FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 1 - janvier-juin 2001


L'enlèvement des Sabines (Tite-Live I, 13) :
Analyse philologique et linguistique

par

Jules Wankenne

Professeur à l'Université de Louvain [*]


[Étude reprise, avec l'aimable autorisation de l'éditeur, de Les Études Classiques, t. 43, 1975, p. 350-366. Cette revue des Facultés universitaires de Namur (Belgique) possède sur la Toile un site particulier.]

[Le présent article avait également été repris dans le volume de Mélanges offerts au Prof. Jules Wankenne à l'occasion de son éméritat : L.-J. Wankenne, Antiquité classique et enseignement secondaire, Louvain, 1984, p. 136-152.]


Plan


Texte (I, 13)

Tum Sabinae mulieres, quarum ex iniuria bellum ortum erat, crinibus passis scissaque ueste, uicto malis muliebri pauore, ausae se inter tela uolantia inferre, ex transuerso impetu facto dirimere infestas acies, dirimere iras, hinc patres, hinc uiros orantes ne se sanguine nefando soceri generique respergerent, ne parricidio macularent partus suos, nepotum illi, hi liberum progeniem : « Si adfinitatis inter uos, si conubii piget, in nos uertite iras : nos causa belli, nos uolnerum ac caedium uiris ac parentibus sumus ; melius peribimus quam sine alteris uestrum uiduae aut orbae uiuernus. »

Mouet res cum multitudinem tum duces ; silentium et repentina fit quies ; inde ad foedus faciendum duces prodeunt. Nec pacem modo sed ciuitatem unam ex duabus faciunt. Regnum consociant : imperium omne conferunt Romam. Ita geminata urbe, ut Sabinis tamen aliquid daretur, Quirites a Curibus appellati. Monumentum eius pugnae, ubi primum ex profunda emersus palude equus Curtium in uado statuit, Curtium lacum appellarunt.

Ex bello tam tristi laeta repente pax cariores Sabinas uiris ac parentibus et ante omnes Romulo ipsi fecit. Itaque, cum populum in curias triginta diuideret, nomina earum curiis imposuit. Id non traditur, cum haud dubie aliquanto numerus maior hoc mulierum fuerit, aetate an dignitatibus suis uirorumue an sorte lectae sint quae nomina curiis darent. Eodem tempore et centuriae tres equitum conscriptae sunt : Ramnenses ab Romulo, ab T. Tatio Titienses appellati ; Lucerum nominis et originis causa incerta est. Inde non modo commune, sed concors etiam regnum duobus regibus fuit.

Traduction (1, 13)

C'est alors que les épouses Sabines, dont l'enlèvement injuste avait provoqué la guerre, les cheveux épars et les vêtements déchirés, dominant dans le malheur la crainte caractéristique de leur sexe, eurent l'audace de se jeter au milieu des traits qui volaient, de se lancer en travers des armées pour arrêter leur combat, arrêter leur furie. Elles suppliaient tantôt leurs pères, tantôt leurs époux de ne pas s'éclabousser criminellement du sang d'un beau-père et d'un gendre, de ne pas souiller du meurtre d'un parent leurs enfants qui sont nés petits-fils des uns, fils des autres : « Si c'est votre lien de parenté, si c'est le mariage qui vous offense, c'est contre nous que vous avez à tourner votre colère ; c'est nous qui sommes la cause de la guerre, nous les responsables des blessures et du massacre de maris et de pères ; mieux vaut pour nous périr que vivre veuves des premiers d'entre vous ou orphelines des autres.

L'émotion de la scène saisit aussi bien les soldats que les chefs ; le silence, et le calme s'établissent soudain ; puis les chefs s'avancent pour conclure un traité. Ce n'est pas seulement la paix qu'ils décident, c'est de faire une seule des deux cités. Ils mettent en commun la royauté, transportent à Rome toute l'autorité. La ville ainsi doublée, pour faire toutefois quelques concessions aux Sabins, les habitants furent appelés Quirites, mot dérivé de Cures. En souvenir de cette bataille, l'endroit où le cheval sortit de la profondeur du marais pour mettre Curtius en lieu sûr, reçut le nom de lac Curtius.

À une guerre si triste succéda tout à coup une paix joyeuse qui rendit les Sabines plus chères à leurs époux et à leurs pères et avant tous à Romulus lui-même. C'est pourquoi, lorsqu'il divisa le peuple en trente curies, il leur donna le nom de ces femmes. Comme le nombre de celles-ci était sans aucun doute notablement plus élevé que celui des curies, la tradition ne nous dit pas si c'est leur âge ou leurs dignités ou celles de leurs époux ou le sort qui décida du choix de celles qui donneraient leurs noms aux curies. À la même époque furent également formées trois centuries équestres ; les Ramnenses empruntèrent leur nom à Romulus, les Titienses à Titus Tatius. Quant aux Luceres, la raison de leur appellation et de leur origine demeure inconnue. Dès lors la royauté fut non seulement commune aux deux rois, mais exercée aussi de concert.


Situation du texte dans son contexte

Le chapitre 13 du premier livre de Tite-Live que nous nous proposons d'analyser philologiquement et linguistiquement se situe au terme du récit que l'historien consacre aux épisodes de la première organisation de Rome par Romulus et de ses démêlés avec les peuples avoisinants (Chapitres 8 à 12 inclus).

