FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 2 - juillet-décembre 2001


La structure littéraire des Métamorphoses d'Apulée.
 Études des jeux de miroirs

par

Sandra Mangoubi *

Aspirante au F.N.R.S. (Belgique)


Texte d'un travail inédit présenté à l'Université de Louvain en avril 1997 dans le cadre d'un cours d'auteurs latins portant sur les Métamorphoses d'Apulée.


 

TABLE DES MATIÈRES

Bibliographie

 

Introduction

 

 I. La découverte de structures cachées

A. Onze livres

B. La place et le rôle du Conte d'Amour et Psyché

II. Les jeux de miroirs dans les trois grandes étapes des Métamorphoses

A . La curiosité, cause des malheurs

1. La magie, un mauvais mode de connaissance.

a) La curiosité de Lucius envers la magie

b) Les épisodes « avertissements »

- Le récit d'Aristomène : l'histoire de Socrate

- La statue de Diane

- L'histoire de Télyphron

- L'épisode des trois outres et la Fête du Rire

2. L'amour sensible, une mauvaise façon d'aimer

a) Cupido et Amor : le cas de Psyché

b) Photis, Vénus, Cupidon et Isis

c) Le rôle de la Fortune

3. Le motif de la lumière

B. La quête du héros

1. Le symbolisme de la Rose

2. Epona, Diane et Isis

3. Métamorphoses, déguisements et tromperies

a) Métamorphoses

b) Déguisements

c) Tromperies

4. Le Conte d'Amour et Psyché

C. L'initiation

1. Prières et initiation de Lucius et Psyché

2. La mascarade et la procession isiaques

Conclusion

Notes


 

BIBLIOGRAPHIE

DESBORDES, F., De la littérature comme digression. Notes sur les Métamorphoses d'Apulée dans Questions de sens : Homère, Eschyle, Sophocle, Aristote, Virgile, Apulée (ouvrage collectif), Ecole normale supérieure (Etudes de littérature ancienne, 2), Paris, 1982.

FREDOUILLE, J.-C. (édition, notes et commentaires), Apulée. Métamorphoses : livre XI, PUF (Erasme), Paris, 1975.

FICK-MICHEL, N., Art et mystique dans les Métamorphoses d'Apulée, Les Belles Lettres, Paris, 1991.

GRIMAL, P. (traduction et notes), Apulée. L'âne d'or ou les Métamorphoses, Gallimard (Folio, 629), Paris, 1975.

JAMES, P., Unity in diversity. A Study of Apuleius'Metamorphoses, Olms - Weidmann (Altertumswissenschaftliche Texte und Studien, 16), Hildesheim - Zürich - New York, 1987.

KENNEY, E. J. (éd.), Apuleius. Cupid and Psyche. Cambridge (Cambridge Greek and Latin Classics. Imperial Library), 1990.

KRABBE, J. K., The Metamorphoses of Apuleius, Peter Lang, New York, 1989.

MARTIN, R., Apulée, Virgile, Augustin : réflexions nouvelles sur la structure des Confessions, dans REL 68, 1990, p. 136-150.

SANDY, G., Knowledge and Curiosity in Apuleius' Metamorphoses, dans Latomus 31, 1972, p. 179-183.

SCOBIE, A., The structure of Apuleius' Metamorphoses, dans HIJMANS, B. L. et VAN DER PAARDT, R. Th. (éditeurs), Aspects of Apuleius' Golden Ass, Bouma's Boekhuis, Groeningen, 1978, p. 43-61.

RAMBAUX, C., Trois analyses de l'amour. Catulle : Poésies ; Ovide : Les amours ; Apulée : Conte de Psyché, Les Belles Lettres (Collection d'études anciennes), Paris, 1986.

STABRYLA, S., The function of the tale of Cupid and Psyche in the structure of the Metamorphoses of Apuleius, dans EOS 61, 1973, p. 261-272.

THOMAS, J., Le dépassement du quotidien dans l'Énéide, les Métamorphoses d'Apulée et le Satiricon : essai sur trois univers imaginaires, Les Belles Lettres (Collection d'études anciennes), Paris, 1986.


Introduction

Quand on cherche à structurer les Métamorphoses d'Apulée, avant toute étude plus approfondie, on a tendance à les diviser selon l'état du héros Lucius. On arrive alors à une structure tripartite : Lucius avant sa transformation (I - III, 25), Lucius en âne (III, 26-XI, 12), Lucius ayant retrouvé forme humaine (XI, 13 jusqu'à la fin).

Toute pertinente qu'elle soit, cette division laisse de nombreuses questions en suspens : pourquoi onze livres ? Quel est le statut du onzième livre, assez différent par le ton des dix premiers ? Quel est le rôle du Conte d'Amour et Psyché ? Est-ce un ajout ou fait-il partie intégrante des Métamorphoses ?

Autant de questions qui se rapportent à une problématique plus grande : l'apparente disparité du roman d'Apulée. N'est-il qu'un amas d'histoires sans lien entre elles ou ces histoires présentent-elles une organisation cohérente ?

Il est une constatation qui permet d'ébaucher une réponse satisfaisante à ces questions. Les Métamorphoses contiennent de nombreux motifs récurrents qui participent à son unification ; des épisodes se correspondent dans l'histoire même de Lucius ou entre celle de Lucius et celle de Psyché ; des personnages présentent des parallélismes de caractère ou d'événements vécus ou au contraire de fortes oppositions.

Ce travail, après avoir réfléchi sur la structure globale des Métamorphoses, se propose de mettre en lumière les plus importants de ces rapports que j'appellerai volontiers des « jeux de miroirs ».

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I. La découverte de structures cachées

A. Onze livres

Les commentateurs se sont souvent étonnés du nombre de livres des Métamorphoses : onze n'est pas un nombre courant dans la littérature antique et ne possède aucune symbolique particulière.

Ce nombre a d'autant plus semblé incongru qu'il y a une apparente coupure de ton entre le livre onze et les dix premiers livres : on passe des récits d'aventures picaresques à des récits d'initiations à tonalité mystique. Certains commentateurs ont alors cru que le livre onze était un ajout artificiellement et maladroitement plaqué au reste de l'œuvre et sans beaucoup de rapports avec cette dernière.

C'est à tort qu'on le croirait encore aujourd'hui. Cette coupure structurelle ne fait que suggérer, au niveau du sens, une coupure plus profonde incarnée dans le dualisme platonicien : la coupure entre le monde sensible (livres un à dix) et la divinité (livre onze). [1]

En effet, les dix premiers livres tracent une image du monde sombre et violente, tout en étant burlesque et ironique, où les malheurs arrivent souvent par excès de sensualité, par une confiance excessive accordée aux sens. Le dixième livre, quant à lui, montre l'accès à la véritable connaissance grâce à la contemplation de la divinité. En ce sens, on montrera dans la suite de ce travail que le thème des apparences illusoires lié à ceux de la tromperie, du déguisement scandent les dix premiers livres et que ce n'est qu'au onzième livre que disparaissent tous les faux- semblants.

Cependant, quand on a fait remarquer cela, on n'a pas tout expliqué : pourquoi onze livres ? Pourquoi pas dix ou douze ?

Steven Heller apporte à cette question une réponse assez satisfaisante [2] : les Platoniciens, à la suite de Pythagore, considéraient dix comme la clôture de la première série de nombres, de sorte que onze jouait le rôle du un dans la nouvelle série - il apparaît alors comme le symbole de la renaissance ou du renouveau. Il se trouve aussi que les Pythagoriciens donnaient parfois au nombre dix le nom de cosmos, « le monde » parce qu'il contient les éléments de tous les autres nombres, exactement comme le monde contient toutes choses, tandis qu'à leurs yeux le nombre un symbolisait Dieu, qui est l'unité par excellence. C'est donc en ce sens qu'il faudrait comprendre, selon Steven Heller, la structure particulière en 10 + 1 du roman d'Apulée.

Le point intéressant de cette théorie est qu'elle est appuyée par de nombreux arguments tirés de l'œuvre elle-même : « entre autres, dix jours d'abstinence sont imposés à Lucius avant chacune de ses trois initiations, l'initiation elle-même ayant lieu le onzième jour ; l'arétologie de la déesse, en XI, 5, comporte onze noms de celle - ci et ces onze noms se divisent en 10 + 1, le onzième étant le nom véritable, celui que seuls connaissaient les Egyptiens, Isis ; lors de la procession isiaque décrite en XI, 10 - 12, le dernier personnage mentionné, à savoir le prêtre qui porte la couronne salvatrice, est le onzième de la série, qui est soigneusement numérotée par Apulée, comme pour attirer l'attention du lecteur sur l'importance que présente le nombre de ces personnages. » [3]

Ainsi, la structure en onze livres des Métamorphoses, à première vue déroutante, trouve sa signification si on l'interprète dans une perspective philosophique et religieuse. Elle est une expression symbolique du dualisme platonicien : les dix premiers livres représentent le monde sensible et le onzième, celui de la « renaissance » de Lucius par la grâce d'Isis, symbolise la divinité.

On verra, par la suite, comment certains thèmes récurrents, certains jeux de miroir renforcent la valeur symbolique d'une telle structure. Ainsi, le récit, malgré les apparences, ne se déroule pas selon le hasard : le roman recèle une construction « organique ».

