles, il le fit tournoyer au-dessus de sa tête et l'envoya rouler à terre. Depuis, le lapin a gardé de grandes oreilles ; ses pattes de devant, qu'il étendit pour amortir sa chute, sont restées courtes. Quant à ses yeux, ils sont devenus rouges d'épouvante ». (E. Galeano, Mémoire du Feu. 1. Les Naissances, Paris, 1982, p. 42-43).
Le troisième, tiré de la correspondance de saint François-Xavier, explique l'espèce de croix que présente la carapace de certaines tortues des îles Moluques. « À Ceram, écrit François-Xavier, un crabe sur la plage me rapporta entre ses pinces mon crucifix qu'une tempête avait arraché à mon cou. Depuis, en cette région, les crabes ont un crucifix imprimé sur leur carapace » (R. de Ceccatty, L'extrémité du monde. Relation de saint François-Xavier sur ses voyages et sur sa vie, Paris, 1985, p. 113).
L'étiologie peut ainsi servir à expliquer toute sorte de choses. Les explications étiologiques abondent dans la geste de Romulus.
Pourquoi y a-t-il des patriciens à Rome ? Ce sont les descendants des sénateurs, des patres, créés par Romulus.
Pourquoi observe-t-on le vol des oiseaux à Rome avant de prendre des décisions importantes ? Sur le modèle de Romulus qui a procédé ainsi pour savoir qui, de son frère ou de lui, allait fonder Rome.
Pourquoi appelle-t-on les citoyens romains Quirites, quand on s'adresse à eux à l'assemblée populaire ? Parce que, lors de la fusion romano-sabine, on a voulu honorer les Sabins en donnant au nouvel ensemble romano-sabin un nom tiré de celui de leur capitale, Cures.
Pourquoi, lors des cérémonies du mariage romain, poussait-on un cri particulier, celui de Talassio ? Les Romains ne savaient plus très bien ce que cela voulait dire (nous non plus d'ailleurs), mais ils inventèrent, pour l'expliquer, l'anecdote de cette jeune fille, particulièrement jolie, que, lors de l'enlèvement des Sabines, on conduira « chez Talassius ».
L'anachronisme et l'étiologie expliquent ainsi un très grand nombre de motifs présents dans la geste de Romulus. Ce sont ces deux facteurs qui, pour l'essentiel, ont contribué à actualiser, c'est-à-dire à romaniser, les vieux schémas hérités, folkloriques ou indo-européens, ces derniers ayant plutôt fourni, eux, les cadres généraux du récit. Le rôle et l'importance des divers constituants de la tradition varient donc beaucoup : du cadre à un point de détail, qui peut d'ailleurs être minuscule. Mais - j'aurais dû davantage insister sur ce point - le résultat est remarquable. Avec du vieux, les rédacteurs de la tradition ont réussi à faire du neuf ; les éléments, disparates pour ce qui est de leur origine, ont été fondus, avec beaucoup d'art, dans un ensemble qui a traversé les siècles, et qui nous parle encore.
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Les préoccupations littéraires de chaque époque et de chaque auteur
J'ai jusqu'ici mis l'accent essentiellement sur les motifs eux-mêmes, c'est-à-dire sur le contenu. J'ai laissé complètement de côté ce qui concerne le style, le rendu littéraire, la forme extérieure des récits. Cet aspect des choses pourtant nécessiterait lui aussi un développement particulier, que je ne puis pas faire, faute de temps.
Quelques mots cependant. Vous comprendrez que les préoccupations de chaque époque, voire de chaque auteur, se soient elles aussi reflétées dans l'évolution de la tradition sur Romulus. Goût pour les discours par exemple, dont certains auteurs useront et abuseront. Goût pour une dramatisation particulièrement développée que d'autres trouveront excessive, et tenteront de réduire. Certains esprits plus rationalistes voudront éliminer tout le merveilleux habituel dans les récits des origines. Chez eux, la louve nourricière de Romulus et de Rémus sera remplacée par une prostituée, le mot latin lupa pouvant désigner à la fois la femelle du loup et une prostituée. Ces mêmes auteurs gommeront également le rôle miraculeux réservé au dieu Mars dans la paternité de Romulus et de Rémus ; leur naissance sera due à l'intervention très matérielle et très précise d'un être humain, un peu trop sensible aux charmes de la jeune et jolie Vestale, etc.