Comme la ville fondée par Romulus manquait de femmes, celui-ci offrit à certaines cités environnantes de pratiquer avec Rome une politique d'alliance et de mariages. Comme ces cités s'y refusaient, Romulus décida d'user de ruse pour arriver à ses fins. Il organisa en l'honneur de Neptune des réjouissances solennelles auxquelles il invita notamment les Sabins, hommes et femmes, et au cours desquelles les Romains, au mépris des lois de l'hospitalité, enlevèrent les jeunes Sabines pour en faire leurs épouses. Les parents sabins étaient venus sans armes à la fête ; ils ne purent que s'enfuir devant la violence qui leur était faite. Mais, rentrés chez eux, ils se concertèrent avec leurs alliés et, sûrs de leur aide, ils déclarèrent la guerre à Rome. Ce furent les alliés qui entamèrent la lutte et qui se firent battre l'un après l'autre par les Romains. Les Sabins entrèrent alors en lice et le combat tourna d'abord à leur avantage puisqu'ils s'emparèrent de la citadelle de Rome. Les Romains cependant se ressaisirent et réussirent à contenir l'ennemi. Mais la guerre n'était pas finie pour autant ; et comme les deux armées continuaient à s'affronter, les Sabines qui avaient consenti au mariage avec les Romains et qui s'en trouvaient bien, résolurent d'intervenir et de s'interposer entre les adversaires. C'est cet événement que nous raconte le chapitre 13 de Tite-Live et c'est lui qui va mettre fin aux hostilités.

Division du texte

Nous pouvons diviser le chapitre en trois grandes parties :

La première partie va de Tum Sabinae mulieres jusqu'à orbae uiuemus. Elle nous décrit l'ingérence dans le combat des jeunes Sabines, devenues les épouses des Romains qui les avaient enlevées. Cette ingérence se fait aussi bien en actes qu'en paroles. Le texte de Tite-Live a soin de nous décrire la conduite courageuse de ces femmes : le début de la première phrase nous raconte leur irruption soudaine au milieu des combattants, tandis que la fin de cette première phrase et la deuxième en entier nous rapportent le discours véhément qu'elles adressent aux soldats des deux camps.

La deuxième partie commence avec les mots mouet res et s'achève avec l'expression Curtium lacum appellarunt. Il s'agit ici des conséquences immédiates de l'intervention des Sabines ; c'est d'abord la conclusion d'un traité. Viennent ensuite les stipulations précises du pacte.

La troisième partie débute avec le complément à l'ablatif ex bello tam tristi et elle s'étend jusqu'à la fin du chapitre. Elle relate certaines des conséquences plus lointaines de l'association de Rome avec les Sabins, conséquences qui concernent en l'occurrence la division de la population en curies et en centuries.

Les trois parties ainsi définies ou paragraphes sont de longueur sensiblement égale. Elles constituent, croyons-nous, une première structure du récit de Tite-Live.


PREMIERE PARTIE

Le premier paragraphe se compose essentiellement de deux phrases dont la première est beaucoup plus longue que la seconde. Ces deux phrases s'opposent l'une à l'autre par leur structure, par leur style et par leur rythme. Tandis que la première narre sous la forme d'un récit animé ou dramatique [1] les gestes et une partie du discours adressé par les Sabines aux combattants des deux armées, la seconde n'appartient plus comme telle au style narratif ; c'est une brève et ferme adjuration que les femmes font aux soldats et où les temps et les modes employés sont fort différents de ceux que nous trouvons dans la phrase précédente.

A. Structure

Première phrase

1. Elle commence par l'adverbe de temps tum. Nous avons affaire ici à ce que J.-P. Chausserie-Laprée appelle un tum de rupture [2], introduisant une péripétie décisive dans un combat ou un affrontement. En effet les nouveaux personnages, c'est-à-dire les femmes Sabines, qui entrent en ce moment en scène, vont exercer sur la suite des événements une influence déterminante. Elles sont appelées maintenant par Tite-Live Sabinae mulieres par opposition aux uirgines qu'elles étaient encore au chapitre 9 de l'épisode où nous sommes. Changement de nom qui est l'indice d'une modification de comportement. Leur identité est d'ailleurs précisée par la proposition relative qui suit et dont le verbe est au plus-que-parfait de l'indicatif.

2. Le récit se corse ensuite par l'accumulation de trois ablatifs absolus dont les deux premiers coordonnés décrivent l'aspect extérieur et physique des femmes, aspect sans doute significatif de sentiments intérieurs, tandis que le troisième ablatif indique une caractéristique importante de leur état psychologique. D'après R.M. Ogilvie, l'expression crinibus passis scissaque ueste serait chez les femmes symptomatique d'une crise d'hystérie [3]. Nous pensons plutôt qu'il s'agit en l'occurrence de la manifestation, habituelle et normale à l'époque, d'un émoi profond, d'une violente souffrance.

3. Aux trois ablatifs absolus succède le participe parfait ausae qui contraste avec le substantif pauore qui le précède immédiatement. L'audace dont témoignent les Sabines constitue la conséquence logique de la maîtrise qu'elles exercent sur leur peur, toute naturelle chez des femmes.

4. Vient alors un quatrième ablatif absolu qui explique, en la complétant la manoeuvre hardie conçue et exécutée par les Sabines au milieu de leurs pères et maris respectifs, manoeuvre qu'avait commencé d'exposer la tournure inter tela uolantia inferre.

5. Le verbe principal ou plutôt les verbes principaux, puisque dirimere est répété, se trouvent à l'infinitif de narration, auquel on peut donner ici la valeur d'un imparfait de conatu [4]. Nouvel indice de l'atmosphère dramatique où se déroule toute la scène décrite par Tite-Live [5].