Mais, avant cela, il nous faut signaler que cette structure en 10 + 1, se double d'une seconde structure tout à fait différente, qui vient la sublimer dans son sens profond.

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B. La place et le rôle du Conte d'Amour et Psyché

Un autre point qui attire l'attention des commentateurs est le constat, assez évident, des analogies qui existent entre les aventures de Lucius et celles de Psyché.

En effet, sans vouloir radicaliser les ressemblances entre elles, on constate que les deux histoires présentent le récit d'une quête et d'une initiation : dans les deux cas, le héros, après la transgression d'un interdit, se trouve soumis à des épreuves qui peu à peu le conduiront à la rédemption et à un état de félicité totale.

En termes qui évoquent la structure en 10 + 1 qui vienne d'être mise en lumière, on pourrait dire que le parcours des héros est le passage du monde sensible au monde divin, d'un état dominé par les sens à un état « spirituel » centré sur la divinité.

Cette quête est, pour Lucius, celle de la Connaissance et, pour Psyché, celle de l'Amour. Mais que l'on s'entende bien : non pas une connaissance sensible basée sur les apparences, mais la véritable Connaissance, celle du divin ; non pas un amour vulgaire dominé par le plaisir des sens, mais l'Amour véritable.

Ces thèmes de l'Amour et de la Connaissance sont typiquement platoniciens. Ils appartiennent au monde du divin, de la « vraie réalité », par opposition au monde sensible qui est celui des apparences. L'évolution des héros consiste à se débarrasser de l'entrave constituée par les sens pour arriver à la Connaissance véritable : connaissance du divin pour Lucius, de l'Amour pour Psyché. Connaissance, Amour, tout comme Beauté sont des expressions de l'Absolu platonicien. Nous reviendrons sur ces motifs importants, dans la deuxième partie.

On constate que, dans les Métamorphoses, la Connaissance elle-même est transmise en deux épisodes qui se correspondent - ce sont les deux récits initiatiques : le Conte d'Amour et Psyché et le livre XI, celui de l'initiation de Lucius aux mystères d'Isis.

Leur place n'est pas indifférente, puisque l'un, occupant la fin du livre IV, le livre V et presque tout le livre VI, se situe exactement au milieu du roman ; quant à l'autre, il a lui aussi une place privilégié puisque c'est lui qui ferme le roman.

L'originalité de la structure est de proposer à travers le Conte d'Amour et Psyché, une sorte d'annonce de l'initiation de Lucius au livre XI, dont celle de Psyché est comme une résonance ainsi qu'une justification et un encouragement devant le chemin qu'il reste à parcourir au héros.

Une telle structure n'est pas unique dans l'histoire de la littérature latine : on la retrouve également, comme l'a fait remarquer Joël Thomas, dans l'Énéide de Virgile. « On ne peut manquer d'être frappé », écrit l'auteur, « par la symétrie qui existe entre la relation des livres IV - V - VI / livre XI dans les Métamorphoses, et la relation livre VI / livre XII dans l'Énéide. L'histoire de Psyché est l'annonce 'rêvée' de la véritable initiation que connaîtra Lucius au livre XI. De même, le livre VI est l'annonce 'rêvée' dans cet autre monde qu'est celui de la Descente, de la réalisation héroïque d'Énée, concrétisée au livre XII par sa victoire sur Turnus, prélude à son apothéose. »  [4]

 Énéide : I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII

 Métamorphoses : I II III IV V VI VII VIII IX X XI

 Ce n'est plus, cette fois, dans la philosophie et la religion qu'il faut chercher pour comprendre le rôle et la place du Conte dans les Métamorphoses, c'est dans une des œuvres majeures de la littérature latine, l'Énéide.

Si la mise en abîme que constitue le Conte ne fournit pas la clé des Métamorphoses qui sont trop riches pour se laisser enfermer dans une seule signification, cependant elle vient éclairer l'histoire de Lucius d'une tonalité nouvelle, aider à sa compréhension en permettant, par la confrontation d'analogies, de mettre le doigt sur le thème essentiel des Métamorphoses : la quête initiatique qui s'apparente au passage du monde sensible au monde spirituel. [5] Que cette quête soit celle de la Connaissance ou de l'Amour, cela a peu d'importance car, comme nous allons le montrer dans le seconde partie, ces deux thèmes s'entremêlent : c'est par l'Amour d'Isis que Lucius arrive à la Connaissance et c'est par la connaissance du visage de son divin mari que Psyché découvre l'Amour véritable.

Si on admet qu'Apulée a reproduit consciemment ce schéma, cela pourrait éclairer d'un jour nouveau la quatrième épreuve infligée à Psyché par Vénus. En effet, si le motif des épreuves est bien connu des spécialistes des contes, le chiffre quatre a intrigué car il s'agit, la plupart du temps, de trois épreuves. On a souvent résolu l'affaire en présentant cette quatrième épreuve comme un dédoublement de la troisième qui consistait à recueillir de l'eau du Styx. [6] Or, cette quatrième épreuve est précisément une descente aux Enfers ! Mais peut-être irait-on trop loin en voyant là un clin d'œil d'Apulée à la plus illustre des épopées romaines ? Je laisse le soin au lecteur d'en décider à sa guise. Toutefois, il faut faire remarquer que les réminiscences virgiliennes sont pléthore dans ce passage : les gâteaux de polenta (VI, 18 ; cfr VIRG., Aen., VI, 420), la barque de Charon (VI, 18 ; cfr VIRG., Aen., VI, 413ss), l'appellation de deus appliqué à Charon (VI, 18 ; cfr VIRG., Aen., VI, 304), le vieillard mort surnageant à la surface du Styx rappelle l'épisode de Palinure (VI, 18 ; cfr VIRG., Aen., VI, 337-383), la description de Cerbère (VI, 19 ; cfr VIRG., Aen., VI, 417), la maison vide de Dis (VI, 19 ; cfr VIRG., Aen., VI, 269).

Quoi qu'il en soit, on ne peut nier cette construction en abîme du Conte d'Amour et Psyché qui fait écho au périple de Lucius, tout comme dans l' Énéide de Virgile, la descente aux Enfers préfigure l'histoire d'Énée.

Ainsi, Apulée construit son roman selon une visée organique, conduisant son héros du monde sensible au monde divin par la poursuite d'une quête qui lui fait traverser les dix premiers livres « terrestres » jusqu'à son initiation « mystique » du livre XI. En plein milieu du parcours de Lucius, il place, comme récit dans le récit, le Conte d'Amour et Psyché qui est une préfiguration du destin du héros, une sorte d'immense reflet de son histoire.

Il s'agit maintenant d'examiner comment, par des analogies, des oppositions, des thèmes récurrents, Lucius fait ressortir certains motifs, certains traits des personnages qui, notamment en resserrant les liens entre l'histoire de Lucius et celle de Psyché, illustrent cette construction organique particulière.

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II. Les jeux de miroirs dans les trois grandes étapes du récit

Pour étudier ces véritables « jeux de miroir », revenons à la structure ternaire qui se dégage avant toute analyse du sens et qui n'est pas sans intérêt.

Lucius, avant sa transformation, est avide d'acquérir des connaissances sur la magie grâce auxquelles il croit pouvoir atteindre l'Au-delà. Cette curiosité provoque sa transformation en âne c'est-à-dire une régression à l'état animal (I, 1 - III, 25). S'ensuit alors toute une série de tribulations et d'épreuves qui correspondent à une quête spirituelle ( III, 26 - X). Par la grâce d'Isis, il retrouve forme humaine et subit l'initiation aux mystères de la déesse (livre XI). [7]

Une même structure en trois mouvements peut se dégager du Conte d'Amour et Psyché. Psyché qui partage avec Cupidon un amour purement sensuel commet l'imprudence de transgresser l'interdit qui lui avait été imposé : elle contemple le visage de son époux. En même temps qu'elle découvre ainsi le véritable Amour, elle le perd du fait de cette curiosité excessive. Elle part alors en quête de son époux et connaît, elle aussi, toute une série d'épreuves, infligées par Vénus. Au terme de cette sorte d'initiation, son amour est reconnu, elle épouse alors Cupidon et donne naissance à Volupté.

Malgré les différences, on retrouve plusieurs thèmes communs qui assurent le parallélisme entre les deux récits en même temps que l'unité des Métamorphoses par leur récurrence. Ces trois grands thèmes sont la curiosité et la quête qui s'achève par une initiation. Cette quête a deux objets intimement liés : la Connaissance et l'Amour véritables. Chacun de ces trois thèmes essentiels correspond à une des trois parties. Examinons-les donc dans l'ordre, tout en faisant pour chacun les parallèles entre Lucius et Psyché.

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A. La curiosité, cause des malheurs

 1. La magie, un mauvais mode de connaissance

a) La curiosité de Lucius envers la magie

Les commentateurs ont souvent noté le rôle important joué par la curiosité dans les Métamorphoses d'Apulée. En effet, dès le début, Lucius manifeste sa curiosité : il veut connaître l'histoire extraordinaire qui est arrivé à Aristomène, un voyageur qu'il rencontre en chemin (I, 3).

