FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012


Le Virgile de Jean d’Outremeuse :

le panier et la vengeance (IX)


Deux auteurs d’artes amandi : Juan Ruiz
dans l’Espagne du XIVe, et Dirc Potter dans la Hollande du XVe

 

par

 

Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet

 

 

11. Le Libro de buen amor de Juan Ruiz, archiprêtre de Hita (Castille, XIVe siècle)

            Il n’a pas encore été question jusqu’ici de l’Espagne, mais ce pays lui aussi connaissait les motifs du Virgile suspendu et du Virgile vengé. On les rencontre mis en oeuvre dans un de ces artes amandi, comme le Moyen Âge occidental en connut plusieurs.

            Juan Ruiz, archiprêtre de Hita (Guadalajara, diocèse de Tolède), est le plus important poète castillan du XIVe siècle. Il a été beaucoup étudié ces dernières années (cfr l’encadré ci-dessous). Son Libro de buen amor (plus de 7.000 vers en strophes de quatre alexandrins ; de date incertaine : 1330 ou 1343) se présente comme un catálogo de artes amorosas, apparemment destiné à promouvoir le buen amor (le bon amour), celui qui respecte les conventions morales, et à pousser à éviter le loco amor (le fol amour), celui qui repose sur les passions. L’interprétation de l’œuvre est délicate et discutée : parodie humoristique ? utilisation du « langage d’inversion », les exemples de conduites mauvaises censés pousser les lecteurs vers le buen amor ? Le colophon (stances 1626 à 1634), où l’archiprêtre tente d’expliquer comment le lecteur doit comprendre son livre, a été résumé comme suit : Mi libro es tanto un trattado de santidad como una recopilación de cuentos burlescos (Antonio Tausiet). Si ces questions d’interprétation ne nous concernent pas directement ici, il est clair que le cas de Virgile a largement servi d’exemplum moral au moyen âge. Nous en avons déjà vu plusieurs attestations.

            Le texte qui nous intéresse fait partie de la section consacrée au péché de luxure (Aquí fabla del pecado de la luxuria), dans les stances 257 à 269. Il contient d’abord une évocation du roi David qui tue Urie par amour pour sa femme, Bethsabée, puis une allusion à la destruction, pour des fautes de luxure, de cinq villes bibliques, qui ne sont pas nommées dans le texte mais qui sont Sodome, Gomorre, Adama, Seboïm et Segor. Ces données servent à introduire les stances consacrées à Virgile. Celles-ci contiennent le résumé le plus détaillé de la légende virgilienne qu’on puisse trouver dans la littérature espagnole du moyen âge, encore que l’on n’aperçoive pas toujours clairement (cfr infra) le sens et la portée morale de tous les éléments du récit. L’exposé sur la luxure se termine par la fable de l’aigle et du chasseur (Ensienplo del águila e del caçador), que nous ne reprendrons pas, car nous nous concentrons sur Virgile :

 

261    ……………………………………………

al sabidor Virgilio, como dise en el testo,

engañole la dueña quando lo colgó en el çesto,

coydando que lo sobía a su torre por esto.

 

262

Porque le fiso desonra, et escarnio del ruego,

el grand encantador físole muy mal juego,

la lumbre de la candela encantó et el fuego,

que quanto era en Roma en punto morió luego.

 

263

Ansí que los romanos fasta la criatura

non podíen ayer fuego por su desaventura,

si non lo ençendían dentro en la natura

de la muger mesquina, otro non les atura.

 

264

Si dava uno a otro fuego o la candela,

amatávase luego, e veníen todos a ella,

ençendíen allí todos como en grand çentella,

ansí vengó Virgilio su desonra e querella.
 

265

Después d'esta desonra et de tanta vergüeña,

por faser su loxuria Virgilio en la dueña

descantó el fuego que ardiese en la leña,

fiso otra maravilla qu'el omen nunca ensueña.

 

266

Todo el suelo del río de la çibdad de Roma

Tiberio agua cabdal que muchas aguas toma,

físole suelo de cobre, reluse más que goma,

a dueñas tu loxuria d'esta guisa las doma.

 

267

Desque pecó con ella, sentiose escarnida,

mandó faser escalera de torno enjerida

de navajas agudas, por que a la sobida

que sobiese Virgilio, acavase su vida.