6. La structure narrative, jusqu'alors assez simple, se complique subitement par l'adjonction d'une rallonge [6] qui donne, pourrait-on dire, à la phrase son second souffle. Elle est faite du participe présent orantes, précédé d'une part par deux adverbes et deux accusatifs compléments qui se répondent tout en s'opposant et suivi d'autre part par deux propositions subordonnées rapportant en style indirect, à l'imparfait du subjonctif, les premières exhortations adressées par les femmes tant à leurs pères qu'à leurs époux.

Deuxième phrase

1. La structure de cette seconde phrase est tout autre que celle de la première. Elle est d'abord formulée en style direct - ce qui la distingue du style indirect qui précède - et elle comprend trois membres de longueur à peu près égale. Mais alors que les modes et les temps de la première phrase étaient d'un côté l'indicatif, le participe, l'infinitif et le subjonctif, de l'autre le présent, l'imparfait, le parfait et le plus-que-parfait, les modes de la seconde phrase sont l'indicatif et l'impératif, les temps, le présent et le futur.

2. Le premier membre de cette seconde phrase contient deux propositions subordonnées conditionnelles et une principale ; le deuxième, deux propositions indépendantes juxtaposées ; la troisième, une proposition principale suivie d'une subordonnée comparative. Nous sommes en présence d'une structure qu'on peut qualifier d'équilibrée.

3. Il faut également remarquer que, si le premier membre de la phrase concerne les sentiments qui, d'après les Sabines, affectent Romains et Sabins, désignés tous deux par le pronom personnel uos, les deux autres membres se rapportent à l'expression des états d'âme et des résolutions qui en découlent chez les épouses sabines de Romains (nos). Nouvelle opposition qu'il importe de relever.

4. Plus petite que la première, la seconde phrase accentue cependant la gradation et rend plus forte la tension du récit, notamment par le passage soudain et pathétique du style indirect au style direct. Nous arrivons ainsi à un sommet dans l'écriture du texte dont l'effet, voulu par l'auteur, est encore accru par la brièveté des membres de phrase qui se heurtent l'un à l'autre, effet qui met le lecteur en état d'alerte et le rend impatient de connaître la suite.

B. Style

Nous entendons ici par style les procédés, les artifices et les figures de mots auxquels recourt Tite-Live pour donner à son texte la valeur artistique qu'il recherche.

1. Signalons en premier lieu la situation en début de chapitre du sujet Sabinae mulieres. Il s'agit, comme nous l'avons déjà dit, de présenter de nouveaux personnages et d'insister sur l'importance de leur rôle. Les femmes vont devenir les  »meneurs«  du jeu [7]. À cette place initiale fait écho le verbe mouet qui commence le deuxième paragraphe du chapitre.

2. Certains mots et expressions dont use Tite-Live dans la première partie appartiennent au vocabulaire et au répertoire de l'épopée ou de la poésie lyrique. Ainsi en est-il de crinibus passis, locution à laquelle nous nous sommes déjà arrêté : nous la rencontrons dans deux autres passages de Tite-Live (VII, 40, 12 ; XXVI, 9, 7), chez Virgile (Énéide, I, 480 ; II, 404), chez Ovide (Fastes, I, 645 ; Tristes, IV, 2, 43) et chez Pétrone (54, 111) ; de inter tela uolantia, peut-être repris à Ennius, de parricidium, de pauor et de progenies. Ce dernier mot se retrouve onze fois dans l'oeuvre de Tite-Live et trois de ses emplois se situent dans le premier livre (I, 8, 7 ; I, 13, 2 ; I, 16, 3).

3. La tournure nepotum illi, hi liberum progeniem mérite un moment de réflexion. En plus du chiasme, il y a lieu de s'intéresser à l'une ou à l'autre particularité. Progeniem ne fait que reprendre sous une autre forme le sens de partus qui précède ; il est ensuite lié à deux génitifs nepotum et liberum qui en dépendent et que les grammairiens appellent génitifs explicatifs ; car les substantifs qui se trouvent ici à ce cas développent ou précisent plutôt le contenu d'un autre à signification plus large [8]. Enfin il faut épingler la forme liberum. Le génitif pluriel en -um des noms de la 2e déclinaison est rare en latin classique [9]. Tite-Live a-t-il voulu se servir ici d'une désinence archaïque ? A-t-il choisi liberum pour faire pendant à nepotum ? A-t-il préféré éviter la lourdeur dans le contexte du génitif liberorum ? Notons toutefois que l'auteur emploie liberorum progeniem à un autre endroit de son histoire (XLV, 41, 12). Mais ce qui doit retenir surtout notre attention, c'est l'inquiétude que manifestent dans le cas présent les femmes sabines pour les enfants qui leur sont nés ou leur naîtront de leur union avec les Romains. Inquiétude naturelle chez des mères, mais dont l'importance est ici soulignée par les quatre mots dont elles usent dans l'espace d'une ligne pour évoquer leur progéniture : partus - nepotum - liberum - progeniem.