Mais sa curiosité s'exerce avant tout sur les choses qui concernent la magie. Lucius est magiae noscendae ardentissimmus cupitor (III, 13). [8] Lucius croit que les connaissances procurées par la magie lui permettront d'accéder à l'Au-delà, au divin. Il a un désir passionné « d'être confronté au surnaturel, c'est-à-dire de prendre un raccourci, de choisir la solution de facilité et d'échapper à la voie longue et difficile de l'initiation. » [9] C'est là que se situe son erreur car les connaissances fournies par la magie sont trompeuses.

Ces deux sortes d'initiation sont d'ailleurs mises en parallèle par Apulée. Le silence que Lucius est obligé de garder sur son initiation (XI, 23) fait écho à la recommandation de Photis - observer scrupuleusement le clenche - quant aux pratiques magiques (III, 20). L'initiation à la magie n'est qu'une parodie grotesque de la vraie : au lieu d'amener Lucius à la béatitude totale digne de la divinité, elle le fait régresser à une condition infra-humaine.

Cette curiosité « ubristique » constitue donc un mauvais mode de connaissance et Lucius en subira la funeste conséquence en étant métamorphosé en âne. Cependant, cette curiosité reste, d'une certaine façon, bénéfique pour Lucius car elle l'obligera à entreprendre une quête qui le mènera à la véritable Connaissance.

Lucius ne voit pas que sa curiosité envers la magie ne peut que lui faire découvrir des connaissances illusoires - la magie étant, par nature, « tromperie » - ainsi que constituer un réel danger pour son « intégrité physique ». Pourtant, la plupart de épisodes de cette première partie (I - III, 25) tendent à lui montrer que « les choses ne sont pas ce qu'elles ont l'air d'être » et qu'une curiosité mal placée n'entraîne que des malheurs.

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b) Les épisodes « avertissements »

 Le récit d'Aristomène : l'histoire de Socrate

Dès le premier récit dans le récit, avertissement est donnée à Lucius de se méfier des apparences et de la magie : les choses ne sont pas ce qu'elles ont l'air d'être et la magie contribue à cette tromperie, en déguisant la réalité.

De fait, avec l'histoire de Socrate qui occupe pratiquement tout le premier livre, le lecteur est projeté d'emblée dans cette thématique. Réel et fantasmagorie se mélangent d'ailleurs à tel point que les personnages ne savent plus que croire : Méroé, la sorcière, a-t-elle égorgé Socrate ? Aristomène le croit, puis pense avoir rêvé, mais le cauchemar recommence, lorsque, après avoir bu, Socrate meurt, sa blessure s'étant rouverte (I, 17-19).

S'étonnera-t-on si on fait remarquer que Socrate s'est jeté tête en avant dans les bras d'une sorcière, mû par un désir charnel ? C'est cet excès d'intérêt pour les sens qui l'a mené à sa perte.

L'histoire de Socrate nous situe dès le début dans le monde de l'incertain, de l'illusion, de la sorcellerie à laquelle il est dangereux de s'intéresser. En effet, Méroé veut punir Aristomène de sa curiosité (I, 12).[10]

L'avertissement est d'autant plus frappant que Méroé, raconte Socrate, a transformé des hommes en bêtes : castor, grenouille ou encore bélier (I, 9). Se frotter à la magie peut provoquer la régression à l'état animal.

Malgré tous ces signes, Lucius ne veut rien comprendre.

L'histoire de Socrate occupe pratiquement tout le livre I qui s'achève par l'arrivée de Lucius à Hypata et son installation chez Milon.

La statue de Diane

Malgré l'histoire effrayante de Socrate, nous retrouvons notre héros, au début du livre II, « toujours curieux et avide au plus haut point de connaître tout ce qui existe de rare et d'étonnant. » (II, 1) Une deuxième mise en garde ne le guérira pas de cette curiosité. Et pourtant, l'avertissement est de taille !

En parcourant la belle maison de Byrrhène, Lucius tombe en arrêt, dans l'atrium, devant un groupe de marbre représentant Diane et Actéon (II, 4) : le voyeur s'est métamorphosé en cerf pour avoir osé contempler Diane dans sa nudité. Peut-on évocation plus claire des dangers que peut faire courir une excessive curiosité pour les mystères de l'Au-delà, lorsqu'elle n'est que curiosité et n'est pas sous-tendue par un désir de connaissance et d'évolution spirituelle? Tout annonce l'histoire future de Lucius : sa métamorphose en quadrupède à cause de sa curiosité mal placée et même d'une certaine manière, la réussite de sa quête par les quatre statues de la Victoire placées aux coins de la pièce. [11] Tout cela, Apulée le signifie clairement en plaçant dans la bouche de Byrrhène ces propos ambigus : « Tout ce que tu vois là est à toi. » Ensuite, Byrrhène met en garde Lucius contre Pamphile, la femme de Milon, réputée pour ses maléfices de sorcière (II, 5).

Ces avertissements ne font qu'enflammer encore plus la curiosité de Lucius.

L'histoire de Télyphron

Plus tard, chez Byrrhène, Lucius ne comprendra pas plus l'avertissement qui lui est donné à travers l'histoire de Télyphron.

Pourtant, c'est là un jeune homme qui s'est retrouvé mutilé (ore deformato)[12], tout comme Socrate (deformatus), à cause de la magie. Voilà bien la preuve vivante des dangers que fait courir une trop grande curiosité vis-à-vis des phénomènes occultes. On nous annonce aussi que les sorcières elles-mêmes se métamorphosent pour réussir leurs coups (II, 22). On peut y voir une annonce de la métamorphose de Pamphile en III, 21.

Mais rien n'y fait : Lucius reste sourd aux avertissements.

L'épisode des trois outres et de la Fête du Rire

Après ces différents avertissements, Lucius lui-même se fait piéger à cause de la magie.

Combattant et tuant des outres qu'il prend pour des brigands (II, 32), il est ensuite terrorisé puis humilié dans le procès qui s'ensuit et qui n'est qu'une mascarade pour la Fête du Rire (II, 1-10). Lucius apprend à ses dépens que les apparences sont vraiment trompeuses.

De plus, nous sommes face à différents niveaux de tromperie. Lucius croit avoir tué des brigands : ce n'était que des outres dans le cadre d'une mise en scène. Mais Photis lui raconte une autre histoire : ces outres étaient bel et bien animées, par des incantations magiques de Pamphile qui voulait attirer un jeune homme, mais qui voit son plan mis à mal par la tromperie (!) de Photis qui a remis des poils de chèvre à sa maîtresse, en les faisant passer pour des cheveux du jeune homme.

Ce triple mouvement est similaire à celui de l'histoire de Socrate et de Télyphron [13] :

1) solution pessimiste (Socrate est mort, égorgé ; Télyphron s'est endormi ; Lucius est jugé pour meurtre) ;

2) le héros croit échapper au coup qui le frappe (Socrate est vivant ; Télyphron voit le cadavre intact ; Lucius a fait les frais d'une blague) ;

3) Retour à une solution pessimiste (Socrate meurt ; Télyphron est mutilé ; Lucius a été victime d'actes de magie).

Ce rythme crée une oscillation entre le réel et l'illusion, entre les apparences et la réalité. « Le ton est donné : le monde qui nous entoure est trompeur, le sens profond de notre vie et de ses aventures nous échappe, si nous nous en tenons aux apparences. » [14]

Après cet ultime avertissement où il est lui-même impliqué, Lucius n'abandonne pas son désir de s'initier aux pratiques magiques. Il en sera puni. Croyant s'enduire d'un onguent qui le transformera en hibou, il est en fait métamorphosé en âne. Du hibou, emblème de la philosophie, de la sagesse, on passe à l'âne, animal odieux à Isis, symbole de bassesse et de soumission à l'image de la soumission de Lucius envers les sens.

Outre le fait qu'ils soient curieux, Télyphron et Socrate sont également des personnages dominés par les réalités sensibles : Socrate, par le désir physique, Télyphron par l'appât du gain. Cet attachement aux plaisirs sensibles a provoqué leur perte.

Ces deux « péchés » - curiosité et plaisir sensible - sont réunis dans les paroles du prêtre à Lucius qui vient de retrouver sa forme humaine : « Tu t'es laissé aller à des voluptés serviles et tu as rencontré la récompense mauvaise de la curiosité impure. » (XI, 15)

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2. L'amour sensible, une mauvaise façon d'aimer

La période de l'intérêt envers la magie est aussi celle, pour Lucius, de l'amour vulgaire, uniquement basé sur les sens, c'est-à-dire l'érotisme. Ce thème est illustré par la liaison avec Photis. Il fait le lien avec l'histoire de Psyché qui, elle aussi, est soumise, au début du moins, à un amour purement physique.

a) Cupido et Amor : le cas de Psyché

L'erreur de Psyché est donc de ne pas aimer convenablement. Elle ne pourrait d'ailleurs pas aimer véritablement son mari car elle ne sait pas qui il est, elle ne l'a jamais vu, bref, elle ne le connaît pas. Elle ne peut aimer de lui que ce qu'elle en connaît : ses étreintes nocturnes.