 

268

Él sopo que era fecho por su escantamente,

nunca más fue a ella, nin la ovo talente,

ansí por la loxuria es verdaderamente

el mundo escarnido, et muy triste la gente.

               (version numérisée de l’Université d’Alicante, 2000)

 

ce qui donne dans la traduction de Michel Garcia (1995, p. 80-81 [cfr encadré ci-dessous]) :

 

261

Le sage Virgile, comme le dit l’histoire,

fut trompé par la dame, suspendu au panier,

pensant qu'elle le hissait dans sa tour dans ce but [= pour la rencontrer].

 

262

Contre ce déshonneur et cette dérision,

le grand enchanteur lui joua un bien mauvais tour :

il jeta un sort à la flamme de la chandelle, et le feu,

à travers Rome tout entière aussitôt s’éteignit.

 

263

En sorte que les Romains, jusques aux plus petits,

ne pouvaient avoir de feu, pour prix de sa mésaventure,

à moins de l'allumer à l’intérieur du sexe

de la pauvre femme ; nul autre ne durait.

 

264

Lorsque l’on se passait le feu ou la chandelle,

il s'éteignait aussitôt, tous venaient donc à elle,

et là tous s’allumaient, comme à grande étincelle ;

ainsi vengea Virgile son honneur et sa déconvenue.

 

265

Après ce déshonneur et cette grande honte,

Virgile, pour assouvir sa luxure aux dépens de la dame,

désençorcela le feu, qui se nourrit alors du bois,

et fit un autre prodige qui dépasse l’entendement.

 

266

Tout le lit du fleuve de la cité de Rome,

le Tibre, aux eaux gonflées par ses affluents nombreux,

fut par lui tapissé de cuivre, plus brillant que résine ;

voilà comment la luxure vient à bout des femmes.

 

267

Après qu'il eut péché avec elle, se sentant bafouée,

elle fit construire un escalier à vis, semé

de lames aiguisées, afin qu’en y montant,

lorsqu’il y viendrait, Virgile perdît la vie.

 

268

Il découvrit l’affaire par son pouvoir magique,

il n’alla plus jamais la voir ni ne la désira ;

ainsi par la luxure est véritablement

le monde bafoué et la gent attristée.

               (trad. M. Garcia, 1995, p. 80-81)

 

            Juan Ruiz a donc repris les données fondamentales du récit du panier et de la vengeance. Son texte, qui prêche contre la luxure et la passion charnelle (le loco amor), est idéologiquement orienté, mais sur le plan qui nous concerne plus directement, celui du contenu, il propose au moins deux motifs originaux.

            D’abord en ce qui concerne la vengeance qu’envisage la femme outragée : on ne possède aucune autre attestation de cette ruse qui consistait à garnir une échelle (ou un escalier en colimaçon) d’éléments tranchants susceptibles de causer la mort de celui qui la monte, une ruse qui échouera à cause de l’omniscience de Virgile. En second lieu à propos de la « merveille » attribuée ici à Virgile : une garniture de cuivre dont le magicien aurait revêtu le lit du Tibre. Plusieurs tentatives d’expliquer l’origine de ces particularités et de leur sens ont été faites (par exemple F. Lecoy, Recherches sur le « Libro de buen amor » de Juan Ruiz, Paris, 1938, p. 170-171 ; K. Fallend, 2002, article numérique [cfr encadré] ; L. M. Girón Negrón, dans The Virgilian Tradition, 2008, p. 878). Peut-être l'auteur veut-il dire simplement que ce sont des « merveilles » de ce genre qui permettent aux hommes d'assouvir leurs passions luxurieuses.

            En fait, ces deux questions sont relativement secondaires dans l’épisode du panier et de la vengeance. Nous préciserons toutefois ici qu'en ce qui concerne le Tibre, nous aurions pour notre part tendance à voir dans les trois premers vers de la strophe 266 une influence des littératures hébraïque et arabe, lesquelles contiennent quelques allusions nettes, quoique délicates à interpréter, à un « fleuve » de Rome « pavé de cuivre » (Joseph ben Gorion, Idrīsī, Yaqūt, Ibn Khaldūn). Nous espérons avoir l'occasion de reprendre cette question plus en détail dans le fascicule 27 des FEC (janvier-juillet 2014).