4. Très significatif aussi est le recours à des figures de style nombreuses et variées :

  • a) les trois chiasmes : crinibus passis - scissaque ueste ; nepotum illi - hi liberum ; uicto pauore - impetu facto ;

  • b) les neuf antithèses : pauore - ausae ; patres - uiros ; soceri - generi ; nepotum - liberum ; adfinitatis - conubii ; inter uos - in nos ; uiris - parentibus ; uiduae - orbae ; peribimus - uiuemus ;

  • c) les cinq anaphores : dirimere - dirimere ; hinc - hinc ; ne - ne ; si - si ; in nos - nos -nos ;

  • d) le zeugme : dirimere acies - dirimere iras ;

  • e) la place spéciale réservée dans deux cas au pronom réfléchi se : la première fois, celui-ci se trouve situé directement après ausae, au lieu d'être attiré tout près de l'infinitif inferre dont il est le complément ; la seconde fois, il se rencontre immédiatement après la conjonction ne, alors que sa place normale serait à côté du verbe respergerent dont il dépend.

Toutes ces figures visent à donner du relief à l'épisode de la médiation des Sabines. Elles mettent en vedette les trois catégories de personnages qui interviennent dans le drame. Tantôt elles les opposent, tantôt au contraire elles les unissent selon une perspective qui nous apparaît commune.

C. Rythme

Le rythme dont se sert Tite-Live dans le premier paragraphe du chapitre est en tout point remarquable. C'est un rythme pressé, haletant par lequel l'auteur veut créer chez son lecteur l'impression que l'action qu'il décrit est grave, voire capitale, qu'elle se passe dans un climat de violence et avec rapidité, qu'elle est faite pour provoquer un effet de surprise, une espèce de suspense. Mais voyons en détail les moyens qu'emploie Tite-Live pour parvenir à ses fins.

1. Tout d'abord les deux phrases sont construites l'une et l'autre en asyndète. Les propositions et les membres se suivent en effet sans être reliés entre eux par des conjonctions de coordination. Seules font exception -que, ac ou aut qui interviennent dans le texte pour unir étroitement deux ablatifs absolus ou deux substantifs. Il n'y a pas trace non plus de particules adverbiales. Les propositions se précipitent les unes après les autres, engageant le lecteur à parcourir le texte tout d'une traite jusqu'à la fin, afin de pouvoir saisir en un seul coup d'oeil l'événement dans toutes ses composantes. En fait c'est un tableau que nous peint Tite-Live.

2. Si nous tâchons ensuite de déterminer les séquences dont sont constituées les phrases, nous y trouvons des séquences de type ternaire alternant avec des séquences de type binaire, mais avec prédominance de ces dernières. C'est ainsi que l'ensemble du premier paragraphe peut être divisé en trois groupes : le premier se confond avec la phrase principale et les propositions qui s'y rattachent directement depuis tum jusqu'à iras ; le deuxième commence avec hinc patres et se termine avec liberum progeniem ; le troisième comporte le discours direct formant la fin du paragraphe. La succession : phrase narrative - discours indirect - discours direct se présente rarement en latin. Nous en trouvons un autre exemple dans Tacite, Annales, XI, 30.

Mais les séquences de type binaire, parce que plus nombreuses, nous frappent davantage. En effet la première phrase débute, nous l'avons vu, par le sujet grammatical en même temps que logique. Précisé aussitôt par une proposition relative, il attire sur lui tous les regards. Viennent alors, mises en évidence par les différents membres de la phrase, les phases successives de la scène qui nous est offerte. Ces membres, nous pouvons les coupler de la façon suivante :

  • - deux ablatifs absolus (nous considérons comme formant un tout la formule crinibus passis scissaque ueste) ;

  • - un participe parfait ausae avec un infinitif régi et un nouvel ablatif absolu ;

  • - deux infinitifs de narration qui sont les verbes principaux ;

  • - deux compléments d'objet direct dépendant du participe présent orantes ;

  • - deux propositions subordonnées introduites chacune par la conjonction ne.

Ajoutons que les figures de style relevées plus haut : chiasmes, antithèses, etc. sont formées pour la plupart de deux termes opposés ou parallèles.

À ces séquences de type binaire fait suite une séquence de type ternaire. Celle-ci répartit en trois membres qui se font équilibre le discours direct qui clôt le premier paragraphe. Mais nous constatons en même temps une réapparition du type binaire, dans les deux derniers membres du moins, puisque chacun de ceux-ci est composé de deux propositions [10].

3. Enfin le rythme ainsi obtenu s'appuie sur des expressions sonores. Citons les allitérations : ueste uicto, malis muliebri, inter tela uolantia, se sanguine, uestrum uiduae... uiuemus et les assonances : nepotum illi, hi liberum, uolnerum ac caedium, etc.


DEUXIEME PARTIE

Le deuxième paragraphe commence d'après nous par les mots mouet res. Il présente avec le paragraphe précédent un contraste indéniable. Il est fait de cinq phrases assez courtes qui nous exposent les résultats immédiats obtenus par la démarche des Sabines, par leur médiation entre pères et époux, comme l'appellera plus tard le poète Lucain dans la Pharsale [11]. Ces résultats sont multiples, mais peuvent se résumer dans la fin mise à la guerre et l'établissement de la paix entre Romains et Sabins. Paix bien entendu qui est tout à l'avantage des premiers. Car nous ne devons pas oublier que Tite-Live écrit son histoire à la gloire du peuple auquel il appartient.

A. Structure

1. La structure des cinq phrases que nous dénombrons dans le 2e paragraphe est tout autre que celle du premier. À la structure narrative et dramatique succèdent ce qu'un spécialiste de Tite-Live appelle les  »morceaux formels, annalistiques«  de l'auteur [12]. Ces cinq phrases se distribuent en deux groupes. Celui qui contient les trois premières phrases nous décrit le pacte conclu entre Sabins et Romains, puis le régime politique commun qu'adoptent les ennemis de tantôt. Ce régime consiste dans une association du pouvoir, mais avec suprématie de Rome. Quant aux deux dernières phrases, qui forment le second groupe, elles nous parlent des concessions faites aux Sabins pour qu'ils acceptent plus facilement les stipulations du traité.