Ce n'est que lorsque sa curiosité l'aura poussée à contempler le visage de son époux qu'elle se mettra à l'aimer vraiment. Dans ce cas-ci aussi, on le voit, la curiosité a un caractère ambigu : même si elle provoque la perte (momentanée) de l'être aimé, la curiosité est bénéfique car elle permet à l'Amour véritable de se déployer.

Psyché succombera une seconde fois à sa curiosité excessive : elle ouvrira la boîte qu'elle ramène des Enfers pour en prélever une parcelle de beauté afin de séduire Cupidon. [15] En fait, plutôt qu'à une curiosité véritable, elle succombe aux sens et au pouvoir de l'apparence : elle croit que c'est par sa beauté qu'elle se fera aimer de Cupidon. Mais c'est un sommeil de mort qui est enfermé dans la boîte et elle ne devra la vie sauve qu'à l'intervention de Cupidon qui, lui aussi, a connu une évolution dans son amour (VI, 20 - 21). [16]

Claude Rambaux fait d'ailleurs remarquer fort à propos que c'est au moment où Psyché le contemple que pour la première fois, Cupidon reçoit le nom d'Amour. [17] Avant le dieu n'inspirait que du désir (Cupido), maintenant il inspire de l'amour (Amor). Apulée fait donc volontairement la distinction entre un amour vulgaire et un amour noble. Cette distinction, Apulée l'opère explicitement dans l'Apologie (XII, 1-3) où il oppose deux Vénus, la Vénus uulgaris et la Vénus caeles.

Le mauvais amour, avilissant, est bien celui procuré par les sens. Apulée nous en donne d'autres indices : Jupiter se plaint d'avoir dû prendre la forme dégradante d'animaux (sordide deformando) pour assouvir les désirs que lui inspirait Cupidon, prouvant que le mauvais amour conduit à la régression animale, tout comme la magie [18]; Lucius/âne est accusé faussement de tentative de viol par le petit ânier : ces amours sont qualifiées de dérèglements inouïs, de voluptés bestiales que réprouve Vénus ( ferinas uoluptates auersaque Venere invitat ad nuptias ; VII, 21). Cette pratique de l'amour bestial pris à la lettre a pourtant ses adeptes : l'aristocrate du livre VII, 21 ne trouve du plaisir qu'entre les sabots de l'âne. Ce rapprochement entre les deux épisodes permet de comprendre que cet amour n' a pas l'approbation divine de Vénus en tant que déesse de l'Amour véritable.

Quant à Psyché, par la contemplation de la beauté divine, elle abandonne l'amour sensuel et découvre l'Amour véritable qui élève l'âme. C'est là un thème de résonance tout à fait platonicienne. [19]

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b) Photis, Vénus, Cupidon et Isis

Trois figures féminines importantes représentent l'amour dans les Métamorphoses : Photis, Vénus et Isis.

Photis, la mortelle, est liée à l'érotisme et à l'amour sensible. Les deux divinités, quant à elles, figurent deux versants différents de l'amour.

En effet, il n'est pas difficile de voir dans la Vénus du Conte la Vénus uulgaris uniquement préoccupée par les sens et les apparences et de considérer la Vénus caelestis comme une des facettes d'Isis. Dans sa prière, Lucius la cite explicitement (XI, 2) au milieu d'autres divinisée et Isis lui répond qu'elle est notamment appelée Vénus de Paphos par les Cypriotes (XI, 5). Ainsi, Vénus est opposée à Isis. Photis, elle, est rapprochée de la Vénus du Conte et la boucle est bouclée lorsqu'un autre personnage du Conte est mis en parallèle avec Isis : Cupidon dès lors qu'il est appelé Amor et représente le véritable Amour.

Un motif particulier qui semble cher à Apulée lie Photis, Cupidon et Isis, à des moments clés : celui de la chevelure.

La chevelure de Photis est minutieusement décrite lors de la scène de la cuisine qui marque le début de la liaison entre la servante et Lucius (II, 8-9), les boucles de Cupidon sont présentées lorsque Psyché découvre son visage et qu'il est appelé pour la première fois Amor. Quant à la description d'Isis lors de son apparition à Lucius, elle débute, comme celle de Cupidon, par la chevelure (XI, 3).

Apulée ne parle pas de la chevelure de Vénus. Cela pourrait s'expliquer par le fait qu'à aucun moment, ce personnage, au contraire des trois autres, n'est l'objet d'un quelconque amour, qu'il soit pur ou vulgaire. Le motif - fétichiste - de la chevelure apparaîtrait ainsi irrémédiablement lié au plaisir d'amour, qu'il soit noble ou charnel.

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c) Le rôle de la Fortune

À cette distinction entre deux Vénus et deux amours correspond une distinction entre deux Fortunes.

La Fortune est un autre thème constant des Métamorphoses dont elle constitue un ressort romanesque [20]. C'est elle qui est responsable des vicissitudes de Lucius aussi bien que de celles de Psyché. C'est alors la mauvaise Fortune : nefaria (XI, 15), scaeua (VIII, 3) ou saeua ( VII, 16 ; VIII, 24 ; X, 4 ; X, 24) envers Lucius jusqu'au milieu du livre X où elle devient beniuola (X, 13). Lucius est alors « recueilli sous la garde d'une Fortune qui, elle, est clairvoyante et dont la lumière resplendissante illumine jusqu'aux autres dieux. » (XI, 15) Cette bonne Fortune s'apparente à Isis.

La Fortune qui se joue des hommes intervient aussi souvent dans les récits insérés dans le roman et se confond avec un sort le plus souvent malchanceux.

Psyché partage avec Lucius ces revers de fortunes : la saeua Fortuna la menace d'un danger (V, 5), lui livre combat (V, 9). Lors de sa quatrième épreuve, elle se croit arrivée au terme de sa fortune (VI, 17). La mauvaise Fortune prend ici le visage de Vénus.

Mais, Psyché est aussi l'objet de la bienveillance d'une mystérieuse divinité. C'est elle qui inspire le roseau pour qu'il donne de précieux conseils à Vénus (VI, 12 : diuinitus inspirata), c'est elle aussi qui prenant en pitié les souffrances d'une âme innocente, envoie l'aigle de Jupiter pour l'aider (VI, 15 : nec Prouidentiae bonae graues oculos innocentis animae latuit aerumna). Qui est cette divinité qui n'est jamais nommée ? Lors de la première épreuve, Psyché fut secourue par les fourmis soucieuses d'aider la femme de l'Amour (VI, 10). Vénus elle-même n'est pas dupe et soupçonne son fils d'être l'auteur de l'ouvrage (VI, 11). On pourrait donc voir dans cette mystérieuse divinité Cupidon lui-même. Mais, par la suite, les choses ne sont pas aussi simples : allusion n'est plus faite à Cupidon que, de plus, blessé et gisant dans la chambre de sa mère, on voit mal coordonner ces « équipes de secours ». Il y aurait alors une subtile gradation, Apulée faisant d'abord allusion à Cupidon pour peu à peu brouiller les pistes et suggérer une divinité plus lointaine et - pourquoi pas ? - Isis elle-même. On sait par ailleurs que Cupidon et Isis jouent un rôle salvateur similaire dans les Métamorphoses.

Le thème ambivalent de la Fortune vient ainsi, d'une part, renforcer l'opposition qui existe entre Vénus et Isis et d'autre part la mise en parallèle entre Cupidon et Isis. Ainsi, le motif récurrent de la Fortune contribue lui aussi à unifier les Métamorphoses et à resserrer les liens entre le Conte et le reste du roman.

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3. Le motif de la lumière

Cette tension entre une mauvaise et une bonne connaissance, entre un amour vulgaire et l'Amour véritable se retrouve dans beaucoup d'images fondamentales des Métamorphoses - on vient d'en voir quelques-unes - mais la principale est sans conteste la lumière. Il y a dans les Métamorphoses une « vraie » et une « fausse » lumière.

La vraie lumière est celle qui s'irradie de la déesse Isis (XI, 3, 10, 15, 23). C'est elle qui illumine le véritable aspect des choses. « En pleine nuit, j'ai cru voir le soleil étinceler de lumière blanche », s'exclame Lucius à propos de son initiation. L'initiation est ainsi vue comme une illumination. On pense au mythe de la caverne de Platon, au sortir desquels ceux qui y étaient prisonniers sont éblouis par l'éclat de la réalité, du monde réel.

La fausse lumière est celle émise par la lampe de la magicienne Pamphile (II, 11 et II, 21) qui ne peut apporter qu'un éclairage fallacieux .

Cette ambivalence se retrouve dans les noms-même des héros et dans ce qu'ils représentent. Le nom de Photis, par son étymologie, signifie comme celui de Lucius « lumière », mais elle se rattache à la mauvaise lumière : elle représente une mauvaise façon d'aimer et elle est la servante de Pamphile qui propose un mauvais mode d'accès à la connaissance, tandis que le nom de Lucius, le futur initié, est comme le reflet de l'éclat d'Isis [20bis].

Ce symbolisme ambivalent de la lumière, on le retrouve dans le Conte d'Amour et Psyché où la fausse lumière est celle, artificielle et faible, émise par la lampe de Psyché (V, 20, 21, 23) qui ne peut que jalouser la véritable lumière : l'Amour dont l'éclat fait vaciller celui de la lampe (V, 22).