 

* Texte : preuve du succès rencontré par cet auteur, il en existe plusieurs éditions relativement récentes : Juan Ruiz, Arcipreste de Hita, Libro de buen amor. Edición y notas de Julio Cejador y Frauca, 6e éd., 2 vol., Madrid, 1951 ; Juan Ruiz, Arcipreste de Hita, Libro de buen amor, ed. Alberto Blecua, 2e éd., Madrid, 1955 (Letras hispánicas, 70) ; Juan Ruiz, Arcipreste de Hita, Libro de Buen Amor. Edición modernizada, estudio e notas de Miguel Nicasio Salvador, Madrid, 1972, 338 p. (Novelas y Cuentos, 117) ; Juan Ruiz, Arcipreste de Hita, Libro de Buen Amor. Edición, introducción y notas de Jacques Joset, 2 vol., Madrid, 1974, 311 et 347 p. (Clásicos Castellanos, 14 et 17) ; version numérisée de l’Université d’Alicante, Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes, 2000.

* Commentaires sur la Toile : Antonio Tausiet, Libro de Buen Amor. Comentario de la obra de Juan Ruiz, Arcipreste de Hita. Un abondant commentaire, dû à José Antonio Serrano Segura, est également disponible

* Traduction française : Juan Ruiz, Livre de Bon Amour, trad. Michel Garcia, Paris, Stock (Moyen Âge), 1995, 373 p. Traduction française sans texte original et sans notes de commentaire ; intéressante présentation suivie d’une bibliographie sommaire (p. 9-24). Les strophes consacrées à Virgile sont traduites aux p.80-81

* Bibliographie récente : Trois colloques internationaux, dont les actes ont été déposés sur la Toile, lui ont été consacrés par l’institut Cervantes depuis 2002 ; cfr aussi, sur le passage de Virgile, l’étude de K. Fallend, Virgilio, Venus y Saturno en el ejemplo de « luxuria » : una lectura alquimica del « Libro de buen amor », également sur la Toile. Voir aussi le Thesaurus Exemplorum Medii Aevi.

 

 

12. Der Minnen Loep de Dirc Potter (Hollande, 1411-1412)

            En 1411-12, le Hollandais Dirc Potter van der Loo, collaborateur du Graaf Willem VI van Holland, était en mission à Rome, où il n’appréciait guère la vie dissolue des Romains. Il y écrivit Der Minnen Loep, poème didactique en 4 livres et 11.000 vers, rédigé en moyen néerlandais. Cet ars amandi passait en revue les différentes sortes d’amour, qu'il classait en quatre types : ghecke minne (l’amour fou), goede minne (le bon amour), ongheoerlofde minne (l’amour illicite) et gheoerlofde minne (l’amour licite). Quelque 60 histoires, tirées généralement de sources classiques, médiévales ou bibliques, et occupant à peu près la moitié de l’ouvrage, venaient nourrir et illustrer des réflexions théoriques.

            L’histoire de Virgile et de Lucretia (I, 2515-2758) est un cas d’ « amour fou ». Elle constitue la version la plus ancienne en néerlandais de l’épisode du panier et de la vengeance. Le récit lui-même se développe sur une bonne centaine de vers, le reste étant consacré à des considérations moralisantes. En voici les traits essentiels :

 

     Virgile, un des plus grands savants qui ait jamais existé, personnage respectable, aimé de tous les Romains, s’était pris d’affection pour une fière jeune femme Lucretia qui ne sortait que rarement de la tour où elle habitait. Virgile avait l’habitude, la nuit, de se rendre au pied de sa tour. Elle se mettait alors à sa fenêtre, riait et lui parlait amicalement. « Elle lui faisait comprendre, qu’il avait aussi occupé son coeur » (2532-34). Mais c’était faux. Elle avait un amoureux, Berthamas, avec lequel, un jour, pour se moquer de son respectable soupirant, elle imagina de l’amener à s’installer dans une corbeille qui serait hissée jusqu’à sa chambre. Mais la corbeille fut arrêtée à mi-course et Virgile y fut abandonné jusqu’au matin et soumis à la moquerie des passants. La honte qu’il avait subie à se voir ainsi ridiculisé, il estima devoir l’effacer par une vengeance « dont on parlerait éternellement » (2602). Car, Dirc Potter ne l’avait pas encore signalé, Virgile était aussi un éminent magicien, qui avait déjà réalisé de grandes merveilles.