2. Nous trouvons au début de la première phrase le verbe mouet. Cette antéposition du verbe est voulue par Tite-Live. Technique fort ancienne, déjà utilisée par les Grecs, elle n'est pas réservée au seul genre littéraire historique [13]. Mais le procédé revêt ici une valeur caractéristique. La tonalité en est avant tout expressive : le verbe mouet traduit un état affectif, nous mettant sous les yeux la réaction subite qui se produit chez les combattants devant l'irruption des Sabines au milieu de leurs rangs. C'est une surprise, une émotion extrêmes qui s'emparent à la fois des soldats et des chefs  ; émotion qui est tellement forte qu'en découlent aussitôt des effets considérables ; c'est l'arrêt instantané de l'affrontement des adversaires ; aux clameurs de la bataille et au choc des armes font suite le calme et le silence. Conséquences bienfaisantes qui aboutissent à la décision de conclure une paix qui se veut durable.

3. À l'expressivité du verbe mouet s'opposent le manque de coloration et l'imprécision du substantif res ainsi que sa situation en deuxième place dans la proposition. C'est que notre attention doit se concentrer maintenant sur les événements qui résultent de la médiation des Sabines. L'indicatif présent est employé dans les trois phrases du premier groupe. Il contraste - et c'est encore voulu par l'écrivain - avec les temps passés que l'on rencontre dans les deux phrases du second groupe. Exemple sans aucun doute de la uariatio des temps que pratique couramment Tite-Live et qui provient de l'intérêt que porte et que prétend donner l'historien à son récit [14]. Mais uariatio qui s'explique tout aussi bien par l'importance qu'accorde Tite-Live à la solution présente et pacifique que choisissent les Romains et les Sabins. Le passé cependant n'est pas aboli pour autant ; mais il n'est rappelé que secondairement avec les concessions faites aux Sabins en souvenir de la bataille (monumentum pugnae) et de l'épisode du cheval de Curtius.

4. Notons encore la postposition de l'accusatif Romam au terme de la troisième phrase du premier groupe. Cette postposition est intentionnelle de la part de l'auteur qui met ainsi en pleine lumière le nom et la valeur de sa patrie [15]. Et le mot est destiné à faire d'autant plus d'impression qu'il est à l'accusatif seul, sans la préposition in, qui n'eût pas été superflue dans le cas présent. Situé de la sorte à la fin des phrases du premier groupe, Romam clôt de singulière façon le passage qui expose les clauses principales de l'accord établi entre Rome et les Sabins.

5. Ajoutons pour terminer que les deux phrases du second groupe offrent une structure plus complexe que celles du premier groupe. Ce sont des périodes, assez courtes il est vrai, mais qui diffèrent de la construction paratactique qui précède. Dans la première période il y a, placé en tête, l'ablatif absolu geminata urbe qui insiste de cette manière sur la réalisation du projet d'alliance entre cités poursuivi avec persévérance par Romulus (cf. I, 9, 2) ; puis viennent une subordonnée finale et une principale. Dans la deuxième période, c'est une subordonnée temporelle qui succède à un complément d'objet monumentum pugnae, mis lui aussi en évidence. En même temps qu'il renvoie au premier paragraphe du chapitre (Tum Sabinae... orbae uiuemus), il appartient syntaxiquement à la proposition principale qui se trouve en fin de la deuxième période.

B. Style

À l'encontre des nombreuses figures stylistiques que nous trouvons dans le premier paragraphe, celles qui se présentent dans le deuxième sont plutôt rares.

1. L'expression regnum consociant nous paraît elliptique. Comment la comprendre exactement ? Il nous faut, semble-t-il, pour bien l'interpréter, pratiquer la méthode d'anticipation et aller voir la fin du chapitre 13 où nous lisons : inde non modo commune, sed concors etiam regnum ; duobus regibus fuit. Il y a des chances pour que le mot regnum soit pris les deux fois dans le même sens. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de mise en commun, de partage ; le verbe consociare, employé quatorze fois par Tite-Live, a souvent chez lui cette signification, signification qui s'accorde ici avec celle de l'adjectif commune. Mais que désigne le mot regnum ? Il s'oppose, croyons-nous, à imperium, qui lui fait suite. Ce dernier substantif a vraisemblablement le sens d'autorité supérieure, de pouvoir souverain [16], qui se trouve en la circonstance concentré (conferunt) à Rome (Romam : accusatif de direction). Celle-ci fait cependant quelques concessions (tamen aliquid daretur) aux Sabins, concessions parmi lesquelles pourrait être rangée la mise en commun de la dignité royale, c'est-à-dire du regnum.

2. Le verbe geminare, qui se trouve en tête de l'ablatif absolu, possède une certaine coloration poétique : nombreux en effet sont les poètes qui usent de ce mot, tandis que les prosateurs recourent plus volontiers à duplicare. Tite-Live utilise lui-même ce dernier vocable dans le chapitre I, 30, 1 où il écrit : duplicatur ciuium numerus, peut-être à cause du caractère très concret du mot numerus. Geminare est employé par l'auteur dix fois dans son oeuvre, une fois au subjonctif imparfait actif, les autres fois à l'indicatif parfait passif ou au participe parfait passif [17].