Jusqu'à présent, les mauvais rôles ont été tenus par des lampes, mais la lampe a aussi un versant positif. Au livre XI, 3, dans les mains du prêtre de la procession, elle constitue « un attribut distinctif » des dieux (deum insignes exuuiae).« Portée par le premier prêtre, ce qui est signe de sa prééminence, elle symbolise la lumière divine. Sa forme inhabituelle de nacelle la distingue de celle 'qui éclaire nos repas du soir' (XI, 10) afin de souligner la différence, jusque dans l'apparence. » [21]

Il y a donc un bon usage de la lampe, celui qui rend hommage à la divinité (Cf. XI, 9 : « Il y avait une grande foule des deux sexes qui, avec des lampes, des torches, des cierges, et, en quantité d'autres luminaires, s'efforçait de se rendre favorable la Mère des astres du ciel) et un mauvais usage, celui qui cherche à dévoiler ses mystères ou à contrefaire sa puissance. [22]

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B. La quête du héros

Le thème de la quête est intimement lié à celui du voyage, ce dernier étant « la forme concrète et pour ainsi dire imagée » du premier. [23]

Au niveau concret, Lucius est en quête des roses salvatrices qui sont le remède à sa métamorphose. Au niveau abstrait, c'est une quête spirituelle qui correspond à une évolution intérieure. Le voyage est aussi un voyage intérieur. Pour Psyché, l'objet concret de sa quête s'identifie à l'objet abstrait : l'Amour. C'est là le propre d'une allégorie. Dans les deux cas, il s'agit d'une quête de l'Absolu.

1. Le symbolisme de la Rose

La rose elle-même a une valeur hautement symbolique. Une tradition rapporte que le premier rosier aurait surgi de la terre le jour où Vénus sortit de l'écume des flots. Une goutte de nectar, versée par les dieux sur un jeune arbrisseau aurait alors donné naissance à la rose. La rose est ainsi la fleur de Vénus et est associée à son culte. Elle est aussi celle d'Isis.

Il existe une autre version selon laquelle la rose naquit du sang d'Adonis, blessé mortellement par un sanglier. Outre le thème de l'amour, l'idée d'une renaissance mystique lui est donc aussi associée.

La symbolique de la rose a également un versant plus mystique : ce symbole, très proche de celui de la roue, se retrouve dans la rosace gothique ou dans la rose des vents. [24]

Nicole Fick-Michel rappelle que la rose « hérite de ce symbolisme complexe et allie à la portée symbolique de la rose traditionnelle celle de la rose mystique, source de toute vie spirituelle, symbole d'éternité, de résurrection et de connaissance ». [25]

La rose est présente dans tout le roman d'Apulée avec également différents niveaux de significations.

Avant la métamorphose de Lucius, des guirlandes et des roses coupées président aux amours avec Photis (II, 16). Elles se retrouvent là en abondance alors qu'après sa transformation, Lucius cherchera désespérément à en obtenir.

Tout d'abord, dans l'étable, il tente de dévorer les guirlandes de roses dédiées à la déesse Epona, présente en tant que statue (III, 27). Il en est empêché par le jeune valet qui crie au sacrilège. De nouveau, Lucius s'est trompé de méthode : il veut couper court aux difficultés.

Tout au long de ce parcours initiatique que constitue cette quête de la rose, Lucius va rencontrer plusieurs fois la fleur salvatrice, mais sans parvenir à en manger. En III, 29, la prudence l'empêche d'avancer les lèvres vers les roses du jardinet qu'il longe avec les brigands. Une autre fois, il se laisse abuser par l'éclat trompeur des lauriers-roses et arrête son élan à temps (IV, 2). Lucius apprend peu à peu que les choses ne sont pas toujours ce qu'elles ont l'air d'être. Envoyé au haras au début du printemps, il espère rencontrer des roses dans les prés herbeux (VII, 15). Plus tard, vraisemblablement, l'année suivante, puisqu'il a entre-temps connu les rigueurs de l'hiver chez le jardinier, il assiste avec espoir à l'éclosion des roses parfumées (X, 29). La rose marque ainsi l'évolution du temps. Enfin, c'est une couronne de roses offerte par le prêtre d'Isis par la volonté de celle-ci qui lui rend sa forme humaine (XI, 6 ; 13).

Dans le Conte, la rose est la fleur de Vénus qui s`en est parée au retour d'un banquet (VI, 11), mais elle est également présente pour sanctifier l'union de Cupidon et Psyché (VI, 24).

Ainsi, la rose jalonne l'Odyssée de Lucius : elle apparaît comme un guide vers la connaissance de soi. Elle n'en perd pas pour autant sa valeur d'emblème de l'amour. Si les roses de Photis se sont révélées inopportunes et ont conduit Lucius dans la mauvaise voie, les roses de son salut sont aussi les roses de la conversion à l'Amour de Dieu, où il trouve la Connaissance qu'il cherchait depuis le début. Connaissance, Amour, Rose sont, on le voit, des thèmes étroitement liés et même imbriqués les uns dans les autres.

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2. Epona, Diane et Isis

Judith K. Krabbe fait un parallèle intéressant entre la scène de l'étable et la description de la statue de Diane chez Byrrhène. [26] Les deux scènes présentent une statue de déesse et un homme changé en animal ; dans les deux cas, la métamorphose est une punition pour la curiosité et implique la notion de sacrilège.

La correspondance pourrait être accessoire si elle ne se reflétait pas aussi dans les termes employés :

III, 27 : angulo... pilae... mediae... meditullio

II, 4 : angulos... pilae... medietatem

Dans le premier cas, au livre II, Lucius/homme n'est qu'un spectateur. Dans le second, au livre III, Lucius /âne est acteur du tableau. On peut aller plus loin : au livre XI, Lucius, toujours sous sa forme d'âne, contemple Isis elle-même qui lui apparaît. À la fin du livre XI, la boucle est bouclée lorsque Lucius, redevenu un homme, contemple la statue de la déesse (XI, 24). On se rend compte de l'importance du thème de la contemplation - bonne ou mauvaise - lié à l'état - humain ou animal - du héros.

Dans les Métamorphoses, on trouve trois scènes importantes tournant autour d'une statue correspondant au trois états de Lucius : celle de la statue de Diane quand Lucius est encore un homme curieux et sensuel ; celle de la statue d'Epona quand il est âne et enfin celle de la statue d'Isis quand il est initié. À ces trois statues, s'ajoute celle de la déesse des invertis qu'est obligé de transporter Lucius/âne : c'est une statue vaine et trompeuse qui constitue une charge pour Lucius.

On constate qu'il y a un contraste flagrant entre la scène du livre III où Lucius se débat péniblement sous sa forme d'âme devant la statue d'Epona et celle où Lucius initié resplendit devant la statue d'Isis. La rose vient accentuer ce contraste : il ne peut manger celles d'Epona et c'est Isis qui lui fournira la fleur salvatrice qui lui rendra son identité humaine. Entre les deux a eu lieu la quête initiatique pendant laquelle Lucius s'est purgé de sa curiosité sensuelle.

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3. Métamorphoses, déguisements et tromperies

Nous avons déjà signalé que la quête de Lucius l'amènera à se rendre compte que les choses ne sont pas ce qu'elles ont l'air d'être, que les apparences sont trompeuses et qu'il ne faut donc pas se fier aux sens pour accéder à la véritable connaissance. En effet, la logique des apparences génère l'erreur. Elle fait accuser Lucius innocent (VII, 2), prendre le passant pour un voleur d'âne (VII, 25), les bergers fugitifs pour des brigands (VIII, 17), le jeune homme respectueux pour un fils et un frère sacrilège (X, 8) et Charité pour une fille sans honneur (VII, 11). La suite du roman jusqu'au livre XI illustre cette fragilité des apparences, fragilité qui est mise en évidence par trois motifs privilégiés : les métamorphoses, les déguisements et les tromperies.

a) Les métamorphoses

Le thème de la métamorphose est présent tout au long du roman d'Apulée : tout d'abord, évidemment, à travers le personnage de Lucius, cependant, il n'est pas le seul à changer de forme.

Méroé, la sorcière, transforme ses ennemis en bêtes (I, 9) ; la statue de Diane dévoile un Actéon métamorphosé en cerf (II, 4) ; on apprend que les sorcières se métamorphosent pour perpétrer leurs mauvais coups (II, 22) et cela est prouvé par la métamorphose de Pamphile en hibou (III, 21) ; un vieillard se change en dragon et dévore une malheureuse victime (VIII, 20 - 21).

Le motif de la métamorphose, lié à celui de la magie, est surtout concentré, on le voit, dans la première partie. La deuxième partie sera dominée par d'autres motifs participant de la même idée : déguisements et tromperies.

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b) Les déguisements

Durant toute la deuxième partie dans sa première moitié, il est un autre thème constant qui vient dévoiler de façon précise la trompeuse apparence des choses : c'est le thème du déguisement qui rappelle à Lucius sa propre situation ontologique.