     Aussi lors d’une importante fête religieuse en l’honneur de Jupiter, célébrée par toute la ville, « dans un temple, près de la route du Latran » (2610-11) et où se trouve une pierre que Dirc Potter a encore pu voir (2613-15), le magicien se vengea d’une manière restée célèbre, non seulement sur la jeune femme mais aussi sur Berthamas (2616-41, passim) :

 

Al wast ene schandelike sake ; 

Ce fut une affaire bien regrettable ;

Mer groten toern deet him bestaen, 

Grande fut la douleur qu’il fit tomber sur elle,

Ende schaemte die him was ghedaen.

Grande la honte qu’il lui infligea.

 Mit sijnre konst hi so vele dede, 

Avec son art, il fit en sorte

Dat sy naect quam op die stede, 

Qu’elle vienne nue sur la place,

Ende opten steen so ghinc [si] staen.

Et aille se placer sur la pierre.

Alle tvuyer was uut ghegaen, 

S’étaient éteints tous les feux ,

 Dat op die tijt was te Romen.

Qu'il y avait à cette époque à Rome.

 Daer mosten sij alle comen 

C’est là que tous durent venir

Ende halen tvuyer uut horen lenden : 

Et prendre du feu à ses reins :

 Ende om hoir te meer te schenden, 

 Et pour l’humilier davantage encore

So dede hi comen Berthamas,  

 Il fit venir Berthamas,

Die daer heymelic by hoir was  

Celui qui était secrètement chez elle

Doe Virgilius in die mande   

Quand Virgile, dans son panier,

Henck in schaemten ende in schande.

Était resté suspendu, honteux et humilié.

Die liep daer onder alle die lude,

Berthamas courut là parmi tous les gens,

Onghecleet, mit naecter hude, 

Sans vêtement, la peau nue,

Alse verwoet, onmenschelijck, 

Comme enragé, comme inhumain.

Ende werp Lucrecia mit slijck.   

Et il couvrit Lucretia de détritus.

Also Virgilius daer maecte. 

C’est ainsi que Virgile agit alors.

 

            L’épisode du panier est construit sur le schéma classé bien connu, mais il comporte quelques éléments originaux. Nous avons déjà vu la jeune femme assistée dans son projet de ridiculiser Virgile, mais c’est la première fois qu’entre en scène son amant. Il a d’ailleurs un nom, Berthamas. Nom très rare qui, dans l’ensemble des textes littéraires en moyen néerlandais, n’apparaît qu’ici. Sa présence et son rôle contribuent évidemment à souligner la perfidie de l’héroïne.

            Que cette dernière s’appelle Lucrétia ne doit pas nous faire penser que l’histoire se déroulait sous Tarquin le Superbe : aucun nom d’empereur n’est cité, et manifestement l’ancrage chronologique n’a guère d’importance pour l’auteur.

            Sur sa source, Dirc Potter ne fournit aucune indication formelle, mais comme il déclare avoir vu lui-même à Rome l’endroit où est censée s’être exercée la vengeance, on pourrait penser qu’il transmet une histoire qu'il a entendue lors de son séjour romain. Et le fait est que dans la Rome du XVe siècle on montrait aux visiteurs la tour où était restée accrochée la corbeille de Virgile et la pierre où avait eu lieu le supplice de la jeune femme. On ne citera qu'un seul exemple, celui donné par le marchand Jean de Tournai, qui, de passage à Rome en 1488, notait dans sa relation de voyage :  « Assez près de là on voit la fenêtre où on dit que Virgile fut pendu par une femme en une corbeille. Puis un peu plus loin est le lieu où les habitants de Rome et de 7 lieues à l’entour venaient mettre la chandelle au derrière de la femme qui avait pendu Virgile en une corbeille. » On verra sur ce sujet l'article de Marie-Paule Loicq-Berger, auquel il a déjà été fait allusion à plusieurs reprises. Mais d'autres informations sur les « monuments médiévaux » liés à ces épisodes virgiliens de Rome figurent dans D. Comparetti (Virgilio, 1896, p. 121-122), dans J.W. Spargo (Virgil, 1934, p. 179-185, avec d’abondantes notes bibliographiques) et dans N. Fiori (Roma Arcana : I misteri della Roma più segreta, 2000, p. 77-78) : la tour médiévale dei Frangipani, près du Colisée, était appelée au moyen âge Torre di Virgilio, et c’est à la fontaine de la Meta Sudans, près du Colisée également, que se serait déroulé le « cérémonial » de la récupération du feu.