3. Comme autres figures stylistiques, on ne peut retenir dans ce deuxième paragraphe que la répétition à des voix différentes de appellati - appellarunt, celle de Curtium et les antépositions des adjectifs repentina et profunda, séparés chacun par une forme verbale du substantif auquel ils se rapportent. Cette disjonction a pour effet de mettre en relief les deux adjectifs [18].

C. Rythme

Tout en ressemblant dans une certaine mesure au rythme que nous avons découvert dans le premier paragraphe, celui du deuxième en diffère beaucoup d'autre part. L'animation et la tension dramatique qui caractérisaient jusqu'ici le texte de Tite-Live se relâchent ; l'émotion provoquée par l'intervention des Sabines, après avoir connu un paroxysme, diminue et s'apaise rapidement ; et cette accalmie psychologique se manifeste par la simplification du rythme des phrases.

1. Si l'asyndète continue à être utilisée comme ressource rythmique dans les phrases du premier groupe, elle n'est plus aussi totale que dans le premier paragraphe. Nous rencontrons maintenant des particules comme inde, nec... modo sed ; et les conjonctions cum... tum, et qui unissent entre eux les substantifs le font d'une manière plus lâche que les conjonctions -que, ac, aut qui se trouvent dans le premier paragraphe.

2. Quant au rythme du second groupe, il s'oppose à celui que nous décelons dans le premier. Si celui-ci recourt aux effets que produit la parataxe, l'autre préfère ceux qui découlent de l'hypotaxe.

3. Nous constatons dans les deux groupes la présence de séquences de type ternaire et de séquences de type binaire. Alternance que nous avions déjà signalée au cours de notre étude rythmique du premier paragraphe. Le premier groupe se compose de deux séries de trois membres : l'une commence avec un verbe antéposé et se termine avec un verbe postposé mouet - prodeunt. L'autre débute par un complément à l'accusatif pacem et finit sur Romam, qui est également un accusatif. Tandis que le second groupe est du type binaire, puisqu'il est constitué de deux périodes. Mais chacune de celles-ci contient trois membres, si bien que nous en revenons au système de type ternaire.

4. Les figures rythmiques sont rares. Signalons les allitérations foedus faciendum, primum ex profunda emersus palude et l'assonance Curtium lacum appellarunt.


TROISIEME PARTIE

Nous voici arrivé au troisième paragraphe qui relate quelques-unes des conséquences moins immédiates de la paix survenue entre Romains et Sabins. L'accroissement de la population qui s'en est suivi permet notamment à Romulus, d'après Tite-Live, de la diviser désormais en trente curies et en trois centuries équestres. Il s'agit là d'une tradition (traditur) que l'historien reprend telle quelle, sans la discuter ni la critiquer.

A. Structure

1. Les phrases qui forment le troisième paragraphe se divisent en deux groupes, le premier allant de ex bello tam tristi (sorte de rappel du début du premier paragraphe ex iniuria bellum ortum erat) jusqu'à curiis darent, le second de eodem tempore à duobus regibus fuit, c'est-à-dire jusqu'à la fin du chapitre. Ce qui nous frappe aussitôt dans ces deux groupes, c'est que leurs structures apparaissent moins nettes, moins bien équilibrées que dans les paragraphes précédents.

2. Le premier groupe est fait de trois phrases dont les constructions vont se compliquant à mesure qu'avance le récit. La première phrase contient une seule proposition indépendante où se rencontrent un ablatif spatio-temporel introduit par ex, un sujet, un attribut, un accusatif complément d'objet, trois datifs dont le dernier est accompagné de la tournure prépositionnelle ante omnes, enfin le verbe. La deuxième phrase renferme une particule adverbiale, une subordonnée avec un cum historique et une proposition principale. La troisième phrase débute par la proposition principale que suivent une subordonnée précédée d'un cum causal, une interrogation indirecte disjonctive et une relative à sens final. À part le présent traditur exigé par l'ordonnance du récit, les autres verbes sont au parfait de l'indicatif, à l'imparfait ou au parfait du subjonctif.

3. L'ablatif spatio-temporel ex bello tam tristi s'insère de lui-même dans les conséquences qui découlent de la paix. C'est un nouvel acte de la pièce auquel nous assistons ; les personnages du premier paragraphe rentrent tous en scène ; et c'est à nouveau les Sabines qui en occupent le centre, ici comme plus haut ; et c'est à elles que s'adresse la reconnaissance des autres.

4. Le second groupe du troisième paragraphe comprend quatre phrases. La structure en est simple et banale ; chacune est faite d'une proposition indépendante où le verbe se trouve toujours en position finale et au parfait de l'indicatif, sauf dans le cas de l'expression incerta est.

5. Ce second groupe débute par le liant temporel eodem tempore. Il est habituel chez César, rare chez Salluste, assez fréquent chez Tite-Live, sauf dans les premiers livres, du moins d'après les statistiques établies par J.-P. Chausserie-Laprée [19]. Ce liant temporel, de valeur assez large, a pour but de marquer une certaine concomitance entre deux faits, indépendants sans doute, mais présentant quelque similitude dans les actes qu'ils évoquent [20].

B. Style

1. La mise en évidence de ex bello au début du troisième paragraphe est significative. De même que le premier commençait par l'adverbe de temps tum, le troisième s'ouvre avec l'ablatif spatio-temporel précisé par la préposition ex. Tout aussi caractéristique et cohérente est la série des mots qui suivent l'ablatif introducteur : sujet - attribut de l'objet - complément d'objet - trois datifs dont le dernier est mis en relief par ante omnes et ipsi et le verbe en dernier lieu.