Au livre IV, un des brigands, Thrasyléon, déguisé en ours, périt misérablement, mis en pièces par des chiens (IV, 13-19). On voit la ressemblance avec l'état de Lucius : Thrasyléon occupe, lui aussi, le corps d'un animal qui n'est pas le sien. Ce symbole d'une régression dans l'animalité est suivi pour Thrasyléon de la mort, danger qui menace Lucius si sa quête n'aboutit pas : le brigand meurt déchiré par les chiens, sans pouvoir sortir de son déguisement. On pense aussi au jeune ânier sadique qui se fait dévorer par un ours en VII, 24. [27]

Ce thème de l'humanité enfermée dans un corps animal trouve un écho à la fin du livre VI. Après la tentative de fuite de Charité et de Lucius, les brigands, discutant de leur sort se mettent d'accord pour leur infliger le supplice suivant : enfermer la jeune fille dans la peau de l'âne et la laisser ainsi agoniser dans un long supplice (VI, 32-33).

Lucius et Charité n'auront la vie sauve que grâce à l'intervention du fiancé de la jeune fille, Tlépolème, avec lequel réapparaît le motif du déguisement. Ce dernier, en effet, se fait passer pour un brigand du nom d'Hémus. Lucius lui-même sera dupe au début. Mais ce n'est pas tout. Dans le récit qu'il fait aux brigands, Tlépolème/Hémus explique qu'il a échappé au massacre de sa troupe en se déguisant en femme et que c'est sous cet aspect qu'il a commis de nombreux vols. À l'origine de ce massacre, il y a le courage d'une femme, Plotine qui, elle, est déguisée en homme. Il y a là de subtils jeux de miroir et de correspondances : d'une part, Tlépolème a pris l'aspect d'un brigand par amour tout comme Plotine s'est travestie par amour; d'autre part, face au courage de Plotine habillé en homme, Hémus met son déguisement de femme au service de la lâcheté et,ensuite, de sa cupidité.

Les tribulations de l'âne, confié à de mauvais maîtres accentuent le parallélisme entre le livre IV et le livre VII : le gamin sadique et menteur est dévoré par un ours (VII, 24) et connaît ainsi une mort semblable à celle de Thrasyléon prisonnier de son déguisement d'ours.

Le thème du déguisement vient dénoncer le danger de croire aux apparences. Le lien avec le sort de Lucius est d'autant plus étroit que le thème du déguisement est souvent associé à celui de la régression dans l'animalité ou à une mort violente due aux animaux. Celui qui trompe tout comme celui qui fait confiance aux apparences ne sont plus dignes d'être des hommes.

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c) Les tromperies

Le livre VIII continue sur le thème de la ruse et de la tromperie, amorcé par l'intervention de Tlépolème, à travers un récit dans le récit : la suite de l'histoire de Charité et l'odieuse ruse de Thrasylle qui se débarrasse de son rival Tlépolème, puis la propre ruse de Charité qui réussit à se venger de Thrasylle (VIII, 1-15).

À la fin du livre, le déguisement s'ajoute à la tromperie, à travers l'épisode des prêtres-mendiants de la déesse syrienne. Ces derniers ne sont que tromperie personnifiée : ils simulent des transes (VIII, 27-28), escroquent les gens avec un oracle unique et équivoque (IX, 8). Lucius menacé de castration par ses mauvais maîtres ne les quitte que pour tomber dans les mains d'invertis !

C'est un jeu de miroir semblable qui nous fait passer du livre VIII au livre IX : Lucius risque d'être tué et servi en repas au maître de maison par le cuisinier qui veut le faire passer pour un cerf ! Thème de la tromperie de nouveau, mais surtout clin d'œil à la statue de Diane et d'Actéon changé en cerf.

Les livres IX et X ont en commun, à travers les nombreux excursus et récits dans le récit, d'avoir toujours recours au même thème avertisseur de la tromperie. Le livre IX est composé essentiellement d'histoires d'adultères et qu'est-ce que l'adultère sinon une histoire de trompeurs et de trompé ? Mari cocu et donc trompé dans le conte érotique de la jarre (IX, 5 -8), histoire de Myrmex et du cocu Barbarus doublement trompé (IV, 17-21), histoire que raconte le boulanger à propos de l'infortune conjugale de son voisin le foulon (IX, 24-25), enfin, vengeance du boulanger qui sodomise le galant de sa femme (IX, 26-28) : c'est le thème du trompeur trompé qui se retrouve au livre X dans l'histoire du jeune homme empoisonné par erreur et qui revient à la vie (X, 2-12).

Toutes ces histoires d'adultères et de meurtres étaient annoncées au livre II par l'histoire de Télyphron : on y apprend, en effet, que le mort veillé par ce dernier avait été empoisonné par sa femme et son amant (II, 27). Outre l'annonce du thème de l'adultère et de celui des empoisonnements dominants dans les livres VIII, IX et X, Scobie voit dans l'épisode de Zatchlas une anticipation de l'intervention bénéfique d'Isis au livre XI. À l'inverse de Méroé, Panthia et Pamphile, le prêtre égyptien (ce n'est pas innocent) pratique la magie blanche en plein jour, en public, pour réanimer un mort dans le but de convaincre des criminels (II, 28 - 30). [28]

Lucius lui-même pratique la ruse : il trompe ses maîtres pâtissiers et s'engraisse à leurs dépens (X, 13 -15). Enfin, le livre X se clôt sur l'histoire qui est certainement la plus abominable : la tromperie de la femme qui empoisonne son époux, sa voisine, sa fille, le médecin son complice et l'épouse du médecin.

Tout au long des tribulations de Lucius, nous n'avons cessé de retrouver le thème de la tromperie, de la duplicité, des apparences fallacieuses avec une sorte de gradation : partant de la métamorphose et des apparences trompeuses, nous arrivons au thème du déguisement pour glisser peu à peu dans le thème de la ruse et dans celui de la tromperie jusqu'à parvenir à une histoire particulièrement horrible. Il y a une sorte de construction organique de ces thèmes qui scandent les épreuves de Lucius comme un rappel constant du décalage qui existe entre la vraie nature des choses et leurs apparences et des dangers qu'entraîne l'insuffisance de notre perception.

C'est d'ailleurs après avoir contemplé les spectacles qui se jouent dans l'arène où il est destiné à copuler avec l'abominable criminelle que Lucius prend la fuite. Les spectacles ne sont-ils pas des apparences qui se déclarent telles, des simples reflets de la réalité et non la réalité ? Après ces spectacles, Lucius, dégoûté à l'idée de se souiller au contact d'une telle criminelle, s'échappe et montre ainsi que chez lui l'âme commence à l'emporter sur le corps.

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4. Le conte d'Amour et Psyché

Le Conte d'Amour et Psyché prend place au cours de cette deuxième partie et au milieu même du roman.

Nous avons déjà vu les similitudes entre les parcours de Lucius et Psyché, leurs points communs essentiels : la curiosité qui provoque la chute, la quête qui s'identifie à un abandon des plaisirs sensuels, enfin l'accès à l'Absolu.

C'est ici l'occasion de mettre en lumière d'autres relations et correspondances entres les deux histoires.

Tout d'abord, comme le fait remarquer Nicole Fick-Michel, l'histoire de Lucius et celle de Psyché sont toutes deux la réalisation d'une parole « prophétique » : le Chaldéen Diophane prédit à Lucius qu'il fera l'objet d'un livre (II, 12) tandis que les aventures de Psyché réalisent l'oracle de Milet (IV, 33). [29]

Le leurre de Lucius est de croire aux apparences sensibles. Or, les choses ne sont pas ce qu'elles semblent être. C'est une erreur semblable qui vaut à Psyché la haine de Vénus. En effet, la jeune fille est comparée à Vénus ; on la loue comme une statue parfaite de la déesse, alors que les statues de la déesse sont délaissées (IV, 28 - 29). [30] Mais les apparences sont trompeuses et cette adoration mal placée entraînera le courroux de la véritable Vénus.

Il y a là une subtile progression du récit à un double niveau : Psyché, d'abord confondue avec une divinité, deviendra elle-même une divinité ; adorée au début comme la déesse de l'amour vulgaire par les gens trompés par les apparences, elle accédera finalement à l'Amour véritable.

Cette caractéristique d'être trompé par les apparences est aussi celle de Psyché. On la dit « naïve » (simplex ; V, 24 ; V, 18 ; V, 19 ; VI, 15). Ce n'est que lorsqu'elle aura contemplé le véritable Amour et eu accès ainsi à la connaissance que ses yeux s'ouvriront. Elle comprend alors la ruse de ses sœurs - les « trompeuses » du Conte - et se venge de leur perfidie. « La mort des deux sœurs (...) présente une importance symbolique dans le contexte du pèlerinage de Psyché. Les sœurs représentent les attachements terrestres qui sont cause de sa chute, et dont elle doit maintenant se débarrasser. » [31] Tout comme Lucius, Psyché abandonne « les serviles voluptés » et par son initiation paiera le châtiment de « sa curiosité impure ».

Le thème des apparences trompeuses sera d'ailleurs nettement présent dans sa dernière épreuve : l'ânier avec son âne boiteux, le vieillard dans le Styx, les vieilles fileuses, l'amabilité hypocrite de Proserpine ne sont que des ruses destinées à tromper Psyché qui, prévenue par la tour ne se laissera plus avoir.