Mais on l'aura compris, avec ces dernières orientations, on n'est plus tout à fait sur le plan des éléments constitutifs de la tradition, on est sur celui de l'écriture, dépendant, à la limite, des conceptions individuelles de chaque auteur.
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Nous avons fait un parcours rapide, ultra-rapide même, très incomplet et trop schématique. Mais je n'ai absolument pas voulu être exhaustif. Résumons ce qui a été dit.
La geste de Romulus ne doit donc pas être lue comme un récit d'Histoire authentique. C'est en réalité un amalgame d'éléments d'origine diverse : des cadres, des schémas, pourrait-on dire, d'origine folklorique et indoeuropéenne, qui ont été actualisés par des motifs grecs, et, surtout, par des anachronismes et des étiologies. Mais le résultat est une synthèse parfaitement réussie ; il faut dire toutefois que son élaboration a pris des siècles et nécessité l'intervention de nombreux auteurs anciens.
Problème d'historicité et de composition donc. Ce sont les seuls qui nous ont vraiment retenu. Mais d'autres problèmes peuvent et doivent se poser : je songe notamment à celui de la chronologie (« quand a-t-on imaginé cette histoire des origines de Rome ? ») ; je songe surtout à celui de la signification. Quand on se demande pourquoi les Romains ont écrit cette histoire, en général, la réponse n'est pas trop difficile, pour autant qu'on reste au niveau des généralités. Tout peuple, comme tout individu, a besoin de connaître ses origines, de savoir d'où il vient, et quand on ne les connaît pas avec certitude, on s'en invente. En d'autres termes, Rome, ayant perdu tout souvenir de ses origines historiques, a dû s'en inventer. La geste de Romulus fonctionne comme un récit d'origine ou de fondation. Jusque là, c'est très clair. Mais quand on veut descendre dans le détail, en se demandant par exemple pourquoi les créateurs ou les adaptateurs de la tradition ont introduit dans le récit tel ou tel motif, tel ou tel détail, les réponses ne sont plus aussi simples. Pourquoi une louve nourricière, et pas une chèvre, ou une vache, comme c'est le cas dans des récits d'autres pays ? Parce que la louve est l'animal de Mars, et que cela renvoyait à la nature fondamentalement guerrière de la société romaine ? Peut-être, mais pourquoi avoir donné au berger, qui fut le sauveteur et le père adoptif de Romulus et de Rémus, le nom de Faustulus (c'est le diminutif d'un nom divin, Faunus) ? Et pourquoi avoir appelé sa compagne Acca Larentia (Larentia semble aussi un nom divin, celui d'une divinité funéraire, fêtée aux Larentalia de décembre) ? Et pourquoi est-ce un Proculus Iulius qui bénéficia de l'apparition de Romulus dans la gloire de son apothéose ? On est manifestement en présence d'une addition postérieure destinée à valoriser la gens Iulia, celle de César. Et pourquoi la disparition du premier roi au Marais de la Chèvre, et pas ailleurs ? Et pourquoi - question plus grave peut-être - Rémus devait-il être tué de la main même du fondateur ? Et pourquoi et pourquoi ? Quand on aborde la question de la signification des motifs du récit, les interrogations fusent. Les réponses aussi pleuvent, de tous les côtés, mais les explications avancées, en guise de réponses, ne sont souvent que de pures hypothèses, absolument invérifiables.
Il faudrait des heures et des heures pour aborder ces problèmes et pour tenter d'y apporter des éléments de solution. Ce n'était évidemment pas possible en un rapide exposé (j'ai d'ailleurs conscience d'avoir déjà trop abusé de votre patience). Tout ce que j'espère et que je souhaite, c'est que ce rapide tour d'horizon vous aura donné une idée un peu plus précise de la composition de la geste de Romulus, qui est un récit de fondation, non seulement de la Rome antique, mais un peu aussi de notre civilisation occidentale. Peut-être d'ailleurs dans un instant vos questions nous donneront-elles l'occasion de revenir sur l'un ou l'autre élément, oublié ou trop rapidement traité. Merci en tout cas de votre attention.
Jacques Poucet (poucet@egla.ucl.ac.be)
Professeur à l'Université de Louvain (Louvain-la-Neuve) et aux
Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)
Membre de l'Académie royale de Belgique
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 2 - juillet-décembre 2001