2. À la troisième phrase du premier groupe, c'est le verbe principal qui cette fois attire toute l'attention. Accompagné d'une négation, il oppose aux éléments historiques positifs enregistrés jusqu'alors par Tite-Live les lacunes que l'auteur constate dans la tradition dont il s'inspire. Lacunes qui sont détaillées par une interrogation indirecte à trois membres dont le premier est introduit sans particule, tandis que les deux autres sont chaque fois précédés de an. Cette construction est rare en latin classique [21].

3. Les étymologies données par Tite-Live aux trois centuries équestres n'ont rien de sûr. Ramnenses, Titienses et Luceres sont en réalité des appellations d'origine étrusque. Remarquons que Tite-Live, ici et ailleurs (I, 36, 2), nomme en premier lieu la centurie des Ramnenses, probablement à cause de Romulus, tandis que Varron (L.L., V, 55 et 91), Cicéron (De Republica, II, 36), Ovide (Fastes, III, 131) et Festus (De uerborum significatu, p. 344, etc.) citent toujours d'abord les Titienses.

4. Les figures de style ne sont pas nombreuses. Il y a dans la première phrase du premier groupe le très beau chiasme bello tam tristi - laeta repente pax qui entend opposer nettement, en faisant voisiner tristi et laeta, la désolation de la guerre à l'allégresse apportée tout à coup par la paix. Ces adjectifs tristi et laeta sont d'ailleurs mis en vedette par les adverbes tum et repente qui les séparent de leurs substantifs respectifs. Notons encore la place de cariores à côté du nom pax. Rapprochement sans doute cherché par l'écrivain qui veut épingler parmi les conséquences de la paix soudain revenue (repente marque souvent dans une narration le surgissement d'un fait marquant [22]), celle qui vient renforcer les sentiments et les liens d'affection unissant les Sabines à leurs époux et à leurs pères (la formule uiris ac parentibus est à nouveau employée ici comme elle l'a été dans la deuxième phrase du premier paragraphe). Quant à la deuxième phrase du second groupe de notre paragraphe, elle nous offre également un chiasme : Ramnenses a Romulo, ab T. Tatio Titienses.

C. Rythme

Nous avons déjà dit que Tite-Live avait mobilisé plusieurs des ressources de la langue latine pour donner au premier paragraphe de son chapitre l'éclat qu'il estimait nécessaire. Il s'agissait pour le conteur qu'il est de faire voir, de faire revivre par ses lecteurs l'événement sensationnel, presque tragique, qui s'était passé.

Puis à partir du deuxième paragraphe, le rythme tendu du récit s'était progressivement calmé et l'allure des phrases était devenue moins précipitée, moins variée et plus simple. Ce rythme paisible se poursuit dans le troisième paragraphe dont le dessin général, tout en reproduisant plus ou moins celui du deuxième, se présente cependant dans un ordre inverse.

 

1. L'asyndète partielle à laquelle recourait l'auteur au début du deuxième paragraphe de mouet res à conferunt Romam se retrouve dans le troisième paragraphe, mais cette fois à la fin depuis eodem tempore jusqu'à incerta est. Par contre le premier groupe de phrases de ce troisième paragraphe fait largement appel à la subordination, tout comme les deux dernières phrases du deuxième paragraphe.

2. Les six premiers mots du troisième paragraphe ex bello tam tristi laeta repente pax constituent le début d'un hexamètre : trois spondées et un dactyle. Rythme qui nous paraît évoquer la joie, l'alacrité de la paix succédant au poids douloureux de la guerre.

3. Comme autre procédé sonore, on ne peut que signaler la double allitération : Ramnenses a Romulo, ab Tito Tatio Titienses.

4. Enfin le premier groupe et même le deuxième groupe de phrases du troisième paragraphe nous présentent des séquences de type ternaire, à condition de considérer comme la conclusion du récit de Tite-Live la dernière phrase qui commence par inde non modo. Cette répartition ne nous semble pas artificielle, étant donné que l'exercice en commun de la royauté résume dans un certain sens et termine en même temps le différend sanglant qui avait opposé les Romains aux Sabins.


Conclusion générale

L'interprétation que nous venons de donner du chapitre 13 du premier livre de Tite-Live nous est imposée, comme on peut le constater, à la fois par le sens et par la structure du texte. Nous l'avons présenté et analysé comme un récit dramatique où interviennent trois personnages (épouses Sabines, Romains, Sabins) et se succèdent dans le temps (présent, passé et futur) trois actes correspondant aux trois paragraphes que nous avons dégagés dans le chapitre.

Entre ces trois personnages et ces trois moments de l'action, Tite-Live établit constamment tantôt des similitudes, tantôt des oppositions qui sont soulignées chaque fois par des tournures significatives où personnes et événements sont d'une part groupés trois par trois (nos... uiris ac parentibus ; aetate an dignitatibus... an sorte ; Ramnenses... Titienses... Lucerum, etc.) ou plus souvent deux par deux (patres - uiros ; adfinitatis - conubii ; cum multitudinem tum duces, etc.), d'autre part isolés à cause de l'importance particulière qu'ils ont aux yeux de l'écrivain (geminata urbe, ante omnes Romulo ipsi).