Il y a d'autres traits communs dans le caractère des héros : leur tendance au suicide notamment. [32]

De ces ressemblances, on peut déduire que le Conte d'Amour et Psyché intervient comme une préfiguration du sort futur de Lucius. Il annonce les épreuves qu'il lui reste à affronter tout en lui apportant une note d'espoir : ses souffrances ne sont pas vaines. C'est d'ailleurs sous le signe du réconfort qu'est placé tout le Conte. La vieille servante des brigands la raconte à Charité pour la consoler de son sort.

Il existe d'ailleurs des similitudes entre Psyché et Charité. « Jeune fille contrariée dans ses projets de mariage, puis retrouvant son fiancé et célébrant de justes noces, Charité apparaît comme un double de Psyché, mais un double inversé. » [33] Si, dans un premier temps, en effet, Charité connaît le bonheur, elle ne tardera pas à être plongée dans le deuil à cause de la ruse et de la perfidie de Thrasylle. Elle se vengera, tout comme Psyché, mais ayant perdu l'être aimé, elle se suicide. Charité engendre deuil et lamentations (VIII, 13), Psyché enfante Volupté (VI, 24).

En conclusion, le Conte d'Amour et Psyché, s'il peut constituer une histoire à part entière, n'est cependant pas un ajout artificiel au roman d'Apulée. L'indiquent sa place particulière et signifiante, les liens thématiques avec le reste du roman, les relations entre les personnages. Cependant, il ne faut pas tomber dans le travers de radicaliser ces différences ou de nier les divergences entre les deux histoires. Le Conte d'Amour et Psyché propose un type d'expérience spirituelle qui s'apparente au parcours de l'âme platonicienne tandis que le livre XI est d'inspiration isiaque. Quoi qu'il en soit, Apulée tisse un subtil réseau de correspondances qui, par les analogies, mettent en exergue les thèmes essentiels des Métamorphoses qui apparaissent alors comme une œuvre non plus disparate mais où tous les éléments remplissent une fonction structurelle, formant ainsi une structure organique.

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C. L'initiation

1. Prières et initiation de Lucius et de Psyché

Lucius a pris la fuite et parvient à la plage de Cenchrées. Là, il adresse une prière à la Reine du ciel (XI, 2), prière qui fait écho à celles de Psyché (VI, 2 ; 4). Tous deux veulent la cessation de leurs errances. Il y a une différence de taille : Isis, au contraire de Cérès et Junon, se laisse toucher par les supplications de Lucius et lui indique qu'il pourra manger des roses lors de la procession qui aura lieu en son honneur.

Redevenu homme, Lucius subira l'initiation aux mystères d'Isis. L'initiation de la pauvre Psyché, quant à elle, consistera, outre des coups, en quatre terribles épreuves infligées par Vénus au terme desquelles elle accédera au rang de divinité.

2. La mascarade et la procession isiaques

La procession (XI, 9-12) et surtout la mascarade qui la précède (XI, 8) constituent un passage important dans la construction des Métamorphoses. Nous avons déjà eu l'occasion de parler des motifs de la lumière et de la lampe qui prennent lors de la procession toute leur ampleur. Concentrons-nous maintenant sur le sens de la mascarade.

Prenant place dans le livre final, la mascarade condense en quelque sorte tous les autres, tout comme Isis condense toutes les autres divinités (XI, 5). En effet, les figurants de cette procession burlesque se présentent comme des rappels de personnages qui ont jalonné le roman.

On retrouve un soldat qui évoque le soldat du livre X, 1, un chasseur qui a eu deux confrères en VIII, 5 : Thrasylle et Tlépolème. Un homme déguisé en femme fait écho à Tlépolème/Hémus et à Plotine. Singeant l'attitude féminine, il fait également penser aux prêtres-mendiants homosexuels qualifiés de puellae (VIII, 26). Un gladiateur évoque l'arène où devaient combattre les ours de Démocharès (IV, 13) et celle où Lucius devait se donner en spectacle amoureux avec une criminelle. Les faux magistrats rappellent le tout aussi faux procès de la Fête du Rire (III, 1-11). Le philosophe évoque la caricature de Socrate à travers le personnage du même nom au livre I. Suit un pêcheur qui rappelle celui qui vend des poissons à Lucius au marché (II, 24). L'oiseleur renvoie au petit-fils du vieillard/dragon (VIII, 20), qui « poursuivait un oiseau pour l'attraper » quand il est tombé dans une fosse. Il y a même un ours déguisé en femme qui fait penser à Thrasyléon enfermé dans une peau d'ours. Un singe figure Ganymède : ce petit berger renvoie aux désirs sensuels de Jupiter qui n'hésite pas à se transformer en animal pour les assouvir. Il est d'ailleurs fait allusion à son enlèvement par l'aigle en en VI, 15 et on le retrouve, en tant qu'échanson de Jupiter, en VI, 24. Hors du Conte, Méroé lui avait comparé Socrate réduit à l'état de mendiant (I, 12). Cette étrange parade se clôture par une « caricature », nous dit Lucius, du couple formé par Pégase et Bellérophon (ut illum quidem Bellerophontem, hunc autem diceres Pegasum, tamen rideres utrumque). Cela reprend une comparaison établie à plusieurs reprises entre Lucius et le cheval ailé. Quand les bandits arrêtent sa fuite, ils se moquent de lui en le rapprochant de Pégase (VI, 30). Lui-même, en manière de dérision, au moment où le danger des loups lui fait accélérer l'allure, suppose que Pégase volait sous l'impulsion de la peur (VIII, 16). En VII, 25, lorsqu'un voyageur s'est emparé de lui, il se compare lui-même à Pégase et le voyageur à Bellérophon.

Tous ces personnages sont des caricatures à l'allure ridicule qui portent à rire. C'est comme si, après avoir contemplé la véritable Divinité, les yeux de Lucius s'ouvraient. Il voit alors tout ce qu'il vient de vivre et les personnages qu'il a rencontrés sous un jour nouveau : ce n'étaient que des apparences attachées au monde sensible. Les personnages déguisés de la procession sont comme le reflet d'un monde qui n'est qu'une immense illusion. Lucius, libéré de ces apparences, est enfin prêt pour l'initiation véritable.

Cette constatation appuie la théorie d'une structure en 10 + 1, les dix premiers livres représentant le monde sensible et le onzième la divinité qui résume tout. Les dix premiers livres sont ceux des apparences sensibles, de la duplicité tandis que le dernier livre est celui de la Vérité et de l'Unité.

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Conclusion

Cette étude des « jeux de miroir » mis en œuvre par Apulée dans les Métamorphoses, quoiqu'elle ne soit pas complète - on pourrait également parler du motif du dragon, des allusions à l'écriture et à l'activité littéraire, des caricatures des philosophes et de Socrate en particulier, de l'onomastique et je passe bien des motifs - a toutefois permis de montrer que les Métamorphoses sont construites selon un plan très élaboré et où rien n'est laissé au hasard.

La structure en onze livres trouve son explication dans un schéma en 10 + 1 où le livre isiaque, celui de la divinité reprend et condense les dix premiers livres qui mettent en image le monde sensible. Cette tension entre mondes sensible et monde divin, entre apparences et réalité est d'ailleurs présente à travers tout le roman et est illustrée à travers des thèmes tels que la métamorphose, le déguisement, la tromperie.

Le Conte d'Amour et Psyché, quant à lui, trouve parfaitement sa place dans cet ensemble. Reprenant des motifs récurrents et comprenant des allusions au reste des Métamorphoses, il met en scène des personnages dont les plus importants trouvent leurs correspondants dans l'histoire de Lucius.

Outre ces parallélismes de thèmes et de structures, Apulée se plaît à faire correspondre des passages moins importants, soit pour faire naître un lien significatif, tel son jeu sur les déguisements de Tlépolème, d'Hémus et de Plotine, soit, semble-t- il, par simple clin d'œil, comme l'épisode du cuisinier voulant faire passer Lucius pour un cerf qui rappelle la métamorphose d'Actéon présenté dans la statue de Diane.

Quoiqu'il en soit, Apulée, par tout un réseau de correspondances, de parallélismes, d'oppositions, crée une trame signifiante qui permet, en dehors de toute interprétation isiaque, platonicienne ou autre, d'unifier le récit et de faire naître du sens et qui a l'immense avantage de ne pas exclure la parodie, la caricature, le burlesque, en un mot le Rire qui constitue peut-être le motif le plus unificateur des Métamorphoses, dont le but ultime, celui qui s'adresse au premier lecteur venu, avant toute propagande religieuse, est sans conteste le divertissement.