            Passons à la vengeance et à ses aspects originaux. Ce qui frappe d’abord est la concision et la rapidité du récit. L’auteur, à la différence de beaucoup de ses prédecesseurs, ne s’étend pas sur les préliminaires. Virgile semble n’avoir eu qu’un coup de baguette magique à donner pour obliger Lucrétia à apparaître, nue, sur la pierre de son supplice : « Avec son art, il fit en sorte qu’elle vienne nue sur la place, et aille se placer sur la pierre » (2625-2627). L’extinction des feux, qui explique la présence de l’héroïne à cet endroit, n’est mentionnée que rapidement dans les deux vers qui suivent (2628-2629) ; quant à la technique humiliante de la fourniture du feu aux foyers de Rome, que d’autres auteurs soulignent parfois avec une complaisance malsaine, elle n’occupe aussi que deux vers (2630-2631) et est exprimée d’une manière très pudique. Le passage ne peut être compris que par un lecteur relativement familier avec l’histoire, dont Dirc Potter, manifestement, ne veut pas trop mettre en évidence les aspects « délicats ».

            Un élément plus original encore est la vengeance exercée sur celui qui avait aidé l’héroïne. Virgile, qui oblige magiquement Lucrétia à prendre position sur la pierre, utilise aussi la magie sur Berthamas, qui se voit presque transformé en un animal (« la peau nue, comme enragé, comme inhumain ») lorsqu’il vient couvrir sa maîtresse d’ordures. Variante libre sur le motif classé de la vengeance, et qui ne se rencontre qu’ici.

            On ne s’attardera pas sur les considérations morales, longues et parfois un peu fastidieuses, qui encadrent le récit. Disons que Dirc Potter, comme plusieurs de ses prédécesseurs, se montre quelque peu affligé par la dureté du châtiment qui frappe Lucrétia : « C’est fort dommage qu’elle ait souffert une si grande honte, et Dieu sait que j’aurais voulu qu’elle eût payé sa mauvaise conduite d’une manière plus raisonnable » (2672-2675). Mais, pour lui, la coupable, c’est la femme qui a voulu tromper l’homme. « Pourquoi lui avait-elle dit des mots doux, contraires à ce qu’elle pensait ? » (2648-2649). Il élargit d’ailleurs son propos en vitupérant contre ces femmes qui ont l’habitude de mentir (2657-2671) : « Pour cette conduite trompeuse, elles doivent parfois, comme Lucrétia, recevoir un salaire déshonorant » (2667-2669). Et s’adressant à toutes les femmes, il dit : « Veillez à ne tromper aucun homme de bien. Un homme de bien qui est trompé sans l’avoir mérité et sans s‘y attendre, croyez-moi, il pense et agit parfois d’une manière étrange » (2678-2686).

            Virgile, lui, n’est blâmé qu’indirectement : « J’avertis chaque homme de faire bien attention de ne pas être ensorcelé ni tourné en dérision par une femme. Il pourrait alors faire par colère ce qu’il serait plus utile de ne pas faire » (2743-2748). Mais est-il sûr que cette remarque vise le magicien ?

 

*Texte : Dirc Potter, Der Minnen loep, ed. P. Leendertz, 3 vv., Leiden, 1845-47 [Vereeniging... der Oude Nederlandsche Letterkunde. Werken. Tweede Jaargang, eerste Aflevering, 1845 ; Derde J., eerste Afl., 1846 ; Vierde J., eerste Afl., 1847] ; une version numérique de l’édition est accessible sur le site de la Digitale bibliotheek voor de Nederlandse letteren (DBNL).

*Littérature : L’étude récente de A.M.J. Van Buuren, Der minnen loep van Dirc Potter. Studie over een Middelnederlandse « Ars Amandi », Utrecht, 1979, 447 p., est accessible sur le site de la DBNL.

 

[Accueil] [Suite]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 23 - janvier-juin 2012

<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>