Le récit commence par la bataille où se font face Romains et Sabins entre lesquels s'immisce en tant que médiateur le troisième partenaire que sont les femmes Sabines. Celles-ci sont à la fois épouses, filles et mères (uiris ac parentibus, progeniem). Grâce à leur intercession, l'opposition farouche des ennemis du début (acies, iras, belli, pugnae) fait place à l'apaisement et à la réconciliation (quies, pax, consociant, conferunt). De la dualité qui caractérisait la guerre causée par l'injustice du rapt (ex iniuria bellum ortum), on en arrive par l'intermédiaire de tiers à l'unité que réalise la paix (ciuitatem unam ex duabus faciunt ; ex bello tam tristi laeta repente pax). Et Tite-Live d'insister en même temps sur la rapidité, la soudaineté du passage de la guerre à la paix (repentina ; repente).

Trois, deux, un : l'auteur emploie constamment tout au long de son récit des structures où participent ces nombres. Mais c'est sans doute l'unité qui l'intéresse finalement et qu'il recherche surtout, quand il conclut expressément son chapitre par la formule : Inde non modo commune, sed concors etiam regnum duobus regibus fuit.

Langue donc très élaborée que celle de Tite-Live. Celui-ci use d'une prose au contenu très riche, dont la forme, étudiée et artistiquement soignée, vise à mettre en évidence et en valeur les événements qu'il juge marquants. Prose où se découvrent notamment les influences de la poésie et de la rhétorique. Peut-on encore la qualifier de classique ? Sans doute faut-il analyser plus d'un chapitre pour apprécier la langue d'un écrivain. Cependant les observations que nous avons rassemblées dans ces pages coïncident plus ou moins avec les opinions émises par certains auteurs, anciens et récents, sur la latinité de Tite-Live. Dans ses Études sur la langue et la grammaire de Tite-Live, O. Riemann remarquait déjà que « s'il est permis de rattacher encore Tite-Live à l'époque classique de la prose, il faut avouer qu'il se trouve bien près de la limite et que la langue a déjà changé d'une façon sensible depuis Cicéron et depuis César jusqu'à lui » [23]. Quant à P.G. Walsh, il écrivait il y a peu de temps que « si l'on concède que Tite-Live est un élève de Cicéron qui s'opposait avec force à la breuitas de Salluste pour recourir à la lactea ubertas dont parle Quintilien (I, 10, 32), on trouve cependant chez lui beaucoup de particularités qui l'en distinguent » [24].


Notes

[*] Jules Wankenne (1913-2000), devenu émérite en 1983, a exercé ses fonctions à l'Université de Louvain pendant quelque quinze ans, se spécialisant surtout dans la formation des futurs professeurs de langues anciennes. [Retour]

[1] J.-P. Chausserie-Laprée, L'expression narrative chez les historiens latins, Paris, De Boccard, 1969, p. 5. [Retour]

[2] Ibid., p. 642. [Retour]

[3] R.M. Ogilvie, A Commentary of Livy, Books 1-5, Oxford, Clarendon Press, 1970, p. 78. [Retour]

[4] J. Heurgon, Ab Urbe condita, Liber primus (Histoires, livre I), Collection Erasme, Paris, P.U.F., 1970, p. 58-61. [Retour]

[5] J.-P. Chausserie-Laprée , op. cit., p. 373-374. [Retour]

[6] Ibid., p. 285-286. [Retour]

[7] Ibid., p. 18. [Retour]

[8] A. Ernout-F. Thomas, Syntaxe latine, Paris, Klincksieck, 1964, p. 42. [Retour]

[9] A. Ernout, Morphologie historique du latin, Paris, Klincksieck, 1941, p. 53-54. [Retour]

[10] J.-P. Chausserie-Laprée, op. cit., p. 419 et sqq. [Retour]

[11] Lucain, La Guerre civile, 1, 118 : Vt generos soceris mediae iunxere Sabinae. [Retour]

[12] P.G. Walsh, Die Latinität des Livius, dans Wege zu Livius, Wege der Forschung, CXXXII, Darmstadt, 1967, p. 515. [Retour]

[13] J.-P. Chausserie-Laprée, op. cit., p. 347-351. [Retour]

[14] Ibid., p. 393 et sq. [Retour]

[15] J. Marouzeau, L'ordre des mots dans la phrase latine, t. III : Les articulations de l'énoncé, Paris, Les Belles Lettres, 1953, p. 143. [Retour]

[16] J. Gaudemet, Institutions de l'antiquité, Paris, 1967, p. 268. [Retour]

[17] D.W. Packard, A Concordance to Livy, Harvard, University Press, 1968, II, p. 729. [Retour]

[18] J. Marouzeau, L'ordre des mots dans la phrase latine, t. I : Les groupes nominaux, Paris, Champion, 1922, p. 112. [Retour]

[19] J.-P. Chausserie-Laprée, op. cit., p. 28 à 36. [Retour]

[20]Ibid., p. 27. [Retour]

[21] J.B. Hofmann-A. Szantyr, Lateinische Syntax und Stilistik, Handbuch der Altertumswissenschaft, Munich, Beck, 1965, p. 465 ; A. Ernout-F. Thomas, Syntaxe latine, Paris, Klincksieck, 1964, p. 318-319. [Retour]

[22] J.-P. Chausserie-Laprée, op. cit., p. 553. [Retour]

[23] O. Riemann, Études sur la langue et la grammaire de Tite-Live, Paris, Thorin, 1885, p. 13. [Retour]

[24] P.G. Walsh, Livy, His historical Aims and Methods, Cambridge, University Press, 1970, p. 249. [Retour]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 1 - janvier-juin 2001

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