[Plan]

 

Sandra MANGOUBI
Aspirant au Fonds National de la Recherche Scientifique
Université de Louvain
Faculté de Philosophie et Lettres
Collège Érasme
1347 Louvain-la-Neuve (Belgique)


Notes

[1] On sait à quel point les Métamorphoses sont truffées d'influences platoniciennes. [Retour]

[2] HELLER, S., Apuleius, Platonic dualism, and eleven dans A J Ph, 104, 1983, p. 321 - 339 cité par MARTIN, R., Apulée, Virgile, Augustin : réflexions nouvelles sur la structure des Confessions, dans REL, 69, 1991, p. 136-150. [Retour]

[3] Arguments cités par Martin, R., Apulée, Virgile, Augustin, op. cit., p. 139, n. 10. [Retour]

[4] THOMAS, J., Le dépassement du quotidien dans l'Énéide, les métamorphoses d'Apulée et le Satiricon : essai sur trois univers imaginaires, Les Belles Lettres, Paris, 1986, p. 133. [Retour]

[5] Cette utilisation d'une mise en abîme pour faire ressortir la signification d'un texte, on la retrouve chez des auteurs postérieurs, et particulièrement à l'époque baroque. Shakespeare, notamment, l'utilise à plusieurs reprises : dans Hamlet ,par exemple, ou dans le Songe d'une nuit d'été.

Qui a lu le Songe ne pourra qu'être marqué par ses ressemblances avec le roman d'Apulée qui en constitue d'ailleurs une source directe. Cette pièce met en scène, entre autres, un homme dont la tête est métamorphosée en celle d'âne et qui devient l'objet d'un amour passionné, par le fait de la magie, de la part de Titania, la reine des fées : Shakespeare dénonce un amour purement inspiré par les sens et que ne vient pas corriger la raison.

En outre, le Songe, tout comme les Métamorphoses, semble être constitué à priori d'un ensemble assez disparate d'intrigues. Qu'on ne s'y trompe pas ! Différents thèmes contribuent à son unification : l'amour, la magie, l'illusion des apparences.

À la fin de la pièce, une mise en abîme parodique vient sublimer la signification des différentes intrigues. Aux thèmes précités vient s'ajouter une réflexion sur l'art théâtral. Tout comme Apulée, Shakespeare se sert du burlesque pour traiter de thèmes tout à fait sérieux, même graves. Sérieux et rires ne sont donc pas incompatibles.

Enfin, il est impossible de réduire le Songe d'une nuit d'été à une seule signification, mais il est possible de suivre différents réseaux d'interprétation qui s'entrecroisent par des jeux de correspondances tout comme dans les Métamorphoses. Shakespeare, outre des motifs précis, a surtout repris d'Apulée une mise en forme particulière. [Retour]

[6] Solution, assez malhonnête, par ailleurs, qui vise à faire entrer le Conte dans un moule préétabli ! [Retour]

[7] Ce n'est qu'en XI, 13 que Lucius recouvre sa forme humaine, mais il vaut mieux considérer le livre XI comme un tout car dès le début de celui-ci est amorcé le salut de Lucius. [Retour]

[8] Pour d'autres mentions de la curiosité de Lucius, voir II, 6 ; III, 14 ; IX, 12 ; IX, 42. [Retour]

[9] THOMAS, J., Le dépassement du quotidien, op. cit., p. 44. [Retour]

[10] Outre Lucius et Psyché, d'autres personnages, dans les Métamorphoses, font preuve de curiosité : Aristomène, dans le cas qui nous occupe ici ; le brigand Alcimus, victime lui aussi de sa curiosité (IV, 12). D'autres encore font preuve d'indiscrétion en regardant par les trous de serrure : Lucius d'abord (III, 21) ; les hôtes des prêtres de la déesse syrienne (IX, 3) ; les frères cuisiniers (X, 15) ; Thiasus enfin (X, 16). [Retour]

[11] L'utilisation d'une ekphrasis comme annonce du sort du héros est une pratique qu'on retrouve dans les romans grecs. Chez Achille Tatios, Clitophon, au début du roman, contemple un tableau minutieusement décrit, représentant l'enlèvement d'Europe. Ce tableau préfigure l'histoire des héros car Leucippé sera enlevée de nombreuses fois.

On trouve aussi, chez Apulée, la situation inverse : Charité se promet que sa fuite sur le dos d'un âne sera immortalisée dans une œuvre d'art, un tableau (VI, 29). [Retour]

[12] Pour Socrate, voir I, 6 et pour Télyphron, II, 20. [Retour]

[13] Voir THOMAS, J., Le dépassement du quotidien, op. cit., p. 43. [Retour]

[14] Ibidem, p. 39 - 40. [Retour]

[15] Sur la mention de la curiosité de Psyché, voir V, 6 ; V, 23 ; VI, 21. [Retour]

[16] Sur l'évolution des sentiments amoureux de Cupidon, voir RAMBAUX, C., Trois analyses de l'amour. Catullle : poésies ; Ovide : Les amours ; Apulée : conte de Psyché, Les Belles Lettres, Paris, 1985, p. 188 - 194. [Retour]

[17] Ibidem, p. 200. [Retour]

[18] « S'il est vrai que Jupiter a mugi, dans le corps d'un bœuf, il est possible que dans mon âne se dissimule ou le visage d'un homme ou la figure d'un dieu », dit Charité en VI, 29. C'est certes là un clin d'œil ironique de la part d'Apulée. [Retour]

[19] Cf. Phèdre 254-256. [Retour]

[20] FICK-MICHEL, N., Art et mystique, op. cit., p. 367, n. 1, fournit les occurrences du mot Fortuna dans Métamorphoses : les vicissitudes de la Fortune : I, 6 ; IV, 16 ; XI, 15 ; XI, 25. La Fortune auxiliaire du Destin : II, 15 ; V, 5 ; VI, 17 ; VIII, 1 ; IX, 39 ; X, 5 ; X, 12 ; XI, 15 ; XI, 18. Fortuna beniuola : X, 13 ; X, 16 ; XI, 15. Fortuna saeua et caeca : I, 7 ; I, 16 ; IV, 2 ; IV, 31 ; V, 2 ; V, 9 ; V, 11 ; VI, 28 ; VII , 2 ; VII, 3 ; VII, 16 ; VII, 17 ; VII, 20 ; VII, 25 ; VIII, 24 ; IX, 1 ; IX, 31 ; X, 4 ; X, 24 ; XI, 12 ; XI, 15 ; XI, 25. [Retour]

[20bis] Apulée, dans les Métamorphoses, utilise les prénoms comme supports privilégiés du sens. Ces derniers sont en eux-mêmes de jeux de miroir. En effet, le nom définit déjà le personnage, il est le reflet de son caractère, que ce soit par un jeu de mots (Lucius, Photis, Thrasylle, Philèbe, Arété, Brutus,...) ou par référence culturelle (Socrate, Aristomène, Plotine, Mithra,...). L'onomastique, dans les Métamorphoses, mériterait une étude entière. [Retour]

[21] FICK-MICHEL, N., Art et mystique dans les Métamorphoses d'Apulée, Les Belles Lettres, Paris, 1991, p. 270. [Retour]

[22] On notera, par ailleurs, la fréquence, dans les Métamorphoses, des mots construits sur la racine luc. Sur ces mots et leur portée symbolique, voir KRABBE, J. K., The Metamorphoses of Apuleius, Peter Lang, New York, 1989, p. 131-139. [Retour]

[23] THOMAS, J., Le dépassement du quotidien, op. cit., p. 57. [Retour]

[24] Ibidem, p. 69. [Retour]

[25] Art et mystique, op. cit., p. 388. [Retour]

[26] The Metamorphoses of Apuleius, op. cit., p. 125. [Retour]

[27] Il y a dans les Métamorphoses de nombreuses morts liées à l'agressivité animale. Outre Thrasyléon déchiré par des chiens et le jeune valet massacré par un ours, on peut relever les morts ou attaques suivantes : Tlépolème déchiré par un sanglier (VIII, 5) ; les fugitifs attaqués par des molosses (VIII, 17) ; le jeune homme dévoré par un dragon (VIII, 21) ; l'esclave, rongé par des fourmis (VIII, 22) ; les amis des trois fils du bourgeois mis en pièces par des chiens (IX, 36) ; l'épouse et mère indigne, condamnée ad bestias (X, 28). Il est troublant de constater que tous ces cas sont liés au thème des apparences trompeuses (que ce soit par la tromperie, la ruse, ou le déguisement). [Retour]

[28] SCOBIE, A., The structure of Apuleius' Metamorphoses, dans HIJMANS, B. L. et VAN DER PAARDT, R. Th. (éd.), Aspects of Apuleius' Golden Ass, Bouma's Boekhuis, Groeningen, 1978, p. 52. [Retour]

[29] FICK-MICHEL, N., Art et mystique, op. cit., p. 281. [Retour]

[30] On a déjà noté l'importance du motif de la contemplation des statues. [Retour]

[31] WALSH, P. G., The Roman novel, Cambridge, 1970, p. 208 cité par KENNEY, E. J. (éd.), Apuleius. Cupid and Psyche, Cambridge (Cambridge Greek and Latin Classics. Imperial Library), 1990, p. 177. [Retour]

[32] Pour Lucius voir IV, 3 ; VII, 24 ; X, 29. Pour Psyché, voir V, 25 ; VI, 12 ; VI, 14 ; VI, 17. Pour une interprétation de ces tentatives de suicides, voir FICK-MICHEL, N., Art et mystique, op. cit., p. 282 - 284. [Retour]

[33] Ibidem, p. 285. [Retour]

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 2 - juillet-décembre 2001

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